Chapitre 17 Gaïa

70.

Il fallut des heures au vaisseau lancé de la station spatiale pour atteindre les parages du Far Star – de bien longues heures à endurer pour Trevize.

La situation eût-elle été normale, il aurait cherché à établir le contact et aurait attendu une réponse du vaisseau. En l’absence de celle-ci, il aurait vite fait de prendre la tangente.

Il n’y avait pas eu de réponse, mais comme ils étaient désarmés, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre. L’ordinateur refusait de réagir à toute commande en dehors de celles en rapport avec le fonctionnement interne du vaisseau.

Car de ce côté-là, au moins, tout marchait normalement : les systèmes de survie fonctionnaient sans aucun problème, leur assurant tout le confort physique nécessaire. Maigre consolation, pour tout dire. La vie se faisait languissante et l’incertitude sur le sort qui les attendait minait Trevize. Il nota – non sans irritation – que Pelorat semblait prendre la chose avec calme. Pour comble, alors que lui-même avait l’appétit coupé, il vit Pelorat s’ouvrir une petite boîte de poulet en morceaux (qui dès l’ouverture s’était automatiquement mise à chauffer) et entreprendre de la vider méthodiquement.

« Par l’Espace ! » fit Trevize avec irritation. « Ça pue ! »

Pelorat parut surpris et renifla la boîte : « Ça m’a tout l’air de sentir normalement, Golan. »

Trevize hocha la tête. « Faut pas faire attention. Je suis simplement sur les nerfs. Mais prenez quand même une fourchette. Vous allez avoir les doigts qui sentent le poulet toute la journée. »

Pelorat regarda ses doigts avec étonnement : « Pardon ! Je n’avais pas remarqué… Je pensais à autre chose. »

Trevize nota, sarcastique : « Seriez-vous turlupiné, par hasard, de savoir quel genre de créature non humaine peut bien nous arriver dans ce vaisseau ? » Il avait honte d’être moins calme que Pelorat. Lui, un vétéran de la marine (même s’il n’avait bien entendu jamais vu l’ombre d’une bataille), alors que Pelorat était historien. Pourtant son compagnon restait tranquillement assis dans son coin. Il lui répondit :

« Il serait bien impossible d’imaginer quelle direction pourrait avoir pris l’évolution dans des conditions différentes de celles de la Terre. Les possibilités ne sont peut-être pas infinies mais sont toutefois si vastes que c’est tout comme. Néanmoins, je peux déjà vous prédire que ce ne sont pas des brutes stupides et qu’ils vont nous traiter de manière civilisée. Si tel n’était pas le cas, nous serions déjà morts à l’heure qu’il est.

— Au moins, vous, vous avez gardé votre capacité de raisonnement, Janov, mon ami… vous êtes encore capable de rester calme. Moi, j’ai l’impression d’avoir les nerfs prêts à faire craquer l’espèce de gangue tranquillisante qu’ils nous ont coulée dessus. Je me sens une incroyable envie de me lever et de faire les cent pas… Mais qu’est-ce qu’il peut bien foutre, ce fichu vaisseau ?

— Je suis un homme d’un naturel passif, Golan : j’ai passé ma vie penché sur des documents, attendant l’arrivée de nouveaux documents. Je n’ai jamais rien fait d’autre qu’attendre. Vous, vous êtes un homme d’action et vous souffrez intensément parce que l’action est impossible. »

Trevize sentit une partie de sa tension se relâcher. Il marmonna : « Je sous-estime toujours votre bon sens, Janov.

— Non, pas du tout, fît Pelorat, placide, mais même un professeur naïf est parfois capable d’expliquer les choses de la vie.

— Et même le plus habile politicien s’en montrer incapable.

— Je n’ai pas dit ça, Golan.

— Vous, non mais moi, si. Alors, laissez-moi devenir actif. Je peux encore observer. Le vaisseau qui approche est assez près maintenant pour être distingué : il semble distinctement primitif.

— Semble ?

— S’il est le produit de cerveaux non humains et de mains non humaines, ce qui peut nous sembler primitif peut en réalité n’être que simplement non humain.

— Vous pensez qu’il pourrait être de fabrication non humaine ? » et le visage de Pelorat rougit légèrement.

« Je ne peux pas dire. Je suppose que les objets fabriqués – si grandes que puissent être leurs variations d’une culture à l’autre – n’ont pas tout à fait la plasticité qu’autorise l’éventail des caractères génétiques.

— Ce n’est jamais qu’une supposition gratuite de votre part : tout ce que nous connaissons, ce sont simplement des différences de cultures. Nous ne connaissons pas d’espèces intelligentes différentes de nous et, par conséquent, nous n’avons aucun moyen de juger à quel point peuvent différer les objets fabriqués par des intelligences différentes.

« Les poissons, les dauphins, les manchots, les calmars – et jusqu’aux ambiflexes – qui ne sont pas d’origine terrestre – si tant est que les autres le soient –, tous résolvent le problème du mouvement dans un médium visqueux par le profilage, si bien que leur aspect n’est pas si différent que leur structure génétique aurait pu le laisser supposer. Il pourrait en être de même des objets fabriqués.

— En tout cas, fit Trevize, je me sens déjà mieux. Parler de tout et de rien avec vous, Janov, me calme les nerfs. Et puis je crois qu’on ne va pas tarder à être fixés : ce vaisseau ne va pas pouvoir s’arrimer au nôtre et quels qu’ils soient, ses occupants seront bien obligés d’utiliser un bon vieux filin pour se transborder (à moins que ce ne soit nous qu’on invite, d’une manière ou de l’autre, à effectuer la manœuvre), vu que l’unilock est inutilisable… A moins qu’un non-humain n’emploie un autre système, totalement différent.

— De quelle taille est ce vaisseau ?

— Faute de pouvoir utiliser l’ordinateur de bord pour calculer sa distance par radar, je ne vois pas comment évaluer sa taille. »

Une amarre serpenta en direction du Far Star.

« Soit il y a un homme à bord, remarqua Trevize, soit les non-humains emploient le même système. C’est peut-être bien le seul utilisable.

— Ils pourraient se servir d’un tube, ou d’une échelle horizontale.

— Ce sont des objets non flexibles : il serait bien trop compliqué d’essayer d’établir le contact avec de tels systèmes. On a besoin d’un dispositif qui allie robustesse et flexibilité. »

Le filin vint s’arrimer contre le Far Star en provoquant un bruit sourd – dû à la mise en vibration de la coque (et de la masse d’air qu’elle contenait). Puis ce fut le glissement habituel, pendant que l’autre vaisseau ajustait avec précision sa vitesse afin que les deux appareils se retrouvent avec la même vélocité. Le filin était à présent immobile relativement aux deux astronefs.

Un point noir apparut sur la coque de l’autre vaisseau et s’agrandit comme la pupille d’un œil.

Trevize grommela : « Un diaphragme, au lieu d’un panneau coulissant.

— Non humain ?

— Pas obligatoirement, je suppose. Mais intéressant. » Une silhouette émergea.

Pelorat pinça les lèvres puis finalement remarqua, d’une voix déçue : « Tant pis… Humain.

— Pas nécessairement, fit calmement Trevize. Tout ce qu’on peut en déduire, pour l’instant, c’est qu’il semble posséder cinq appendices. Ce peut être une tête, deux bras et deux jambes – mais ça pourrait être aussi tout autre chose… Attendez !

— Quoi ?

— Il progresse beaucoup plus rapidement et beaucoup plus en souplesse que je ne m’y attendais… Ah !

— Quoi ?

— Il doit avoir une espèce de propulseur… Pas une fusée, autant que je puisse dire… mais en tout cas, il ne se hisse pas à la force des poignets… Là non plus, ce n’est pas nécessairement humain… »

L’attente leur parut interminable malgré la progression rapide de la silhouette le long du filin. Enfin toutefois, perçurent-ils le bruit du contact.

« En tout cas, il est là, dit Trevize. Tiens, si je m’écoutais, je le coincerais dès qu’il apparaît. » Il referma le poing.

« Je crois qu’on ferait plutôt mieux de se décrisper, dit Pelorat. Il est peut-être plus fort que nous. Il est peut-être capable de contrôler notre esprit. Il y en a sûrement d’autres dans le vaisseau. Attendons d’abord de savoir un peu qui est en face de nous.

— Vous devenez de plus en plus sensé de minute en minute, Janov, et moi de moins en moins. »

Ils purent entendre le bruit du sas qui s’ouvrait et enfin la silhouette apparut à l’intérieur de la cabine.

« Taille à peu près normale, marmonna Pelorat. Le scaphandre pourrait convenir à un être humain.

— Jamais vu ni entendu parler d’un tel modèle mais il reste toutefois dans les limites de l’ingénierie humaine, me semble-t-il… Enfin, ça ne veut rien dire… »

La silhouette en scaphandre s’immobilisa devant eux, un membre supérieur se leva vers le casque qui, s’il était fait de verre, était en verre sans tain : on ne pouvait rien distinguer à l’intérieur.

Le membre effleura quelque chose avec un mouvement trop vif pour que Trevize distingue clairement, et le casque se détacha aussitôt du reste de la combinaison. Il bascula.

Pour révéler le visage d’une femme jeune et incontestablement jolie.

71.

Le visage inexpressif de Pelorat fit ce qu’il put pour prendre un air stupéfait. Il dit, hésitant : « Êtes-vous humaine ? »

Les sourcils de la femme s’arquèrent, ses lèvres se gonflèrent, firent la moue. Impossible de dire si ces mimiques indiquaient qu’elle était confrontée à un langage pour elle incompréhensible ou bien si elle avait compris et s’étonnait d’une telle question.

D’un geste vif, elle porta la main au côté de sa combinaison qui s’ouvrit en une pièce comme si elle avait été montée sur charnières.

Elle fit un pas et la combinaison resta quelques instants debout comme une coque vide. Puis, avec un doux soupir qui semblait presque humain, elle s’affaissa.

La jeune femme paraissait plus jeune encore maintenant qu’elle était débarrassée de son scaphandre. Ses vêtements étaient amples et translucides, révélant en ombre des sous-vêtements très collants. Sa tunique lui descendait aux genoux.

Elle avait de petits seins et la taille fine, avec des hanches rondes et pleines. Ses cuisses qu’on devinait sous la robe étaient généreuses mais la jambe était fine et la cheville gracieuse. Sa chevelure était brune, cascadant sur les épaules ; elle avait de grands yeux marron, des lèvres pleines et légèrement asymétriques.

Elle baissa les yeux pour s’examiner et résolut le mystère de sa compréhension du langage en disant : « N’ai-je pas l’air humaine ? »

Elle parlait le galactique avec tout juste l’ombre d’une hésitation comme si elle faisait un léger effort pour avoir une prononciation tout à fait correcte.

Pelorat opina et dit avec un petit sourire : « Ce n’est pas moi qui dirai le contraire. Tout à fait humaine. Délicieusement humaine. »

La jeune femme ouvrit les bras comme pour inviter à un examen plus approfondi. « J’ose l’espérer, messieurs. Des hommes sont morts pour ce corps.

— Personnellement, je préférerais vivre pour lui », remarqua Pelorat, légèrement surpris de cet assaut de galanterie.

« Un bon choix », répondit solennellement la femme. « Pour ceux qui peuvent le connaître, les seuls soupirs sont des soupirs d’extase. »

Elle rit, et Pelorat rit avec elle.

Trevize, dont le front s’était plissé à l’écoute de ce dialogue, demanda rudement : « Quel âge avez-vous ? »

La femme parut se replier sur elle-même. « Vingt-trois ans… cher monsieur.

— Pourquoi êtes-vous venue ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je suis venue pour vous escorter vers Gaïa. » Sa maîtrise du galactique était légèrement moins bonne à présent et ses voyelles avaient tendance à s’arrondir en diphtongues : elle avait prononcé « venioue » et « Gaï-ha ».

« Une fille pour nous escorter ! »

La jeune femme se raidit, se redressant soudain pour prendre le port d’une personne responsable : « Je suis Gaïa, aussi bien que n’importe qui d’autre. D’abord, c’était mon tour à la station.

— Votre tour ? Vous étiez seule à bord ? »

Très fière : « Il n’y a besoin de personne d’autre.

— Et elle est vide à présent ?

— Je n’y suis plus, monsieur, mais elle n’est pas vide. Elle est toujours là.

— Elle ? De qui voulez-vous parler ?

— De la station. C’est Gaïa. Elle n’a pas besoin de moi. Elle retient votre vaisseau.

— Alors, que faites-vous dans la station ?

— C’est mon tour. »

Pelorat avait pris Trevize par la manche et s’était fait rabrouer. Il fit une nouvelle tentative. « Golan », dit-il avec un murmure pressant. « Ne lui criez pas dessus. Ce n’est qu’une jeune fille. Laissez-moi m’en occuper. »

Trevize hocha la tête avec colère mais Pelorat dit : « Jeune femme, comment vous appelez-vous ? »

La jeune femme sourit, soudainement radieuse, comme en réaction à cette intonation bien plus douce : « Joie.

— Joie ? répéta Pelorat. Un bien joli nom. Ce n’est sûrement pas tout.

— Bien sûr que non. On serait bien avancée avec une seule syllabe. Il faudrait la dupliquer pour chaque section et on ne pourrait plus nous reconnaître si bien que les hommes mourraient pour un corps qui n’est pas le bon. Joidilachicarella, voilà mon nom complet.

— Effectivement, là, on en a plein la bouche…

— Hein ? Avec sept syllabes ? C’est rien du tout ! J’ai des amies qui en ont jusqu’à quinze, même qu’elles ne se lassent pas d’essayer de nouvelles combinaisons pour leur petit nom. Moi, je me suis fixée sur « Joie » depuis mes quinze ans. Ma mère m’appelait « Lachic », je sais pas si vous voyez.

— En galactique classique, “ Joie ” signifie “ bonheur ”, “ plaisir ”, nota Pelorat…

— En gaïen également. Ça ne diffère pas énormément du galactique classique et le “ plaisir ” est effectivement l’impression que je cherche à susciter.

— Moi, c’est Janov Pelorat, fit Pelorat.

— Je sais. Et cet autre monsieur – celui qui crie tout le temps – c’est Golan Trevize. On a été avertis par Seychelle. »

Trevize réagit aussitôt, l’œil étréci : « Comment avez-vous été avertie ? »

Joie se tourna vers lui et dit d’une voix calme : « Pas moi. Gaïa.

— Mademoiselle Joie, intervint Pelorat, pouvez-vous nous laisser, mon partenaire et moi-même, parler un instant en privé ?

— Oui, certainement, mais il va falloir qu’on y aille, vous savez.

— Ce ne sera pas long. » Il tira avec insistance par le coude son compagnon qui le suivit avec réticence dans la cabine à côté.

« A quoi tout cela rime-t-il, murmura Trevize. Je suis certain qu’elle peut nous entendre ici. Elle est même sans doute capable de lire dans nos esprits, la vache !

— Qu’elle en soit ou non capable, on a besoin de quelques instants d’isolement psychologique. Je vous en prie, brave compagnon, fichons-lui la paix. On ne peut rien y faire et ça ne sert à rien de se défouler sur elle. Elle non plus, elle n’y peut pas grand-chose. Elle n’a sans doute qu’un rôle de messager. En fait, aussi longtemps qu’elle sera à bord, nous serons probablement en sûreté ; ils ne l’auraient pas fait monter à bord s’ils avaient l’intention de détruire notre vaisseau. Continuez à la rudoyer et ils finiront peut-être bien par le détruire – et nous avec – après l’avoir récupérée.

— Je n’aime pas me sentir comme ça, impuissant, dit Trevize, ronchon.

— Qui aime ça ? Mais vous comporter comme une brute ne vous rendra pas moins impuissant. Ça ne fait jamais de vous qu’une brute impuissante. O mon cher compagnon, je ne voudrais pas vous rudoyer à mon tour – et ne m’en veuillez pas d’être excessivement critique à votre égard – mais il ne faut pas en vouloir à cette demoiselle.

— Janov, elle serait assez jeune pour être votre fille cadette. » Pelorat se raidit : « Raison de plus pour la traiter avec douceur.

Et puis, je ne vois vraiment pas ce que vous sous-entendez avec cette remarque. »

Trevize réfléchit un instant puis son visage s’éclaira : « Très bien. Vous avez raison. Mais c’est quand même crispant qu’ils nous aient envoyé une fille. Ils auraient pu nous dépêcher un officier de l’armée, par exemple, et nous attribuer une certaine valeur, si l’on peut dire. Mais rien qu’une fille ? Et qui n’arrête pas de se décharger de la responsabilité sur Gaïa ?

— Elle fait sans doute allusion à un dirigeant qui hérite du nom de la planète à titre honorifique – à moins qu’elle ne se réfère au conseil planétaire. On finira bien par trouver mais sans doute pas en la questionnant directement.

— Des hommes sont morts pour son corps ! fulmina Trevize. Tiens !… et d’abord elle est basse du cul !

— Personne ne vous demande de mourir pour elle, Golan, dit doucement Pelorat. Allons ! Faites-lui la grâce d’un minimum d’ironie. Je trouve personnellement cela amusant et de bon aloi. »

Ils retrouvèrent Joie penchée sur l’ordinateur, contemplant ses différents éléments les mains dans le dos, comme si elle avait peur d’y toucher.

Elle leva les yeux lorsqu’ils entrèrent en baissant la tête pour passer sous le linteau de la porte. « Quel vaisseau bizarre, leur dit-elle. Je ne comprends pas la moitié de ce que je vois mais si vous vouliez m’offrir un cadeau de bienvenue, c’est gagné. Il est superbe. Le mien, en comparaison, est affreux. »

Son visage trahissait une ardente curiosité : « Êtes-vous vraiment de la Fondation ?

— Comment connaissez-vous la Fondation ? demanda Pelorat.

— On nous en parle à l’école. Surtout à cause du Mulet.

— Pourquoi à cause du Mulet, Joie ?

— C’est l’un des nôtres, mons… – quelle syllabe de votre nom puis-je employer, monsieur ?

— Jan ou Pel… Laquelle préférez-vous ?

— Il est des nôtres, Pel », expliqua Joie avec un sourire amical. « Il est né sur Gaïa mais, semble-t-il, personne ne saurait dire où au juste.

— J’imagine, intervint Trevize, que c’est un héros gaïen. » Il était devenu ouvertement – presque agressivement – amical et il jeta en direction de Pelorat un regard apaisant. « Appelez-moi Trev », ajouta-t-il.

« Oh ! non, répondit Joie aussitôt. C’est un criminel ! Il a quitté Gaïa sans permission et personne ne devrait faire une chose pareille. D’ailleurs personne ne sait comment il a bien pu y parvenir. N’empêche qu’il est parti et je suppose que c’est pour ça qu’il a mal terminé. La Fondation a fini par l’avoir.

— La Seconde Fondation ? demanda Trevize.

— Il y en a plus d’une ? Je suppose qu’en y réfléchissant un peu je saurais, mais l’histoire ne m’intéresse pas vraiment. Je crois que je m’intéresse en fait à ce que Gaïa juge bon pour moi. Si l’histoire me passe largement à côté, c’est parce qu’il y a suffisamment d’historiens ou que je n’y suis pas adaptée. J’ai sans doute plutôt une formation de technicien spatial. Je me vois toujours assigner des tâches de ce genre et j’ai l’air d’aimer ça, et il semblerait logique que je n’aimerais pas ça si… »

Elle parlait à toute vitesse – presque sans reprendre souffle – et Trevize dut se donner du mal pour en placer une : « Qui est Gaïa ? »

La question parut l’intriguer : « Simplement Gaïa… Je vous en prie, Pel et Trev, dépêchons-nous. Il faut qu’on regagne la surface.

— On descend là-bas, c’est ça ?

— Oui. Mais lentement. Gaïa sait que vous pourriez avancer beaucoup plus vite en utilisant à plein le potentiel de votre vaisseau… C’est vrai ?

— Ça se pourrait, dit sombrement Trevize. Mais si je reprends les commandes, n’y a-t-il pas des chances que je file plutôt dans la direction opposée ? »

Joie se mit à rire : « Vous êtes rigolo ! Comme si vous pouviez partir dans une direction que Gaïa ne veut pas. Mais vous pouvez toujours avancer plus vite dans la direction que Gaïa veut vous voir emprunter. Vous voyez ?

— On voit, fit Trevize. Et j’essaierai de maîtriser mon sens de l’humour… où suis-je censé me poser ?

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Piquez simplement vers le bas et vous vous poserez où il faut. Gaïa y veillera.

— Est-ce que vous voulez bien nous accompagner, Joie, intervint Pelorat, et veiller à ce qu’on soit bien traités ?

— Je suppose que je peux faire ça. Bon, voyons, la rétribution habituelle pour mes services – je veux dire pour ce genre de service – peut être créditée sur mon compte…

— Et l’autre genre de service… ? »

Joie gloussa : « Vous êtes un charmant vieux monsieur. » Pelorat fit la grimace.

72.

Joie réagit à la descente sur Gaïa avec une excitation naïve. Elle remarqua : « On ne sent pas d’accélération.

— C’est un propulseur gravitique, expliqua Pelorat. Tout accélère simultanément, nous compris, si bien qu’on ne sent rien du tout.

— Mais comment ça marche, Pel ? »

Pelorat haussa les épaules. « Je pense que Trev le sait mais je ne crois pas qu’il soit vraiment d’humeur à en discuter. »

Trevize s’était rué presque avec avidité dans le puits gravitationnel de Gaïa. Mais, comme l’en avait averti Joie, le vaisseau répondait à ses ordres de manière sélective : une tentative de traverser en biais les lignes de champ gravitationnel était acceptée – mais seulement avec une certaine hésitation ; une tentative de remontée était en revanche superbement ignorée.

Il n’était toujours pas maître du vaisseau.

Pelorat demanda doucement : « Est-ce que vous ne descendez pas un peu vite, Golan ? »

Trevize répondit avec une espèce de voix atone – essayant de maîtriser sa colère (par égard pour Pelorat plus que pour toute autre raison) : « La jeune dame a bien dit que Gaïa veillerait sur nous.

— Bien sûr, Pel, dit Joie. Gaïa ne laisserait pas ce vaisseau accomplir une manœuvre risquée… Y a-t-il quelque chose à manger, à bord ?

— Mais bien sûr, s’empressa Pelorat. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

— Pas de viande, Pel », répondit Joie sur un ton très professionnel. « Mais je prendrais volontiers du poisson ou des œufs, accompagnés des légumes que vous pourriez avoir à bord.

— Une partie de notre nourriture est seychelloise, Joie. Je ne suis pas sûr de savoir ce qu’il y a dedans, mais vous aimerez peut-être ça…

— Eh bien, je vais y goûter, dit Joie, dubitative.

— Les gens sur Gaïa sont-ils végétariens ? » demanda Pelorat.

Joie hocha la tête avec vigueur : « Un bon nombre, oui. Ça varie avec les éléments nutritifs exigés par le corps selon les circonstances. Je n’ai pas envie de viande en ce moment, je suppose donc que je n’en ai pas besoin. Et je ne cours pas non plus après les choses sucrées… Du fromage, ça me paraît bien. Des crevettes… Je pense que je pourrais perdre un peu de poids. » Elle se claqua bruyamment la fesse droite. « Il faudrait que je perde deux-trois kilos par ici.

— Je ne vois pas pourquoi, dit Pelorat. Cela vous donne quelque chose de confortable pour vous asseoir. »

Joie se tortilla du mieux qu’elle put pour considérer son arrière-train : « Bof, ça n’a pas d’importance. Le poids, ça monte, ça descend, selon les besoins. Je ne devrais pas me soucier de ça. »

Trevize gardait le silence, occupé qu’il était à se débattre avec le Far Star. Il avait hésité un poil trop longtemps en orbite et les couches inférieures de l’exosphère hurlaient à présent contre les flancs du vaisseau qui petit à petit échappait totalement à son contrôle. C’était comme si quelque chose d’autre avait appris à maîtriser les moteurs gravitiques. Agissant apparemment de lui-même, le Far Star se cabra dans l’air raréfié et ralentit rapidement. Puis il suivit son propre itinéraire qui l’amenait sur une douce courbe descendante.

Joie avait ignoré le frottement crissant de l’air car elle humait avec délicatesse les fumets échappés du conteneur ouvert par Pelorat : « Ça devrait aller, Pel, parce que sinon, ça ne sentirait pas aussi bon et je ne voudrais pas en manger. » Elle enfonça dans le récipient un doigt fuselé et le lécha : « Vous aviez deviné juste, Pel. C’est de la crevette ou quelque chose comme ça. Parfait ! »

Avec un dernier geste mécontent, Trevize abandonna l’ordinateur.

« Jeune femme », commença-t-il, comme s’il venait tout juste de découvrir sa présence.

« Je m’appelle Joie, dit Joie avec fermeté.

— Eh bien, Joie, soit ! Vous connaissiez nos noms.

— Oui, Trev.

— Comment les avez-vous appris ?

— Il était important que je les sache pour que je puisse accomplir mon travail. Alors je les ai sus.

— Et savez-vous qui est Munn Li Compor ?

— Je le saurais – s’il était important pour moi de le savoir. Puisque je ne sais pas qui est ce monsieur Compor, j’en déduis qu’il ne vient pas ici. A ce propos… » elle marqua une pause, « personne d’autre ne doit venir ici, à part vous deux…

— On verra. »

Il regarda vers le bas. L’atmosphère de la planète était nuageuse. La couverture n’était pas homogène, c’était plutôt un tapis discontinu, réparti toutefois avec une régularité remarquable qui ne permettait quasiment pas de distinguer la surface.

Il passa sur micro-ondes et l’écran du radar s’illumina. La surface était presque une image du ciel : il s’agissait, semblait-il, d’une planète insulaire – un peu comme Terminus, mais de manière encore plus accusée. Aucune des îles n’était très étendue et aucune n’était très isolée. C’était un peu comme d’approcher un archipel à l’échelle planétaire. L’orbite du vaisseau était très inclinée sur le plan de l’équateur mais Trevize ne vit pas trace de calotte polaire.

Pas plus que de ces signes révélateurs d’une distribution irrégulière de la population, comme on aurait pu s’attendre à en découvrir avec l’illumination de la face nocturne.

« Vais-je descendre près de la capitale, Joie ? » demanda-t-il.

Joie lui répondit d’une voix indifférente : « Gaïa vous posera à l’endroit qui convient.

— Je préférerais une grande ville.

— Voulez-vous dire un vaste groupe de gens ?

— Oui.

— C’est à Gaïa d’en décider. »

Le vaisseau poursuivit sa descente et Trevize essaya de s’amuser à deviner sur quelle île il allait atterrir.

Quelle que soit l’île, en tout cas, il s’y poserait dans moins d’une heure.

73.

Le vaisseau se posa avec la légèreté d’une plume, sans le moindre soubresaut, sans un seul effet gravitationnel parasite. Ils débarquèrent un par un : Joie d’abord, puis Pelorat, et enfin Trevize.

Le temps était comparable à un début d’été sur Terminus. Il y avait une légère brise et comme un soleil de fin de matinée qui filtrait à travers un ciel pommelé. Le sol sous leurs pieds était verdoyant et, dans une direction, on pouvait découvrir une rangée d’arbres trahissant la présence d’un verger tandis que dans la direction opposée on distinguait au loin le rivage.

Il y avait en bruit de fond un bruissement d’insectes, sans doute, au-dessus et sur le côté, l’éclair d’un oiseau – du moins, de quelque petite créature ailée – et le clac-clac d’un instrument agricole, probablement.

Pelorat fut le premier à parler mais il ne fit aucune mention de ces détails. A la place, il inspira profondément, le souffle rauque, et dit : « Ah ! comme ça sent bon ! On dirait de la compote de pommes toute fraîche…

— C’est sans doute une pommeraie que nous sommes en train de contempler et, pour ce qu’on en sait, ils peuvent bien se préparer de la compote… »

Joie coupa Trevize : « Dans votre vaisseau, en revanche, ça sentait le… la… enfin, ça sentait vachement !

— Vous ne vous en êtes pas plainte quand vous étiez à bord, grommela Trevize.

— Je devais être polie. J’étais votre invitée.

— Et ça vous gênerait de rester polie ?

— Je suis sur ma propre planète, à présent. C’est vous, l’invité. C’est à vous d’être poli.

— Elle a sans doute raison pour l’odeur, Golan, remarqua Pelorat. N’y a-t-il pas moyen d’aérer le vaisseau ?

— Bien sûr que si, dit sèchement Trevize. Ça peut se faire… si la petite dame peut nous garantir qu’on n’y touchera pas. Elle nous a déjà montré l’étendue de ses capacités à le manipuler. »

Joie se redressa de toute sa hauteur : « Je ne suis pas précisément petite et s’il suffit de ficher la paix à votre vaisseau pour que le ménage soit fait, je vous garantis qu’on se fera un plaisir de le laisser tranquille.

— Et maintenant, peut-on enfin nous conduire auprès de celui ou de celle que vous appelez Gaïa ? »

Joie parut amusée par la question de Trevize : « Je ne sais pas si vous allez vouloir me croire, Trev. Mais Gaïa, c’est moi. »

Trevize la contempla, ébahi. Il avait souvent entendu l’expression « rassembler ses esprits » employée dans un sens métaphorique. Pour la première fois de son existence, il avait l’impression d’être engagé de manière littérale dans le processus. Il dit enfin : « Vous ?

— Oui, moi. Et le sol. Et les arbres. Et ce lapin là-bas, dans l’herbe. Et l’homme que vous apercevez à travers les arbres. Toute la planète et tout ce qu’elle abrite est Gaïa. Nous sommes tous des individus – des organismes séparés – mais nous partageons tous une même conscience globale. La planète inanimée y contribue pour la plus faible part, les différentes formes de vie à des degrés divers, et les êtres humains pour la plus grande proportion – mais nous la partageons tous.

— Je crois », nota Pelorat à l’adresse de Trevize, « qu’elle veut dire que Gaïa est une sorte de conscience de groupe. »

Trevize opina. « Je me doutais de quelque chose comme ça… Dans ce cas, Joie, qui dirige ce monde ?

— Il se dirige tout seul. Ces arbres poussent en rangs bien alignés de leur propre initiative. Ils se multiplient juste assez pour assurer le renouvellement de ceux qui pour quelque raison meurent. Les êtres humains récoltent les pommes dont ils ont besoin ; les autres animaux, y compris les insectes, mangent leur part – et seulement leur part.

— Les insectes savent quelle est leur juste part, c’est ça ? dit Trevize.

— Oui… en un sens. Il pleut quand c’est nécessaire et il arrive même qu’il pleuve à verse quand c’est une averse qui est nécessaire – tout comme il peut y avoir aussi une période de sécheresse, si c’est de la sécheresse qu’il faut…

— Et la pluie sait ce qu’elle a à faire, pas vrai ?

— Oui, absolument », fit Joie, imperturbable. « Dans notre corps, est-ce que toutes les cellules ne savent pas ce qu’elles doivent faire ? Quand croître et à quel moment arrêter leur croissance ? Quand fabriquer certaines substances et quand s’arrêter ?… et lorsqu’elles en fabriquent, dans quelle quantité, ni plus ni moins ? Chaque cellule est, dans une certaine mesure, une usine chimique autonome mais toutes puisent quand même dans un stock commun de matières premières amenées par un réseau de transport commun, toutes éliminent leurs déchets par un système d’évacuation commun et toutes contribuent à une conscience de groupe globale.

— Mais c’est remarquable », fit Pelorat, non sans un certain enthousiasme. « Vous êtes en train de nous dire que la planète est un super-organisme et que vous êtes une cellule de ce super-organisme.

— J’établis une analogie, pas une identité. Nous sommes l’analogue des cellules mais nous ne leur sommes pas identiques… vous comprenez ?

— Dans quel sens n’êtes-vous pas des cellules ? demanda Trevize.

— Nous sommes nous-mêmes composés de cellules et nous possédons une conscience de groupe, du point de vue de ces cellules. Cette conscience globale, cette conscience d’un organisme individuel – un être humain dans mon cas…

— Doté d’un corps pour lequel meurent les hommes…

— Exactement. Ma conscience est considérablement plus avancée que celle d’aucune cellule individuelle – incroyablement plus avancée. Le fait qu’à notre tour nous faisions partie intégrante d’une encore plus vaste conscience de groupe à l’échelon supérieur ne nous réduit pas pour autant au simple niveau de cellules. Je demeure un être humain – mais au-dessus de nous se trouve une conscience de groupe qui reste hors de ma portée, au même titre que l’est ma propre conscience pour les cellules musculaires de mon biceps.

— Quelqu’un a bien dû ordonner la capture de notre vaisseau ? dit Trevize.

— Non, pas quelqu’un ! Gaïa l’a ordonnée. Nous tous l’avons ordonnée.

— Les arbres et le sol, Joie ?

— Ils y ont contribué, pour une très faible part, mais ils y ont contribué. Écoutez, quand un musicien écrit une symphonie, est-ce que vous demandez quelle cellule précise de son organisme a ordonné l’écriture de cette symphonie ou en a ordonnancé la composition ?

— Et, je suppose, dit Pelorat, que l’esprit global, pour ainsi dire, de cette conscience de groupe, est considérablement plus puissant que l’esprit d’un individu, tout comme un muscle est considérablement plus fort qu’une simple cellule musculaire. Par conséquent, Gaïa est capable de capturer notre vaisseau à distance en prenant le contrôle de notre ordinateur, alors qu’aucun esprit individuel sur la planète n’en aurait été capable.

— Vous avez parfaitement compris, Pel.

— Moi aussi, j’ai compris, nota Trevize. Ce n’est pas si sorcier à comprendre. Mais qu’est-ce que vous voulez de nous ? Nous ne sommes pas venus pour vous attaquer. Nous sommes simplement venus en quête d’informations. Pourquoi vous être emparés de nous ?

— Pour pouvoir vous parler.

— Vous auriez pu nous parler à bord. »

Joie secoua gravement la tête. « Ce n’est pas à moi de le faire.

— N’êtes-vous pas une partie de cet esprit collectif ?

— Oui, mais ce n’est pas pour ça que je vole comme un oiseau, que je bourdonne comme un insecte ou que je pousse aussi haut qu’un arbre… Je fais ce que je dois faire et je ne suis pas censée vous fournir l’information – alors qu’on aurait pu facilement m’assigner cette tâche.

— Qui a décidé de ne pas vous l’assigner ?

— Nous tous.

— Qui va nous fournir cette information ?

— Dom.

— Et qui est Dom ?

— Eh bien, fit Joie, son nom complet est Endomandioviza-marondeyaso… et ainsi de suite. Chacun l’appellera différemment selon les circonstances mais je le connais sous le nom de Dom et je pense que vous ferez comme moi. Il participe de Gaïa probablement plus que tout autre sur la planète et vit sur cette île. Il m’a demandé de venir vous voir et on l’a autorisé.

— Qui l’a autorisé ? » demanda Trevize – pour aussitôt trouver lui-même la réponse : « Oui, je sais. Vous tous. » Joie opina. « Quand allons-nous voir Dom, Joie ? demanda Pelorat.

— Tout de suite. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous conduire auprès de lui, Pel. Et vous aussi bien sûr, Trev.

— Et vous nous quitterez ensuite ? s’inquiéta Pelorat.

— Vous ne voulez pas que je m’en aille ?

— A vrai dire, non.

— Et voilà », dit Joie, comme ils la suivaient le long d’une allée régulièrement pavée qui contournait le verger. « J’intoxique les hommes en un rien de temps. Même les dignes vieillards se retrouvent débordants d’une ardeur juvénile.

— A votre place, Joie, je ne compterais pas trop sur l’ardeur juvénile », observa Pelorat, en riant. « Mais même si c’était le cas, je serais bien capable de ne pas savoir vous en faire profiter.

— Oh ! ne mésestimez pas votre ardeur juvénile. Je fais des miracles. »

Trevize le coupa sur un ton impatient : « Une fois arrivés là où on va, combien de temps va-t-il falloir attendre ce Dom ?

— C’est lui qui vous attend. Après tout, cela fait des années que Dom-via-Gaïa travaille pour vous amener ici. »

Trevize s’arrêta à mi-pas, jeta un bref coup d’œil à Pelorat qui articula silencieusement : vous aviez raison.

Joie, qui regardait droit devant elle, poursuivit tranquillement : « Je sais bien, Trev, que vous vous doutiez un peu que je/nous/Gaïa s’intéressait à vous.

— Je/nous/Gaïa ? » répéta doucement Pelorat.

Joie se retourna pour lui sourire : « Nous avons tout un assortiment de pronoms pour exprimer les multiples degrés d’individualité qui peuvent exister sur Gaïa. Je pourrais vous les expliquer mais en attendant, je/nous/Gaïa exprime assez bien le concept que je veux exprimer… Avancez, je vous prie, Trev. Dom attend et je ne voudrais pas forcer vos jambes à se mouvoir contre votre volonté. L’impression est désagréable lorsqu’on n’y est pas habitué. »

Trevize avança. Le regard qu’il lança à Joie était empreint de la plus profonde suspicion.

74.

Dom était un homme âgé. Il récita les deux cent cinquante-trois syllabes de son nom sur un ton chantant.

« En un sens, expliqua-t-il, c’est un résumé de ma biographie : il raconte à l’auditeur – ou au lecteur, ou au senseur – qui je suis, quel rôle j’ai pu jouer dans le tout, ce que j’ai pu réaliser. Depuis plus de cinquante ans, toutefois, je me fais simplement appeler Dom. Et lorsque la confusion avec d’autres Doms est possible, on peut m’appeler Domandio – et dans mes diverses relations professionnelles, d’autres variantes encore sont utilisées. Une fois par an – pour mon anniversaire – mon nom entier est récité-en-esprit, comme je viens de vous le réciter à l’instant de vive voix. C’est très efficace mais c’est personnellement assez gênant. »

Il était grand et mince – à la limite de l’émaciation. Ses yeux profondément enfoncés étincelaient d’une étonnante jeunesse, démentant ses gestes lents. Son nez proéminent, étroit et long, s’évasait aux narines. Les mains, malgré les veines saillantes, ne portaient nulle trace des atteintes de l’arthrite. Il était vêtu d’une longue robe grise – aussi grise que ses cheveux – qui lui descendait aux chevilles et de sandales qui lui découvraient les orteils.

« Quel âge avez-vous, monsieur ? demanda Trevize.

— Je vous en prie, Trev, appelez-moi Dom. L’usage de tout autre nom ou titre introduit un formalisme qui inhibe le libre-échange des idées entre vous et moi. Si l’on compte en années légales galactiques, je viens tout juste de dépasser les quatre-vingt-treize ans mais la véritable célébration n’interviendra pas avant de fort longs mois, lorsque j’aurai atteint le quatre-vingt-dixième anniversaire de ma naissance en années gaïennes.

— Je ne vous aurais pas donné plus de soixante-quinze ans, mons… Dom, dit Trevize.

— Selon les critères de Gaïa, je ne suis remarquable ni par mon âge réel ni par mon aspect physique, Trev… mais, allons, avez-vous terminé de manger ? »

Pelorat baissa les yeux sur son assiette dans laquelle s’empilaient visiblement les reliefs d’un repas particulièrement banal et sans attrait et dit, embarrassé : « Dom, puis-je vous poser une question un peu gênante ? Si bien sûr elle vous paraît injurieuse, dites-le-moi, je vous en prie, et je la retirerai aussitôt.

— Allez-y. » Dom sourit. « J’ai hâte de vous expliquer tout ce qui en Gaïa peut éveiller votre curiosité.

— Pourquoi ? dit aussitôt Trevize.

— Parce que vous êtes des invités de marque… Puis-je savoir la question de Pel ? »

L’intéressé la posa : « Puisque toute chose sur Gaïa participe de la même conscience de groupe, comment se fait-il que vous, un élément de ce groupe, puissiez manger ceci, qui en est manifestement un autre élément ?

— C’est vrai ! Mais toute chose se recycle. Il faut bien se nourrir et tout ce qu’on peut manger, plante ou animal, et même les sels minéraux, fait partie de Gaïa. Mais là, voyez-vous, on ne tue jamais par plaisir ou par sport, et on ne tue jamais en infligeant des souffrances inutiles. Et j’ai bien peur que nous ne fassions guère d’efforts pour mettre en valeur nos préparations culinaires car aucun Gaïen ne mangera autrement que par obligation. Vous n’avez pas apprécié ce repas, Pel ? Trev ? Eh bien, les repas ne sont pas faits pour être appréciés.

« Et puis, d’ailleurs, ce qui est mangé continue malgré tout à faire partie de la conscience planétaire : à partir du moment où ces éléments sont incorporés dans notre organisme, ils participent dans une plus large mesure à la conscience totale. Quand je mourrai, moi aussi je serai dévoré – ne serait-ce que par les bactéries – et je participerai, pour une part bien plus réduite, à ce tout. Mais un jour viendra où des fragments de moi deviendront des fragments d’autres êtres humains. De quantité d’autres humains.

— Une sorte de transmigration des âmes, observa Pelorat.

— De quoi, Pel ?

— Je parle d’un vieux mythe, très répandu sur certains mondes.

— Ah ! je ne connaissais pas. Il faudra m’en parler à l’occasion.

— Mais, dit Trevize, votre conscience individuelle – ce je-ne-sais-quoi qui fait que vous êtes Dom –, cette conscience ne sera plus jamais réassemblée ?

— Non, bien sûr que non. Mais quelle importance ? Je serai toujours partie intégrante de Gaïa et c’est cela seul qui importe. Il y a parmi nous des mystiques qui se demandent si l’on ne devrait pas prendre des mesures pour développer la mémoire collective des existences passées mais le sentiment-de-Gaïa est que c’est irréalisable dans la pratique et que ce ne serait d’ailleurs d’aucune utilité. Au contraire, cela ne ferait que brouiller notre conscience du présent.

« Bien sûr, que les conditions changent, et le sentiment-de-Gaïa pourrait changer également mais je ne vois aucune chance que cette évolution se produise dans un avenir prévisible.

— Pourquoi devez-vous mourir, Dom ? demanda Trevize. Regardez-vous, avec vos quatre-vingt-dix ans ! La conscience de groupe ne pourrait-elle pas… »

Pour la première fois, Dom fronça les sourcils. « Jamais, dit-il. Ma contribution doit avoir une limite. Chaque nouvel individu est un nouveau brassage de molécules et de gènes : autant de talents neufs, de capacités neuves, de contributions neuves pour Gaïa. Ces individus nous sont nécessaires et le seul moyen de les avoir, c’est de laisser la place. J’ai fait plus que la plupart mais même moi, j’ai ma limite et cette limite approche. Il n’y a pas plus de désir de vivre au-delà de son temps que de mourir avant. »

Et puis, comme s’il s’était rendu compte de la tonalité sombre qu’il venait de donner à la soirée, il se leva et étendit les bras vers ses invités : « Allons, Trev, Pel…, passons dans mon studio où je pourrai vous montrer quelques-unes de mes créations artistiques… J’espère que vous ne tiendrez pas rigueur à un vieillard de ces petites vanités. »

Il les conduisit dans une autre pièce où se trouvaient disposées sur une petite table ronde plusieurs paires de lentilles fumées.

« Ce que vous voyez là, expliqua Dom, ce sont des Participations de ma conception. Sans être un des maîtres de cet art, je me suis spécialisé dans les inanimés, un domaine qui intéresse peu les maîtres.

— Puis-je en prendre une ? demanda Pelorat. Sont-elles fragiles ?

— Non, non. Vous pouvez les jeter par terre, si vous voulez… ou plutôt, il vaudrait mieux pas. Le choc pourrait altérer la précision de la vision.

— Comment cela marche, Dom ?

— Vous n’avez qu’à les poser sur les yeux. Elles adhèrent toutes seules. Elles ne transmettent pas la lumière. Tout au contraire : elles obscurcissent toute lumière qui pourrait vous distraire – bien que les sensations continuent d’atteindre votre cerveau via le nerf optique. La Participation agit principalement au niveau de la conscience, en l’aiguisant, ce qui vous permet de participer à de nouvelles facettes de Gaïa… En d’autres termes, si vous regardez ce mur, vous allez pouvoir le vivre tel qu’il se ressent.

— Fascinant, murmura Pelorat. Puis-je essayer ?

— Certainement, Pel. Vous n’avez qu’à en prendre une au hasard. Chacune est une construction différente qui vous présentera le mur (ou tout autre objet inanimé que vous pourrez contempler) sous un aspect différent de sa propre conscience. »

Pelorat plaça sur ses yeux une des paires de lentilles. Elles adhérèrent immédiatement. Il sursauta à ce contact, puis demeura immobile un long moment.

« Quand vous en aurez assez, indiqua Dom, placez simplement les mains de chaque côté de la Participation et pressez vers l’intérieur. Elle se détachera tout de suite. »

C’est ce que fit Pelorat ; il cligna rapidement des yeux puis se frotta les paupières.

« Qu’avez-vous ressenti ? demanda Dom.

— C’est dur à expliquer. Le mur semblait clignoter et scintiller et, par instants, il avait l’air de se liquéfier. On y distinguait comme des espèces de nervures et de symétries changeantes. Je… je suis désolé, Dom, mais je n’ai pas trouvé ça très attrayant. »

Dom soupira. « Vous ne participez pas à Gaïa si bien que vous ne pouvez pas voir ce que je vois. Je le craignais un peu. Tant pis. Mais je peux vous assurer que si ces Participations sont principalement appréciées pour leur valeur esthétique, elles ont également leur intérêt pratique. Un mur heureux est un mur qui dure, un mur pratique, un mur utile.

— Un mur heureux ? » Trevize esquissa un sourire.

« Il existe au niveau du mur une vague sensation que l’on peut assimiler à ce que le mot heureux peut évoquer pour nous. Un mur est heureux lorsqu’il est bien conçu, lorsqu’il repose fermement sur ses fondations, lorsque ses symétries équilibrent ses divers éléments sans induire de contraintes désagréables. On peut certes élaborer une conception valable à partir des principes mathématiques de la mécanique mais l’emploi judicieux d’une Participation peut permettre de l’affiner virtuellement à l’échelle atomique. Aucun sculpteur ne peut réaliser une œuvre de première qualité, ici sur Gaïa, sans l’aide d’une bonne Participation et celles que je produis à cet usage précis sont jugées excellentes – bien que je sois mal placé pour le dire.

« Les Participations animées, qui ne sont pas mon domaine », et Dom était parti avec ce genre d’exaltation auquel on peut s’attendre de qui chevauche son dada, « ces Participations procurent, par analogie, une expérience directe de l’équilibre écologique. L’équilibre écologique de Gaïa est assez simple, comme sur toutes les planètes, mais ici, au moins avons-nous l’espoir de le rendre plus complexe et par là, d’enrichir considérablement la conscience globale. »

Trevize éleva la main pour arrêter Pelorat et le fit taire d’un geste. « Comment savez-vous qu’une planète est capable de supporter un équilibre écologique plus complexe alors que toutes les autres ont une écologie simple ?

— Ah ! » fit Dom, clignant malicieusement des yeux. « On veut mettre à l’épreuve le vieux bonhomme… Vous savez aussi bien que moi que le berceau de l’humanité, la Terre, possédait une écologie formidablement complexe. C’est seulement les planètes secondaires – dérivées – qui sont simples. »

Pelorat ne pouvait pas rester muet plus longtemps : « Mais c’est là le problème auquel j’ai consacré toute ma vie. Pourquoi la Terre fut-elle la seule à abriter une écologie complexe ? Qu’est-ce qui la distinguait des autres mondes ? Pourquoi des millions et des millions d’autres planètes dans la Galaxie – des planètes susceptibles d’accueillir la vie – n’abritent-elles qu’une végétation indifférenciée, ainsi que quelques petits animaux dépourvus d’intelligence ?

— Nous avons un conte à ce sujet, dit Dom. Une fable, peut-être. Je ne garantirais pas son authenticité. En fait, pour tout dire, ça ressemble à du roman. »

Ce fut le moment que choisit Joie (qui n’avait pas participé au dîner) pour faire son entrée, souriant à Pelorat. Elle portait une tunique argentée, très courte.

Pelorat se leva aussitôt. « Je pensais que vous nous aviez quittés.

— Pas du tout. J’avais des rapports à faire, du travail à terminer. Puis-je me joindre à vous, maintenant, Dom ? »

Dom s’était levé lui aussi (même si Trevize était demeuré assis) : « Vous êtes absolument bienvenue et je dois dire que vous comblez de plaisir ces yeux âgés.

— C’est pour vous combler de plaisir que j’ai passé cette tunique. Pel est au-dessus de ces choses et Trev déteste ça.

— Si vous me croyez au-dessus de telles choses, Joie, intervint Pelorat, vous risquez d’avoir un jour une surprise.

— Quelle délicieuse surprise ce serait », dit Joie en s’asseyant. Les deux hommes se rassirent. « Mais je ne veux pas vous interrompre.

— J’allais raconter à nos invités l’histoire de l’Éternité, expliqua Dom. Pour bien la comprendre, il vous faut d’abord bien savoir qu’il peut exister quantité d’univers différents – virtuellement une infinité. Chaque événement possible peut se produire ou non, ou se produire de telle manière ou de telle autre, et à chaque fois, de ce nombre incalculable de possibilités découleront des enchaînements futurs d’événements distincts, du moins dans une certaine mesure.

« Joie aurait pu ne pas arriver à l’instant ; ou elle aurait pu nous avoir rejoints un peu plus tôt ; ou beaucoup plus tôt ; ou, tout en étant bien venue maintenant, elle aurait pu porter une autre tunique ; ou, portant cette même tunique, elle aurait pu ne pas adresser aux vieillards que nous sommes ce sourire coquin qui fait tout son charme. Avec chacun de ces événements – ou avec chacune des très nombreuses alternatives possibles pour ce seul événement – l’Univers aurait pris par la suite une voie différente, et ainsi de suite, obliquant à chaque nouvelle variante de chaque événement nouveau, si minime soit-il. »

Trevize s’agita impatiemment : « Je crois que c’est une spéculation courante dans le cadre de la mécanique quantique – et qui remonte à l’Antiquité, qui plus est.

— Ah ! vous en avez entendu parler… Mais poursuivons. Imaginez que les hommes soient capables de figer toutes ces infinités d’univers potentiels, pour sauter de l’un à l’autre à leur guise et choisir ainsi lequel devrait devenir “ réel ” – quoi que puisse signifier pareil terme dans ce contexte.

— Je vous écoute, dit Trevize, et je parviens même à imaginer le concept que vous me décrivez mais je n’arrive toujours pas à me convaincre que rien de tout cela puisse arriver…

— Pas plus que moi, dans l’ensemble, ce qui est la raison pour laquelle j’ai bien dit que tout cela ressemblait fort à une fable. Quoi qu’il en soit, cette fable établit l’existence d’êtres capables de sortir du temps afin d’examiner l’infinité des courants de réalité potentielle. Ces gens étaient appelés les Éternels et lorsqu’ils étaient hors du temps, ils se trouvaient, disait-on, dans l’Éternité.

« Leur mission était de choisir une Réalité qui convînt au mieux à l’humanité. Ils la modifiaient sans cesse – et là, le récit entre dans une quantité de détails car je dois vous dire qu’il a été écrit sous la forme d’une épopée d’une longueur inaccoutumée. Bref, au bout du compte, ils découvrirent enfin – s’il faut en croire le texte – un Univers dans lequel la Terre était la seule planète de toute la Galaxie où l’on pouvait trouver un système écologique complexe en même temps qu’assister au développement d’une espèce intelligente capable d’élaborer une technologie de haut niveau.

« Cela, décidèrent-ils, était la situation dans laquelle l’humanité se trouverait le plus en sécurité. Ils figèrent donc ce flot d’événements définissant ainsi la Réalité, puis mirent un terme à leurs opérations. Depuis, nous vivons dans une Galaxie uniquement occupée par des êtres humains et, dans une large mesure, par les plantes, les animaux, et la vie microscopique qu’ils emportent avec eux – volontairement ou non – de planète en planète et qui généralement finissent par submerger toute vie indigène.

« Quelque part dans les brumes de la probabilité, il y a d’autres Réalités dans lesquelles la Galaxie est peuplée de quantités d’intelligences différentes mais elles nous demeurent inaccessibles. Pour nous, dans notre Réalité, nous sommes seuls. A partir de chaque action, de chaque événement de notre Réalité, il y a de nombreuses branches qui naissent avec, pour chaque cas précis, une seule pour être une continuation si bien qu’il existe des quantités phénoménales d’Univers potentiels – une infinité peut-être, dérivés du nôtre, mais qu’on peut présumer tous semblables en ce qu’ils contiennent la Galaxie à intelligence unique dans laquelle nous vivons – ou peut-être devrais-je plutôt dire que tous, sauf un pourcentage dérisoire, sont semblables en ce sens, car il est toujours dangereux d’établir des règles lorsque les possibilités avoisinent l’infini. »

Il s’arrêta, esquissa un haussement d’épaules, et ajouta : « Du moins, telle est l’histoire. Elle date d’avant la fondation de Gaïa. Je ne jurerais pas de son authenticité. »

Les trois autres l’avaient écouté avec attention. Joie hocha la tête, comme si c’était pour elle un récit déjà connu et dont elle aurait vérifié la précision du compte rendu fait par Dom.

Pelorat réagit en gardant près d’une minute un silence solennel avant de refermer le poing et d’écraser le bras de son fauteuil.

« Non, dit-il d’une voix étranglée, cela ne change rien. Il n’y a aucun moyen de démontrer la véracité de cette histoire par l’observation ou par le raisonnement et donc ce ne sera jamais qu’un exercice spéculatif mais cela mis à part… imaginez qu’elle soit vraie ! L’Univers dans lequel nous vivons est effectivement un univers dans lequel seule la Terre a vu se développer une vie pleine de richesse et une espèce intelligente, si bien que dans cet Univers précis – qu’il soit seul et unique ou simplement un parmi une infinité de possibles – il doit fatalement y avoir quelque chose d’unique dans la nature de la planète Terre. Et donc, il nous restera toujours à chercher le pourquoi de cette originalité. »

Dans le silence qui s’ensuivit, Trevize fut le premier à se ressaisir. Il hocha la tête, puis répondit : « Non, Janov, ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses. Disons que les chances sont d’un milliard de trillions – une sur 1021 – pour que sur le milliard de planètes habitables que compte la Galaxie, seule la Terre, par l’œuvre du plus pur des hasards, ait vu se développer une écologie complexe et, au bout du compte, l’intelligence. Si tel est le cas, alors, une sur 1021 des diverses branches de Réalité potentielle représenterait une Galaxie répondant aux vœux des Éternels. Nous vivons par conséquent dans un Univers où la Terre est la seule planète où se soient développées une écologie complexe, une espèce intelligente, une haute technologie, non pas parce qu’elle a quelque chose de spécial mais tout simplement parce que le hasard a voulu que ce développement ait lieu sur Terre et nulle part ailleurs.

« Je suppose, en fait, poursuivit-il pensivement, qu’il doit exister des branches de la Réalité dans lesquelles Gaïa est la seule planète où s’est développée une espèce intelligente – Gaïa, ou Seychelle, ou Terminus, voire n’importe quelle planète qui, dans cette Réalité-ci, se trouve être totalement dépourvue de vie. Et tous ces cas si particuliers ne représentent jamais qu’un pourcentage dérisoire du nombre total de Réalités dans lesquelles il y a plus d’une espèce intelligente dans la Galaxie… Je suppose qu’en cherchant un peu plus, les Éternels auraient bien fini par trouver une trame de réalité potentielle dans laquelle toutes les planètes habitables sans exception auraient vu se développer une espèce intelligente…

— Mais, observa Pelorat, ne pourriez-vous pas envisager tout autant la découverte d’un plan de Réalité dans lequel la Terre, pour une raison donnée, ne serait pas identique à ce qu’elle est dans les autres réalités potentielles mais se montrerait au contraire particulièrement adaptée au développement de l’intelligence ? A vrai dire, on peut même aller plus loin encore et dire qu’on a trouvé une Réalité dans laquelle c’est la Galaxie tout entière qui diffère mais qu’elle se trouve dans un stade de développement tel que finalement seule la Terre y est en mesure de favoriser le développement de l’intelligence…

— On peut toujours l’envisager mais je suppose que c’est encore ma version qui est la plus logique…

— Décision purement subjective, bien entendu… » commença Pelorat avec une certaine chaleur mais Dom les interrompit tous les deux : « Je crois que vous êtes en train de couper les cheveux en quatre… Allons, ne gâchons pas ce qui s’est révélé, pour du moins, comme une soirée aussi agréable que délassante. »

Prenant sur lui, Pelorat se détendit, laissa retomber sa fougue, parvint enfin à sourire et dit : « Oui, vous avez raison, Dom. »

Trevize (qui n’avait cessé de reluquer Joie, restée bien sagement assise, mains croisées, avec un air de sainte-nitouche) relança : « Et quelles sont donc les origines de cette planète-ci, Dom ? Gaïa, avec sa conscience de groupe ? »

Dom renversa sa belle tête de vieillard et rit, de sa voix de tête. Son visage était tout plissé lorsqu’il s’exclama : « Encore des fables ! J’y pense quelquefois, quand j’ai l’occasion de lire les quelques archives que nous pouvons avoir sur l’histoire de l’humanité. Quel que soit le soin avec lequel ces archives sont tenues – conservées, classées, informatisées – elles finissent par devenir floues avec le temps. Des histoires se bâtissent par accrétion. Des contes naissent par accumulation – comme des amoncellements de poussière. Plus le temps passe, et plus l’histoire devient poussiéreuse – pour finir par dégénérer en fables.

— Nous autres historiens connaissons bien ce processus, Dom, dit Pelorat. Il existe un certain penchant pour la fable. “ Le faux théâtral chasse le vrai ennuyeux ”, disait déjà Liebel Gennerat il y a près de quinze siècles. On appelle aujourd’hui ça la loi de Gennerat.

— Pas possible ? fit Dom. Et moi qui croyais cette idée une invention cynique de ma part. Enfin, la loi de Gennerat redonne à notre histoire passée éclat et incertitude… Savez-vous ce qu’est un robot ?

— On l’a découvert sur Seychelle, répondit sèchement Trevize.

— Vous en avez vu un ?

— Non. On nous avait posé la question et, devant notre réponse négative, on nous l’a expliqué.

— Je comprends… L’humanité vivait jadis avec les robots, voyez-vous, mais ça n’a pas très bien marché…

— C’est ce qu’on nous a dit.

— Les robots étaient très fortement conditionnés par ce qu’on appelle les Trois Lois de la Robotique, lois qui remontent à la préhistoire. Il existe plusieurs versions de ce qu’auraient pu être ces Trois Lois. Dans la version orthodoxe, elles sont formulées ainsi : 1) Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger ; 2) Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi ; 3) Un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’est pas incompatible avec la Première ou la Deuxième Loi.

« A mesure qu’ils devenaient plus intelligents et plus universels, les robots s’étaient mis à interpréter ces Lois – en particulier la toute-puissante Première Loi – dans un contexte de plus en plus large, assumant ainsi à un degré croissant le rôle de protecteurs de l’humanité. Une protection envahissante et bientôt devenue insupportable.

« Les robots étaient d’une prévenance totale : tous leurs actes étaient empreints d’humanité, toutes leurs actions visaient exclusivement au bien de tous – ce qui, d’un certain côté, les rendait d’autant plus insupportables.

« Et chaque nouveau progrès de la robotique ne faisait qu’empirer la situation : on mit au point des robots à facultés télépathiques mais cela signifiait qu’on pouvait désormais surveiller l’homme jusque dans ses pensées, tant et si bien que le comportement humain devint encore plus dépendant de la surveillance des robots.

« Là encore, les robots étaient devenus de plus en plus semblables à l’homme par leur physique, mais ils restaient indubitablement robots par leur comportement et cet aspect humanoïde les rendait d’autant plus répugnants… Tout cela, bien sûr, ne pouvait se prolonger éternellement…

— Pourquoi “ bien sûr ” ? » demanda Pelorat qui avait suivi son exposé avec la plus grande attention.

« Simple question de logique menée jusqu’à son triste terme : au bout du compte, les robots devinrent si perfectionnés qu’ils finirent par être assez proches de l’homme pour être enfin capables de saisir pourquoi ces derniers détestaient d’être privés de tout ce qui était humain au nom de leur propre bien. A long terme, les robots durent bien se rendre à l’évidence : l’humanité gagnerait peut-être à se débrouiller toute seule, si inefficace et maladroite fût-elle.

« Par conséquent, nous dit-on, ce sont les robots qui instaurèrent l’Éternité et qui devinrent eux-mêmes les Éternels. Ils localisèrent une Réalité dans laquelle, estimèrent-ils, les hommes seraient le plus en sécurité – seuls dans la Galaxie. Puis, ayant fait ainsi leur possible pour nous protéger et pour finir de se conformer à la Première Loi dans le sens le plus littéral du terme, les robots décidèrent d’eux-mêmes de cesser de fonctionner et depuis, nous autres hommes avons continué comme nous avons pu sur la voie du progrès. Mais seuls. »

Dom marqua une pause. Son regard passa de Trevize à Pelorat : « Eh bien, dit-il, est-ce que vous croyez à tout ça ? »

Trevize hocha lentement la tête. « Non, je n’ai pas souvenance de rien de semblable dans les chroniques historiques. Et vous, Janov ?

— Il y a bien des mythes assez similaires par certains côtés…

— Allons, Janov, il y a des mythes qui pourraient coller avec n’importe quelle invention de notre part, pourvu qu’on les interprète avec suffisamment d’ingéniosité. Moi je parle de l’histoire… de documents fiables.

— Ah ! bon. Alors là, je ne vois rien, autant que je sache.

— Je n’en suis pas surpris, intervint Dom. Dès avant le retrait des robots, quantité de groupes humains étaient partis coloniser des planètes dépourvues de robots jusque dans les tréfonds de l’espace, prenant ainsi eux-mêmes en main leur propre liberté. Ces hommes provenaient essentiellement de la Terre, alors surpeuplée et héritière d’une longue tradition de résistance aux robots. Ces nouveaux mondes repartirent de zéro et leurs habitants ne voulurent pas même garder le souvenir amer d’une enfance humiliante sous la houlette de nounous robots. Ils n’en gardèrent aucune trace et finirent par les oublier.

— C’est bien invraisemblable », objecta Trevize.

Pelorat se tourna vers lui : « Cela n’a rien d’invraisemblable. Toutes les sociétés créent leur propre histoire et tendent à effacer leurs peu glorieux débuts soit en les oubliant, soit en les occultant derrière le recours à des épisodes héroïques totalement fictifs. C’est ainsi que le gouvernement impérial fit plusieurs tentatives pour supprimer toute connaissance des périodes pré-impériales aux seules fins de renforcer son aura mystique de pouvoir éternel. Dans ce cas non plus, on ne possède presque aucun document sur les époques antérieures au voyage hyperspatial… et vous savez aussi bien que moi que la plupart des gens aujourd’hui ignorent jusqu’à l’existence même de la Terre.

— Vous ne pouvez pas avoir les deux, Janov : si la Galaxie a oublié l’existence des robots, comment se fait-il que Gaïa s’en souvienne ? »

Joie les interrompit soudain par son rire cascadant de soprano : « Nous sommes différents.

— Ah oui ? fit Trevize. En quoi ?

— Ça va, Joie, intervint Dom. Laisse-moi leur expliquer. Nous sommes effectivement différents, hommes de Terminus. De tous les groupes de réfugiés qui avaient fui la domination robotique, celui qui avait débarqué sur Gaïa (suivant la trace de ceux qui avaient gagné Seychelle), le nôtre, donc, était le seul groupe à avoir appris des robots l’art de la télépathie.

« Car on peut effectivement apprendre la télépathie, voyez-vous. Elle est inhérente à l’esprit humain mais la développer se révèle un art aussi difficile que subtil. Il faut de nombreuses générations pour qu’elle atteigne son plein potentiel mais une fois le processus convenablement enclenché, il s’entretient de lui-même. Nous nous y consacrons depuis plus de vingt mille ans et le sentiment-de-Gaïa est que, même aujourd’hui, nous n’avons pas encore atteint notre plein potentiel. Il y a déjà bien longtemps que le développement de la télépathie nous a permis de détecter l’existence d’une conscience de groupe – d’abord au niveau seulement des êtres humains ; puis des animaux ; puis des plantes ; et finalement, il n’y a que quelques siècles, en incluant jusqu’à la structure inerte de la planète même.

« Et parce que nous faisons découler tout ceci des robots, nous ne les avons pas oubliés. Nous ne les avons jamais considérés comme des nounous mais comme nos professeurs. Nous sentions qu’ils nous avaient ouvert l’esprit à quelque chose et cela, d’une manière qui allait être irréversible. Nous gardons d’eux un souvenir empli de gratitude.

— Mais, observa Trevize, tout comme jadis vous étiez des enfants pour les robots, vous n’êtes aujourd’hui que des enfants devant cette conscience de groupe. N’avez-vous pas perdu votre humanité tout comme vous l’aviez perdue jadis ?

— C’est différent, Trev. Ce que nous faisons aujourd’hui résulte de notre propre choix… notre propre choix. C’est cela qui compte. Cela ne nous a pas été imposé du dehors mais c’est venu de nous. C’est une chose qu’on ne peut pas oublier. Et puis, nous sommes également différents par un autre côté. Nous sommes uniques dans la Galaxie. Il n’y a pas d’autre monde comme Gaïa.

— Comment pouvez-vous en être sûrs ?

— On le saurait, sinon, Trev. On pourrait détecter une conscience planétaire analogue à la nôtre même si elle était à l’autre bout de la Galaxie. Nous pouvons déjà déceler les prémices d’une telle conscience dans votre Seconde Fondation, par exemple, quoique depuis moins de deux siècles.

— L’époque du Mulet, donc ?

— Oui, l’un des nôtres… » Dom prit un air attristé. « C’était un déviant et il nous a quittés. Nous étions assez naïfs pour croire la chose impossible, si bien que nous n’avons pas su réagir à temps pour l’en empêcher. Par la suite, quand notre attention fut portée vers les Planètes extérieures, nous avons pris conscience de l’existence de ce que vous appelez la Seconde Fondation et nous l’avons laissée se débrouiller avec le problème. »

Trevize en resta un moment bouche bée puis il marmotta : « Autant pour nos livres d’histoire ! » Hochant la tête, il reprit d’une voix plus forte : « Une attitude plutôt lâche de la part de Gaïa, non ? Après tout, vous étiez responsables de lui.

— Vous avez raison. Mais une fois que nous eûmes tourné nos regards vers la Galaxie, nous y avons découvert ce que jusqu’alors nous avions été incapables de voir, si bien que la tragédie du Mulet devait en fin de compte nous sauver la vie. C’est à cette époque que nous avons compris qu’une crise grave nous menaçait à plus ou moins brève échéance. Et c’est effectivement ce qui s’est produit – mais pas avant que nous ayons pu prendre des mesures… tout cela grâce à l’incident du Mulet.

— Quel genre de crise ?

— Une crise qui nous menaçait de destruction.

— Je ne peux pas le croire. Vous qui avez su contenir l’Empire, le Mulet, Seychelle… Vous possédez une conscience de groupe capable d’aller pêcher un vaisseau en plein espace à des millions de kilomètres de distance. Que pourriez-vous craindre ?… Tenez, regardez Joie : elle ne m’a pas le moins du monde l’air perturbé. Elle, elle ne pense pas qu’il y a une crise. »

Joie avait passé une jambe bien galbée par-dessus le bras du fauteuil et elle agitait les orteils dans sa direction. « Bien sûr que je n’ai pas peur, Trev. Vous saurez bien régler ça. »

Trevize bondit : « Moi ? »

Dom crut bon d’expliquer : « Gaïa vous a amené ici par le biais de mille manipulations habiles. C’est vous qui devrez affronter notre crise. »

Trevize le regarda avec ahurissement, et lentement sur ses traits la stupeur fit place à une rage grandissante : « Moi ? Mais par tout l’espace, pourquoi moi ? Je n’ai rien à voir dans tout ça.

— Néanmoins, Trev », répéta Dom avec un calme quasiment hypnotique, « c’est bien vous. Et vous seul. Dans tout l’espace, oui, vous seul. »

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