Sura Novi pénétra dans la salle de commande du petit vaisseau passablement démodé qui l’emportait en compagnie de Stor Gendibal à travers les parsecs, par petits sauts successifs.
Elle était manifestement passée par la cabine de lavage : les huiles, l’air chaud, et un minimum d’eau lui avaient permis de faire un brin de toilette. Elle s’était drapée dans un peignoir qu’elle tenait serré autour d’elle dans un paroxysme de pudeur effarouchée. Elle avait les cheveux secs mais emmêlés.
Elle demanda d’une petite voix : « Maître ? »
Gendibal leva la tête de ses cartes et de son ordinateur : « Oui, Novi ?
— Je être bien en peine… » Elle se tut, puis reprit, lentement : « Je suis fort désolée de vous déranger, Maître » puis, glissant de nouveau « mais, j’savions point retrouver mes habits.
— Tes habits ? » Gendibal la considéra un instant, ahuri, puis se leva soudain, contrit : « Novi ! J’avais oublié ! Ils avaient besoin d’un nettoyage et ils sont avec le linge propre. Nettoyés, sèches, plies, repassés. J’aurais dû les sortir et les placer bien en évidence. J’ai oublié…
— J’voulions point… » elle baissa les yeux sur son corps »… vous choquer.
— Tu ne me choques pas du tout, dit chaleureusement Gendibal. Écoute, dès que tout cela sera fini, je te promets de veiller à ce que tu aies tout un tas d’habits – tout neufs, et de la dernière mode. On a dû partir en hâte et je n’ai pas du tout pensé à prendre une garde-robe mais franchement, Novi, nous sommes seuls à bord tous les deux et nous allons devoir vivre un bon bout de temps dans une certaine promiscuité… alors, il est inutile de te faire tant de… souci… pour… enfin… » Il fit un geste vague, se rendit compte de son air horrifié et songea : bon, après tout, ce n’est qu’une paysanne et elle a ses pratiques ; elle ne sera pas gênée par les impropriétés de langage, tant qu’elle pourra rester habillée.
Puis il eut honte de lui et se réjouit qu’elle ne fût pas « chercheuse » au point d’être capable de percevoir, elle, ses pensées.
Il lui demanda : « Veux-tu que j’aille chercher tes vêtements ?
— Oh ! non, Maître. C’est pas à vous de faire ça… Je sais où ils sont. »
Quand il la revit, elle était convenablement habillée et bien peignée. Il se dégageait d’elle comme une aura de timidité : « J’ai honte, Maître, pour ma conduite si… inconvenante de tout à l’heure, annonça-t-elle. J’aurais dû les trouver toute seule…
— Ce n’est pas grave, dit Gendibal. Tu sais que tu te débrouilles très bien en galactique, Novi ? Tu as su vite te mettre au langage des chercheurs. »
Novi sourit soudain. Sa denture était quelque peu irrégulière mais cela ne portait pas atteinte à la façon dont ses traits s’illuminèrent sous le compliment, rendant presque joli son visage, songea Gendibal. Et, se dit-il, ce devait être pour cette raison qu’il aimait bien lui faire des compliments.
« Les Hamiens penseront pas du bien de moi quand je rentrerai, observa-t-elle. Ils me diront que je être – que je suis une tailleuse de mots. C’est comme ça qu’ils appellent ceux qui parlent… drôlement. Ils les aiment point.
— Je doute que tu retournes jamais chez les Hamiens, Novi. Je suis sûr qu’il y aura toujours une place pour toi dans le complexe – avec les chercheurs, s’entend – une fois que tout cela sera terminé.
— J’aimerais bien, Maître.
— Je suppose que tu pourrais quand même m’appeler Orateur Gendibal ou simplement… non, je vois bien que non », rectifia-t-il devant son air proprement outré. « Enfin, bon…
— Ça ne serait pas convenable, Maître – mais puis-je vous demander quand tout cela sera terminé ? »
Gendibal hocha la tête. « Je ne sais pas trop. Pour l’heure, il faut simplement que je rallie un point particulier le plus vite possible. Ce vaisseau, même si c’est une très bonne machine dans son genre, est quand même lent et “ le plus vite possible ”, ce n’est pas très vite. Vois-tu » du geste, il indiqua l’ordinateur et les cartes, « il faut que je calcule moi-même le moyen de franchir de vastes étendues d’espace mais l’ordinateur est limité dans ses capacités et je ne suis pas spécialement doué…
— Devez-vous arriver vite parce qu’il y a du danger, Maître ?
— Qu’est-ce qui te fait penser qu’il y a du danger, Novi ?
— Parce que des fois, je vous observe, quand je crois que vous ne me voyez pas, et votre visage a l’air… je ne sais pas le mot. Pas apeuré – je veux dire effrayé… pas non plus comme quand on est inquiet de quelque chose…
— Appréhensif, marmonna Gendibal.
— Vous avez l’air… soucieux. Est-ce que c’est bien le mot ?
— Ça dépend. Que veux-tu dire par “ soucieux ”, Novi ?
— Je veux-tu dire que vous avez l’air comme si que vous vous disiez : “ Qu’est-ce que je vais pouvoir faire maintenant dans cette sacrée histoire. ” »
Gendibal eut l’air étonné. « C’est bien “ soucieux ”, le mot, oui… mais est-ce que tu as vraiment vu ça sur mon visage, Novi ? Là-bas, dans la Maison des Chercheurs, je prends bien soin de ne rien laisser paraître sur mes traits mais je pensais quand même qu’ici, seul dans l’espace – enfin, rien qu’avec toi – je pouvais me permettre de me relaxer et de tomber la veste… façon de parler… Je suis désolé. Je t’ai embarrassée. Je veux dire… si tu es si perceptive, j’aurais dû faire plus attention. De temps à autre, j’ai besoin de réapprendre que même des non-mentalistes sont capables de faire des déductions justes. »
Novi était bouche bée : « Je ne comprends pas, Maître.
— Je parle tout seul, Novi. Ne te fais pas de souci… tiens, tu vois, encore ce mot.
— Mais y a-t-il un danger ?
— Disons qu’il y a un problème, Novi. Je ne sais pas encore ce que je vais trouver en arrivant à Seychelle – c’est notre destination. Il se peut que je me trouve dans une situation passablement difficile.
— Ça ne signifie pas du danger ?
— Non, parce que je serai de toute façon capable de la surmonter.
— Comment pouvez-vous dire ça ?
— Parce que je suis un… chercheur. Et que je suis le meilleur d’entre eux. Il n’est rien dans la Galaxie que je ne puisse surmonter.
— Maître », et quelque chose qui ressemblait fort à de l’angoisse déforma les traits de Novi. « Je ne veux pas être vexeuse – je veux dire, je ne veux pas vous vexer – et vous mettre en colère. Mais je vous ai vu avec ce mufle de Rufirant et vous étiez en danger à ce moment-là – pourtant ce n’était jamais qu’un paysan hamien. Maintenant, je ne sais pas ce qui vous attend – et vous non plus. »
Gendibal se sentit chagriné : « Est-ce que tu as peur, Novi ?
— Pas pour moi, Maître. J’ai peur – je veux dire : je crains – pour vous.
— Tu peux dire “ j’ai peur ”, grommela Gendibal. C’est du bon galactique. »
Un instant, il resta absorbé par ses pensées. Puis il leva les yeux, prit entre ses mains les mains un peu rêches de Novi et dit : « Novi, je ne veux pas que tu aies peur de quoi que ce soit. Laisse-moi t’expliquer. Tu as su repérer – ou plutôt tu saurais repérer – la présence d’un danger d’après les traits de mon visage – presque comme si tu étais capable de lire dans mes pensées…
— Oui ?
— Je sais lire les pensées bien mieux que toi. C’est ce que tous les chercheurs apprennent à faire et je suis un très bon chercheur. »
Novi ouvrit de grands yeux et se libéra de l’étreinte de ses mains. Elle semblait retenir sa respiration. « Vous pouvez lire mes pensées ? »
Gendibal leva précipitamment un doigt. « Non, Novi ! Je ne lis pas du tout les pensées, sauf quand c’est absolument nécessaire. Mais non, je ne lis absolument pas dans tes pensées. »
(Il se rendait compte qu’en un sens, il mentait. Il était impossible d’être auprès de Sura Novi sans comprendre la teneur générale de certaines de ses pensées. Il n’était guère besoin pour ça d’être un membre de la Seconde Fondation. Gendibal se sentit à deux doigts de rougir. Mais même venant d’une Hamienne, pareille attitude était flatteuse. – Et pourtant, il fallait la rassurer, ne fût-ce que par simple humanité…)
Il lui dit : « Je peux également modifier la façon de penser des gens. Je peux les faire se sentir blessés, je peux… »
Mais Novi hochait la tête. « Comment pouvez-vous faire tout ça, Maître ? Rufirant…
— Oublie un peu Rufirant, grogna Gendibal. J’aurais très bien pu l’immobiliser en un instant. J’aurais pu le faire se rouler par terre. J’aurais pu pousser tous les Hamiens à… » Il se tut soudain, sentant, mal à l’aise, qu’il était en train de se vanter, d’essayer d’en mettre plein la vue à cette petite provinciale. Et elle, elle continuait de hocher la tête.
« Maître, vous essayez de faire que je n’aie pas peur mais je n’ai vraiment pas peur, sinon pour vous, alors c’est vraiment pas la peine. Je sais que vous êtes un grand chercheur et que vous pouvez faire voler ce vaisseau dans l’espace, même que pour moi, on pourrait rien faire qu’à s’y paumer – je veux dire, où, me semble-t-il, on devrait fatalement se perdre… Et vous utilisez des machines auxquelles je ne comprends rien – et que pas un Hamien ne serait capable de comprendre. Mais vous n’avez pas besoin de me parler de ces pouvoirs de l’esprit, qui ne doivent de toute façon sûrement pas être vrais puisque tout ce que vous m’avez raconté, vous auriez pu le faire à Rufirant et vous ne l’avez pas fait, alors que vous étiez en danger. »
Gendibal pinça les lèvres. Laisse tomber, se dit-il. Si cette fille tient absolument à ne pas avoir peur, eh bien, n’insistons pas.
Et pourtant, il ne voulait pas non plus qu’elle voie simplement en lui une mauviette et un hâbleur. Ça, sous aucun prétexte.
« Si je n’ai rien fait à Rufirant, reprit-il, c’était parce que je ne voulais pas le faire. Nous autres chercheurs, nous ne devons jamais rien faire aux Hamiens. Nous sommes vos hôtes, sur votre planète. Est-ce que tu peux comprendre ça ?
— Vous êtes nos maîtres. C’est ce qu’on dit toujours, nous. » Cette remarque amena chez Gendibal une petite diversion : « Comment se fait-il, dans ce cas, que Rufirant m’ait attaqué ?
— Je ne sais pas », dit Novi, simplement. « Je ne crois pas qu’il l’ait su non plus. Sûr qu’il devait battre la campagne – euh, enfin, il devait être fou, quoi. »
Gendibal grommela et reprit : « En tout cas, nous ne faisons pas de mal aux Hamiens. Si jamais j’avais été forcé de le stopper en… en lui nuisant physiquement, j’aurais été fort mal considéré par les autres chercheurs et j’aurais très bien pu perdre ma place. Mais pour m’éviter de subir un mauvais sort, j’aurais pu me voir contraint de le manipuler un tantinet – mais le moins possible. »
Novi était effondrée : « Alors… je n’avais pas besoin de me précipiter comme ça comme une grande nigaude.
— Tu as fait exactement ce qu’il fallait faire, dit Gendibal. J’ai simplement dit que je me serais mal conduit en le blessant. Grâce à toi, je n’ai pas eu à le faire. C’est toi qui l’as stoppé et tu as très bien fait. Je t’en suis reconnaissant. »
Elle sourit de nouveau – elle était aux anges. « Je comprends maintenant pourquoi vous avez été si gentil pour moi.
— J’étais reconnaissant, bien sûr, fit Gendibal, légèrement à cran, mais l’important, c’est que tu comprennes bien qu’il n’y a pas de danger. Je suis capable de m’occuper de toute une armée d’hommes ordinaires. Tous les chercheurs en sont capables – et tout particulièrement ceux de haut rang – et je t’ai dit que j’étais le meilleur de tous. Il n’est personne dans la Galaxie qui puisse me résister.
— Si vous le dites, Maître, je suis sûre que c’est vrai.
— Je te le dis. Et maintenant, as-tu toujours peur pour moi ?
— Non, Maître, sauf que… Maître, est-ce que c’est seulement nos chercheurs qui sont capables de lire dans les pensées et… enfin, est-ce qu’il y a d’autres chercheurs, ailleurs, qui seraient capables de s’opposer à nous ? »
Gendibal accusa le coup. Cette femme avait un surprenant don de pénétration.
Il était nécessaire de mentir. Il répondit : « Non, il n’y en a pas.
— Pourtant, il y a tellement d’étoiles dans le ciel. Une fois même, j’ai essayé de les compter et j’y suis pas arrivée. S’il y a autant de mondes avec des gens qu’il y a d’étoiles dans le ciel, est-ce que certains ne peuvent pas avoir des chercheurs ? A part ceux qui sont chez nous, je veux dire.
— Non.
— Et s’il y en avait ?
— Ils ne seraient pas aussi forts que moi.
— Et s’ils vous sautaient dessus brusquement avant que vous vous en rendiez compte ?
— Ce n’est pas possible : si un chercheur étranger devait m’approcher, je m’en apercevrais tout de suite. Je le saurais bien avant qu’il puisse me nuire.
— Vous pourriez fuir en courant ?
— Je n’aurais pas besoin… Mais » anticipant son objection, « s’il le fallait, je pourrais sauter très vite dans un nouveau vaisseau, supérieur à tous les autres vaisseaux de la Galaxie. Ils ne pourraient pas me rattraper.
— Ils ne pourraient pas changer vos pensées et vous faire rester ?
— Non.
— Mais ils pourraient être beaucoup. Et vous êtes tout seul.
— Sitôt qu’ils seraient là, et bien avant qu’ils aient pu imaginer la chose possible, j’aurais décelé leur présence et je serais déjà parti… Alors, tous les chercheurs de notre planète se tourneraient contre eux et ils ne pourraient pas leur résister. Et sachant cela, ils n’oseraient rien tenter contre moi. En fait, même, ils préféreraient encore que je continue à ignorer leur existence – mais je saurais quand même qu’ils existent.
— Parce que vous êtes tellement plus fort qu’eux ? » dit Novi dont le visage s’illuminait d’une fierté quelque peu dubitative. Gendibal ne put résister. L’intelligence innée de la jeune femme, sa vivacité d’esprit étaient telles que sa seule compagnie était déjà un pur plaisir. L’Oratrice Delora Delarmi, ce monstre à la voix sirupeuse, lui avait fait une faveur incroyable en lui imposant cette paysanne hamienne.
« Non, Novi, répondit-il, ce n’est pas parce que je suis tellement plus fort qu’eux, même si c’est le cas. C’est parce que je t’ai avec moi, toi.
— Moi ?
— Exactement, Novi. Est-ce que tu avais deviné ça ?
— Non, Maître, fit-elle songeuse. Qu’est-ce que je serais capable de faire ?
— C’est ton esprit… » Il leva immédiatement la main. « Je ne lis pas tes pensées. Je distingue simplement le contour de ton esprit, un contour pur et lisse, inhabituellement lisse. »
Elle porta la main à son front. « Parce que je suis inculte, Maître ? Parce que je suis idiote ?
— Non, ma chérie » il ne s’aperçut pas du terme qu’il venait d’employer, « c’est parce que tu es honnête et sans malice ; parce que tu es sincère et que tu dis ce que tu penses ; parce que tu as le cœur chaleureux et aussi… – et, enfin, plein d’autres choses. Si d’autres chercheurs essaient de toucher nos esprits – le tien comme le mien –, ce contact sera immédiatement visible sur la pureté de ton esprit. Je pourrai m’en rendre compte bien avant d’avoir moi-même conscience d’une influence sur le mien… Ce qui me donnera tout le temps d’élaborer une tactique de contre-attaque ; une riposte, quoi. »
S’ensuivit alors un long silence. Gendibal se rendit compte que dans les yeux de Novi, ce n’était plus de la joie qui brillait, mais de l’exultation, de la fierté, aussi. Elle dit d’une petite voix : « Et vous m’avez prise avec vous pour cette raison ? »
Gendibal opina. « C’était une raison importante. Oui. »
Sa voix n’était plus qu’un murmure lorsqu’elle demanda : « Comment puis-je faire pour vous aider de mon mieux, Maître ?
— Reste calme. N’aie pas peur. Et puis… reste simplement comme tu es.
— Je resterai comme je suis. Et je m’interposerai entre vous et le danger, comme je l’ai fait dans le cas de Rufirant. »
Elle quitta le cabinet et Gendibal la regarda partir.
Étrange, tout ce qu’elle pouvait cacher. Comment une créature aussi simple pouvait-elle receler une telle complexité ? Sous la pure et lisse structure de cet esprit se cachaient des trésors d’intelligence, de compréhension et de courage. Que pouvait-il demander d’autre ? – de quiconque ?
Il crut entrevoir l’image de Sura Novi – Sura, qui n’était pas une Oratrice, n’était même pas de la Seconde Fondation, n’était pas même éduquée –, Sura, résolument à ses côtés, et jouant un rôle auxiliaire vital dans le drame qui s’annonçait.
Malgré tout, les détails demeuraient flous – et il ne pouvait discerner avec précision ce qui les attendait.
« Un seul saut, marmonna Trevize, et la voilà.
— Gaïa ? » demanda Pelorat en regardant l’écran par-dessus l’épaule de son compagnon.
« Le soleil de Gaïa, précisa Trevize. Appelez-le Gaïa-S, si vous voulez, pour éviter les confusions. C’est d’ailleurs ce que font parfois les galactographes.
— Et où est Gaïa proprement dite, alors ? Ou faut-il l’appeler Gaïa-P – pour planète ?
— Gaïa tout court, c’est suffisant pour une planète. On ne peut pas encore la voir, toutefois. Les planètes ne sont pas aussi faciles à distinguer que les étoiles et puis, on est encore quand même à cent microparsecs de Gaïa-S. Notez d’ailleurs que ce n’est encore qu’une simple étoile, même si elle est très brillante. Nous n’en sommes pas assez proches pour qu’elle nous apparaisse comme un disque.
« Et ne la regardez pas directement, Janov. Elle est déjà assez lumineuse pour endommager la rétine. J’interposerai un filtre une fois que j’en aurai fini avec mes observations. Vous pourrez tranquillement la contempler ensuite.
— Combien font cent microparsecs dans une unité compréhensible pour un mythologiste, Golan ?
— Trois milliards de kilomètres – environ vingt fois la distance de Terminus à notre soleil. Est-ce que ça vous aide ?
— Énormément… Mais ne devrions-nous pas nous rapprocher ?
— Non ! » Trevize leva les yeux avec surprise. « Pas tout de suite. Après ce qu’on a entendu sur Gaïa, pourquoi faudrait-il se presser ? C’est une chose d’avoir des tripes ; c’en est une autre d’être fou. Jetons d’abord un coup d’œil.
— Sur quoi, Golan ? Vous dites que Gaïa est encore invisible !
— A l’œil nu, oui. Mais nous avons des instruments télescopiques et nous disposons d’un excellent ordinateur pour l’analyse rapide. On peut certainement commencer par étudier Gaïa-S et faire peut-être quelques autres observations… Détendez-vous, Janov. » Il étendit la main et tapota l’épaule de l’autre, paternellement.
Après une pause, Trevize expliqua : « Gaïa-S est une étoile unique ou, si elle a un compagnon, ce compagnon en est situé beaucoup plus loin que nous en ce moment et c’est, au mieux, une naine rouge, ce qui veut dire qu’on n’a pas besoin de s’en occuper. Gaïa-S est une étoile de type G4, ce qui signifie qu’elle est parfaitement susceptible d’avoir une planète habitable, ce qui est excellent. Si c’était un type A ou M, on pourrait déjà faire demi-tour et laisser tomber tout de suite.
— Je ne suis peut-être qu’un mythologiste mais est-ce qu’on n’aurait pas pu déterminer sa classe spectrale depuis Seychelle ?
— On pouvait, certes, et l’on ne s’en est pas privés, simplement, ça ne fait pas de mal de le vérifier de près… Gaïa-S possède un système planétaire, ce qui n’est pas en soi une surprise… Il y a deux géantes gazeuses en vue et l’une m’a l’air de bonne taille – si l’estimation de distance faite par l’ordinateur est précise. Il pourrait très bien y en avoir une autre en orbite de l’autre côté de l’étoile, ce qui la rendrait difficilement détectable puisqu’il se trouve – par hasard – que nous avons abordé ce système sous un angle proche de son plan orbital… Je ne peux encore rien distinguer de la région intérieure, ce qui n’est pas non plus une surprise…
— Est-ce mauvais signe ?
— Pas vraiment. C’est tout à fait prévisible : les planètes habitables devraient être de roche et de métal et, étant à la fois beaucoup plus petites que les géantes gazeuses et beaucoup plus proches de l’étoile – pour pouvoir être assez chaudes – dans l’un et l’autre cas, elles seraient beaucoup plus difficiles à distinguer d’ici. Ce qui signifie qu’il nous faudra nous approcher considérablement plus, pour sonder la zone située à moins de quatre microparsecs de Gaïa-S.
— Je suis fin prêt.
— Pas moi. On fera le saut demain.
— Pourquoi demain ?
— Pourquoi pas ? Donnons-leur une journée, le temps de se manifester et de venir nous cueillir – et, pour nous, éventuellement de détaler, si jamais on n’aime pas trop ce qu’on voit se pointer. »
C’était un processus prudent et lent. Tout au long de la journée, Trevize calcula laborieusement les différentes trajectoires d’approche en essayant de choisir entre elles. Faute de données concrètes, il était obligé de s’en remettre à son intuition qui, malheureusement, ne lui était pas d’un grand secours : il n’éprouvait pas cette « certitude » qu’il avait ressentie parfois.
En fin de compte, il entra les coordonnées d’un saut qui les fit s’écarter nettement du plan de l’écliptique.
« Ça nous permettra d’avoir une meilleure vue d’ensemble de la région, expliqua-t-il, puisque nous allons voir les planètes sur toute l’étendue de leur orbite et à la distance apparente maximale du soleil. Tandis qu’eux… j’ignore qui ils sont, mais il est toujours possible qu’ils surveillent moins attentivement les régions situées en dehors du plan de l’écliptique. Enfin, je l’espère. »
Ils étaient à présent à l’aplomb de l’orbite de la plus proche – et de la plus grosse – des géantes gazeuses, dont ils évaluèrent la distance à un demi-milliard de kilomètres. Trevize la fit apparaître sur l’écran au grossissement maximal pour en faire profiter Pelorat. La vue était impressionnante même sans tenir compte des trois minces anneaux de débris qui l’entouraient.
« Elle possède le train habituel de satellites, observa Trevize, mais à pareille distance de Gaïa-S, on sait déjà qu’aucun d’entre eux n’est habitable. Pas plus que ne s’y trouvent établis d’êtres humains installés, mettons, sous un dôme de verre, ou dans de strictes conditions de survie analogues.
— Comment pouvez-vous le dire ?
— Par l’absence de signaux de radio dont les caractéristiques dénoteraient une origine intelligente. Bien sûr », ajouta-t-il aussitôt pour nuancer cette affirmation, « on peut toujours imaginer le cas d’une station scientifique avancée se donnant beaucoup de peine pour masquer ses émissions radio, ou penser que le bruit de fond radio de la géante gazeuse recouvre ce que l’on cherche. Malgré tout, notre récepteur est sensible et notre ordinateur extraordinairement bon. Je dirais que les chances d’occupation humaine de ces satellites sont extrêmement faibles.
— Cela veut-il dire qu’il n’y a pas de Gaïa ?
— Non, mais ça signifie que si elle existe bien, elle n’a pas pris la peine de venir s’établir sur ces satellites. Peut-être lui manque-t-il la capacité de le faire – ou simplement, l’intérêt.
— Eh bien, existe-t-elle, ou pas ?
— Patience, Janov. Patience. »
Trevize examina le ciel avec une dose de patience apparemment inépuisable. A un moment, il s’arrêta dans son observation pour remarquer : « Franchement, le fait qu’ils ne se soient pas encore manifestés pour nous contrer a quelque chose de décourageant. Il est certain que s’ils avaient les capacités qu’on se plaît à leur attribuer, ils auraient déjà dû réagir.
— Il est concevable, je suppose, nota Pelorat, lugubre, que tout cela ne soit que pure invention.
— Appelez ça un mythe », dit Trevize, ironique et désabusé, « et vous ne serez pas dépaysé… Enfin, il y a quand même une planète dans l’écosphère, ce qui signifie qu’elle pourrait se révéler habitable. Je voudrais l’observer au moins une journée.
— Pourquoi ?
— Pour m’assurer qu’elle est habitable, déjà.
— Vous venez de dire qu’elle était dans l’écosphère, Golan.
— Oui, pour le moment. Mais elle peut avoir une orbite très excentrique qui l’amène à moins d’un microparsec de l’étoile ou, à l’opposé, l’en éloigne jusqu’à quinze microparsecs et plus. Il va nous falloir déterminer la distance de la planète à Gaïa-S et la comparer avec sa vitesse orbitale – et cela nous aidera de connaître la direction de son mouvement. »
Encore une journée.
« L’orbite est presque circulaire, dit enfin Trevize, ce qui veut dire que sa probabilité d’habitabilité s’accroît substantiellement. Et malgré cela, toujours personne pour venir à notre rencontre, même à présent. Il va falloir essayer d’y voir de plus près.
— Pourquoi faut-il tout ce temps pour préparer un saut ? Vous avancez par sauts de puce.
— Faites confiance à l’homme de l’art. Les petits sauts sont plus délicats à maîtriser que les grands. Qu’est-ce qui est le plus facile ? Saisir un rocher ou un grain de sable ? Par ailleurs, Gaïa-S est proche et l’espace fortement courbé. Ce qui complique les calculs, même pour l’ordinateur. Même un mythologiste devrait être capable de voir ça. »
Pelorat grommela.
Trevize poursuivit : « Maintenant, vous pouvez distinguer la planète à l’œil nu. Tenez, là. Vous la voyez ? La période de rotation est d’environ vingt-deux heures galactiques et l’inclinaison axiale de douze degrés. C’est pratiquement le cas d’école d’une planète habitable ; et elle abrite effectivement la vie.
— Comment pouvez-vous savoir ?
— On note de substantielles quantités d’oxygène libre dans l’atmosphère. Ce qui est impossible sans une couverture végétale solidement établie.
— Et la vie intelligente ?
— C’est fonction de l’analyse des ondes radio. Bien sûr, on peut imaginer une vie intelligente qui aurait renoncé à la technologie, je suppose, mais cela me semble fort improbable.
— On connaît des exemples historiques…
— Je veux bien vous croire sur parole. C’est votre domaine. Malgré tout, je m’imagine mal ne subsister que quelques pasteurs sur une planète qui terrorisa jadis le Mulet !
— A-t-elle un satellite ?
— Oui, dit Trevize d’une voix neutre.
— Quelle taille ? » demanda Pelorat qui, lui, s’étranglait presque.
« … Peux pas dire avec certitude. Peut-être cent kilomètres de diamètre.
— Sapristi ! » s’exclama mélancoliquement Pelorat. « J’aimerais avoir à l’esprit un stock d’interjections plus expressives, cher compagnon, mais il y avait encore cette petite chance…
— Vous voulez dire, si elle était dotée d’un satellite géant, que ce puisse être la Terre ?
— Oui, mais ce n’est manifestement pas le cas.
— Eh bien, si Compor a raison, la Terre, de toute manière, ne se trouverait pas dans ce secteur de la Galaxie. Elle serait plutôt du côté de Sirius… Sincèrement, Janov, je suis désolé.
— Oui, bof…
— Écoutez, on va attendre un peu et risquer encore un petit saut. Et si l’on ne découvre aucun signe de vie intelligente, alors on pourra toujours s’y poser sans danger – sauf qu’on n’aura plus aucune raison de s’y poser, n’est-ce pas ? »
62.
Au saut d’après, Trevize dit d’une voix étonnée : « Ça y est, Janov. C’est bien Gaïa. Et on sait au moins qu’elle possède une civilisation technologique.
— Ce sont les ondes radio qui vous le font dire ?
— Mieux que ça : il y a une station spatiale en orbite autour de la planète. Vous voyez ça ? »
Un objet était apparu sur l’écran. Pour l’œil profane de Pelorat, il n’avait rien de vraiment remarquable mais Trevize annonça : « Artificiel, métallique, et c’est une radio-source.
— Bon. Qu’est-ce qu’on fait à présent ?
— Rien, pour l’instant. A ce stade de développement technique, ils ne peuvent pas manquer de nous avoir détectés. Si d’ici un moment, ils n’ont toujours pas réagi, je leur enverrai un message radio. Et s’ils continuent de faire la sourde oreille, j’avancerai, prudemment.
— Et s’ils font effectivement quelque chose ?
— Tout dépendra du “ quelque chose ”. Si ça ne me plaît pas, alors je profiterai du fait qu’il est hautement improbable qu’ils puissent rivaliser avec la facilité qu’a ce vaisseau de réaliser des sauts…
— Vous voulez dire qu’on détalera.
— Comme un vrai missile hyperspatial.
— Mais on ne sera pas plus avancés qu’à notre arrivée.
— Pas du tout : dans le pire des cas, on aura au moins appris que Gaïa existe, qu’elle dispose d’une technologie efficace, et qu’elle avait de quoi nous effrayer…
— Mais Golan, ne nous laissons pas trop facilement effrayer…
— Écoutez, Janov, je sais bien que vous ne voulez rien tant dans toute la Galaxie qu’en savoir à tout prix plus long sur la Terre mais rappelez-vous, s’il vous plaît, que je ne partage pas votre monomanie. Nous sommes à bord d’un vaisseau désarmé et ces gens, là-dessous, vivent depuis des siècles dans un isolement complet. Supposez qu’ils n’aient jamais entendu parler de la Fondation et donc ne voient pas l’intérêt de lui témoigner du respect. Ou supposez que l’on tombe bel et bien sur la Seconde Fondation : une fois entre leurs mains – pour peu qu’ils en aient assez de nous – on peut très bien ne plus jamais être les mêmes. Avez-vous envie de vous faire laver le cerveau, pour ne plus être un mythologiste et vous retrouver incapable de rien savoir sur la moindre légende ? »
Cette perspective parut déprimer Pelorat : « Si vous voyez les choses sous cet angle… mais qu’est-ce qu’on fait, une fois partis ?
— Simple. On rentre à Terminus avec la nouvelle – enfin, aussi près de Terminus que le permettra l’autre vieille. Ensuite, on pourra toujours revenir ici – plus vite cette fois, et sans traînasser en route – et revenir avec un vaisseau armé, voire toute une flotte. Et là, les choses pourraient bien prendre une autre tournure. »
Ils attendirent. C’était devenu une habitude. Ils avaient passé plus de temps à attendre dans les parages de Gaïa qu’à voler pour se rendre de Terminus à Seychelle.
Trevize mit l’ordinateur en alarme automatique et poussa la nonchalance jusqu’à somnoler dans son siège capitonné.
Si bien qu’il s’éveilla immédiatement en sursaut dès que l’alarme retentit. Pelorat surgit dans sa cabine, tout aussi surpris. Il avait été interrompu en plein rasage. Il demanda : « Avons-nous reçu un message ?
— Non, dit avec vigueur Trevize. Nous sommes en train d’avancer.
— Avancer ? Où ça ?
— Vers la station spatiale.
— Pourquoi ça ?
— Je ne sais pas. Les moteurs sont en marche et l’ordinateur ne répond pas à mes ordres – mais on avance quand même. Janov, on s’est fait capturer. On a dû s’approcher un peu trop près de Gaïa. »