Munn Li Compor, conseiller de Terminus, tendit la main à Trevize, l’air pas très sûr de lui.
Trevize regarda froidement cette main sans la prendre. Il dit, apparemment à personne en particulier : « Je ne suis pas en état de créer une situation où je pourrais me retrouver arrêté pour trouble de l’ordre public, mais je m’y verrai toutefois contraint si certain individu approche encore d’un pas. »
Compor stoppa net, hésita et finalement dit à voix basse après un regard incertain à Pelorat : « Pourrais-je avoir une chance de parler ? m’expliquer ? Est-ce que tu vas m’écouter ? »
Le regard de Pelorat passa de l’un à l’autre, une certaine perplexité marquant ses traits allongés. « Qu’est-ce à dire, Golan ? Serions-nous venus sur ce monde lointain pour tomber pile sur une de vos connaissances ? »
Gardant les yeux toujours fixés sur Compor, Trevize tourna légèrement le corps, pour bien faire entendre qu’il s’adressait à Pelorat : « Ce… cet être humain – à en juger par son apparence – fut naguère un de mes amis sur Terminus. Comme j’en ai coutume avec mes amis, je lui accordais ma confiance. Je lui ai donc fait part de mes vues, qui n’étaient peut-être pas de celles qu’il convient de clamer sur les toits et il s’est empressé d’aller tout raconter aux autorités, apparemment dans le moindre détail ; sans même prendre la peine de m’en avertir. Résultat, je suis tombé tout droit dans un piège et je me retrouve aujourd’hui en exil. Et voilà maintenant que ce… cet être humain… voudrait qu’on reconnaisse en lui un ami. »
Il se tourna complètement vers Compor et se passa les doigts dans les cheveux, avec pour seul résultat de dépeigner encore plus ses boucles. « Dites donc, vous, là. J’aurai une question à vous poser. Qu’est-ce que vous fichez ici ? Alors qu’il y a tant de planètes dans la Galaxie, pourquoi vous trouver précisément sur celle-ci ? Et justement en ce moment ? »
La main de Compor qui était restée tendue durant toute la tirade de Trevize retomba à présent à son côté et le sourire quitta son visage. Cet air si sûr de lui qui d’habitude faisait tellement partie de son personnage avait totalement disparu et, en son absence, Compor paraissait moins que ses trente-quatre ans et semblait quelque peu largué. « Je vais m’expliquer mais uniquement en reprenant tout au début ! »
Trevize jeta un bref coup d’œil alentour. « Ici ? Vous tenez vraiment à parler de ça ici ? Dans un lieu public ? Vous avez vraiment envie de vous faire assommer ici, une fois que j’aurai assez entendu vos mensonges ? »
Compor avait à présent levé les deux mains, les paumes se faisant face. « C’est bien l’endroit le plus sûr, crois-moi. » Et puis, se reprenant, à l’idée de ce que l’autre allait lui dire, il s’empressa d’ajouter : « Ou ne me crois pas, ça n’a pas d’importance. Je dis la vérité. J’ai débarqué sur la planète plusieurs heures avant vous et j’ai eu le temps de faire mon enquête. Nous sommes tombés sur un jour bien particulier, ici, à Seychelle. Pour une raison ou pour une autre, cette journée est consacrée à la méditation. Presque tout le monde est resté chez soi – ou devrait y être. Vous avez remarqué comme cet endroit pouvait être désert. Il ne faut pas s’imaginer que c’est comme ça tous les jours… »
Pelorat opina et dit : « Tiens, je me demandais justement pourquoi l’endroit était à ce point désert. » Et se penchant vers l’oreille de Trevize, il chuchota : « Pourquoi ne pas le laisser parler, Golan ? Il a l’air misérable, le pauvre bougre, et il est fort possible qu’il cherche effectivement à se racheter. Il me semble injuste de ne pas lui laisser au moins une chance de le faire.
— Le docteur Pelorat paraît très désireux de vous entendre, dit Trevize. Je veux bien lui faire plaisir, quant à vous, vous m’obligeriez en étant toutefois le plus bref possible. Le jour me paraît plutôt bien choisi pour que je perde patience : si tout le monde médite, j’aurai peut-être la chance de ne pas attirer les forces de l’ordre. Il se pourrait que ce ne soit pas le cas demain. Alors, pourquoi gâcherais-je une occasion ?
— Écoute, dit Compor, la voix tendue, si tu veux me flanquer une beigne, vas-y. Je ne me défendrai pas, tu vois ? Allez, vas-y, tape-moi dessus… mais je t’en prie, écoute !
— Bon, alors allez-y. Parlez. Je veux bien vous écouter quelques instants.
— En premier lieu, Golan…
— Appelez-moi Trevize, je vous prie. Nous ne sommes pas à ce niveau de familiarité…
— En premier lieu, Trevize, tu as trop bien réussi à me convaincre de tes vues.
— Vous l’avez bien caché, mon cher. J’aurais juré que je vous amusais.
— J’essayais de m’en amuser pour me dissimuler le fait qu’en réalité tu m’avais extrêmement troublé… Écoutez, si on allait plutôt s’asseoir contre ce mur ? Même si l’endroit est désert, quelqu’un pourrait survenir et je ne crois pas nécessaire qu’on se fasse inutilement remarquer. »
A pas lents, les trois hommes traversèrent la vaste salle dans presque toute sa longueur. Compor arborait de nouveau un sourire hésitant mais il se garda bien d’approcher à portée de bras de Trevize. Ils prirent chacun un fauteuil. Le siège céda sous leur poids en se modelant étroitement à leur anatomie. Pelorat eut un air surpris et fit mine de se relever.
« Du calme, professeur, dit Compor. J’y ai déjà eu droit. Ils sont en avance sur nous par certains côtés, comme vous le voyez. C’est une planète où l’on s’attache à ses petits conforts. »
Il se tourna vers Trevize, posa un bras sur le dossier de son fauteuil et se mit à parler de manière plus détendue : « J’avoue que tu m’as troublé. Tu m’as donné l’impression que la Seconde Fondation existait effectivement et c’était fort inquiétant. Imagine un peu les conséquences si c’était bien le cas. N’était-il pas alors probable qu’ils risquaient de s’occuper de toi un jour ou l’autre ? Que, devenu menaçant, tu te fasses éliminer ? Et si moi je donnais l’impression de te croire, ils pouvaient aussi bien décider de m’éliminer dans la foulée. Tu vois mon problème ?
— Je vois un pleutre.
— Mais quel intérêt à jouer les héros ? » dit Compor avec fougue – et ses yeux bleus étaient agrandis par l’indignation. « Qu’est-ce que toi ou moi pourrions faire contre une organisation capable de modeler les âmes aussi bien que les émotions ? Le seul moyen de lutter avec efficacité, ce serait déjà de dissimuler ce que l’on sait.
— C’est ça ! Alors vous l’avez dissimulé pour être tranquille. Mais vous ne l’avez pas dissimulé au Maire Branno, que je sache ? Un sacré risque !
— Oui ! Mais j’ai pensé que ça valait le coup. Rester à en parler entre nous risquait simplement de nous amener à subir un de ces jours leur contrôle mental – voire un lavage de cerveau. D’un autre côté, si je m’en ouvrais au Maire – elle a bien connu mon père, tu sais… Père et moi, on était des immigrants de Smyrno et Branno avait eu une grand-mère qui…
— Oui, oui, coupa Trevize avec impatience, et en continuant de remonter les générations, vous avez des ancêtres dans le secteur de Sirius. Vous avez déjà raconté ça à tout le monde. Poursuivez, Compor !
— Bon, enfin bref, j’avais l’oreille du Maire. Si je pouvais la convaincre du danger en reprenant tes arguments, la Fédération serait en mesure d’agir efficacement. Nous ne sommes pas aussi vulnérables qu’à l’époque du Mulet et – au pis – ces encombrantes révélations seraient simplement un peu plus largement répandues – ce qui diminuerait d’autant le risque que nous pouvions courir nommément.
— Mettre en danger la Fondation pour mieux se mettre à l’abri, dit Trevize, sardonique. Ça, c’est du patriotisme.
— Je dis : dans le pire des cas. J’avais tablé sur le meilleur. » Son front était devenu légèrement moite. L’indéfectible mépris affiché par Trevize semblait le mettre à rude épreuve.
« Et l’on s’est bien gardé de rien me dire de ce plan habile, n’est-ce pas ?
— Non, et j’en suis désolé, tu sais. Le Maire m’avait ordonné de n’en rien faire. Elle disait qu’elle voulait savoir tout ce que tu savais mais que tu étais du genre à te bloquer si jamais tu venais à apprendre que tes remarques avaient été répétées…
— Comme elle avait raison !
— Je ne savais pas… je ne pouvais pas deviner… je n’avais aucun moyen d’imaginer qu’elle avait prévu de t’arrêter et de t’expulser de la planète…
— Elle n’attendait qu’une circonstance politiquement favorable, lorsque mon statut de conseiller ne pourrait pas me protéger. Tu n’as pas vu ça ? » éclata Trevize, en le tutoyant de nouveau.
« Comment l’aurais-je pu ? Toi-même tu ne l’as pas prévu.
— Si j’avais su qu’elle était au courant de mes idées, j’aurais pu le prévoir. »
Compor répliqua avec une trace d’insolence : « C’est facile à dire… avec le recul.
— Et toi, qu’est-ce que tu veux de moi, à présent ? Maintenant que tu as pris pas mal de recul, toi aussi…
— Je veux rattraper tout ça. Rattraper tout le mal qu’involontairement – involontairement – je t’ai fait.
— Bonté divine ! dit sèchement Trevize. Comme c’est aimable de ta part. Mais tu n’as toujours pas répondu à ma première question. Comment as-tu fait ton compte pour te retrouver précisément ici ? Comment se fait-il que tu sois justement sur la planète où je me trouve ?
— Ce n’est pas bien sorcier : je t’ai suivi !
— A travers l’hyperespace ? Avec mon vaisseau qui faisait des sauts en série ? »
Compor hocha la tête. « Rien de mystérieux là-dedans : j’ai le même genre de vaisseau que toi, équipé du même genre d’ordinateur. Tu sais que j’ai toujours eu le chic pour deviner quelle direction dans l’hyperespace un astronef allait prendre. D’accord, ce n’est en général pas terrible et je me plante bien deux fois sur trois mais là, avec l’ordinateur, j’améliore nettement mon score. Et tu as pas mal hésité au début, ce qui m’a donné une chance d’estimer déjà ta vitesse et ta direction avant même que tu n’entres dans l’hyperespace. Je n’ai eu qu’à introduire ces données – en même temps que mes propres extrapolations intuitives – dans l’ordinateur et il s’est chargé du reste.
— Et tu es effectivement arrivé en ville avant moi ?
— Oui. Tu n’as pas utilisé la gravitique comme j’ai pu le faire. J’avais deviné que tu te rendrais dans la capitale, alors je suis descendu tout droit tandis que toi… » Et, du bout du doigt, Compor décrivit une spirale de plus en plus serrée, comme un astronef bloqué sur un faisceau directionnel.
« Tu as couru le risque de te faire coincer par les autorités seychelloises ?
— Ben… » Le visage de Compor s’éclaira d’un sourire au charme indéniable et Trevize se sentit presque y succomber. Compor expliqua : « Je ne suis pas tout le temps ni systématiquement un pleutre. »
Trevize se durcit de nouveau pour demander : « Comment as-tu bien fait ton compte pour avoir un vaisseau comme le mien ?
— Exactement de la même manière que toi. C’est la vieille – madame Branno – qui m’en a attribué un.
— Mais pourquoi ?
— Je vais être entièrement franc avec toi : ma mission était de vous suivre. Elle voulait savoir où vous alliez et ce que vous comptiez faire.
— Et tu lui en as rendu fidèlement compte, je suppose… Ou bien as-tu également trahi le Maire Branno ?
— Je lui ai rendu compte. Je n’avais pas le choix, à vrai dire. Elle avait placé à bord un hyper-relais que je n’étais pas censé découvrir mais que j’ai découvert quand même…
— Eh bien ?
— Malheureusement, il est branché de telle sorte que je ne peux pas l’ôter sans immobiliser le vaisseau. Du moins, je ne peux pas, moi, le déconnecter. En conséquence, elle sait où je suis – et sait donc où vous êtes.
— Suppose que tu n’aies pas été en mesure de nous suivre. Alors, elle n’aurait pas pu savoir où je me trouvais. Avais-tu pensé à ça ?
— Bien sûr que j’y ai pensé. J’ai même songé à lui transmettre simplement que j’avais perdu ta trace. Mais elle ne m’aurait jamais cru, pas vrai ? Et je n’aurais pas été en mesure de regagner Terminus avant une éternité. Et moi, je ne suis pas comme toi, Trevize. Je ne suis pas un être insouciant et sans aucune attache. J’ai laissé une femme sur Terminus – une femme qui est enceinte – et j’ai envie de la revoir. Toi, tu peux te permettre de ne penser qu’à toi. Moi, pas… Et puis, de toute façon, je suis venu pour t’avertir. Par Seldon ! C’est ce que j’essaie de faire depuis le début et tu ne veux pas m’écouter ! Tu n’arrêtes pas de parler d’autre chose.
— Tes inquiétudes soudaines à mon égard ne m’impressionnent nullement. De quelle menace peux-tu bien m’avertir ? La seule menace que je voie, c’est encore toi, me semble-t-il : tu m’as trahi, et maintenant tu me files pour mieux me trahir de nouveau. Personne ne me veut le moindre mal.
— Laisse un peu tomber le mélo, vieux ! dit franchement Compor. Trevize, tu es un paratonnerre ! On se sert de toi pour attirer la riposte de la Seconde Fondation – s’il existe une chose telle que la Seconde Fondation. Je n’ai pas un don d’intuition uniquement pour les filatures hyperspatiales et je suis certain que c’est ce qu’a prévu Branno : si tu essaies de trouver la Seconde Fondation, ils vont s’en apercevoir et forcément réagir. Ce faisant, il y a de grandes chances qu’ils se démasquent. Et Branno n’aura plus qu’à les cueillir.
— Quel dommage que ta fameuse intuition soit tombée en rade quand Branno s’apprêtait à me faire arrêter… »
Compor rougit. Il marmonna : « Tu sais bien que ça ne marche pas toujours.
— Et ton intuition te dit à présent qu’elle se préparerait à attaquer la Seconde Fondation ? Elle n’oserait pas.
— Je crois que si. Mais là n’est pas le problème. Le problème est que, pour l’heure, elle t’a lancé comme un appât.
— Et alors ?
— Alors, par tous les trous noirs de l’espace, cesse donc de chercher cette Seconde Fondation ! Branno se fiche bien que tu te fasses tuer mais pas moi. Je ne m’en fiche pas du tout, je me sens responsable.
— Je suis touché, dit Trevize, glacial. Mais il se trouve que je suis justement sur un autre coup, en ce moment.
— Comment ça ?
— Pelorat et moi, nous sommes sur les traces de la Terre, la planète que certains considèrent comme le berceau de l’humanité. N’est-ce pas, Janov ? »
L’intéressé opina du bonnet. « Oui, c’est une recherche purement scientifique, à laquelle je m’intéresse depuis fort longtemps. »
Compor resta quelques instants ahuri. Puis il s’étonna : « Chercher la Terre ? Mais pour quoi faire ?
— Pour l’étudier, dit Pelorat. En tant que l’unique planète où l’on ait assisté à l’émergence de l’espèce humaine – sans nul doute à partir de formes de vies inférieures ; alors que partout ailleurs, l’homme s’est contenté de débarquer, tout prêt… Une étude qui devrait se révéler fascinante par sa singularité…
— Et, ajouta Trevize, pour étudier un monde où je pourrais toujours – simple hypothèse – en apprendre un peu plus sur la Seconde Fondation… Simple hypothèse…
— Mais il n’y a pas de Terre, rétorqua Compor. Vous ne le saviez pas ?
— Pas de Terre ? » Pelorat prit un air complètement ahuri, comme toujours lorsqu’il avait décidé de se montrer têtu. « Êtes-vous en train de me dire qu’il n’existe pas de planète d’où soit originaire l’espèce humaine ?
— Mais non. Bien sûr que la Terre a existé. Là n’est pas la question ! Mais il n’y a plus de Terre aujourd’hui. Plus de Terre habitée. C’est fini ! »
Guère ému, Pelorat remarqua : « Il y a des récits…
— Attendez, Janov, l’interrompit Trevize. Dis-moi, Compor, comment sais-tu cela ?
— Que veux-tu dire, comment ? Cela fait partie de mon héritage. Mes ancêtres proviennent du secteur de Sirius, si je peux te le rappeler sans te lasser. Et là-bas, on sait tout cela sur la Terre. Elle est située dans ce secteur. Ce qui signifie qu’elle ne fait pas partie de la Fédération de la Fondation – c’est pourquoi apparemment, personne ne semble s’y intéresser sur Terminus. Mais c’est bien là qu’elle se trouve, tout de même.
— C’est effectivement une suggestion qu’on a faite, oui, dit Pelorat. Il y a eu un considérable enthousiasme pour cette hypothèse de Sirius, comme on l’a appelée, à l’époque de l’Empire.
— Ce n’est pas une hypothèse ! » rétorqua Compor, véhément. « C’est un fait !
— Que diriez-vous si je vous racontais que je connais bon nombre d’endroits épars dans la Galaxie qui sont appelés Terre – ou l’ont été – par les gens vivant dans la région stellaire avoisinante ?
— Oui mais là, c’est la vraie. D’abord, le secteur de Sirius est la zone la plus anciennement peuplée de toute la Galaxie. Tout le monde sait ça.
— C’est ce que les Siriens revendiquent, certainement », dit Pelorat, imperturbable.
Compor avait l’air frustré : « Mais je vous dis que…
— Dis-nous plutôt ce qui est arrivé à la Terre, intervint Trevize. Tu dis qu’elle n’est plus habitée. Pourquoi ?
— La radioactivité. Toute la surface de la planète est devenue radioactive à la suite de réactions nucléaires devenues incontrôlées – ou d’explosions atomiques, je ne sais pas au juste. Et à présent, la vie n’y est plus possible. »
Tous trois se dévisagèrent en silence un moment puis Compor crut utile de répéter : « Je vous l’ai dit, il n’y a pas de Terre. Ça ne sert à rien de la chercher. »
Pour une fois, le visage de Janov Pelorat ne resta pas inexpressif. Non pas qu’il fût habité par la passion – ou par quelque autre expression plus fugace. Non : ses yeux s’étaient simplement étrécis, et une sorte d’ardeur féroce avait envahi tous ses traits.
Il demanda – et sa voix avait cette fois perdu son petit côté hésitant : « Comment avez-vous dit que vous aviez eu connaissance de tout cela ?
— Je vous l’ai dit : c’est mon héritage.
— Ne soyez pas stupide, jeune homme. Vous êtes un conseiller. Ce qui signifie que vous avez forcément dû naître sur une des planètes de la Fédération… Smyrno, si j’ai bonne mémoire…
— C’est exact.
— Eh bien alors, de quel héritage voulez-vous parler ? Êtes-vous en train de me dire que vous possédez des gènes siriens qui vous donnent une connaissance innée des mythes siriens concernant la Terre ? »
Compor sembla pris de court : « Non… bien sûr que non.
— Eh bien, de quoi parlez-vous ? »
Compor marqua une pause, cherchant apparemment à rassembler ses idées. Puis il expliqua calmement : « Ma famille possède de vieux bouquins d’histoire sirienne. Un héritage extérieur – et non pas interne. Ce n’est pas une chose dont on parle volontiers à des étrangers – surtout quand on tient à sa carrière politique. Contrairement à ce que semble penser Trevize, croyez-moi, je ne mentionne le fait qu’à mes meilleurs amis. »
Il y avait une trace d’amertume dans sa voix. « Théoriquement, les citoyens de la Fédération sont tous semblables, mais ceux des mondes de la Fédération se ressemblent plus que ceux des planètes plus récentes – quant à ceux qui sont issus des planètes extérieures à la Fédération, ce sont encore eux les plus dissemblables. Mais peu importe… En dehors de mes lectures, j’ai déjà eu l’occasion de visiter des mondes anciens… Trevize… eh, reviens… »
Trevize s’était glissé vers une extrémité de la salle pour aller regarder dehors par une des fenêtres triangulaires. Celles-ci permettaient d’avoir une vue sur le ciel tout en réduisant la perspective sur la ville – favorisant, à la fois, la lumière et l’intimité. Trevize dut s’étirer pour regarder en bas.
Il retraversa la pièce vide : « Intéressant comme dessin, ces fenêtres. On m’a appelé, conseiller ?
— Oui. Tu te souviens de mon voyage de fin d’études ?
— Après le diplôme ? Oui, je m’en souviens très bien. On était copains à l’époque. Copains pour toujours. La confiance éternelle. Tous les deux, seuls contre le monde. Oui. Tu es parti accomplir ton périple. Moi, je me suis engagé dans la marine, plein de patriotisme. D’une manière ou de l’autre, je crois que je ne voulais pas t’accompagner – une espèce d’instinct m’en avait dissuadé. Je regrette de ne pas l’avoir conservé, cet instinct. »
Compor ne releva pas la pique. Il reprit : « J’ai visité Comporellon. La tradition familiale disait que mes ancêtres en étaient originaires – du moins du côté de mon père. Nous faisions partie de la famille régnante, dans l’ancien temps, avant que l’Empire ne nous absorbe. D’ailleurs, mon nom provient de celui de la planète – c’est du moins ce que relate la tradition familiale. Nous avions aussi un vieux nom, très poétique, pour l’étoile autour de laquelle orbitait Comporellon : Epsilon Eridani.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Pelorat.
Compor hocha la tête. « J’ignore si ce nom a une quelconque signification. Ce n’est qu’une tradition. Ils conservent énormément de traditions. C’est un monde ancien. Ils possèdent là-bas d’interminables archives détaillées sur l’histoire de la Terre mais personne n’en parle beaucoup : ils sont restés très superstitieux. Chaque fois qu’ils mentionnent son nom, ils lèvent les deux mains, le majeur et l’index croisés, pour conjurer le mauvais sort.
— Avez-vous parlé de cela à quelqu’un à votre retour ?
— Bien sûr que non. Qui cela pouvait-il intéresser ? Et je n’allais sûrement pas bassiner les gens avec ça ! Non merci ! Il fallait d’abord que je m’occupe de ma carrière et s’il est une chose que je préfère ne pas ébruiter, ce sont bien mes origines étrangères.
— Et le satellite de la Terre ? » coupa Pelorat, incisif. « Décrivez-nous le satellite de la Terre ! »
Compor eut l’air éberlué. « Là, j’en serais bien incapable.
— Est-ce qu’elle en a un, au moins ?
— Je n’ai pas souvenance de l’avoir lu ou entendu mais je suis sûr qu’en consultant les archives comporelloniennes, vous trouveriez votre bonheur…
— Mais vous ne pouvez rien dire ?
— Sur le satellite ? Non. Ça ne me dit rien.
— Hem ! Et comment la Terre est-elle devenue radioactive ? » Compor secoua la tête sans dire mot. Pelorat insista : « Réfléchissez un peu ! Vous avez bien dû entendre quelque chose à ce sujet.
— C’était il y a sept ans, professeur. Je n’étais pas censé savoir que vous m’interrogeriez là-dessus aujourd’hui. Il courait une sorte de légende… qu’ils considéraient comme historique…
— Quelle était cette légende ?
— La Terre était radioactive – frappée d’ostracisme, dédaignée par l’Empire, se dépeuplant lentement – et elle se préparait d’une manière quelconque à détruire l’Empire.
— Une planète moribonde, détruire tout un Empire ? » s’interposa Trevize.
Compor répliqua sur la défensive : « J’ai dit que c’était une légende. J’ignore les détails. Je sais que dans l’histoire on citait Bel Arvardan.
— Qui était-ce ? demanda Trevize.
— Un personnage historique. J’ai cherché : c’est un brave archéologue des tout premiers temps de l’Empire qui soutenait que la Terre était située dans le secteur de Sirius.
— J’ai déjà entendu ce nom, dit Pelorat.
— C’est devenu un héros populaire sur Comporellon. Écoutez, si vous voulez en savoir plus, vous n’avez qu’à y aller. Ça ne sert à rien de rester traîner ici.
— Comment dites-vous que la Terre comptait faire pour détruire l’Empire ? demanda Pelorat.
— Je ne sais pas. » Une certaine lassitude gagnait la voix de Compor.
« Les radiations auraient-elles un rapport quelconque avec ça ?
— Je l’ignore. Il était aussi question d’une espèce d’amplificateur mental mis au point sur la Terre… un synapsifieur ou quelque chose comme ça…
— Cet appareil pouvait-il créer des super-esprits ? » Pelorat était manifestement incrédule.
« Je ne pense pas. Ce que je me rappelle surtout, c’est que ça ne marchait pas : les gens devenaient intelligents mais ils mouraient jeunes.
— Il s’agit sans doute d’un mythe moral, intervint Trevize : si l’on demande trop, on finit par perdre même ce que l’on a. »
Pelorat se retourna vers Trevize, chagriné : « Qu’est-ce que vous connaissez aux mythes moraux, vous ? »
Trevize haussa les sourcils : « Votre domaine n’est peut-être pas le mien, Janov, mais ça ne signifie pas que je sois totalement ignare.
— Que vous rappelez-vous encore au sujet de ce que vous appelez un synapsifieur, conseiller Compor ? demanda Pelorat.
— Rien. Et je n’ai pas l’intention de me soumettre plus longtemps à ce contre-interrogatoire. Écoutez : je vous ai suivis sur ordre du Maire. Je n’ai aucunement reçu l’ordre d’entrer en contact avec vous. Si je l’ai fait, c’est uniquement pour vous prévenir que vous étiez suivis et pour vous dire qu’on vous avait envoyés pour servir les projets du Maire, quels qu’ils puissent être. Je n’aurais pas dû discuter plus avant avec vous mais vous m’avez surpris en amenant brusquement sur le tapis cette question de la Terre. Alors, laissez-moi vous le répéter : tout ce qui a bien pu exister dans le passé – Bel Arvardan, le synapsifieur, tout ce que vous voudrez… – n’a plus aucun rapport avec ce qui peut exister aujourd’hui. Je vous le redis, encore une fois : la Terre est un monde mort. Je vous conseille fortement de vous rendre sur Comporellon où vous pourrez trouver tout ce que vous voulez savoir. Mais décampez d’ici.
— Et bien sûr, tu vas gentiment aller raconter à madame le Maire que nous partons pour Comporellon – et tu vas même nous suivre pour faire bonne mesure. Ou peut-être qu’elle est déjà au courant ? J’imagine qu’elle t’a soigneusement fait apprendre et répéter mot à mot tout ce que tu viens de nous raconter parce que, pour accomplir ses plans, elle a besoin de nous voir sur Comporellon, pas vrai ? »
Le visage de Compor pâlit. Il se leva et, dans son effort pour se maîtriser, il en bégayait presque : « J’ai essayé d’expliquer. J’ai essayé de me rendre utile. Je n’aurais pas dû. Tu peux bien aller te flanquer dans un trou noir, Trevize ! »
Et sur ces mots, il tourna les talons et partit à grands pas, sans se retourner.
Pelorat paraissait légèrement interloqué : « Vous avez quelque peu manqué de tact, Golan, mon ami. J’aurais pu en tirer plus, de ce jeune homme.
— Non, sûrement pas. Vous n’auriez pas pu lui soutirer autre chose que ce qu’il était disposé à vous dire. Janov, vous ne savez pas qui il est. Jusqu’à aujourd’hui, je ne le savais pas, moi non plus. »
Pelorat hésitait à déranger Trevize. Trevize toujours assis immobile sur son siège, perdu dans ses pensées.
Il se décida finalement : « Est-ce qu’on va passer la nuit ici, Golan ? »
Trevize sursauta. « Non, vous avez tout à fait raison. On sera mieux avec un peu plus de compagnie. Venez ! »
Pelorat se leva. Il remarqua : « On ne risque pas d’avoir de la compagnie. Rappelez-vous : Compor nous a expliqué que c’était une espèce de journée de méditation.
— Il a dit ça ? Y avait-il de la circulation sur la route que nous avons prise pour venir ?
— Oui, un peu.
— Pas mal, même, je dirais. Et ensuite, quand nous sommes entrés en ville, était-elle déserte ?
— Pas particulièrement. Toutefois, vous devez bien admettre qu’ici l’endroit était vide.
— Certes, j’ai remarqué cette particularité… Mais venez, Janov. J’ai faim. On doit bien pouvoir trouver un endroit pour manger – et on peut se permettre de bien choisir. Du moins, on peut essayer de dénicher un coin original où tâter de quelques intéressantes spécialités seychelloises ou – si jamais on perd patience – où l’on sert au moins de la bonne cuisine galactique… Allons, venez donc… une fois que nous serons en sûreté, au milieu des gens, je vous dirai mon idée sur ce qui a dû arriver ici. »
46.
Trevize se radossa, avec une agréable sensation de plénitude. Le restaurant n’avait rien de luxueux selon les critères de Terminus mais il était certainement original. D’abord, il était chauffé par une cheminée dans laquelle on cuisait la nourriture. La viande était accompagnée d’un assortiment de sauces relevées et servie détaillée en bouchées que l’on prenait avec les doigts, non sans avoir auparavant saisi – pour se protéger de la chaleur et de la graisse – des feuilles vertes et douces qui étaient humides et fraîches et avaient un vague goût de menthe.
Une feuille, une bouchée de viande, et l’on mangeait les deux d’un coup. Le maître d’hôtel leur avait soigneusement expliqué comment procéder. Apparemment habitué aux hôtes étrangers à la planète, il avait eu un sourire paternel en voyant Trevize et Pelorat pêcher maladroitement les morceaux de viande fumants et s’était montré à l’évidence ravi du soulagement manifesté par les étrangers à la découverte que les feuilles permettaient de garder les doigts au frais – en même temps qu’elles refroidissaient la viande lorsqu’on la mâchait.
« Délicieux ! » dit Trevize avant d’en redemander. Pelorat en reprit également.
Ils terminèrent leur repas avec un dessert à la consistance spongieuse, vaguement sucré, et une tasse de café dont le goût caramélisé provoqua chez eux un hochement de tête dubitatif. Ils y ajoutèrent du sucre et cette fois, ce fut au tour du maître d’hôtel de hocher la tête.
« Eh bien, dit enfin Pelorat, que s’est-il passé à l’office du tourisme ?
— Vous voulez dire avec Compor ?
— Vous voyez de quoi d’autre on pourrait discuter ? » Trevize regarda autour de lui. Ils étaient dans une profonde alcôve et jouissaient d’une relative intimité mais surtout, le restaurant était comble et le brouhaha des conversations formait une parfaite couverture.
Il répondit à voix basse : » Vous ne trouvez pas étrange qu’il nous ait suivis jusqu’à Seychelle ?
— Il a invoqué son don pour l’intuition…
— Oui, au collège, il était déjà le champion toutes catégories de l’hyperpistage. Je n’aurais jamais eu l’idée de mettre la chose en question jusqu’à aujourd’hui. Je vois parfaitement comment on peut être capable d’estimer la direction vers laquelle une personne s’apprête à sauter, rien qu’en observant ses préparatifs – pourvu qu’on ait un certain don pour ça, certains réflexes… mais je ne vois vraiment pas comment un pisteur pourrait arriver à estimer une séquence de sauts : on ne se prépare jamais que pour le premier de la série ; tous les autres sont pris en charge par l’ordinateur. Le pisteur peut estimer le premier mais par quel tour de magie peut-il bien deviner ce qui se cache dans les entrailles de l’ordinateur ?
— Mais il y est bien parvenu, Golan.
— Certes. Et la seule manière possible que je puisse imaginer, c’est qu’il l’ait fait en sachant à l’avance notre destination. En la connaissant, pas en l’estimant. »
Pelorat considéra la chose : « Tout à fait impossible, mon garçon. Comment pouvait-il la connaître ? Nous n’avons décidé de notre destination que bien après avoir embarqué sur le Far Star.
— Je le sais… Et cette histoire de journée de méditation ?
— Compor ne nous a pas menti : le maître d’hôtel nous a bien dit que c’était un jour de méditation lorsqu’on lui a posé la question, à l’entrée.
— Oui, mais il a dit aussi que le restaurant n’était pas fermé. En fait, ce qu’il a dit exactement, c’est : “ Seychelle-ville n’est pas la cambrousse. Tout ne s’arrête pas. ” En d’autres termes, les gens méditent, mais pas dans la métropole – où tout le monde est à la page et où la piété pratiquée dans les bourgades n’a plus sa place. D’où la circulation et l’activité – peut-être pas aussi développée que d’ordinaire mais de l’activité tout de même.
— Mais Golan, personne n’a mis les pieds dans l’office du tourisme de tout le temps que nous y avons passé. Ça m’a frappé. Absolument personne n’est entré.
— Je l’ai noté, moi aussi. A un moment, je suis même allé voir dehors par la fenêtre et j’ai pu constater que dans les rues avoisinantes se trouvait un certain nombre de piétons et de véhicules et pourtant, pas une seule personne n’est entrée. La journée de la méditation fournissait la couverture idéale : jamais nous ne nous serions posé de question sur cette intimité fort bienvenue si je n’avais pas tout bêtement décidé de ne pas me fier à ce fils de deux étrangers.
— Alors, quelle est la signification de tout ceci ?
— Je crois que c’est simple, Janov. Nous avons ici un individu qui sait où nous allons à l’instant même où on le décide, même si lui et nous sommes dans deux astronefs différents ; voici également un individu capable de maintenir vide un édifice public alors qu’il y a du monde dans les rues alentour, tout cela pour que nous puissions discuter dans une intimité fort bien venue.
— Vous voulez me faire croire qu’il peut accomplir des miracles ?
— Certainement. S’il se trouve que Compor est un agent de la Seconde Fondation et qu’il sait contrôler les esprits ; s’il peut lire dans le vôtre ou le mien, même à distance depuis un autre astronef ; s’il est capable d’influencer tout un poste de douane pour le franchir sans coup férir ; s’il peut atterrir par dégravité sans pour autant qu’une patrouille douanière ne se vexe d’une telle méfiance à l’égard des faisceaux de guidage ; s’il peut influer sur l’esprit des gens pour les empêcher de pénétrer dans un édifice où il ne désire pas les voir entrer…
« Par toutes les étoiles, poursuivit Trevize, l’air visiblement chagriné, je peux même remonter le processus jusqu’à l’époque de notre diplôme : c’est vrai que je ne l’ai pas accompagné lors de son voyage. Je me rappelle que je n’avais pas eu envie de le suivre. N’était-ce pas sous l’effet de son influence ? Il lui fallait être seul. Où allait-il en réalité ? »
Pelorat repoussa les assiettes devant lui, comme s’il voulait se dégager un espace pour avoir de la place pour réfléchir. Ce fut apparemment le signe qu’attendait le robot-serveur – une desserte automotrice qui vint s’arrêter le long de leur table, attendant qu’ils déposent assiettes et couverts.
Quand ils furent de nouveau seuls, Pelorat dit : « Mais c’est fou ! Tout ce qui nous est arrivé aurait fort bien pu se produire naturellement. Une fois que vous vous êtes mis dans la tête que quelqu’un contrôle les événements, vous pouvez absolument tout interpréter dans ce sens et finir par ne plus trouver nulle part la moindre certitude raisonnable. Allons, vieux compagnon, tout ceci me paraît bien contourné et surtout, affaire d’interprétation. Ne cédez pas à la paranoïa.
— Je ne voudrais pas non plus céder à la facilité.
— Eh bien, examinons tout cela logiquement. Supposons qu’il soit effectivement un agent de la Seconde Fondation. Pourquoi courrait-il le risque d’éveiller nos soupçons en maintenant désert l’office du tourisme ? Qu’a-t-il révélé de si important que la proximité toute relative de quelques personnes – par ailleurs absorbées par leurs propres préoccupations – pût faire une quelconque différence ?
— Il y a une réponse facile à cela, Janov : c’est qu’il ait eu besoin d’examiner de près notre esprit et pour ce faire, il ne lui fallait aucune interférence. Pas de parasites. Aucun risque de confusion.
— Là encore, pure interprétation de votre part. Qu’y avait-il de si important dans sa conversation avec nous ? On pourrait fort bien supposer – comme lui-même l’a d’ailleurs souligné – qu’il a uniquement cherché à nous rencontrer pour s’expliquer de ses actes, s’en excuser et nous prévenir des ennuis qui risquaient de nous attendre. Pourquoi vouloir chercher plus loin ? »
Le petit tiroir de paiement encastré dans l’épaisseur de la table s’éclaira avec discrétion tandis que le montant de leur addition s’y affichait en chiffres clignotants. Trevize sortit de sous sa ceinture la carte de crédit marquée à l’empreinte de la Fondation qui était valable n’importe où dans la Galaxie – du moins partout où était susceptible de se rendre un citoyen de la Fondation. Il l’inséra dans la fente idoine. Il fallut quelques instants pour que s’opère la transaction et Trevize (avec sa prudence innée) en vérifia le solde avant de la remettre dans sa poche.
Il jeta un coup d’œil alentour, mine de rien, pour s’assurer qu’aucun intérêt déplacé ne se lisait sur le visage des quelques clients encore présents dans la salle et, rassuré, il répondit à Pelorat : « Pourquoi chercher plus loin ? Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas parlé que de ça. Il a parlé aussi de la Terre. Il nous a dit que c’était une planète morte puis nous a instamment poussés à nous rendre sur Comporellon. Est-ce que nous allons le faire ?
— C’est une chose que j’avais envisagée, Golan, admit Pelorat.
— De partir d’ici, comme ça ?
— On pourrait toujours revenir, une fois vérifié le secteur de Sirius.
— L’idée ne vous a pas effleuré que l’unique propos de cette rencontre pouvait bien être de nous éloigner de Seychelle en nous envoyant ailleurs ? N’importe où, ailleurs qu’ici ?
— Mais pourquoi ?
— Je l’ignore. Écoutez : ils escomptaient nous voir aller à Trantor. C’était ce que vous aviez initialement décidé de faire et il est possible qu’ils aient compté là-dessus. Mais j’ai mis la pagaille dans leurs plans en insistant pour qu’on aille à Seychelle qui était le dernier endroit où ils voulaient nous voir débarquer, tant et si bien qu’ils font tout à présent pour nous faire déguerpir d’ici. »
Pelorat avait l’air pour le moins mécontent : « Mais Golan, ce ne sont là que des phrases. Pourquoi diantre ne voudraient-ils pas de nous à Seychelle ?
— Je n’en sais rien, Janov. Mais pour moi, ça me suffit de savoir qu’ils ne nous veulent pas : je reste. Et je n’ai pas l’intention de bouger d’ici.
— Mais… mais… Écoutez, Golan, si la Seconde Fondation voulait nous voir partir, ne lui suffirait-il pas d’influer sur notre esprit pour nous en suggérer l’envie ? Pourquoi se fatiguer à vouloir nous raisonner ?
— Vous faites bien de soulever la question : n’est-ce pas justement ce qu’ils ont fait dans votre cas, professeur ? » et les yeux de Trevize s’étrécirent, devenus soudain soupçonneux. « N’avez-vous pas envie de partir ? »
Pelorat le regarda, pour le moins surpris : « Ça me paraît simplement une idée assez logique.
— Normal ! Si vous avez subi leur suggestion…
— Mais je n’ai rien subi du tout…
— Bien sûr, c’est exactement ce que vous diriez si vous aviez été soumis à leur conditionnement…
— Si vous cherchez à me coincer comme ça, effectivement, il n’y aura aucun moyen de vous démontrer le contraire. Alors, finalement, qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Je vais rester à Seychelle. Et vous aussi. Vous êtes incapable, sans moi, de gouverner le vaisseau et si Compor vous a conditionné, eh bien, il s’est trompé de bonhomme.
— Très bien, Golan. Nous resterons à Seychelle jusqu’à ce que nous ayons, indépendamment, des raisons d’en partir.
« Après tout, le pire qui puisse nous arriver – pis encore que de rester ou de partir – ce serait qu’on finisse par se bouffer le nez. Allons, vieux camarade, si j’avais été conditionné, est-ce que je serais capable de changer d’avis pour vous suivre de mon plein gré, comme je compte bien le faire à présent ? »
Trevize réfléchit un moment puis, comme mû soudain par un ressort intérieur, il sourit et lui tendit la main : « Tope là, Janov. Et à présent, retournons au vaisseau. Demain, on prendra un nouveau départ. Si d’ici là on trouve une idée… »
Munn Li Compor ne se rappelait plus quand on l’avait recruté. Il faut dire qu’il n’était qu’un enfant, à l’époque. Et puis, les agents de la Seconde Fondation prenaient le plus grand soin d’effacer autant que possible leurs traces.
Compor était un « Observateur » et pour tout membre de la Seconde Fondation, immédiatement identifiable comme tel.
Cela signifiait que Compor avait des notions de mentalique et pouvait dans une certaine mesure dialoguer dans leur langue avec les Seconds Fondateurs mais qu’il était dans les rangs subalternes de la hiérarchie : il pouvait percevoir, par bribes, les esprits, mais n’était aucunement capable de les ajuster… L’éducation qu’il avait reçue n’allait pas jusque-là. C’était un Observateur, pas un Actant.
Ce qui faisait de lui un Fondateur de second rang, au mieux, mais ça ne le gênait pas – enfin, pas trop. Il était conscient de son importance dans le schéma général.
Durant les tout premiers siècles de son existence, la Seconde Fondation avait sous-estime l’ampleur de la tâche qui l’attendait. Elle s’était imaginé qu’avec sa poignée de membres, elle pourrait diriger la Galaxie entière et que le Plan Seldon ne requerrait, pour être maintenu dans la bonne ligne, que les plus légères interventions, ça et là, et très épisodiquement.
Le Mulet les avait débarrassés de ces illusions. Surgi de nulle part, il avait pris la Seconde Fondation (et bien entendu, la Première, mais cela c’était sans importance) totalement par surprise et il avait laissé ses membres complètement désemparés. Il leur avait fallu cinq bonnes années pour organiser une contre-attaque – et encore, seulement au prix de nombreuses vies humaines.
Avec Palver, le rétablissement avait été total – bien qu’encore une fois, bien cher payé ; mais l’homme avait finalement su prendre les mesures adéquates : les opérations de la Seconde Fondation, avait-il décidé, devraient être considérablement accrues, sans pour autant qu’on multiplie les risques de détection ; d’où son instauration du corps des Observateurs.
Compor ignorait combien il y avait d’Observateurs en poste dans la Galaxie et même combien d’entre eux se trouvaient sur Terminus. Il n’avait pas à le savoir : dans l’idéal, il ne devait pas exister de connexion détectable entre deux Observateurs quels qu’ils soient, de sorte que la perte de l’un ne puisse en aucun cas entraîner la perte d’un autre. Les seules connexions s’effectuaient vers le haut, avec les échelons supérieurs situés à Trantor.
C’était l’ambition de Compor d’aller un jour à Trantor. Même s’il jugeait l’éventualité des plus improbables, il savait qu’occasionnellement un Observateur pouvait être conduit à Trantor pour y recevoir une promotion, mais le cas était rare. Les qualités qui faisaient un bon Observateur n’étaient pas de celles qui vous orientaient vers une carrière à la Table.
Gendibal, par exemple, qui était de quatre ans le cadet de Compor : on avait dû le recruter, petit garçon, tout comme Compor, mais lui, on l’avait expédié directement à Trantor et aujourd’hui, c’était un Orateur. Compor ne se faisait aucune illusion sur les raisons de la chose : il avait eu de nombreux contacts avec Gendibal récemment, et avait pu faire l’expérience de la puissance d’esprit de ce jeune homme. Il n’aurait certainement pas pu lui tenir tête plus d’une seconde.
Compor n’avait que rarement conscience de son statut subalterne. Il n’avait presque jamais l’occasion de s’interroger dessus. Après tout (et ce devait être le cas des autres Observateurs, s’imaginait-il), il n’était subalterne que selon les critères de Trantor. Sur leurs propres planètes non trantoriennes, dans leurs propres sociétés non mentalistes, il était aisé pour les Observateurs d’acquérir une position élevée.
Compor, par exemple, n’avait jamais eu de difficulté pour entrer dans les meilleures écoles ou pour se trouver toujours en bonne compagnie. Il avait été en mesure d’utiliser assez facilement ses pouvoirs mentaux pour accroître ses capacités d’intuition naturelles (capacités naturelles grâce auxquelles, il en était sûr, on l’avait de prime abord recruté) et, de cette façon, il avait pu se révéler une vedette de la traque hyperspatiale. Il était devenu un héros au collège et cela lui avait mis le pied sur le premier échelon de la carrière politique. Une fois la présente crise réglée, nul ne pouvait dire jusqu’où il pourrait encore progresser.
Si la crise se résolvait avec succès, comme il était certain, ne se souviendrait-on pas que c’était Compor qui le premier avait remarqué Trevize – non pas en tant qu’être humain, ce que tout le monde aurait pu faire – mais en tant qu’esprit ?
Il avait fait sa connaissance au collège et n’avait vu en lui, tout d’abord, qu’un camarade jovial et plein d’esprit. Un matin, toutefois, alors qu’il se dégageait laborieusement des brumes du réveil, dans le flot de lucidité qui accompagne cette phase du demi-sommeil, il avait ressenti combien il était dommage que Trevize n’eût jamais été recruté.
Il n’aurait pu l’être, bien sûr, puisqu’il était natif de Terminus et non, comme Compor, originaire d’une autre planète. Et même cela mis à part, il était, de toute façon, trop tard. Seuls les tout jeunes sujets étaient assez malléables pour recevoir une formation à la mentalique ; l’introduction douloureuse de cet art – c’était plus qu’une science – dans le cerveau d’un adulte, déjà rouillé dans son moule, n’avait été pratiquée qu’avec les deux premières générations après Seldon.
A leur rencontre suivante, Compor avait pénétré l’esprit de Trevize en profondeur pour enfin y découvrir ce qui avait initialement dû le troubler : l’esprit de Trevize avait des caractéristiques qui ne collaient pas avec les règles qu’on lui avait enseignées, à lui, Compor. A chaque fois, il lui échappait. A mesure qu’il le suivait à l’œuvre, il découvrait en lui des failles – non pas vraiment des failles, de véritables tranches de non-existence : par endroits, les tournures d’esprit de Trevize plongeaient trop profondément pour pouvoir être suivies.
Compor n’avait aucun moyen de déterminer ce que cela signifiait mais il observa le comportement de Trevize à la lumière de ce qu’il avait déjà découvert et il commença de soupçonner en lui une surprenante capacité à déboucher sur des conclusions correctes à partir des données pourtant insuffisantes en apparence.
Y avait-il un rapport avec les failles qu’il avait détectées ? Sans doute la question relevait-elle d’une mentalique qui dépassait largement son niveau – peut-être même le niveau de la Table. Il avait la désagréable sensation que l’intéressé lui-même ignorait dans leur totalité l’étendue de ses pouvoirs de décision et qu’il pouvait bien être capable de…
De quoi ? Les connaissances de Compor étaient insuffisantes. Il pouvait presque discerner la signification du don que possédait Trevize – presque, mais pas tout à fait. Ne lui restait que la conclusion intuitive – pour ne pas dire une simple supposition : Trevize pouvait se révéler, potentiellement, un personnage de la plus extrême importance.
Il allait devoir jouer son va-tout sur cette hypothèse – au risque de paraître moins que qualifié pour occuper sa charge. Oui mais, après tout, s’il ne se trompait pas…
Il se demandait, en y repensant, comment il était parvenu à trouver le courage de poursuivre ses efforts : il lui était impossible de franchir les barrières administratives qui entouraient la Table. Il avait presque fini par se faire à l’idée d’y laisser sa réputation. Et puis, en désespoir de cause, il s’était frayé un chemin jusqu’au cadet de la Table, et finalement Stor Gendibal avait répondu à son appel.
Gendibal l’avait écouté patiemment, et depuis ce moment-là, s’était instaurée entre eux une relation particulière : c’était à l’instigation de Gendibal que Compor était resté en rapport étroit avec Trevize et sous sa direction qu’il avait soigneusement monté le scénario qui devait aboutir à l’exil de Trevize. Et c’était à travers Gendibal que Compor pouvait encore (et il commençait à l’espérer) accomplir son rêve de promotion sur Trantor.
Tous les préparatifs, toutefois, avaient tendu à envoyer Trevize à Trantor. Son refus avait pris Compor complètement par surprise et (du moins le pensait-il) n’avait pas non plus été prévu par Gendibal.
En tout cas, ce dernier était en train de se précipiter sur les lieux et pour Compor, c’était le signe que la crise entrait dans une phase aiguë.
Il envoya un hypersignal.
Gendibal fut tiré du sommeil par le contact sur son esprit. Un contact efficace, et pas le moins du monde gênant : puisqu’il affectait directement le centre gouvernant l’éveil, il s’éveilla tout simplement.
Il s’assit dans son lit et les draps en tombant découvrirent son torse aux muscles souples et bien proportionnés. Il avait reconnu le contact : les différences de toucher étaient aussi manifestes pour un mentaliste que les différences de voix pour ceux qui communiquent essentiellement de manière orale.
Gendibal envoya le signal habituel demandant si un léger répit était possible et l’indication « non urgent » lui revint aussitôt.
C’est donc sans hâte inutile qu’il vaqua à ses occupations matinales. Il était encore dans la douche de son astronef – tandis que les eaux usées se déversaient dans les dispositifs de recyclage – lorsqu’il renoua le contact.
« Compor ?
— Oui, Orateur.
— Avez-vous parlé avec Trevize et l’autre personne ?
— Pelorat. Janov Pelorat. Oui, Orateur.
— Bien. Accordez-moi encore cinq minutes et je nous arrange un contact visuel. »
Il dépassa Sura Novi en se dirigeant vers le poste de commande. Elle lui jeta un regard interrogateur et fit mine de parler mais il lui posa un doigt sur les lèvres et elle se tut aussitôt. Gendibal éprouvait encore un certain malaise devant l’intensité de l’adoration respectueuse qui émanait de cet esprit mais la chose commençait plus ou moins à faire partie maintenant de son environnement.
Il avait relié leurs deux esprits par un mince filament si bien qu’il était impossible de l’affecter, lui, sans affecter simultanément l’esprit de la jeune femme. Esprit dont la simplicité (et c’était un fantastique plaisir esthétique que d’en contempler la symétrie sans artifice, ne pouvait-il s’empêcher de penser) rendait impossible la présence d’un champ mental étranger dans les parages sans qu’il fût aussitôt détecté. Il ressentit une vague de reconnaissance pour l’accès de courtoisie qu’il avait eu à l’égard de la jeune femme alors qu’ils étaient aux portes de l’Université et qui avait conduit celle-ci à venir le voir au moment précis où elle pouvait le plus lui être utile. « Compor ?
— Oui, Orateur.
— Détendez-vous, je vous prie. Il faut que j’étudie votre esprit. N’y voyez aucune attaque personnelle.
— Comme vous voudrez, Orateur. Puis-je vous demander la raison ?
— Pour m’assurer que vous êtes intouché.
— Je sais que vous avez des adversaires politiques à la Table, Orateur, mais sûrement aucun ne…
— Pas de spéculations, Compor. Détendez-vous… Non, vous êtes bien intact. A présent, si vous voulez bien coopérer avec moi, nous allons établir le contact visuel. »
Ce qui suivit était – à proprement parler – une illusion puisque seul un individu secondé par les pouvoirs mentaliques d’un Second Fondateur parfaitement entraîné aurait été capable de déceler quoi que ce soit – à l’aide simplement de ses sens ou d’un appareillage de détection physique.
C’était la construction d’un visage, son apparition élaborée à partir des contours d’un esprit ; et même le meilleur des mentalistes pouvait ne réussir qu’à produire une silhouette brumeuse et quelque peu incertaine. Le visage de Compor planait au milieu du vide, comme aperçu au travers d’un fin mais ondulant voile de gaze, et Gendibal savait que son visage apparaissait de manière identique devant Compor.
Grâce aux faisceaux d’hyperondes, la communication aurait fort bien pu s’établir en permettant d’avoir des visages si nets que deux interlocuteurs distants de mille parsecs pouvaient se croire face à face. Le vaisseau de Gendibal était équipé d’un tel émetteur.
La vision mentalique avait toutefois ses avantages : le principal était qu’elle ne pouvait être interceptée par aucun dispositif connu de la Première Fondation. Pas plus d’ailleurs qu’un membre de la Seconde ne pouvait espionner la vision mentalique d’un autre : on parvenait certes à suivre l’échange mental mais pas ces délicats changements d’expression faciale qui donnaient à la communication toute sa finesse.
Quant aux anti-Mulets… eh bien, la pureté de l’esprit de Novi suffisait à démontrer qu’aucun d’eux ne se trouvait dans les parages.
« Relatez-moi précisément, demanda-t-il à Compor, la teneur de votre conversation avec Trevize et Pelorat. Précisément, jusqu’au niveau mental.
— Bien entendu, Orateur », répondit Compor.
Cela ne prit guère de temps : la combinaison des sons, des expressions et de la mentalique permettait de condenser considérablement les choses malgré le fait qu’au niveau mental, il y avait énormément plus de choses à dire que s’il s’était agi simplement de singer le discours parlé.
Gendibal observait avec la plus extrême attention : il n’y avait pratiquement pas de redondance dans la vision mentalique. Avec la vision réelle – ou même l’hypervision transmise à travers les parsecs –, on recevait considérablement plus d’éléments d’information qu’il n’était absolument nécessaire pour assurer la bonne compréhension du message et l’on pouvait donc se permettre d’en manquer une grande partie sans pour autant perdre d’éléments signifiants.
A travers le voile de la vision mentalique, en revanche, si l’on gagnait une sécurité absolue, c’était en perdant le luxe de se permettre de manquer le moindre fragment transmis : chaque élément était signifiant.
Sur Trantor, se transmettaient toujours, de maître à élève, des histoires terrifiantes destinées à faire saisir au novice l’importance de la concentration. La plus souvent répétée était certainement la moins digne de foi. Elle évoquait le premier rapport envoyé sur la progression du Mulet, avant qu’il n’ait conquis Kalgan ; et l’obscur officier qui avait réceptionné ce rapport et avait simplement cru qu’il concernait une espèce de cheval, parce qu’il n’avait pas su voir – ou interpréter – la minuscule mimique qui signifiait : « surnom d’un individu ». L’officier avait en conséquence jugé que l’affaire ne valait pas d’être transmise à Trantor. Lorsque le message suivant était parvenu, il était déjà trop tard pour prendre des dispositions immédiates et la Seconde Fondation allait devoir affronter encore cinq années terribles.
L’événement ne s’était sans doute pas réellement produit mais c’était après tout sans importance. C’était une histoire dramatique et elle servait à motiver chaque étudiant pour lui donner l’habitude de la plus intense concentration. Gendibal se souvenait de l’époque où lui-même était étudiant : un jour, il avait commis une erreur de réception dans un message, erreur qui lui avait personnellement paru aussi insignifiante qu’excusable. Son professeur – le vieux Kendart, un vrai tyran jusqu’au tréfonds de la moelle – s’était contenté de ricaner en disant : « Une espèce de cheval, hein, mon petit Gendibal ? » Et il n’avait plus su où se mettre, tellement il avait honte.
Compor avait terminé.
Gendibal lui demanda : « Votre estimation, s’il vous plaît, de la réaction de Trevize. Vous le connaissez mieux que moi, vous le connaissez mieux que n’importe qui.
— C’était assez clair : les indices mentaliques étaient sans équivoque. Il pense que mes paroles et mes actes traduisent un désir extrême de le voir se rendre à Trantor, ou dans le secteur de Sirius, ou n’importe où, sauf l’endroit où il compte effectivement se rendre. Cela signifie, à mon avis, qu’il entend fermement rester là où il est. En bref, le fait même que j’attache une grande importance à son changement de lieu l’oblige à y accorder à son tour la même importance et, puisqu’il a l’impression que son interprétation des faits est diamétralement opposée à la mienne, il va délibérément agir à rencontre de ce qu’il interprète comme mon souhait.
— Vous êtes sûr de ça ?
— Tout à fait sûr. »
Gendibal réfléchit à la chose puis décida que Compor avait raison. Il lui dit : « Je suis satisfait. Vous avez agi remarquablement. Votre histoire de destruction de la Terre par la radioactivité était habilement choisie pour stimuler la réaction idoine sans besoin d’une manipulation directe de l’esprit. Fort louable ! »
Compor sembla débattre avec lui-même un bref instant. « Orateur, dit-il enfin, je ne peux pas accepter vos louanges. Je n’ai pas inventé cette histoire. Elle est véridique. Il existe réellement une planète nommée Terre dans le secteur de Sirius et elle est effectivement considérée comme le berceau de l’humanité. Elle était radioactive – dès le début, ou elle l’est devenue – et cela n’a fait qu’empirer depuis que c’est une planète morte. Tout comme est véridique l’invention de cet amplificateur mental qui n’a finalement pas abouti. Tout cela est considéré comme historique sur la planète natale de mes ancêtres.
— Vraiment ? Intéressant ! » dit Gendibal, visiblement pas du tout convaincu. « Et encore mieux. Savoir quand une vérité pourra convenir est proprement admirable puisque aucune non-vérité ne pourrait être présentée avec la même sincérité. Pelorat a dit un jour : “ Plus proche on est de la vérité, meilleur est le mensonge, et la vérité elle-même, quand on peut en faire usage, est encore le meilleur des mensonges. ”
— Il y a encore une chose, reprit Compor : en suivant vos instructions de maintenir Trevize dans le secteur de Seychelle jusqu’à votre arrivée – et ce, à n’importe quel prix – j’ai dû aller si loin dans mes efforts qu’il me soupçonne à présent d’être sous l’influence de la Seconde Fondation. »
Gendibal hocha la tête. « Cela, je suppose, reste inévitable, compte tenu des circonstances. De toute façon, sa monomanie sur le sujet suffirait à lui faire voir la Seconde Fondation même là où elle n’est pas. Il faudra simplement que l’on en tienne compte.
— Orateur, s’il est absolument nécessaire que Trevize reste là où il est jusqu’à ce que vous puissiez l’atteindre, ça simplifierait tout de même les choses si je venais vous chercher, vous prenais à bord de mon vaisseau pour vous ramener ensuite. Cela prendrait moins d’une journée…
— Non, Observateur, coupa sèchement Gendibal. Vous n’en ferez rien. Les gens sur Terminus savent où vous êtes. Vous avez bien à bord un hyper-relais que vous êtes incapable de débrancher, n’est-ce pas ?
— Oui, Orateur.
— Et si Terminus sait que vous avez débarqué sur Seychelle, leur ambassadeur sur place est donc au courant – et cet ambassadeur sait également que Trevize a débarqué. Votre hyper-relais apprendra à Terminus que vous avez effectué un aller-retour vers un point situé à des centaines de parsecs de là ; et l’ambassadeur les informera parallèlement que Trevize n’a pourtant pas bougé du secteur. Partant de là, jusqu’à quel point Terminus ne va-t-il pas se douter de quelque chose ? Le Maire de Terminus est, de notoriété publique, une femme rusée et la dernière chose que nous voulons faire, c’est d’éveiller ses soupçons avec une énigme insoluble. On n’a pas du tout envie de la voir rappliquer à la tête de toute sa flotte. De toute façon, le risque en est déjà bien assez grand.
— Sauf votre respect, Orateur… quelle raison avons-nous de craindre une flotte si nous pouvons en contrôler le commandant ?
— Si peu de raisons qu’on ait de le craindre, on en aura encore moins si la flotte n’est pas là. Vous restez où vous êtes, Observateur. Dès que je vous ai rejoint, je monte à bord de votre vaisseau et ensuite…
— Ensuite, Orateur ?
— Eh bien, ensuite, je prends les choses en main. »
Gendibal resta encore assis après avoir laissé se dissoudre la vision mentalique ; il demeura ainsi de longues minutes. A réfléchir.
Durant le long trajet jusqu’à Seychelle – inévitablement long avec ce vaisseau qui ne pouvait aucunement rivaliser avec la technique de pointe des réalisations de la Première Fondation – il avait pris le temps de revoir l’intégralité des rapports envoyés par Trevize. L’ensemble s’étalait sur près d’une décennie.
Vus dans leur totalité et à la lumière des événements récents, ils révélaient indubitablement que Trevize aurait pu constituer une merveilleuse recrue pour la Seconde Fondation, si la politique de ne jamais toucher aux natifs de Terminus n’avait pas été instaurée depuis l’époque de Palver.
Il était impossible de dire combien depuis des siècles la Fondation avait ainsi pu perdre de recrues de la plus haute qualité. Il n’y avait aucun moyen d’évaluer les capacités de chaque individu parmi les quatrillions d’êtres humains qui peuplaient la Galaxie. Aucun sans doute ne devait être toutefois plus prometteur que Trevize et très certainement aucun ne pouvait se trouver situé à un endroit plus sensible.
Gendibal eut un léger hochement de tête. Jamais on n’aurait dû ignorer Trevize – natif de Terminus ou pas. Grâces soient rendues à l’Observateur Compor pour s’en être aperçu, même avec toutes les distorsions apportées par les ans à la personnalité du sujet.
Bien sûr, Trevize ne leur était plus d’aucune utilité, à présent. Il était trop âgé pour être modelé ; mais il avait toujours cette intuition innée, cette capacité à discerner une solution sur la base d’informations pourtant totalement inadéquates, et puis un quelque chose… un quelque chose…
Le vieux Shandess qui, bien que n’étant plus de la première jeunesse, était Premier Orateur, et dans l’ensemble n’avait pas été le plus mauvais d’entre eux, Shandess avait discerné là quelque chose – sans avoir eu besoin de faire tous les recoupements et les raisonnements auxquels s’était livré Gendibal durant le cours de son voyage. Trevize, avait estimé Shandess, était la clé de la crise.
Pourquoi Trevize était-il venu sur Seychelle ? Que préparait-il ? Que faisait-il ?
Et il n’était pas question de le toucher ! De cela, Gendibal était sûr. Jusqu’à ce que l’on sache exactement le rôle qu’il jouait, ce serait une totale erreur de chercher de quelque manière à modifier son comportement. Avec les anti-Mulets dans les parages, quels qu’ils soient – quoi qu’ils puissent être –, toute initiative malencontreuse à l’égard de Trevize (Trevize, par-dessus tout) pouvait leur exploser au visage comme un micro-soleil totalement imprévu.
Il sentit un esprit planer autour du sien et l’écarta machinalement comme il l’aurait fait sur Trantor d’un insecte particulièrement pénible – mais avec l’esprit, et non pas d’un mouvement de main. Il perçut l’immédiate réaction de douleur chez l’autre et leva les yeux : Sura Novi avait porté la main à son front. Elle fronçait les sourcils. « Pardon, Maître, mais j’ai senti comme une brusque bouffée d’angoisse dans ma tête… »
Gendibal en fut immédiatement contrit : « Je suis désolé, Novi. Je ne pensais pas… – ou plutôt, j’étais trop absorbé dans mes pensées. » Instantanément, et avec la plus grande douceur, il aplanit les délicats filaments mentaux froissés.
Novi eut soudain un sourire radieux : « C’est passé d’un seul coup ! Le doux son de votre voix, Maître, a le meilleur effet sur moi.
— A la bonne heure ! Mais quelque chose ne va pas ? Pourquoi es-tu ici ? » Il s’abstint de pénétrer plus avant dans son esprit pour y découvrir lui-même la réponse. Il éprouvait une répugnance croissante à envahir son intimité.
Novi hésita. Elle se pencha légèrement vers lui. « Ça m’avait inquiétée : vous voir comme ça regarder dans le vide en faisant des bruits et en grimaçant. J’suis restée plantée là, avec la peur qu’vous soyez comme qui dirait dérangé… malade… sans ben savoir quoi faire.
— Ce n’était rien, Novi. Il ne fallait pas avoir peur. » Il lui tapota la main. « Il n’y a rien à craindre. Tu comprends ? »
La peur – ou toute autre émotion violente – tordait et déformait en quelque sorte la symétrique architecture de son esprit. Il préférait le voir calme, paisible et heureux mais il hésita devant l’idée de le rectifier par une influence extérieure. Elle avait mis le précédent ajustement sur le compte de l’effet de sa voix et il préférait, lui semblait-il, qu’on en restât là.
« Novi, lui demanda-t-il, pourquoi je ne t’appellerais pas Sura ? »
Elle leva soudain vers lui un regard pathétique : « Oh, Maître ! Ne faites pas ça !
— Mais Rufirant ne s’en est pas privé, le jour de notre rencontre. Maintenant qu’on se connaît suffisamment…
— Je sais bien qu’il le faisait, Maître. C’est comme ça qu’un homme parle à une fille qu’a point d’homme, point de promis, qu’est… incomplète, quoi. Y lui dit son petit nom. Pour moi, ça m’ferait plus d’honneur si vous m’appeliez Novi et j’en serai fière. J’ai p’t’être point d’homme pour l’heure, mais j’ai toujours un Maître et j’suis contente de ça. J’espère que vous verrez pas d’la gêne à m’appeler Novi.
— Certainement pas, Novi. »
Et à ces mots, l’esprit de la jeune femme redevint si merveilleusement lisse que Gendibal en fut tout content. Trop content même. Aurait-il dû être content à ce point ?
Légèrement penaud, il lui souvint que le Mulet était censé avoir été affecté de manière analogue par cette femme de la Première Fondation, Bayta Darell, à son corps défendant.
Ici bien sûr, ce n’était pas la même chose : la Hamienne était sa protection contre tout esprit étranger et il tenait à la voir remplir cette tâche le plus efficacement possible.
Non, ce n’était pas vrai. Sa fonction d’Orateur risquait d’être compromise s’il cessait de chercher à comprendre son propre esprit ou, pis, s’il manœuvrait délibérément pour se cacher la vérité. La vérité était qu’il se plaisait à la voir calme et paisible et heureuse naturellement – sans qu’il eût à intervenir – et cela lui faisait plaisir tout simplement parce qu’elle lui faisait plaisir ; et (songea-t-il en manière de défi) il n’y avait pas de mal à ça.
« Assieds-toi, Novi. »
Elle obéit, posant la pointe des fesses sur un siège et s’installant aussi loin que l’autorisait l’exiguïté de la cabine. Tout son esprit était inondé de respect.
Il expliqua : « Lorsque tu m’as vu faire des bruits tout à l’heure, Novi, j’étais en conversation, à la manière des chercheurs, avec un interlocuteur lointain. »
Novi répondit avec tristesse, les yeux baissés : « Je vois bien, Maître, qu’il y a tout plein de choses dans la manière des cherchieurs que j’arrive point à comprendre et que j’imagine même point. C’est pour sûr un art difficile qui va ben trop haut pour moi. J’en ai d’la honte, d’être venue vous voir et vous demander d’me faire cherchieuse. Comment ça se fait-il, Maître, que je vous ai pas fait vous moquer ?
— Il n’y a pas de honte à aspirer à quelque chose même si c’est au-delà de notre portée. Tu es trop âgée maintenant pour devenir un chercheur à ma manière, Novi, mais tu ne seras jamais trop vieille pour en apprendre plus que tu ne sais déjà et pour être capable d’accomplir plus de choses que tu n’en sais faire actuellement. Tiens, je vais t’enseigner certaines choses concernant ce vaisseau. D’ici qu’on ait atteint notre destination, tu en sauras déjà un bon bout. »
Il se sentait ravi. Et pourquoi pas ? Il tournait délibérément le dos au stéréotype hamien. De toute façon, de quel droit un groupe hétérogène comme celui de la Seconde Fondation instaurait-il un tel stéréotype ? Après tout, leurs enfants n’étaient que très occasionnellement capables de faire eux-mêmes des Seconds Fondateurs de haut rang. Les enfants d’Orateurs n’avaient presque jamais les aptitudes pour devenir Orateurs à leur tour. Il y avait bien eu trois générations de Linguistes, trois siècles plus tôt, et encore, on n’était pas certain que l’Orateur du milieu de la série pût être inclus dans le lot. Et même si c’était vrai, pour qui se prenaient les gens de l’Université pour se hisser sur un si haut piédestal ?
Il vit luire les yeux de Novi et il en fut heureux.
Elle lui dit : « Je vas faire un effort pour bien apprendre ce que vous allez m’enseigner, Maître.
— J’en suis certain », répondit-il – et puis il hésita. Il lui revint que, lors de sa conversation avec Compor, à aucun moment il n’avait fait entendre qu’il n’était pas seul à bord. Rien ne laissait paraître qu’il était accompagné.
Accompagné par une femme, encore, à la rigueur : Compor n’aurait sans doute pas été surpris… Mais par une femme hamienne ?
Durant quelques instants, et nonobstant tous ses efforts, Gendibal se sentit sous l’emprise du stéréotype – et il se surprit à se féliciter que Compor ne soit jamais allé sur Trantor et fût donc bien incapable de reconnaître en Novi une Hamienne.
Il se ressaisit. Qu’importait que Compor l’apprenne ou non – lui, ou un autre. Gendibal était un Orateur de la Seconde Fondation et il pouvait agir comme il lui plaisait dans les limites du Plan Seldon – et nul ne pouvait y trouver à redire.
« Maître, dit Novi, une fois rendus à destination, est-ce qu’on va se quitter ? »
Il la regarda et dit, peut-être avec plus de force qu’il ne l’escomptait : « Il n’est pas question qu’on soit séparés, Novi. »
Et à ces mots, la femme hamienne sourit timidement et, par toute la Galaxie, elle lui donna l’impression d’être… pareille à n’importe quelle autre femme.