Janov Pelorat considéra le paysage perdu dans la pénombre grise du petit matin avec un mélange étrange d’incertitude et de regret.
« Nous ne sommes pas restés assez longtemps, Golan. C’est une planète qui me semble agréable et intéressante. J’aimerais pouvoir l’étudier un peu plus. »
Trevize leva les yeux de l’ordinateur avec un sourire désabusé. « Vous ne croyez pas que j’aimerais bien rester moi aussi ? Nous avons fait trois repas dignes de ce nom sur cette planète – totalement différents et chaque fois excellents. J’en ferais volontiers d’autres. Et les seules femmes qu’on ait vues, on les a vues en coup de vent, et certaines m’ont paru assez tentantes pour… enfin, pour ce que j’ai en tête. »
Pelorat fronça légèrement le nez. « Oh ! mon pauvre ami ! Avec ces clarines de vache qui leur servent de chaussures, et ces accoutrements de toutes les couleurs… et puis, ce qu’elles font avec leurs cils ! Non mais, vous avez remarqué leurs cils ?
— Vous pouvez me croire si je vous dis que j’ai tout remarqué, Janov. Vos objections sont superficielles. Elles peuvent facilement se laisser convaincre de laver leur visage et, le moment venu, envolées les chaussures et les couleurs !
— Je vous crois sur parole, Golan ! Toutefois, je songeais plus précisément à approfondir la question de la Terre. Ce qu’on nous en a dit jusqu’à présent est si peu satisfaisant, si contradictoire – des radiations s’il faut croire l’un, des robots s’il faut croire l’autre…
— Et la mort dans chaque cas.
— Exact », reconnut à contrecœur Pelorat. « Mais il se peut que l’une des éventualités soit vraie et pas l’autre, ou les deux en même temps jusqu’à un certain point, ou encore ni l’une ni l’autre. Franchement, Golan, quand vous entendez des fables qui ne font qu’épaissir encore les brumes du doute, vous devez sûrement être démangé par l’envie d’explorer, de trouver…
— Bien sûr, dit Golan, par toutes les naines blanches de la Galaxie, bien sûr ! Le problème actuel, toutefois, c’est Gaïa. Une fois cette question réglée, on pourra partir vers la Terre ou revenir ici à Seychelle pour un séjour plus long. Mais d’abord, Gaïa. »
Pelorat hocha la tête. « Le problème actuel ! Si nous acceptons les dires de Quintesetz, c’est la mort qui nous attend sur Gaïa. Est-ce qu’il faut vraiment qu’on y aille ?
— Je me posais la même question. Vous avez peur ? »
Pelorat hésita, comme s’il tâtait ses propres sentiments sur la question. Puis il répondit, sur un ton des plus prosaïques : « Oh ! oui, terriblement ! »
Trevize s’appuya contre le dossier de son siège, qu’il fit pivoter pour faire face à son compagnon. Il lui répondit sur le même ton calme et prosaïque : « Janov, il n’y a aucune raison que vous preniez ce risque. Vous n’avez qu’un mot à dire et je vous laisse sur Seychelle avec vos affaires personnelles et la moitié de nos crédits. Je vous reprendrai au retour et de là, on pourra repartir pour le secteur de Sirius, si vous voulez, et vers la Terre, si ça se trouve… Si jamais je ne revenais pas, les gens de la Fondation sur Seychelle veilleront à votre rapatriement sur Terminus. Sans rancune, si vous restez en arrière, vieux compagnon ! »
Pelorat cligna rapidement des yeux et resta les lèvres serrées quelques instants. Puis il dit enfin, d’une voix un peu rauque : « Vieux compagnon ! On se connaît depuis… quoi ? Une semaine, peut-être ? N’est-ce pas étrange que je m’apprête à refuser de quitter ce vaisseau. J’ai peur assurément, mais je veux rester avec vous. »
Trevize ouvrit les mains en signe de perplexité. « Mais pourquoi ? Honnêtement, je ne veux pas vous forcer.
— Je ne sais pas non plus très bien pourquoi mais je me force moi-même. C’est… c’est que… Golan, j’ai foi en vous. Voilà. J’ai l’impression que vous savez toujours ce que vous faites. Je voulais me rendre à Trantor où sans nul doute – je m’en rends bien compte à présent – on n’aurait débouché sur rien. C’est vous qui avez avec insistance évoqué Gaïa et Gaïa doit effectivement être quelque part un nerf central dans la Galaxie. Les événements semblent se produire en relation avec Gaïa. Et si ça ne suffisait pas, Golan, je vous ai regardé amener Quintesetz à vous fournir les informations qu’il avait sur Gaïa. C’était un bluff tellement habile ! J’en étais confondu d’admiration.
— Vous avez confiance en moi, donc.
— Oh ! que oui ! »
Trevize posa la main sur le bras de son compagnon et sembla, l’espace d’un instant, comme chercher ses mots. Enfin, il répondit : « Janov, me pardonnerez-vous à l’avance si mon jugement se révèle erroné et si d’aventure nous tombons sur… les mauvaises surprises qui nous guettent peut-être ?
— Oh ! mon cher compagnon, mais pourquoi le demander ? Je prends cette décision en toute liberté, pour mes raisons propres et pas pour les vôtres. Et s’il vous plaît, partons vite ! Je ne vous garantis pas que ma couardise ne me reprenne pas à la gorge à m’en couvrir de honte jusqu’à la fin de mes jours.
— Comme vous dites, Janov. Nous décollerons sitôt que l’ordinateur le permettra. Cette fois, nous allons procéder par dégravité et monter tout droit, dès que nous pourrons avoir l’assurance que l’espace au-dessus de nous est dégagé de tout vaisseau. Et à mesure que l’atmosphère va se raréfier, nous allons gagner de plus en plus de vitesse. Dans moins d’une heure, nous serons en plein espace.
— Bien « », dit Pelorat et il se décapsula un bidon de café en plastique. L’orifice se mit immédiatement à fumer. Pelorat porta l’embout à ses lèvres et sirota le breuvage en aspirant juste assez d’air pour le refroidir à une température supportable.
Trevize sourit : « Vous savez superbement bien vous débrouiller avec ces objets, Janov. Vous êtes un vrai vétéran de l’espace ! »
Pelorat resta quelques instants en contemplation devant son bidon de plastique avant de répondre : « Maintenant que nous avons des vaisseaux capables de modifier à volonté le champ de gravité, sûrement qu’on pourrait utiliser des récipients classiques, non ?
— Bien sûr, mais vous n’allez pas si facilement faire renoncer les gens de l’espace à leur matériel spatial spécifique. Comment le rat de l’espace va-t-il se distancier des vermisseaux qui rampent à la surface s’il se sert d’une vulgaire tasse ouverte ? Tenez… vous voyez ces anneaux au plafond et sur les parois ? On les trouve traditionnellement dans tous les vaisseaux spatiaux depuis vingt mille ans et plus, même s’ils sont absolument inutiles à bord des vaisseaux gravitiques. Pourtant, ils sont bien là et je suis prêt à parier l’astronef entier contre une tasse de café que votre rat de l’espace prétendra qu’il est écrasé par l’asphyxie au moment du décollage et soutiendra qu’en vol, il se balance d’un anneau à l’autre comme s’il était en apesanteur alors qu’il est toujours sous un g – une gravité normale, donc – dans les deux cas.
— Vous plaisantez ?
— Bon, enfin, peut-être un peu, mais il faut toujours compter avec les pesanteurs sociales – même dans le cas du progrès technique. Les anneaux de maintien pourtant sans utilité sont toujours là et les tasses qu’on nous fournit sont toujours munies d’un embout. »
Pelorat hocha la tête, songeur, et continua de siroter son café. Enfin, il demanda : « Et quand décollons-nous ? »
Trevize rit de bon cœur. « Là je vous ai eu ! J’ai commencé de vous parler des anneaux de maintien et vous n’avez même pas remarqué qu’on décollait juste à ce moment-là. Nous sommes déjà à deux kilomètres d’altitude.
— C’est pas vrai.
— Regardez vous-même. »
Pelorat regarda : « Mais… je n’ai rien senti.
— Vous n’êtes pas censé sentir quelque chose.
— Est-ce que nous n’enfreignons pas la réglementation ? On aurait sûrement dû suivre une balise radio et monter en spirale – tout comme nous sommes descendus en spirale à l’atterrissage non ?
— Il n’y a pas de raison, Janov. Personne ne va nous arrêter. Absolument personne.
— En descendant, vous disiez…
— C’était différent. Ils n’étaient pas pressés de nous voir arriver mais ils sont absolument ravis de nous voir partir.
— Pourquoi dites-vous ça, Golan ? La seule personne à qui nous avons parlé de Gaïa, c’est Quintesetz et il nous a suppliés de ne pas partir.
— N’allez pas le croire, Janov. C’était pour la forme. Il a tout fait pour que nous allions bien vers Gaïa… Janov, vous avez admiré mon bluff pour lui soutirer des renseignements. Je suis désolé mais je ne mérite pas cette admiration. Même si je n’avais rien fait du tout, il m’aurait offert ces informations. J’aurais voulu me boucher les oreilles qu’il me les aurait hurlées.
— Pourquoi dites-vous ça, Golan ? C’est délirant.
— De la parano ? Oui, je sais. » Trevize se tourna vers l’ordinateur et se concentra pour prolonger ses sens. « Personne pour nous arrêter : aucun vaisseau à distance d’interception ; pas le moindre message d’avertissement. »
Il pivota de nouveau vers Pelorat : « Dites-moi, Janov, comment avez-vous trouvé, pour Gaïa ? Vous connaissiez déjà Gaïa alors qu’on était sur Terminus. Vous saviez qu’elle était située dans le secteur de Seychelle. Vous saviez que son nom était plus ou moins une forme du mot Terre. D’où tenez-vous tous ces renseignements ? »
Pelorat parut se raidir. Il répondit : « Si j’étais dans mon bureau sur Terminus, je pourrais consulter mes dossiers. Je n’ai quand même pas tout emporté avec moi – et en tout cas, certainement pas les références des circonstances qui m’ont permis d’obtenir tel ou tel élément d’information.
— Eh bien, tâchez quand même d’y réfléchir », dit Trevize, sévère. « Pensez que les Seychellois eux-mêmes gardent la bouche cousue sur ce problème. Ils sont si réticents à parler de Gaïa telle qu’elle est en réalité qu’ils vont jusqu’à encourager une superstition qui fait croire au bon peuple du coin qu’aucune planète de ce genre ne se trouve dans l’espace normal ! En fait… je peux même vous apprendre autre chose. Regardez ça ! »
Trevize virevolta vers l’ordinateur, effleurant les poignées de commande avec l’aisance et la grâce d’une longue pratique. Quand ses mains entrèrent en contact avec les commandes, il accueillit avec plaisir leur tiède étreinte.
Comme toujours, il sentit aussitôt un fragment de sa volonté propre s’épancher vers l’extérieur.
Il expliqua : « Voici la carte de la Galaxie établie par l’ordinateur, telle qu’elle existait dans ses banques de mémoires avant notre atterrissage sur Seychelle. Je vais vous montrer la portion de la carte correspondant au ciel nocturne de cette planète tel que nous avons pu le contempler la nuit dernière. »
La cabine s’obscurcit et une reproduction du ciel nocturne jaillit sur l’écran.
« Aussi beau que lorsque nous l’avons vu sur Seychelle.
— Encore plus beau », dit Trevize avec impatience. « Il n’y a pas la moindre interférence atmosphérique : ni nuages ni absorption à proximité de l’horizon. Mais attendez, laissez-moi faire un réglage… »
La vue bascula légèrement, leur donnant à tous deux la désagréable impression que c’était eux qui bougeaient. Instinctivement, Pelorat agrippa le bras de son fauteuil pour se retenir.
« Là ! s’écria Trevize. Vous reconnaissez ?
— Évidemment. Ce sont les Cinq Sœurs – cette constellation pentagonale que Quintesetz nous a fait remarquer. On ne peut pas s’y tromper.
— Certes. Mais… où est Gaïa ? »
Pelorat cligna des yeux. Il n’y avait pas de petite étoile en son centre.
« Elle n’est pas là.
— C’est exact. Elle n’y est pas. Et c’est parce que sa position ne se trouve pas dans les banques de données de l’ordinateur. Puisqu’il est invraisemblable que ces données aient été délibérément rendues incomplètes sur ce point à notre seule intention, j’en conclus que pour les galactographes de la Fondation qui ont programmé ces banques de données – et qui ont à leur disposition une prodigieuse quantité d’informations – Gaïa était inconnue.
— Pensez-vous que si nous étions allés à Trantor… commença Pelorat.
— Je soupçonne qu’on n’y aurait pas trouvé plus d’informations sur Gaïa. Son existence est gardée secrète par les Seychellois – et qui plus est, je crois bien, par les Gaïens eux-mêmes. Vous-même, vous faisiez remarquer il y a quelques jours qu’il n’était pas si rare que certains mondes cherchent délibérément à se faire oublier pour échapper à l’impôt ou éviter les ingérences extérieures.
— D’habitude, remarqua Pelorat, quand les cartographes et les statisticiens tombent sur de telles planètes, elles sont généralement situées dans des secteurs faiblement peuplés de la Galaxie : c’est cet isolement qui leur donne la possibilité de se cacher. Gaïa n’est pas isolée.
— C’est vrai. C’est encore un des traits qui la rendent inhabituelle… Bon, gardons cette carte sur l’écran, que nous puissions continuer à réfléchir à cette ignorance de nos galactographes – et permettez-moi de vous reposer la question : compte tenu de cette ignorance de la part de personnes censées être les mieux informées, comment avez-vous fait votre compte pour entendre parler de Gaïa ?
— Je rassemble des données sur les mythes, les légendes et les histoires de la Terre depuis plus de trente ans, mon bon Golan. Mais en l’absence de mes archives complètes, comment voulez-vous que…
— On peut toujours essayer de commencer par le commencement, Janov : avez-vous appris son existence, disons, au cours des quinze premières années de vos recherches, ou des quinze dernières ?
— Oh ! Bon, si c’est pour rester aussi vagues, disons que c’est plutôt dans la dernière partie…
— Vous pouvez faire mieux que ça. Supposons que je vous suggère que vous avez connaissance de Gaïa depuis un ou deux ans ? »
Trevize regarda dans la direction de Pelorat, prit conscience de son impossibilité à déchiffrer son expression dans la pénombre et remonta légèrement l’éclairage de la cabine. La gloire du spectacle nocturne affiché sur l’écran diminua en proportion. Le visage de Pelorat avait une rigidité minérale et ne trahissait rien.
« Eh bien ? fit Trevize.
— Je réfléchis, dit doucement Pelorat. Vous avez peut-être raison. Je n’en jurerais pas. Quand j’ai écrit à Jimbor à l’Université de Ledbet, je n’ai pas évoqué Gaïa, bien qu’en l’occurrence, c’eût été approprié et c’était, voyons… en 95, ce qui remonte donc à trois ans. Je crois bien que vous avez raison, Golan.
— Et comment êtes-vous tombé dessus ? insista Trevize. Dans une communication ? Un livre ? Une revue scientifique ? Quelque antique ballade ? Comment ?… Allons ! »
Pelorat se rencogna sur son siège et croisa les bras. Il se plongea dans ses pensées, totalement immobile. Trevize ne dit rien et attendit.
Finalement, Pelorat répondit : « Dans une communication privée… mais inutile de me demander de qui, mon bon. Je ne me rappelle pas. »
Trevize passa les mains sur son ceinturon – elles étaient moites – tandis qu’il poursuivait ses efforts pour soutirer à Pelorat des renseignements sans trop faire mine de lui arracher les mots de la bouche. Il demanda : « D’un historien ? D’un expert en mythologie ? D’un galactographe ?
— Inutile. Impossible de rattacher un nom à cette communication.
— Peut-être parce qu’il n’y en avait aucun…
— Oh ! non. Ça ne me paraît guère possible.
— Pourquoi ? Auriez-vous écarté une communication anonyme ?
— Non, je suppose que non.
— En avez-vous jamais reçu ?
— De temps en temps, très épisodiquement. Ces dernières années, je suis devenu bien connu dans certains cercles académiques en tant que collectionneur de types bien particuliers de mythes et de légendes et certains de mes correspondants ont été assez aimables pour me faire parvenir des éléments qu’ils avaient pu recueillir de sources non universitaires. Certaines de ces pièces ne peuvent être attribuées à quelqu’un de bien précis.
— Certes, mais avez-vous jamais reçu directement d’information anonyme, et non plus par l’entremise d’un quelconque correspondant universitaire ?
— C’est arrivé parfois – mais très rarement.
— Et vous pouvez assurer que ce n’a pas été le cas pour Gaïa ?
— Ces communications anonymes ont été tellement rares qu’il me semble que je devrais m’en souvenir si le cas s’était produit. Et malgré tout, je ne peux pas certifier que l’information n’était pas de provenance anonyme… Attention, ça ne veut pas non plus dire qu’elle m’est effectivement parvenue par des voies anonymes…
— J’entends bien. Mais il reste toujours une possibilité, c’est ça ?
— Je suppose, oui », concéda Pelorat, réticent. « Mais où voulez-vous en venir ?
— Je n’ai pas terminé », dit Trevize, péremptoire. « Comment vous est parvenue cette information ? Anonymement, ou pas ? Et de quelle planète venait-elle ? »
Pelorat haussa les épaules. « Bon, écoutez, je n’en ai pas la moindre idée.
— Ça n’aurait pas pu être de Seychelle ?
— Je vous l’ai dit. Je ne sais pas.
— Moi, je vous suggère que vous l’avez effectivement reçue de Seychelle.
— Vous pourrez suggérer tout ce que vous voudrez mais ça ne rendra pas la chose vraie pour autant.
— Non ? Et quand Quintesetz a désigné la petite étoile au milieu des Cinq Sœurs, vous avez su tout de suite qu’il s’agissait de Gaïa. Vous l’avez même dit à Quintesetz, plus tard dans la soirée, en l’identifiant avant qu’il ne le fasse. Vous vous souvenez ?
— Oui, naturellement.
— Comment était-ce possible ? Comment avez-vous tout de suite reconnu Gaïa dans cette étoile sans éclat ?
— Parce que dans les éléments en ma possession, Gaïa était rarement citée sous ce nom. Les euphémismes les plus variés étaient fréquemment employés. L’un d’eux, plusieurs fois répété, était : le Petit Frère des Cinq Sœurs. Un autre : le Centre du Pentagone et parfois même on l’appelait : Ô Pentagone. Quand Quintesetz nous a indiqué les Cinq Sœurs et leur étoile centrale, ces allusions me sont immédiatement revenues à l’esprit.
— Vous ne m’aviez jamais parlé de ces allusions.
— J’en ignorais alors la signification et je ne voyais pas bien l’importance d’en discuter avec vous, qui êtes un… » Il hésita.
« Un non-spécialiste ?
— Oui.
— Vous vous rendez bien compte, j’espère, que le pentagone que forment les Cinq Sœurs est une structure totalement subjective ?
— Que voulez-vous dire ? »
Trevize eut un rire affectueux. « Ah ! le vermisseau rampant ! Croyez-vous que le ciel possède en propre une forme objective ? Comme si les étoiles y étaient épinglées ? La constellation a cette forme de pentagone, vue depuis la surface des planètes du système auquel appartient Seychelle – et des planètes de ce système uniquement. Depuis une planète en orbite autour d’une autre étoile, l’aspect des Cinq Sœurs est différent. On les voit sous un autre angle, déjà. En outre, les cinq étoiles formant le pentagone ne sont pas à la même distance de Seychelle et, sous un angle différent, il se peut qu’il n’y ait aucune relation visible entre elles. Une ou deux étoiles pourront se trouver dans une moitié de l’horizon et les autres dans la moitié opposée. Tenez… »
Trevize obscurcit de nouveau la pièce et se pencha sur l’ordinateur. « L’Union seychelloise est composée de quatre-vingt-six systèmes planétaires. Laissons Gaïa – ou du moins l’endroit qu’elle devrait occuper – à la même place » (et, comme il disait cela, un petit cercle rouge apparut au centre du pentagone des Cinq Sœurs) « et changeons pour un panorama vu de l’une de ces quatre-vingt-six planètes prise au hasard. »
Le ciel changea et Pelorat cligna des yeux. Le petit cercle rouge était demeuré au centre de l’écran mais les Cinq Sœurs avaient disparu. Il y avait bien des étoiles brillantes dans son voisinage mais plus de pentagone. La vue du ciel changea encore, et encore, et encore. Les vues continuèrent de défiler. Le cercle rouge était toujours à la même place mais à aucun moment n’apparut un petit pentagone d’étoiles de même magnitude. Parfois on pouvait distinguer un vague pentagone déformé, composé d’étoiles de brillance inégale mais rien de comparable à la magnifique constellation que leur avait indiquée Quintesetz.
« Ça vous suffit ? dit Trevize. Je vous assure, les Cinq Sœurs ne peuvent apparaître telles que nous les avons vues que depuis les planètes du système de Seychelle.
— Le point de vue seychellois a fort bien pu être exporté vers d’autres planètes. Il existait quantité de maximes à l’époque impériale – certaines même se sont propagées jusqu’à nous – qui étaient centrées en fait sur Trantor.
— Avec une Seychelle aussi discrète que nous la connaissons ? Et pourquoi diantre les planètes extérieures auraient-elles dû s’y attacher ? Qu’aurait pu évoquer pour elles un Petit Frère des Cinq Sœurs s’il n’y avait dans le ciel rien qui puisse y correspondre ?
— Vous avez peut-être raison.
— Alors, vous ne voyez donc pas que votre information n’a pu que provenir à l’origine de Seychelle et d’elle seule ? Non pas de quelque part dans l’Union mais bien précisément du système planétaire dont fait partie sa capitale ? »
Pelorat hocha la tête. « A vous entendre, on dirait presque que ça s’est forcément passé comme ça mais je n’en ai aucun souvenir. Pas le moindre.
— Ça ne fait rien ; vous admettez quand même la solidité de mon argument ?
— Oui, bien sûr.
— Poursuivons… Quand, à votre avis, la légende a-t-elle pu naître ?
— N’importe quand. J’aurais tendance à croire qu’elle date des tout premiers temps de l’Ère Impériale. Elle a un parfum d’Antiquité…
— Vous faites erreur, Janov. Les Cinq Sœurs sont relativement proches de Seychelle – d’où d’ailleurs leur éclat. Quatre d’entre elles ont une célérité propre assez élevée et comme aucune ne fait partie d’un même groupe, elles se déplacent chacune dans une direction différente. Observez un peu ce qui arrive lorsque je fais lentement reculer la carte dans le temps. »
A nouveau, le cercle rouge marquant le site de Gaïa demeura fixe mais le pentagone se défit lentement : quatre des étoiles dérivaient chacune dans une direction tandis que la cinquième se déplaçait légèrement.
« Regardez ça, Janov. Est-ce que vous verriez là un pentagone régulier ?
— Franchement tordu, admit Pelorat.
— Et Gaïa, est-elle en son centre ?
— Non, elle est nettement sur le côté.
— Bon. Eh bien, voilà à quoi ressemblait la constellation il n’y a pas plus de cent cinquante ans. Un siècle et demi, c’est tout. Les éléments que vous avez reçus sur ce Centre du Pentagone et ainsi de suite, n’auraient eu aucune signification avant notre siècle – et ce, nulle part, pas même à Seychelle. Les éléments qu’on vous a transmis n’ont pu donc que naître à Seychelle, et en ce siècle, peut-être même ces dix dernières années. Et vous êtes quand même arrivé à les obtenir alors que Seychelle est si peu loquace en ce qui concerne Gaïa. »
Trevize ralluma l’éclairage, éteignit la carte et, de son fauteuil, fixa sans ciller Pelorat.
« Je ne sais plus où j’en suis, dit ce dernier. A quoi tout cela rime-t-il ?
— A vous de me le dire. Réfléchissez ! Je ne sais pourquoi, je me suis mis dans la tête l’idée que la Seconde Fondation existait toujours. C’était durant ma campagne électorale, au cours d’un discours… J’étais parti sur le petit couplet d’émotion destiné à arracher les voix des derniers indécis, et j’avais lancé un dramatique : “ Si la Seconde Fondation existait encore… ” et puis, plus tard, le même jour, je me suis dit : “ Et si effectivement elle existait encore ? ” Je me mis alors à lire des bouquins d’histoire et en l’espace d’une semaine, j’étais convaincu. Il n’y avait pas de preuve formelle mais j’avais toujours eu le chic pour tomber sur la bonne conclusion même en partant des plus vagues spéculations. Cette fois, pourtant… »
Trevize resta quelques instants songeur puis il enchaîna : « Et regardez ce qui est arrivé depuis : comme par hasard, je choisis pour confident Compor et c’est justement lui qui me trahit. Là-dessus, voilà que le Maire Branno me fait arrêter et m’envoie en exil. Pourquoi en exil, quand elle aurait pu se contenter de me fourrer en prison ou essayer de me faire taire par des menaces ? Et pourquoi m’exiler dans un astronef du tout dernier modèle qui me procure le pouvoir extraordinaire de sauter d’un bout à l’autre de la Galaxie ? Et pourquoi, enfin, insiste-t-elle justement pour que je vous emmène et me suggère-t-elle de vous aider dans votre recherche de la Terre ?
« Et pourquoi étais-je donc si certain qu’il ne fallait pas qu’on se rende sur Trantor ? J’étais convaincu que vous aviez une meilleure cible pour vos investigations et aussitôt vous me sortez une planète mystérieuse : Gaïa, au sujet de laquelle il ressort maintenant que vos informations ont été obtenues en des circonstances pour le moins énigmatiques…
« Nous nous rendons à Seychelle – étape normale sur notre route – et tout de suite nous tombons sur Compor qui nous fait le récit circonstancié de l’histoire de la Terre et de sa mort. Là-dessus, il nous assure qu’elle est située dans le secteur de Sirius et nous enjoint vivement de nous rendre sur place.
— Nous y voilà, intervint Pelorat. Vous avez l’air de sous-entendre que tous les événements nous pousseraient en direction de Gaïa mais, vous venez de le dire, Compor a cherché à nous convaincre d’aller ailleurs…
— Et en réponse, ça m’a décidé à persister dans la direction initiale de notre enquête, par simple méfiance vis-à-vis du personnage. Vous ne croyez pas que ce pourrait être précisément ce sur quoi il comptait ? Il peut nous avoir délibérément dit d’aller ailleurs rien que pour nous ôter l’envie de le faire.
— Pur roman, grommela Pelorat.
— Vous trouvez ? Continuons… On entre en rapport avec Quintesetz qui se trouvait justement là…
— Là, je vous arrête ! C’est moi qui ai reconnu son nom…
— Il vous a semblé familier. Vous n’aviez jamais rien lu de lui – du moins rien dont vous puissiez vous souvenir. Alors pourquoi vous était-il familier ? Toujours est-il que lui, il avait lu un article de vous, article qui l’avait emballé… et ça, est-ce que ça vous paraît plausible ? Vous êtes le premier à reconnaître que vos travaux ne sont pas très connus.
« Qui plus est, la jeune personne qui nous conduit à lui mentionne tout de go le nom de Gaïa et tient même à nous dire qu’elle est dans l’hyperespace, comme pour bien s’assurer qu’on ne va pas l’oublier. Quand nous posons la question à Quintesetz, il se conduit comme s’il ne voulait pas en parler mais il ne nous jette pas dehors pour autant – même si je me conduis à son égard avec une certaine grossièreté. Non, au lieu de ça, il nous invite chez lui et, en chemin, va jusqu’à prendre la peine de nous montrer du doigt les Cinq Sœurs. Il s’assure même qu’on a bien remarqué la petite étoile en leur centre. Pourquoi ? Tout cela ne forme-t-il pas un enchaînement de coïncidences extraordinaire ?
— Si vous y allez comme ça…
— Allez-y comme ça vous chante. Moi, je ne crois pas aux enchaînements de coïncidences extraordinaires…
— Qu’est-ce que tout cela signifie, alors ? Que nous sommes poussés vers Gaïa ?
— Oui.
— Par qui ?
— Là, le doute n’est pas permis : qui est capable d’influer sur les esprits, de donner une imperceptible impulsion à tel ou tel, de s’arranger pour faire dévier le cours des événements dans telle ou telle direction ?
— Vous, vous êtes en train de me dire que c’est la Seconde Fondation.
— Eh bien, que nous a-t-on raconté au sujet de Gaïa ? Qu’elle est intouchable. Que les flottes qui font mouvement contre elle sont détruites. Que les gens qui l’atteignent n’en reviennent pas. Jusqu’au Mulet qui n’a pas osé l’affronter – et le Mulet, en fait, est probablement né là-bas. Tout porte à penser que Gaïa est bien la Seconde Fondation – et cette découverte-là, somme toute, est bien mon objectif ultime. »
Pelorat hocha la tête. « Mais, d’après certains historiens, c’est la Seconde Fondation qui a arrêté le Mulet. Comment aurait-il pu être l’un d’eux ?
— Un renégat, je suppose.
— Mais pourquoi diable la Seconde Fondation se fatiguerait-elle ainsi à nous attirer vers la Seconde Fondation ? »
Les yeux de Trevize se perdirent dans le vague. Il fronça les sourcils. « Raisonnons logiquement : la Seconde Fondation a toujours jugé important que la Galaxie ait le moins d’informations possible sur son compte. Dans l’idéal, elle voudrait que son existence même demeure inconnue. Cela déjà, on en est sûrs. Pendant cent vingt ans, tout le monde a cru la Seconde Fondation liquidée et cela a dû leur convenir à la perfection. Pourtant, quand j’ai commencé à soupçonner la réalité de leur existence, ils n’ont pas réagi. Compor était au courant. Ils auraient pu l’utiliser pour me faire taire d’une manière ou de l’autre – voire en me tuant. Et pourtant, ils n’en ont rien fait.
— Ils vous ont fait arrêter, si vous tenez absolument à impliquer la Seconde Fondation. A vous croire, le résultat en fut d’empêcher la population de Terminus d’avoir connaissance de vos idées. Les gens de la Seconde Fondation y sont parvenus sans violence, ce qui ferait d’eux des partisans de la remarque de Salvor Hardin selon laquelle “ la violence est le dernier refuge de l’incompétent ”.
— Mais empêcher la population de Terminus de l’apprendre ne les avançait à rien : le Maire Branno connaît mon opinion et – dans le pire des cas – elle doit quand même se demander si je n’aurais pas, peut-être, raison. Alors, vous voyez bien qu’il est trop tard pour eux pour nous nuire. Si encore ils s’étaient débarrassés de moi dès le début, ils auraient été tranquilles. Même s’ils ne s’étaient pas du tout occupés de moi, ils n’auraient pas été plus inquiétés puisqu’ils auraient toujours pu, par leurs manœuvres, amener la population de Terminus à me prendre pour un excentrique – voire pour un fou. La perspective de la ruine de ma carrière politique aurait pu me forcer au silence devant les conséquences de la diffusion de mes opinions.
« Et à présent, il est pour eux trop tard pour faire quoi que ce soit : le Maire Branno a eu suffisamment de soupçons pour juger bon de me coller Compor aux trousses et – n’ayant pas plus confiance en lui, ce en quoi elle s’est montrée plus avisée que moi – elle a placé sur son vaisseau un hyper-relais. Par conséquent, elle sait en ce moment que nous sommes sur Seychelle. Et la nuit dernière, pendant que vous dormiez, j’ai fait directement transmettre par notre ordinateur un message à l’ordinateur de l’ambassade de la Fondation, ici sur Seychelle, pour lui expliquer que nous étions en route pour Gaïa. J’ai même pris la peine de leur fournir ses coordonnées. Si la Seconde Fondation intervient désormais contre nous, je suis certain que Branno fera faire une enquête et attirer l’attention de la Fondation n’est certainement pas ce qu’ils désirent.
— S’en inquiéteraient-ils s’ils sont si puissants ?
— Certainement, dit avec vigueur Trevize. S’ils restent cachés, c’est que par un certain côté ils doivent avoir une faiblesse et que la Fondation a atteint un niveau d’avance technique qui peut-être dépasse même les prévisions de Seldon. La manière discrète, pour ne pas dire furtive, avec laquelle ils ont tout fait pour nous attirer chez eux semblerait démontrer leur ardent désir de ne pas attirer l’attention. Et si tel est bien le cas, ils ont déjà perdu, du moins en partie – puisqu’ils ont effectivement éveillé l’attention et je doute qu’ils puissent faire quoi que ce soit désormais pour renverser la tendance.
— Mais pourquoi prennent-ils toute cette peine ? Pourquoi – si votre analyse est correcte – se dépensent-ils ainsi pour aller nous pêcher à l’autre bout de la Galaxie ? Que veulent-ils de nous ? »
Trevize considéra Pelorat et rougit : « Janov, j’ai un pressentiment. Avec mon don pour parvenir à une conclusion correcte à partir de quasiment rien… Une espèce de certitude qui me dit quand j’ai raison – et là, je suis certain : il y a en moi quelque chose qu’ils veulent obtenir – et ce, au point d’en risquer jusqu’à leur existence même. J’ignore ce que ça peut être mais il faut que je le trouve parce que si je possède effectivement ce quelque chose, et s’il a ce pouvoir, alors je veux être capable d’en user moi-même comme bon me semble. » Il eut un petit haussement d’épaules. « Toujours envie de m’accompagner, vieux compagnon, maintenant que vous avez vu à quel point je suis fou ?
— Je vous ai dit que j’avais foi en vous. Je continue. » Alors Trevize partit d’un grand rire soulagé : « Magnifique ! Parce qu’un autre de mes pressentiments est que, pour quelque raison, vous jouez également un rôle essentiel dans toute cette affaire. Dans ce cas, Janov, on fonce à toute vitesse vers Gaïa. En avant ! »
Harlan Branno, Maire de Terminus, faisait nettement plus que ses soixante-deux ans. Elle n’avait pas toujours ainsi accusé son âge mais elle le portait largement aujourd’hui. Trop absorbée par ses pensées pour oublier d’éviter le miroir, elle avait pu y contempler son reflet en se rendant à la salle des cartes. Ainsi avait-elle pu se rendre compte de son aspect hagard.
Elle soupira. C’était une vie épuisante : cinq ans au poste de Maire et avant cela, douze années à assumer le pouvoir réel derrière deux figurants. Un itinéraire sans heurts, réussi – et épuisant. Qu’est-ce que ça aurait été si elle avait dû affronter les obstacles, l’échec – le désastre…
Ça n’aurait peut-être pas été si mauvais que ça pour elle, décida-t-elle soudain. L’action aurait été revigorante. C’était en fait cette horrible certitude de n’avoir pas d’autre solution que de se laisser emporter qui en définitive l’avait minée.
C’était le Plan Seldon qui était une réussite, et c’était la Seconde Fondation qui garantissait qu’il en soit toujours ainsi. Elle, tenant d’une main ferme la barre de la Fondation (en fait, de la Première Fondation, mais personne sur Terminus n’avait jamais songé à lui ajouter ce qualificatif), elle se contentait de chevaucher la crête de la vague…
L’histoire ne retiendrait rien d’elle, ou si peu. Elle se contentait d’être assise aux commandes d’un astronef qui était en réalité manœuvré de l’extérieur.
Même Indbur III, qui avait présidé à la chute catastrophique de la Fondation face au Mulet, avait accompli quelque chose : il s’était au moins effondré.
Pour le Maire Branno, on ne trouverait rien !
A moins que ce Golan Trevize, ce conseiller insouciant, ce paratonnerre, ne lui permette…
Elle considéra la carte, pensive. Ce n’était pas une structure comme celles que génèrent les ordinateurs modernes. C’était plutôt un amas tridimensionnel de points lumineux suspendus au milieu de la pièce qui décrivaient la Galaxie sous la forme d’un hologramme. Même s’il n’était pas possible de la faire se déplacer, pivoter, grossir ou rétrécir, on pouvait toutefois tourner autour de cette structure afin de la considérer sous n’importe quel angle.
Une vaste section de la Galaxie, peut-être le tiers de l’ensemble (en excluant le noyau, zone de toute façon inhabitable), passa au rouge lorsqu’elle effleura un contact. C’était la Fédération de la Fondation, plus de sept millions de planètes dirigées par le Conseil et par elle – les sept millions de mondes qui votaient pour élire des représentants à la Chambre des mondes, qui débattaient d’affaires mineures avant de voter dessus et jamais, au grand jamais, ne traitaient de questions importantes.
Un nouveau contact et, ça et là, une tache rosé pâle jaillit sur les bords de la Fédération : les sphères d’influence ! Ce n’était plus le territoire de la Fondation mais des régions qui, bien qu’officiellement indépendantes, n’auraient jamais songé à contrer la moindre initiative de la Fondation.
Il ne faisait pas le moindre doute dans son esprit qu’aucune puissance dans la Galaxie ne pouvait s’opposer à la Fondation (pas même la Seconde, si tant est qu’on puisse la situer), et que la Fondation pouvait à tout moment brandir sa flotte de vaisseaux dernier cri et instaurer quand elle voudrait le second Empire.
Mais cinq siècles seulement s’étaient écoulés depuis le début du Plan. Le Plan qui réclamait dix siècles pour l’avènement du nouvel Empire… et la Seconde Fondation veillerait à son bon déroulement. Madame le Maire hocha tristement sa tête grise. Si la Fondation agissait à présent, ce serait en quelque sorte un échec. Malgré ses vaisseaux invincibles, une action immédiate ne serait qu’un fiasco.
Sauf si Trevize, le paratonnerre, attirait la foudre de la Seconde Fondation – et si l’on pouvait remonter l’éclair jusqu’à sa source.
Elle regarda autour d’elle. Où était Kodell ? Ce n’était pas le moment pour lui d’être en retard.
C’était comme si cette pensée avait suffi à l’appeler car il apparut, alors, entrant à grands pas, arborant un sourire chaleureux, plus grand-père que jamais avec sa moustache blanche et son teint hâlé. Grand-père, mais pas vieux. Et c’est vrai qu’il avait huit ans de moins qu’elle.
Comment faisait-il pour ne pas porter de marques de lassitude ? Est-ce que quinze années à la direction de la sécurité ne laissaient pas de cicatrices ?
Kodell inclina lentement la tête, le salut protocolaire qui était obligatoire pour commencer toute discussion avec le Maire. C’était une tradition qui remontait à la sombre époque des Indbur. Presque tout avait changé depuis mais certainement pas l’étiquette.
« Excusez mon retard, madame le Maire, commença-t-il, mais votre arrestation du conseiller Trevize commence finalement à se frayer un chemin sous la carapace engourdie du Conseil.
— Oh ? répondit-elle, flegmatique. Aurions-nous droit à une révolution de palais ?
— Pas le moindre risque. Nous contrôlons la situation. Mais ça va faire du bruit.
— Eh bien qu’ils fassent du bruit. Ça les soulagera et je… je resterai en dehors de tout cela. Je peux compter, je suppose, sur le soutien général de l’opinion ?
— Je pense que oui. Surtout en dehors de Terminus. Personne à l’extérieur de Terminus ne se soucie du sort d’un conseiller en vadrouille…
— Moi, si.
— Ah ? Des nouvelles ?
— Liono, dit le Maire, je voudrais des renseignements sur Seychelle.
— Je ne suis pas un manuel d’histoire ambulant, dit Liono Kodell avec un sourire.
— Je ne veux pas d’histoire. Je veux la vérité. Pourquoi Seychelle est-elle indépendante ? – Regardez par là. » Elle pointa du doigt la tache rouge de la Fondation sur la carte holographique et là, enfoncée entre les bras intérieurs de la spirale, on pouvait distinguer une poche de blanc.
Branno poursuivit : « Nous l’avons presque encapsulée, presque absorbée, et pourtant elle reste en blanc. Notre carte ne la présente même pas comme un loyal-allié-en-rose. »
Kodell haussa les épaules : « Ce n’est pas officiellement un loyal allié mais elle ne nous a jamais embêtés : elle est neutre.
— Très bien. Alors, regardez plutôt ça. » Nouvelle manipulation des commandes. Le rouge s’étendit nettement plus loin. Il couvrait à présent la moitié de la Galaxie. « Cela, dit Branno, c’est l’étendue du domaine du Mulet au moment de sa mort. Si vous cherchez bien dans le rouge, vous trouverez l’Union seychelloise, complètement encerclée cette fois, mais toujours aussi blanche. C’est la seule enclave laissée libre par le Mulet.
— Elle était également neutre, à l’époque.
— Le Mulet n’a jamais eu grand respect pour la neutralité.
— Il semble que si, en l’occurrence.
— Il semble, oui. Qu’est-ce que Seychelle a de spécial ?
— Rien ! Croyez-moi, madame, elle est à nous le jour où nous le décidons.
— Croyez-vous ? En attendant, elle n’est pas à nous.
— Nous n’en avons pas besoin. »
Branno s’appuya contre le dossier de son siège et, balayant d’un bras le tableau de commande, elle fit disparaître la Galaxie. « Je pense que nous en avons besoin maintenant.
— Pardon, madame ?
— Liono, j’ai expédié ce nigaud de conseiller dans l’espace pour qu’il joue les paratonnerres. Je sentais que la Seconde Fondation verrait en lui un danger plus grand qu’il n’est en réalité et que, parallèlement, elle minimiserait le danger présenté par notre Fondation. En le frappant, la foudre trahirait alors son origine.
— Certes, madame !
— Mon intention était donc qu’il aille visiter les ruines délabrées de Trantor pour fouiller dans ce qui pourrait éventuellement subsister de sa bibliothèque, à la recherche de renseignements sur la Terre. C’est le monde, rappelez-vous, dont ces assommants mystiques nous serinent qu’il est le lieu d’origine de l’humanité – comme si cela pouvait revêtir une quelconque importance, même dans l’improbable hypothèse où ce serait vrai… La Seconde Fondation ne pourrait franchement croire que c’était là le but réel de ses recherches et s’empresserait donc de venir voir ce qu’il cherchait vraiment.
— Seulement, il n’est pas allé à Trantor.
— Eh ! non. Tout à fait inopinément, il s’est rendu à Seychelle. Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Mais pardonnez, je vous prie, à un vieux limier dont le devoir est de tout soupçonner, mais… dites-moi comment vous pouvez savoir que ce garçon et ce Pelorat sont bien allés à Seychelle ? Je sais bien que Compor est censé les filer mais jusqu’à quel point peut-on se fier à Compor ?
— L’hyper-relais nous révèle que le vaisseau de Compor s’est effectivement posé sur la planète Seychelle.
— Sans aucun doute, mais comment savez-vous que Trevize et Pelorat s’y trouvent aussi ? Compor peut avoir eu ses raisons de se rendre sur Seychelle et peut ne pas savoir où se trouvent les deux autres. Ou ne veut pas le savoir.
— Il se trouve que notre ambassadeur sur Seychelle nous a informés de l’arrivée du vaisseau dans lequel nous avons mis Trevize et Pelorat. Et j’aurais beaucoup de mal à croire que le vaisseau ait atterri sur Seychelle vide. Qui plus est, Compor rapporte qu’il a eu une conversation avec eux et si on ne peut pas se fier à lui, nous savons par d’autres sources qu’ils ont été repérés à l’Université de Seychelle où ils seraient entrés en rapport avec un historien assez obscur.
— Rien de tout cela ne m’est parvenu », nota doucement Kodell.
Branno renifla : « Ne vous sentez pas doublé. C’est une affaire dont je m’occupe personnellement et vous êtes maintenant informé – sans grand retard d’ailleurs. Les dernières nouvelles que je viens de recevoir proviennent de notre ambassadeur : notre paratonnerre s’est mis en mouvement. Il est resté deux jours sur Seychelle puis il est reparti. Il se dirige, dit-il, vers un autre système planétaire, situé à une dizaine de parsecs de Seychelle. Il a donné le nom et les coordonnées galactiques de sa destination à l’ambassadeur qui nous les a transmis.
— Avons-nous une confirmation quelconque par Compor ?
— Le message de Compor annonçant le départ de Trevize et Pelorat nous est même parvenu avec celui de l’ambassadeur. Compor n’a quant à lui pas encore déterminé la destination de Trevize. Mais il va sans doute le suivre.
— Le pourquoi de la situation nous échappe », nota Kodell. Il se fourra une pastille dans la bouche, qu’il suça méditativement. « Pourquoi Trevize s’est-il rendu sur Seychelle ? Pourquoi en est-il reparti ?
— La question qui m’intrigue le plus, c’est : où ? Où Trevize se dirige-t-il ?
— Vous avez bien dit, madame, n’est-ce pas, qu’il avait procuré à notre ambassadeur le nom et les coordonnées de sa destination ? Sous-entendriez-vous qu’il lui aurait menti ? Ou encore que c’est l’ambassadeur qui nous ment ?
— Même en supposant que tout le monde dit la vérité dans cette histoire et que personne n’a commis d’erreur, toujours est-il qu’un nom m’intéresse : Trevize a dit à l’ambassadeur qu’il se dirigeait sur Gaïa. G-A-I-A. Il a bien pris soin de l’épeler.
— Gaïa ? Jamais entendu ce nom-là.
— Non ? Ça n’a rien d’étrange. » Branno pointa le doigt dans le vide, là où s’était trouvée la carte quelques instants plus tôt. « Sur la carte qui est dans cette salle, je peux repérer, en quelques instants, paraît-il, n’importe quelle étoile autour de laquelle orbite une planète habitée et bon nombre d’étoiles importantes dotées de systèmes planétaires inhabités. Plus de trente millions d’astres peuvent ainsi apparaître – pour peu que je manie convenablement les commandes – isolément, par paires, regroupés en amas. Je peux les faire ressortir à l’aide de cinq teintes différentes, un par un ou tous ensemble. Ce que je n’arrive pas à faire, toutefois, c’est localiser Gaïa sur cette carte. Pour elle, Gaïa n’existe tout simplement pas.
— Pour chaque étoile que montre la carte, il en existe au moins dix mille qu’elle ne présente pas.
— Certes, mais les étoiles qu’elle ne mentionne pas ne possèdent pas de système planétaire habité et qu’irait donc faire Trevize sur une planète inhabitée ?
— Avez-vous essayé l’ordinateur central ? Il possède la liste des trois cents milliards d’étoiles de la Galaxie.
— C’est ce qu’on m’a toujours dit. Mais est-ce bien vrai ? Nous savons fort bien, vous et moi, que des milliers de planètes habitées ont échappé à nos divers recensements et ne figurent pas sur les cartes – pas seulement celle qui est dans cette pièce mais même celle de l’ordinateur central. Gaïa est apparemment l’une d’entre elles. »
La voix de Kodell resta calme, cajoleuse presque : « Madame le Maire, il n’y a peut-être pas lieu de s’inquiéter. Peut-être l’enquête de Trevize va-t-elle tourner en eau de boudin, ou peut-être nous ment-il et n’existe-t-il pas d’étoile nommée Gaïa – et pas la moindre étoile aux coordonnées qu’il nous a fournies. Il se peut qu’il cherche à nous semer, maintenant qu’il a rencontré Compor et se doute peut-être qu’il est suivi.
— Croit-il nous semer par cette méthode ? Compor continuera de le suivre. Non, Liono, j’ai une autre hypothèse en tête qui, si elle se vérifie, pourrait nous amener considérablement plus d’ennuis. Écoutez-moi… »
Elle se tut puis reprit : « Cette pièce est sous écran, Liono. Sachez-le. Personne ne peut vous entendre, alors vous pouvez vous sentir libre de parler. Et je parlerai librement moi aussi.
« Cette Gaïa est située, si nous acceptons l’information, à dix parsecs de la planète Seychelle et fait par conséquent partie de l’Union seychelloise. L’Union est un secteur de la Galaxie fort bien exploré. Tous ses systèmes stellaires, qu’ils soient habités ou non, sont enregistrés et ses systèmes planétaires habités sont connus en détail. Gaïa est apparemment l’unique exception. Habitée ou non, personne n’en a entendu parler ; elle n’est présente sur aucune carte. Ajoutez à cela que l’Union seychelloise tient à garder un statut d’indépendance particulier à l’égard de la Fédération et qu’elle y était déjà parvenue même vis-à-vis du Mulet en son temps. En fait, elle est restée indépendante depuis la chute de l’Empire Galactique.
— Que faut-il en conclure ? demanda prudemment Kodell.
— Ces deux points doivent sûrement avoir un rapport. Seychelle possède un système planétaire qui est totalement inconnu et Seychelle est intouchable. Ces deux faits ne peuvent pas ne pas être liés. Quoi que puisse être Gaïa, elle se protège. Elle veille à ce que nul n’ait vent de son existence en dehors de ses parages immédiats et protège lesdits parages pour empêcher toute possibilité d’ingérence extérieure.
— Ce que vous êtes en train de me dire, madame, c’est que Gaïa est le siège de la Seconde Fondation…
— Je suis en train de vous dire que Gaïa mérite un coup d’œil.
— Puis-je mentionner un détail qui pourrait difficilement cadrer avec cette théorie ?
— Faites, je vous prie.
— Si Gaïa est la Seconde Fondation et si, depuis des siècles, elle se protège physiquement contre les intrus – se servant de l’ensemble de l’Union seychelloise comme d’un vaste écran, allant même jusqu’à empêcher que dans la Galaxie on n’ait vent de son existence – alors pourquoi ce luxe de protection s’est-il soudain évanoui ? Trevize et Pelorat quittent Terminus et, bien que vous leur ayez conseillé de se rendre à Trantor, ils se précipitent immédiatement et sans la moindre hésitation sur Seychelle et foncent à présent vers Gaïa. Qui plus est, vous êtes vous-même en mesure de songer à Gaïa et de spéculer sur la question. Pourquoi ne vous trouvez-vous pas mise, en quelque sorte, dans l’impossibilité de le faire ? »
Harlan Branno resta un long moment sans répondre. Sa tête était inclinée et la lumière jouait dans les pâles reflets de ses cheveux gris. Elle répondit enfin : « Parce que j’ai l’impression que le conseiller Trevize a dû bouleverser ce schéma. Il a fait – ou il est en train de faire – quelque chose qui, d’une certaine manière, met en péril le Plan Seldon.
— Voilà qui est certainement impossible, madame.
— Je suppose que toute chose ou tout homme a ses faiblesses. Même Hari Seldon n’était sûrement pas parfait. Quelque part, le Plan présente une faille et Trevize a trébuché dessus, peut-être même inconsciemment. Il faut absolument qu’on sache ce qui se passe et il faut qu’on soit présent sur les lieux. »
Kodell prit finalement un air grave : « N’allez pas prendre de décisions inconsidérées, madame. Nous ne voudrions pas d’action qui ne soit au préalable mûrement réfléchie.
— Ne me prenez pas pour une idiote, Liono. Je ne vais pas faire la guerre. Je ne vais pas faire débarquer un corps expéditionnaire sur Gaïa. Je veux juste être sur place, ou à proximité, si vous préférez. Liono, tâchez de me trouver – moi, j’ai horreur de discuter avec un ministère de la Guerre ridiculement timoré, comme on peut s’y attendre au bout de cent vingt années de paix, mais vous, ça ne semble pas vous gêner… – alors, tâchez de me trouver combien de vaisseaux de guerre sont stationnés dans les parages de Seychelle. Et si nous pouvons les faire manœuvrer discrètement sans que ça ait l’air d’une mobilisation…
— En ces temps de paix à tout crin, il ne doit guère y avoir de vaisseaux dans le secteur, je suis sûr. Mais je vais bien vous trouver ça.
— Rien que deux ou trois suffiront, surtout s’il y en a un de la classe Supernova.
— Que comptez-vous en faire ?
— Je veux qu’ils aillent tourner aussi près que possible de Seychelle, sans créer d’incident, en restant suffisamment proches les uns des autres pour pouvoir se couvrir mutuellement.
— Et dans quel but ?
— Question de souplesse. Je veux être en mesure de frapper, s’il le faut.
— Contre la Seconde Fondation ? Si Gaïa a été capable de maintenir son isolement et son inviolabilité même face au Mulet, elle doit certainement pouvoir contenir quelques malheureux vaisseaux. »
A quoi Branno répondit, avec dans les yeux la flamme des combats : « Mon ami, je vous ai dit que rien ni personne n’était parfait, pas même Hari Seldon. En bâtissant son Plan, il ne pouvait s’empêcher d’être un homme de son époque : c’était un mathématicien de la fin de l’Empire, en un temps où la technologie était moribonde. Il s’ensuit qu’il n’a pu dans son plan accorder toute leur importance aux conséquences du progrès technique. La gravitique, par exemple, a orienté le progrès dans une voie entièrement nouvelle qu’il n’aurait jamais pu prévoir. Et ce n’est pas la seule invention dans ce cas.
— Gaïa aussi peut avoir progressé.
— Avec son isolement ? Allons donc. La Fédération de la Fondation est peuplée de dix quadrillions d’hommes parmi lesquels peuvent se détacher ceux qui vont contribuer au progrès des sciences et des techniques. Une seule planète isolée ne peut rien faire en comparaison. Nos vaisseaux vont faire mouvement et je serai avec eux.
— Pardon, madame, ai-je bien entendu ?
— Je vais moi-même rejoindre les astronefs qui se rassembleront aux marches de Seychelle. Je souhaite me rendre compte personnellement de la situation. »
Kodell en resta quelques instants bouche bée. Il déglutit bruyamment : « Madame, ce n’est… ce n’est pas sage. » Si jamais un homme entendit appuyer une remarque, c’était bien Kodell.
« Sage ou pas, rétorqua violemment Branno, je vais le faire. Je suis fatiguée de Terminus et de ses interminables batailles politiques, ses querelles, ses alliances et ses contre-alliances, ses trahisons et ses réconciliations. J’ai passé dix-sept ans au milieu de tout ça et j’ai envie maintenant de faire un peu autre chose – n’importe quoi d’autre. Là-bas » elle agita la main dans une direction au hasard « c’est toute l’histoire de la Galaxie qui se joue peut-être et je veux y tenir mon rôle.
— Vous ne connaissez rien à ces problèmes, madame.
— Qui s’y connaît, Liono ? » Elle se leva, très raide. « Dès que vous m’aurez apporté les informations dont j’ai besoin sur les vaisseaux et sitôt que j’aurai pris mes dispositions pour régler toutes ces stupides affaires courantes, je partirai.
« Et, Liono, ne vous avisez pas de quelque manière d’essayer de me faire changer d’avis ou je tire un trait sur notre longue amitié et je n’hésiterai pas à vous briser. Ça, je suis encore capable de le faire. »
Kodell hocha la tête. « Je sais bien que vous en êtes capable, madame, mais avant que vous ne vous décidiez, puis-je vous demander de réexaminer la force du Plan Seldon ? Ce que vous envisagez de faire est peut-être un suicide.
— Je n’ai aucune crainte de ce côté-là, Liono. Le Plan s’est trompé vis-à-vis du Mulet, qu’il n’a pas su prévoir, et un premier échec de cet ordre implique la possibilité qu’il se renouvelle à un autre moment. »
Kodell soupira. « Eh bien, dans ce cas, si vous êtes vraiment décidée, je vous soutiendrai au mieux de mes capacités, et avec la plus totale loyauté.
— Bien. Je vous préviens encore une fois que vous aurez tout intérêt à vous conformer de tout cœur à cette sage décision. Et ceci étant bien entendu, Liono, partons pour Gaïa.
« En avant ! »