Branno avait attendu depuis une heure, ressassant ses pensées. D’un point de vue technique, elle était coupable d’effraction et de violation de domicile. Qui plus est, elle avait violé, fort inconstitutionnellement, les droits d’un conseiller. Au terme strict des lois qui régissaient la fonction de Maire – depuis l’époque d’Indbur III et du Mulet, près de deux siècles plus tôt – elle risquait la destitution.
Mais en ce jour précis, pourtant, et pour un laps de temps de vingt-quatre heures, elle ne pouvait rien faire de mal.
Mais cela passerait. Elle ne pouvait s’empêcher de frémir.
Les deux premiers siècles avaient été l’âge d’or de la Fondation, l’époque héroïque – rétrospectivement, du moins, sinon pour les infortunés qui avaient dû vivre en ces temps peu sûrs. Salvor Hardin et Hober Mallow en avaient été les deux grands héros, quasiment déifiés au point de rivaliser avec l’incomparable Hari Seldon lui-même. Ces trois personnages formaient le trépied sur lequel reposait toute la légende (et même toute l’histoire) de la Fondation.
En ce temps-là, pourtant, la Fondation n’était encore qu’un monde bien chétif, dont l’emprise sur les Quatre Royaumes était bien ténue, qui n’avait qu’une bien vague conscience de l’étendue de la protection que lui assurait le Plan Seldon, et qui allait jusqu’à contrer ce qui subsistait du naguère puissant Empire Galactique.
Et plus s’était accru le pouvoir politique et commercial de la Fondation, plus ses dirigeants et ses guerriers semblaient être devenus insignifiants. Lathan Devers : on l’avait presque oublié. Si l’on s’en souvenait, c’était plus à cause de sa fin tragique dans les camps que pour sa vaine (quoique victorieuse) lutte contre Bel Riose.
Quant à Bel Riose, le plus noble des adversaires de la Fondation, lui aussi, on l’avait presque oublié, éclipsé qu’il était par le Mulet qui seul parmi tous ses ennemis avait pu briser le Plan Seldon et défaire la Fondation avant de la diriger. C’était lui, et lui seul, le Grand Ennemi – enfin, le dernier des grands.
On ne se souvenait guère que le Mulet avait été, en vérité, défait par un seul individu, une femme du nom de Bayta Darell, et qu’elle était parvenue à la victoire sans l’aide de quiconque, sans même le soutien du Plan Seldon. Tout comme on avait presque oublié que son fils Toran et sa petite-fille, Arkady Darell, avaient à leur tour vaincu la Seconde Fondation, laissant le champ libre à la Fondation, la Première Fondation.
Ces vainqueurs d’aujourd’hui n’étaient désormais plus des personnages héroïques. De nos jours, on ne pouvait que se permettre des héros réduits à la taille de simples mortels. Et puis, reconnaissons que la biographie qu’avait donnée Arkady de sa grand-mère l’avait fait descendre du rôle d’héroïne à celui de simple figure romanesque.
Et depuis lors, il n’y avait plus eu de héros – ni même de figure romanesque, d’ailleurs. La guerre kalganienne avait été le dernier épisode violent à impliquer la Fondation, et ce n’avait jamais été qu’un conflit mineur. Virtuellement plus de deux siècles de paix ! Cent vingt ans sans même un vaisseau éraflé.
Cela avait été une bonne paix – Branno ne le déniait pas –, une paix profitable. La Fondation n’avait pas instauré un second Empire Galactique – on n’en était qu’à mi-parcours, selon le Plan Seldon – mais, sous la forme d’une Fédération, elle tenait sous son emprise économique plus d’un tiers des entités politiques éparses de la Galaxie, et influençait ce qu’elle ne contrôlait pas. Rares étaient les endroits où mentionner : « Je suis de la Fondation » ne suscitait pas le respect. Parmi les millions de mondes habités, nulle fonction n’était tenue en plus haute estime que celle de Maire de Terminus.
Car le titre était resté. C’était celui du premier magistrat d’une malheureuse bourgade quasiment oubliée, perdue sur quelque planète aux confins extrêmes de la civilisation, quelque cinq siècles plus tôt, mais nul n’aurait songé à le changer, ne serait-ce qu’en le rendant un rien plus ronflant. Tel qu’il était, seul le titre presque oublié de Majesté Impériale pouvait encore inspirer un respect comparable.
Hormis sur Terminus même, où les pouvoirs du Maire étaient soigneusement limités. Le souvenir des Indbur demeurait vivace. Ce que les gens ne risquaient pas d’oublier, c’était moins leur tyrannie que le fait qu’ils avaient perdu face au Mulet.
Et venait son tour à présent, Harlan Branno, Maire le plus puissant depuis la disparition du Mulet (elle en était consciente) et la cinquième femme seulement à accéder à ce poste. Et ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle avait pu faire ouvertement usage de son pouvoir.
Elle s’était battue pour faire valoir son interprétation de ce qui était juste et de ce qui devait être – contre l’opposition farouche de tous ceux qui avaient hâte de retrouver le prestige des Secteurs centraux de la Galaxie et l’aura du pouvoir impérial – et elle avait gagné : Pas encore, leur avait-elle dit. Pas encore ! Si vous vous précipitez trop pour regagner les Secteurs centraux, vous vous retrouverez perdants, pour telle et telle raison. Et Seldon était apparu et l’avait appuyée en tenant un langage presque analogue au sien.
Cela l’avait rendue, pour un temps, aussi sage que Seldon lui-même aux yeux de la Fondation. Elle savait pertinemment toutefois que d’une heure à l’autre on pourrait l’oublier. Et voilà que ce jeune homme se permettait de la défier précisément ce jour-là !
Et il se permettait d’avoir raison !
C’était bien là le danger de la chose. Il avait raison ! Et, ayant raison, il était capable de détruire la Fondation ! Et voilà qu’ils se retrouvaient face à face, seuls.
Elle lui dit tristement : « Vous n’auriez pas pu chercher à me voir en privé ? Aviez-vous besoin de le clamer en pleine Chambre, dans votre désir stupide de me ridiculiser ? Est-ce que vous vous rendez compte de votre idiotie, mon pauvre garçon ? »
Trevize se sentit rougir et lutta pour maîtriser sa colère. Branno était une femme qui allait sur ses soixante-trois ans. Il hésitait à se lancer dans une joute oratoire avec quelqu’un de presque deux fois son âge.
En outre, elle avait une grande pratique de la bataille politique et savait que si elle pouvait placer son adversaire en position de déséquilibre, elle aurait partie à demi gagnée. Mais une telle tactique n’était efficace que devant un public. Or, aucun spectateur n’était là pour assister à son humiliation : ils étaient seuls tous les deux.
Si bien que Trevize préféra ignorer ses paroles et fit de son mieux pour l’observer avec détachement : une vieille femme vêtue de ces habits unisexes qui étaient à la mode depuis deux générations – et qui ne lui allaient pas. Le Maire, le dirigeant de la Galaxie – si tant est que la Galaxie pût avoir un dirigeant – n’était qu’une vieille femme ordinaire qu’on aurait facilement pu confondre avec un homme – n’eût été sa coiffure, les cheveux gris acier tirés en arrière, et non pas flottants dans le style typiquement masculin.
Trevize lui adressa un sourire engageant. Quels que soient les efforts d’un adversaire plus âgé pour faire sonner l’épithète « mon garçon » comme une insulte, ledit « garçon » gardait l’avantage de la jeunesse et de l’allure – et surtout, il en était pleinement conscient.
Il lui dit : « C’est vrai. J’ai trente-deux ans, je ne suis donc qu’un garçon – si l’on veut. Et je suis conseiller et par conséquent, ex officio, un idiot. La première condition est inévitable ; quant à la seconde, tout ce que je puis dire, c’est que j’en suis désolé.
— Savez-vous ce que vous avez fait ? Et ne restez donc pas planté là à faire de l’esprit : asseyez-vous. Mettez votre cervelle en route, si ça vous est possible, et répondez-moi intelligemment.
— Je sais très bien ce que j’ai fait. J’ai dit la vérité telle que je la vois.
— Et c’est aujourd’hui que vous l’utilisez pour me défier. Précisément le jour où mon prestige est tel que je peux me permettre de vous exclure de la Chambre et de vous arrêter sans que nul ne proteste.
— Le Conseil va se ressaisir et croyez bien qu’il protestera. Peut-être même proteste-t-il en ce moment. Et on m’écoutera d’autant mieux que vous avez décidé de me persécuter.
— Personne ne vous écoutera, parce que si je pensais que vous deviez continuer dans la même veine, je persisterais à vous poursuivre comme un traître avec toute la rigueur qu’autorise la loi.
— Alors, il faudrait me juger. Et je ferais éclater la vérité en plein tribunal.
— N’y comptez pas. Les pouvoirs d’exception d’un Maire sont considérables même s’il en fait rarement usage.
— Et sur quels motifs déclareriez-vous l’état d’exception ?
— Les motifs, je les inventerais. Accordez-moi encore assez d’ingéniosité pour ça ; et je n’aurais pas peur d’en prendre le risque politique. Ne me poussez pas à bout, jeune homme. Si nous sommes ici, c’est pour parvenir à un accord, sinon vous ne recouvrerez plus jamais la liberté. Vous resterez en prison jusqu’à la fin de vos jours. Je peux vous le garantir. »
Ils se dévisagèrent mutuellement : Branno en gris, Trevize en camaïeu de bruns.
Trevize comprit : « Quel genre d’accord ?
— Ah ! ah ! On est curieux. Voilà qui est mieux. On va pouvoir ainsi passer de la confrontation à la conversation. Quel est votre point de vue ?
— Vous le connaissez fort bien. Vous vous êtes roulée dans la boue avec le conseiller Compor, non ?
— Je veux l’entendre de votre bouche – à la lumière de la crise Seldon qui vient de s’achever.
— Très bien, si tel est votre désir, madame le Maire ! » (Il avait été à deux doigts de dire : « la vieille »). « L’image de Seldon a parlé trop juste, trop impossiblement juste, au bout de cinq cents ans. C’est la huitième fois qu’il apparaît, je crois. Et en plusieurs occasions, personne n’était là pour l’entendre. A une reprise au moins, du temps d’Indbur III, ce qu’il avait à dire était totalement désynchronisé avec la réalité – mais c’était au moment du Mulet, n’est-ce pas ? Alors, dites-moi quand il a fait preuve d’autant de clairvoyance que cette fois-ci ? »
Trevize se permit un petit sourire. « Jamais, jusqu’à présent, madame le Maire – pour ce que nous révèlent les archives du passé –, jamais Seldon n’est parvenu à décrire si parfaitement la situation, jusque dans ses plus infimes détails.
— Votre hypothèse est que l’apparition de Seldon, cette image holographique, est un faux, que ces enregistrements sont l’œuvre d’un contemporain – ce pourrait être moi – et qu’un acteur joue le rôle de Seldon ?
— Pas impossible, madame le Maire, mais ce n’est pas ce que je veux dire. La vérité est hélas bien pire. Je crois que c’est effectivement l’image de Seldon lui-même que l’on voit et que sa description du moment présent de l’histoire est bien la description qu’il prépara jadis, il y a cinq siècles. C’est d’ailleurs exactement ce que j’ai confié à votre homme, Kodell, qui m’a mené habilement dans une charade où j’étais censé soutenir les superstitions irréfléchies de certains membres de la Fondation.
— Oui. Cet enregistrement sera utilisé si nécessaire, pour permettre à la Fondation de constater que vous n’avez jamais été dans l’opposition. »
Trevize ouvrit les bras : « Mais j’y suis ! Il n’y a pas de Plan Seldon au sens où nous l’entendons et cela fait peut-être deux siècles qu’il en est ainsi. Il y a des années que je le soupçonne, et ce que nous avons pu voir il y a douze heures dans la crypte temporelle le prouve.
— Parce que Seldon était trop exact ?
— Précisément ! Ne souriez pas. C’est bien la preuve définitive.
— Je ne souris pas, je vous ferai remarquer. Poursuivez.
— Comment peut-il avoir été si exact ? Il y a deux siècles, son analyse de ce qui était alors le présent était complètement fausse. Trois cents ans s’étaient écoulés depuis l’instauration de la Fondation et il était déjà largement à côté de la plaque !
— Tout cela, conseiller, vous l’avez expliqué vous-même il y a quelques instants : c’était à cause du Mulet ; le Mulet était un mutant doué d’intenses pouvoirs mentaux et il eût été impossible de l’intégrer dans le Plan.
— Mais il était quand même là – intégré ou pas. Et il avait fait dérailler le Plan Seldon. Le Mulet ne gouverna pas longtemps et il mourut sans successeur. La Fondation recouvra son indépendance et reprit sa domination, mais comment le Plan Seldon aurait-il retrouvé sa ligne initiale après une telle rupture touchant à sa trame même ? »
Branno prit un air sombre et serra ses vieilles mains ridées : « Vous connaissez la réponse : nous n’étions que la Première des deux Fondations. Vous avez lu comme moi les livres d’histoire.
— J’ai lu la biographie qu’a rédigée Arkady sur sa grand-mère – après tout, ça fait partie du programme scolaire – et j’ai lu ses romans également. J’ai lu la version officielle de l’histoire du Mulet et de ses conséquences. Me permettra-t-on d’en douter ?
— Comment cela ?
— Officiellement, nous – la Première Fondation – étions chargés de préserver le savoir des sciences physiques et de le faire avancer. Nous devions opérer au grand jour, notre développement historique suivant – qu’on en fût ou non conscients – le Plan Seldon. Mais il y avait aussi la Seconde Fondation qui devait, elle, préserver et faire progresser les sciences humaines – dont la psychohistoire – et son existence devait demeurer un secret, même pour nous. La Seconde Fondation tenant lieu de vernier d’accord pour le Plan, son rôle était d’ajuster les courants de l’histoire galactique si jamais ils s’écartaient de la voie tracée par le plan.
— Alors, vous avez trouvé vous-même la réponse, dit le Maire : Bayta Darell vainquit le Mulet, peut-être sous l’inspiration de la Seconde Fondation, même si sa petite-fille soutient que ce n’était pas le cas. Ce fut pourtant la Seconde Fondation qui sans aucun doute œuvra pour ramener l’histoire galactique dans la voie du Plan après la mort du Mulet et manifestement, elle y est parvenue.
« Alors, par Terminus, de quoi voulez-vous donc parler, conseiller ?
— Madame le Maire, si nous suivons le récit d’Arkady Darell, il est clair qu’à vouloir corriger le cours de l’histoire galactique, la Seconde Fondation a bouleversé totalement le schéma initial de Seldon puisque par cette tentative même, elle détruisait son propre secret. Nous autres de la Première Fondation avons pris conscience de l’existence de notre reflet, la Seconde Fondation, et nous n’avons pu nous faire à l’idée que nous étions manipulés. Nous avons donc tout fait pour découvrir la Seconde Fondation et la détruire. »
Branno opina. « Et s’il faut en croire Arkady Darell, nous y sommes parvenus mais manifestement pas avant que la Seconde Fondation n’eût remis l’histoire galactique fermement sur ses rails après la rupture introduite par le Mulet. Et elle y est toujours.
— Et vous pouvez croire ça ? D’après la chronique, la Seconde Fondation fut localisée et le sort de ses membres réglé. Cela s’est passé en 378 de l’Ère de la Fédération, il y a cent vingt ans. Cinq générations durant, nous sommes censés avoir agi seuls, sans Seconde Fondation et malgré tout, nous sommes restés si proches de l’objectif initial du Plan que l’image de Seldon et vous-même tenez un langage pratiquement identique !
— Ce qu’on pourrait interpréter comme le fait que j’ai su prédire avec perspicacité le développement des tendances historiques…
— Pardonnez-moi. Loin de moi l’idée de jeter le doute sur votre perspicacité mais il me semble quant à moi que l’explication la plus évidente reste encore que la Seconde Fondation n’a jamais été détruite. Elle continue de nous diriger. Elle continue de nous manipuler. Et voilà bien la raison pour laquelle nous sommes revenus dans la ligne du Plan Seldon. »
Si madame le Maire fut choquée par cette déclaration, elle n’en trahit rien.
Il était plus d’une heure du matin et elle avait désespérément envie de mettre un terme à l’entretien, et pourtant elle ne pouvait pas précipiter les choses. Il fallait encore qu’elle joue avec ce jeune homme, et elle ne voulait pas qu’il brise tout de suite sa ligne. Elle n’avait pas envie de se défaire de lui alors qu’il pouvait encore lui être utile.
Elle répondit : « Pas possible ? D’après vous, le récit qu’a fait Arkady de la guerre kalganienne et de la destruction de la Seconde Fondation est un faux ? C’est une invention ? Une blague ? Un mensonge ? »
Trevize haussa les épaules. « Ce n’est pas nécessaire. Là n’est pas la question. Supposez que le compte rendu d’Arkady fût totalement exact – dans les limites des informations dont elle disposait. Supposez que tout ait eu lieu exactement comme elle l’a dit ; qu’on ait effectivement découvert le repaire de la Seconde Fondation et qu’on s’en soit débarrassé. Comment peut-on affirmer, toutefois, qu’on ait eu tous ses membres jusqu’au dernier ? La Seconde Fondation recouvrait toute la Galaxie. Elle ne manipulait pas uniquement l’histoire de Terminus ou même de la seule Fondation. Ses responsabilités englobaient plus que notre capitale ou que l’ensemble de la Fondation. Il y a certainement des membres de la Seconde Fondation qui se trouvaient à mille parsecs, ou plus, du lieu des événements. Est-il alors concevable qu’on ait pu tous les avoir ?
« Et si tel ne fut pas le cas, pouvons-nous vraiment dire que nous avons gagné ? Le Mulet aurait-il pu dire la même chose à l’époque ? Après tout, il avait conquis Terminus et avec Terminus, tous les mondes qui étaient sous son contrôle direct – mais restait encore l’Association des Marchands Indépendants. Et une fois les Marchands Indépendants assujettis, restaient encore trois fugitifs : Ebling Mis, Bayta Darell et son mari. Il s’assura le contrôle des deux hommes et laissa libre Bayta ; Bayta, seule. Il avait agi ainsi par amour, s’il faut en croire le roman d’Arkady. Et cela fut suffisant. Selon le récit d’Arkady, une seule personne – et c’était Bayta – était encore libre d’agir à sa guise et c’est précisément à cause de ses agissements que le Mulet fut incapable de localiser la Seconde Fondation et se retrouva finalement vaincu.
« Une seule personne épargnée et tout est perdu ! Voilà bien la preuve du rôle de l’individu, malgré toutes ces légendes autour du Plan Seldon pour accréditer l’idée que l’individu n’est rien et que la masse est tout.
« Et supposez que nous n’ayons pas simplement laissé une seule Fondation derrière nous mais quelques douzaines, comme c’est parfaitement envisageable… alors ? Est-ce qu’elles ne se regrouperaient pas, ne se reconstruiraient pas, ne s’attelleraient pas de nouveau à leur tâche, ne se multiplieraient pas en recrutant et en formant de nouveaux effectifs, pour de nouveau faire de nous leurs pions ? »
Branno lui dit gravement : « Le croyez-vous ?
— J’en suis persuadé.
— Mais dites-moi, conseiller. Pourquoi s’embêteraient-ils avec tout cela ? Pourquoi quelques pitoyables survivants continueraient-ils à s’acharner désespérément sur une tâche dont tout le monde se désintéresse ? Qu’est-ce qui les pousse à maintenir coûte que coûte la Galaxie sur la voie conduisant au second Empire ? Et à supposer que cette petite bande tienne absolument à remplir sa mission, pourquoi faudrait-il nous en soucier ? Pourquoi ne pas accepter plutôt la ligne du Plan et leur être au contraire reconnaissants de veiller à ce que nous n’en dérivions pas ? »
Trevize se frotta les yeux. Malgré sa jeunesse, c’était lui qui paraissait le plus las des deux. Il dévisagea la femme : « Je ne peux pas vous croire. Vous imaginez vraiment que la Seconde Fondation agit pour notre bien ? Que ce sont des espèces d’idéalistes ? Ne vous paraît-il pas évident – avec votre connaissance de la politique, des buts concrets du pouvoir et de la manipulation – qu’ils n’agissent que pour eux-mêmes ?
« Nous sommes le fil de la lame. Nous sommes le moteur, la force. Nous travaillons avec notre sueur, notre sang et nos larmes. Eux, par contre, ils se contentent de diriger – ici on règle un ampli, là on ferme un contact –, et de le faire avec aisance et sans prendre aucun risque. Et puis, une fois que tout sera terminé et qu’au terme de mille ans de peine et de labeur, nous aurons enfin restauré un second Empire Galactique, les gens de la Seconde Fondation pourront se pointer pour jouer les élites dirigeantes. »
Branno répondit : « Alors, vous voulez éliminer la Seconde Fondation ? Vous voulez qu’arrivés à mi-parcours sur la voie du second Empire, nous prenions le risque de terminer la tâche seuls et de nous fournir nous-mêmes nos propres élites ? C’est bien cela ?
— Certainement ! Certainement ! Et cela ne devrait-il pas être aussi votre souhait ? Vous comme moi, nous ne vivrons pas pour le voir réalisé mais vous avez des petits-enfants, j’en aurai moi aussi un jour, eux-mêmes auront des petits-enfants et ainsi de suite. Je veux qu’ils bénéficient du fruit de nos efforts et qu’ils nous considèrent comme en étant la source et nous louent pour ce que nous aurons accompli. Je n’ai pas envie que tout cela se réduise simplement à quelque complot secret ourdi par Seldon – qui n’est certainement pas un de mes héros. Je vous le dis : Seldon représente une bien plus grande menace que le Mulet – si nous laissons son Plan s’accomplir. Par la Galaxie, j’en viens à regretter que le Mulet n’ait pas réussi à complètement liquider le Plan une bonne fois pour toutes. On lui aurait quand même survécu : lui, il était seul de sa race, et tout ce qu’il y a de plus mortel ; tandis que la Seconde Fondation me paraît immortelle.
— Mais vous aimeriez bien la détruire, n’est-ce pas ?
— Si vous saviez à quel point !
— Mais faute de savoir comment y parvenir, vous ne croyez pas plutôt que ce sont eux qui vont vous détruire ? »
Trevize la toisa d’un air méprisant : « L’idée m’a bien effleuré que vous-même puissiez être sous leur contrôle. L’exactitude de votre prédiction des paroles prononcées par l’image de Seldon et, consécutivement, votre attitude envers moi, pourraient fort bien être caractéristiques de la Seconde Fondation. Vous pourriez n’être qu’une coquille creuse habitée par la Seconde Fondation.
— Dans ce cas, pourquoi me parler comme vous le faites ?
— Parce que, si vous êtes sous le contrôle de la Seconde Fondation, je suis perdu de toute façon, et je peux bien alors me défouler d’une partie de ma colère – mais parce que, en vérité, je parie sur le fait que vous n’êtes pas sous leur contrôle, que vous êtes simplement inconsciente de vos actes. »
Branno répondit : « Pari gagné, en toute hypothèse. Je ne suis sous le contrôle de personne sinon de moi-même. Pourtant, qu’est-ce qui vous prouve que je dis la vérité ? Si j’étais effectivement sous le contrôle de la Seconde Fondation, est-ce que je l’admettrais ? En aurais-je même conscience ?
« Mais toutes ces questions sont bien vaines. Je crois ne pas être sous leur contrôle et vous n’avez pas d’autre choix que de le croire aussi. Imaginez pourtant un instant ce qui suit : si la Seconde Fondation existe, il est certain que sa première urgence sera de s’assurer que nul dans la Galaxie n’ait vent de son existence. Le Plan Seldon ne fonctionne bien que si ses pions – à savoir nous-mêmes – ignorent comment il fonctionne et de quelle façon ils sont manipulés. C’est parce que le Mulet a polarisé l’attention de la Première Fondation sur la Seconde que cette dernière fut détruite à l’époque d’Arkady – ou devrais-je dire quasiment détruite, conseiller ?
« De là, nous pouvons déduire deux corollaires : primo, nous pouvons raisonnablement supposer qu’en gros la Seconde Fondation s’immisce le moins possible dans nos affaires. D’ailleurs, elle serait dans l’impossibilité de nous dominer totalement : même elle (si elle existe) ne peut disposer d’une puissance illimitée. Dominer certains tout en risquant que d’autres s’en doutent pourrait avoir pour effet d’introduire des distorsions dans le déroulement du Plan. Par conséquent, nous en arrivons à la conclusion que si la Seconde Fondation s’immisce dans nos affaires, ce sera à titre exceptionnel, et de manière aussi discrète et indirecte que possible – et donc que je ne suis certainement pas sous leur contrôle. Pas plus que vous.
— C’est votre premier corollaire et j’aurais tendance à l’admettre – mais je prends peut-être mes désirs pour des réalités. Et le second… ?
— Il est encore plus simple et plus inévitable : si la Seconde Fondation existe et désire garder secrète son existence, alors une chose est sûre. Quiconque persiste à croire à son existence, en parle et l’annonce et le proclame dans toute la Galaxie, doit d’une manière ou de l’autre être illico retiré discrètement de la scène et disparaître définitivement… Ne serait-ce pas également votre conclusion ?
— Est-ce donc là la raison pour laquelle vous m’avez fait garder à vue, madame le Maire ? Pour me protéger des entreprises de la Seconde Fondation ?
— En un sens. Jusqu’à un certain point. L’enregistrement scrupuleux qu’a fait Liono Kodell de vos assertions sera diffusé non seulement pour éviter aux citoyens de Terminus et de la Fédération d’être inutilement troublés par vos divagations mais surtout pour empêcher la Seconde Fondation d’être troublée. Si elle existe, je n’ai pas envie de vous voir attirer son attention.
— Pas possible, dit Trevize avec une pesante ironie. Tout ça pour mon bien ? Pour mes beaux yeux noisette, sans doute ? »
Branno tressaillit puis – sans avertissement – se mit à rire doucement. Elle répondit : « Je ne suis pas si vieille, conseiller, que je n’aie pas remarqué vos beaux yeux noisette, et je ne dis pas qu’il y a trente ans j’y serais restée insensible. Toutefois, pour l’heure, je ne lèverais pas le petit doigt pour les sauver – pas plus d’ailleurs que le reste de votre personne – si vos yeux seuls étaient en jeu. Mais si la Seconde Fondation existe bel et bien, et si vous attirez son attention, il se pourrait alors que ses membres ne s’arrêtent pas là. Je dois aussi penser à mon existence, et à celle de quantité de gens considérablement plus intelligents et plus estimables que vous – et penser à tous les plans que nous avons élaborés.
— Oh ? Croiriez-vous donc en l’existence de la Seconde Fondation, pour avoir déjà envisagé comment réagir à son éventuelle réponse ? »
Branno écrasa le poing sur la table devant elle : « Bien sûr que j’y crois, indécrottable idiot ! Si j’ignorais l’existence de la Seconde Fondation, et si je ne la combattais pas de tout mon cœur et de toute mon énergie, est-ce que je me soucierais de ce que vous pouvez bien raconter sur son compte ? Si la Seconde Fondation n’existait pas, que m’importerait que vous proclamiez le contraire ? Pendant des mois, j’ai cherché à vous faire taire avant que vous ne divulguiez la chose mais je n’avais pas alors le poids politique nécessaire pour me permettre de traiter cavalièrement un conseiller. L’apparition de Seldon m’en a fourni l’occasion – temporairement, du moins – et c’est le moment que vous avez justement choisi pour vous manifester. J’ai riposté immédiatement et je vous préviens que je n’hésiterai pas à vous faire liquider sans le moindre remords ni l’ombre d’une hésitation si vous ne faites pas exactement ce qu’on vous dira de faire.
« Toute cette conversation, à une heure où je ferais mieux d’être au lit et de dormir, avait pour seul but de vous amener à me croire quand je vous dirais ceci : je veux que vous sachiez que ce problème de la Seconde Fondation (que j’ai pris bien soin de vous laisser vous-même exposer) pourrait me fournir une raison amplement suffisante pour vous faire décérébrer sans autre forme de procès. »
Trevize se leva à demi de son siège.
Branno poursuivit : « Oh ! ne faites aucun geste ! Je ne suis certes qu’une vieille femme comme vous devez sans doute vous le dire, mais avant que vous ayez posé la main sur moi vous seriez déjà mort. Vous êtes, jeune écervelé, sous la surveillance de mes hommes. »
Trevize se rassit et dit d’une voix légèrement tremblante : « C’est absurde. Si vous croyiez en l’existence de la Seconde Fondation, vous n’en parleriez pas aussi librement. Vous ne vous exposeriez pas vous-même aux dangers auxquels vous prétendez que je m’expose moi-même.
— Vous reconnaissez donc que j’ai un tantinet plus de bon sens que vous : en d’autres termes, vous qui croyez en l’existence de la Seconde Fondation, vous en parlez en toute liberté parce que vous n’êtes qu’un idiot. Je crois en son existence et j’en parle librement moi aussi – mais uniquement parce que j’ai pris mes précautions. Puisque vous me semblez avoir lu en détail le récit d’Arkady, vous vous souvenez certainement qu’elle attribue à son père l’invention d’un appareil qu’elle nomme le brouilleur mental, appareil utilisé comme écran protecteur contre les pouvoirs mentaux de la Seconde Fondation. Ce dispositif existe toujours et a même fait l’objet d’améliorations, cela dans le plus grand secret. Ainsi cette maison est-elle pour l’instant raisonnablement protégée contre leurs investigations. Cela étant posé, permettez-moi à présent de vous exposer la teneur de votre mission.
— Comment ça ?
— Vous allez devoir découvrir si ce que vous et moi croyons est effectivement vrai. Vous allez devoir découvrir si la Seconde Fondation existe encore et si oui, la localiser. Ce qui veut dire que vous allez devoir quitter Terminus et partir je ne sais où – même s’il se révèle en fin de compte (comme au temps d’Arkady) que la Seconde Fondation se trouve en réalité parmi nous. Cela signifie également que vous ne reviendrez pas avant d’avoir quelque chose à nous révéler ; et si vous n’avez rien à nous révéler, vous ne reviendrez pas et la population de Terminus comptera un idiot de moins. »
Trevize s’entendit balbutier : « Comment, par Terminus, puis-je les rechercher sans me trahir ? Ils vont simplement s’arranger pour me liquider et vous ne serez pas plus avancée.
— Alors, ne les cherchez surtout pas, grand nigaud ! Cherchez autre chose ! Cherchez autre chose, de tout votre cœur, de toute votre âme, et si jamais, en cours de route, vous tombez sur eux parce qu’ils n’auront pas pris la peine de vous prêter la moindre attention, alors à la bonne heure ! Vous pourrez dans ce cas nous en informer par message codé en hyperondes et, pour votre récompense, revenir au bercail.
— Je suppose que vous avez déjà en tête quelque chose à me donner à chercher ?
— Bien évidemment. Connaissez-vous Janov Pelorat ?
— Jamais entendu parler.
— Vous le rencontrez demain. C’est lui qui vous expliquera ce que vous allez chercher et qui vous accompagnera à bord de l’un de nos vaisseaux les plus perfectionnés. Vous en serez les deux seuls passagers – risquer deux personnes est déjà amplement suffisant. Et si jamais vous vous avisiez de revenir sans les renseignements que nous voulons, vous serez volatilisés dans l’espace avant d’être à moins d’un parsec de Terminus. C’est tout. L’entretien est terminé. »
Elle se leva, regarda ses mains nues puis avec lenteur enfila ses gants. Elle se tourna vers la porte où aussitôt s’encadrèrent deux gardes, l’arme à la main. Ils s’écartèrent pour la laisser passer.
Sur le seuil, elle se retourna : « Il y a d’excellents gardes à l’extérieur. Ne vous risquez donc pas à les déranger, ou ils nous épargneront le trouble de votre existence.
— Vous perdriez par la même occasion les profits que je pourrais vous procurer », dit Trevize en s’efforçant de prendre un ton léger.
« On en prendra le risque », rétorqua Branno avec un sourire sans joie.
Liono Kodell l’attendait dehors. Il lui dit : « J’ai tout entendu, madame. Vous avez été extraordinairement patiente.
— Et je suis surtout extraordinairement fatiguée. J’ai l’impression d’avoir fait une journée de soixante-douze heures. A vous la main.
— Volontiers mais, dites-moi… y avait-il réellement un brouilleur mental à proximité de la maison ?
— Oh Kodell ! fit Branno d’une voix lasse. Vous n’êtes pas si bête. Quel risque courait-on, franchement, d’être surveillés ? Vous croyez peut-être que la Seconde Fondation surveille tout, tout le temps et partout ? Je ne suis pas aussi romantique que le jeune Trevize ; il se peut qu’il croie ça ; moi pas. Et cela serait-il même le cas, la Seconde Fondation aurait-elle des yeux et des oreilles partout, la présence d’un brouilleur mental ne nous aurait-elle pas au contraire immédiatement trahis ? En l’occurrence, son emploi n’aurait-il pas révélé à la Seconde Fondation l’existence d’un écran contre ses pouvoirs – en lui faisant découvrir une zone mentalement opaque ? Le secret de l’existence d’un tel écran (tant que nous ne serons pas prêts à l’utiliser sur une grande échelle) n’a-t-il pas plus de valeur, non seulement que l’existence de Trevize, mais même que la vôtre et la mienne réunies ? Et pourtant… »
Ils avaient regagné la voiture et Kodell conduisait. « Et pourtant… répéta-t-il.
— Et pourtant quoi ?… Ah ! oui… Et pourtant, ce jeune homme est intelligent. Je l’ai peut-être traité d’idiot d’une manière ou de l’autre une bonne demi-douzaine de fois – histoire de lui rabattre son caquet – mais il est loin de l’être. Il est surtout jeune et il a un peu trop lu de romans d’Arkady Darell. Si bien qu’il a tendance à croire que la Galaxie est comme dans ses livres. Mais ce garçon a l’esprit particulièrement vif et perspicace et c’est bien dommage qu’il faille le perdre.
— Vous en êtes donc si certaine ?
— Tout à fait, dit tristement Branno. Enfin, c’est peut-être aussi bien ainsi. Nous n’avons que faire de jeunes romantiques qui foncent tête baissée et sont fort capables de démolir en un instant ce qu’il nous a fallu des années pour bâtir. Par ailleurs, il va quand même servir à quelque chose : en attirant indubitablement l’attention des gens de la Seconde Fondation – à supposer toujours qu’ils existent et se soucient effectivement de nous. Car, pendant qu’ils s’occuperont de lui, avec un peu de chance, ils nous ignoreront. Peut-être même y gagnerons-nous plus encore que la bonne fortune d’être ignorés : on peut toujours espérer que grâce à Trevize ils se trahiront par mégarde et nous offriront l’occasion – et nous donneront le temps de préparer une riposte.
— Trevize sert donc à attirer la foudre… »
Les lèvres de Branno frémirent. « Ah ! La métaphore que je cherchais ! Il est effectivement un paratonnerre, n’attirant sur lui la foudre que pour mieux nous en protéger.
— Et ce Pelorat, qui va se retrouver lui aussi sur le trajet de l’éclair ?
— Il se peut qu’il en pâtisse également… Mais c’est inévitable. »
Kodell hocha la tête. « Enfin, vous savez ce que disait Salvor Hardin… “ Ne laissez jamais vos sentiments moraux vous empêcher d’accomplir ce qui doit l’être. ”
— Pour l’heure, je n’ai aucun sentiment moral, marmonna Branno. Mon seul sentiment, c’est celui d’une grande lassitude. Et pourtant… je pourrais vous citer quantité de gens dont j’aimerais mieux me passer avant Golan Trevize. C’est un bien beau jeune homme – Et, bien entendu, il ne l’ignore pas. » Elle prononça ces derniers mots d’une voix empâtée tandis que ses yeux se fermaient et qu’elle glissait doucement vers le sommeil.