Les Orateurs étaient assis autour de la Table, figés derrière leur écran mental. C’était comme si tous – d’un commun accord – avaient dissimulé leur esprit pour s’éviter de faire irréparablement insulte au Premier Orateur après sa déclaration au sujet de Trevize. Du coin de l’œil, ils observèrent Delarmi et c’était déjà trop. D’eux tous, c’était elle la plus connue pour son irrespect – même Gendibal respectait au moins en apparence les conventions.
Delarmi était consciente des regards posés sur elle et savait qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’affronter cette impossible situation. En fait, elle n’avait pas envie de se défiler non plus. Dans toute l’histoire de la Seconde Fondation, aucun Premier Orateur n’avait jamais été destitué pour erreur d’analyse (et derrière ce terme, qu’elle avait inventé comme couverture, se cachait, non reconnu, celui d’incompétence). Une telle procédure de destitution devenait désormais possible. Elle ne reculerait pas.
« Premier Orateur ! » dit-elle doucement, ses lèvres fines et sans couleur presque encore moins discernables qu’à l’accoutumée dans le blanc de son visage. « Vous dites vous-même que vous n’avez rien pour fonder votre opinion ; que les équations de la psychohistoire ne donnent rien. Nous demandez-vous d’asseoir une décision cruciale sur des impressions mystiques ? »
Le Premier Orateur leva les yeux, le front plissé. Il était conscient du barrage mental dressé autour de la Table. Il en connaissait la signification. Il dit d’une voix froide : « Je ne cache pas mon manque de preuve. Je ne veux rien vous présenter fallacieusement. Ce que je vous offre, c’est une intuition très nette d’un Premier Orateur, qui a des dizaines d’années d’expérience, et qui a passé presque toute sa vie à analyser de près le Plan Seldon. » Il balaya du regard la Table, avec une raideur orgueilleuse chez lui fort inhabituelle, et, l’un après l’autre, les écrans fondirent, s’abaissèrent. Delarmi (lorsqu’il se tourna enfin vers elle) fut la dernière.
Elle dit, avec une franchise désarmante qui envahissait son esprit comme si elle n’avait jamais eu d’autre idée en tête : « J’accepte votre déclaration, bien sûr, Premier Orateur. Néanmoins, je pense que vous aimeriez peut-être la reconsidérer. En y repensant à présent, et maintenant que vous avez pu exprimer votre honte d’avoir dû recourir à l’intuition, souhaiteriez-vous que vos remarques soient retirées du procès-verbal ? – si dans votre idée, elles devaient… »
C’est alors que la voix de Gendibal la coupa : « Quelles sont ces remarques qu’il conviendrait de retirer du procès-verbal ? »
Dix paires d’yeux se retournèrent à l’unisson. S’ils n’avaient pas eu leur écran mental levé durant les instants cruciaux qui venaient de s’écouler, sans doute auraient-ils remarqué son approche longtemps avant son arrivée à la porte.
« Alors tout le monde avait levé son écran mental ? Et personne ne remarque mon entrée ? » dit Gendibal, sardonique. « Réunion bien banale que celle-ci ! N’y avait-il donc personne pour attendre mon arrivée ? Ou bien étiez-vous tellement certains que je n’arriverais pas ? »
Un tel éclat était une violation flagrante de toutes les convenances. Arriver en retard était déjà chose grave pour Gendibal. Entrer sans prévenir, pis encore. Mais s’exprimer avant d’y avoir été invité par le Premier Orateur, c’était le comble.
Le Premier Orateur se tourna vers lui. Tout le reste était en suspens : la question de discipline passait en premier.
« Orateur Gendibal, dit-il, vous êtes en retard. Vous arrivez sans vous annoncer. Vous parlez. Voyez-vous une raison valable pour ne pas être suspendu pendant trente jours ?
— Bien entendu : la procédure de suspension ne devrait pas être envisagée avant qu’on n’ait d’abord examiné qui a pu faire en sorte que je sois fatalement en retard – et pour quelle raison. » Les termes employés par Gendibal étaient froids et mesurés mais son esprit masquait avec colère ses pensées et il n’avait cure qu’on s’en aperçoive.
Delarmi s’en aperçut sans doute. Elle dit d’une voix ferme : « Cet homme est fou !
— Fou ? C’est cette femme qui est folle de parler ainsi. Ou bien consciente de sa culpabilité. Premier Orateur, je me tourne vers vous pour invoquer mon immunité personnelle.
— Invoquer votre immunité sous quel chef, Orateur ?
— Premier Orateur, j’accuse quelqu’un ici présent de tentative de meurtre. »
La salle explosa littéralement : chaque Orateur s’était levé, dans un concert simultané de protestations, de cris, d’attitudes, d’effluves mentaux.
Le Premier Orateur éleva les bras. Il s’écria : « Laissez l’Orateur libre de s’exprimer dans le cadre de son immunité personnelle ! » Il se trouva contraint d’intensifier mentalement son autorité – pratique guère appropriée en ces lieux, mais il n’avait guère le choix.
La rumeur se calma.
Gendibal attendit, impassible, que le silence, tant acoustique que mental, fût redevenu total. Alors il dit : « En chemin, sur une route de campagne hamienne, alors que je courais à une vitesse qui m’aurait sans peine permis d’arriver ici à l’heure, je me suis retrouvé assailli et immobilisé par un parti de paysans et n’ai échappé que de justesse à une sérieuse raclée, et peut-être à la mort. Il reste que j’ai été retardé et que j’arrive tout juste. Puis-je souligner, pour commencer, que depuis le Grand Pillage, je ne connais pas de précédent d’un seul paysan hamien manquant de respect pour un membre de la Seconde Fondation – et encore moins levant la main sur lui.
— Moi non plus », observa le Premier Orateur.
Delarmi s’écria : « Les membres de la Seconde Fondation n’ont pas non plus l’habitude de se promener seuls en territoire hamien ! C’est de la provocation !
— Il est exact, dit Gendibal, que j’ai l’habitude de me promener seul en territoire hamien. Je l’ai parcouru des centaines de fois dans tous les sens. Et pourtant jamais personne ne m’avait accosté. D’autres ne se promènent peut-être pas aussi librement que moi mais personne ne s’exile pour autant hors du monde, ni ne se cloître entre les murs de l’Université et personne n’a jamais été accosté. Je rappellerai simplement les occasions où Delarmi… » (et là, comme s’il s’était rappelé le titre trop tard, il le convertit délibérément en une mortelle injure), « je voulais dire, je rappellerai que lorsque l’oratrice Delarmi a aussi pénétré en territoire hamien, que ce soit à un moment ou à un autre, elle, on ne l’a jamais accostée.
— Peut-être », dit Delarmi, les yeux étincelants, « parce que je ne leur parlais pas la première et que je savais maintenir mes distances. Et parce que j’avais un comportement qui appelait le respect ; eh bien, ce respect on me l’accordait.
— Étrange, fit Gendibal, moi qui allais dire que c’était plus à cause de votre aspect considérablement plus imposant que le mien. Après tout, peu de gens osent vous aborder, même ici. Mais dites-moi… pourquoi, si l’incident devait fatalement se produire, fallait-il que les Hamiens se décident aujourd’hui, précisément le jour où je devais assister à une importante réunion de la Table ?
— Si votre conduite n’avait pas été en cause, ce pouvait aussi bien être l’effet du hasard, remarqua Delarmi. Je ne sache pas que même avec toutes ses équations Seldon ait supprimé de la Galaxie l’influence du hasard – et certainement pas dans le cas d’événements impliquant des individus. Ou bien seriez-vous inspiré, vous aussi, par vos intuitions ? » (Ce qui provoqua un léger soupir chez un ou deux Orateurs, devant cette pique indirectement adressée au Premier d’entre eux.)
« Ma conduite n’y était pour rien. Pas plus que le hasard. L’intervention était délibérée.
— Comment pouvons-nous le savoir ? » demanda doucement le Premier Orateur. Il ne put s’empêcher de se radoucir à l’égard de Gendibal, après cette dernière remarque de Delarmi.
« Mon esprit vous est ouvert, Premier Orateur. Je vous offre – ainsi qu’à toute la Table – mes souvenirs personnels des événements. »
Le transfert ne prit que quelques instants. Le Premier Orateur s’exclama : « Scandaleux ! Vous avez eu un comportement tout à fait remarquable, Orateur, eu égard à ces circonstances de tension exceptionnelle. Je suis bien d’accord que le comportement de ces Hamiens est anormal et mérite enquête. En attendant, si vous voulez bien vous joindre à la réunion…
— Un instant ! coupa Delarmi. Quelle certitude avons-nous de la véracité de sa relation ? »
Entendant cette insulte, Gendibal sentit ses narines se dilater mais il parvint à garder contenance. « Mon esprit est ouvert.
— J’ai connu des esprits ouverts qui étaient loin de l’être.
— Je n’en doute aucunement, Oratrice, puisque vous devez, tout comme nous, garder en permanence l’esprit disponible aux investigations. Le mien, toutefois, lorsqu’il est ouvert, l’est effectivement. »
Le Premier Orateur intervint : « Cessons de…
— Je me permets d’invoquer mon immunité personnelle, Premier Orateur, avec toutes mes excuses pour cette interruption, lança Delarmi.
— Et vous l’invoquez sous quel chef, Oratrice ?
— L’Orateur Gendibal a accusé l’un de nous de tentative de meurtre, sans doute grâce à la complicité de ce paysan hamien. Aussi longtemps que cette accusation n’aura pas été retirée, je dois me considérer comme présumée coupable, à l’instar de chacune des personnes présentes dans cette salle – vous y compris, Premier Orateur. »
Ce dernier dit : « Voulez-vous retirer votre accusation, Orateur Gendibal ? »
Gendibal prit place à son siège, posa les mains sur les accoudoirs – les agrippant comme s’il voulait se les approprier – et dit : « Je suis prêt à le faire, dès que quelqu’un m’aura expliqué pourquoi un paysan hamien, avec le renfort de quelques compères, voudrait délibérément décider de m’empêcher d’arriver à l’heure à cette réunion.
— Il y a peut-être mille raisons pour ça, dit le Premier Orateur. Je vous répète qu’une enquête sera faite. Voulez-vous, pour l’instant, Orateur Gendibal, et dans l’intérêt du déroulement de la présente séance, retirer votre accusation ?
— Je ne peux pas, Premier Orateur. J’ai passé de longues minutes à essayer, avec un maximum de délicatesse, d’explorer l’esprit de mon assaillant, en vue d’altérer son comportement, en faisant le moins de dégâts possible, sans pouvoir y parvenir. Bizarrement, son esprit n’offrait pas la moindre prise. Ses émotions étaient figées, comme par l’intervention d’un esprit extérieur. »
Delarmi intervint alors ; elle avait un petit sourire : « Et vous pensez que l’un d’entre nous pourrait être cet esprit extérieur ? Cela ne pourrait-il pas plutôt être le fait de votre mystérieuse organisation qui nous concurrence et qui est tellement plus puissante que nous ?
— Ça se pourrait, reconnut Gendibal.
— Dans ce cas, n’étant nous-mêmes pas membres de cette organisation dont vous connaissez tout au plus l’existence, nous ne sommes pas coupables et vous devriez retirer votre accusation. Ou faut-il comprendre que vous accusiez l’un des présents de collusion avec cette étrange organisation ?
— Peut-être », dit Gendibal, sur ses gardes, parfaitement conscient que Delarmi lui tendait une corde avec un nœud coulant au bout.
« Il se pourrait bien », poursuivit Delarmi, atteignant le nœud et s’apprêtant à le serrer, « que ce rêve d’une organisation mystérieuse, inconnue, secrète et cachée ne soit qu’un cauchemar provoqué par la paranoïa. Ce qui collerait parfaitement avec vos fantasmes paranoïaques de fermiers hamiens manipulés et d’Orateurs contrôlés en secret. Je suis toutefois prête à vous suivre encore quelques instants dans les dédales tortueux de votre pensée. Qui parmi nous, Orateur, pourrait être selon vous sous ce contrôle ? Moi, peut-être ?
— Je ne pense pas, Oratrice, répondit Gendibal. Si vous cherchiez à vous débarrasser de moi d’une manière si indirecte, vous ne feriez pas un tel étalage de votre antipathie à mon égard.
— Un double double jeu, peut-être ? » Delarmi ronronnait littéralement. « Conclusion fréquente dans le cadre d’un délire paranoïaque.
— C’est bien possible. Vous avez plus d’expérience que moi en ce domaine. »
L’Orateur Leslim Gianni l’interrompit avec emportement : « Écoutez, Orateur Gendibal, si vous disculpez l’Oratrice Delarmi, cela ne fait que concentrer plus étroitement les accusations sur nous. Quelles raisons pourrait bien avoir eu l’un de nous de vous retarder pour cette séance – sans parler de souhaiter votre mort ? »
Gendibal répondit rapidement, comme s’il s’était attendu à la question : « Quand je suis entré, la discussion en cours portait sur la suppression de certaines observations du procès-verbal, observations présentées par le Premier Orateur. Étant le seul à ne pas avoir pu profiter desdites observations, j’aimerais à présent en connaître la teneur, et je crois que je pourrai vous donner alors les raisons que l’on a eu de me retarder. »
Le Premier Orateur expliqua : « J’avais déclaré – et l’Oratrice Delarmi, ainsi que d’autres collègues, y avait très nettement fait objection – que mon opinion, basée sur l’intuition et une application, j’en conviens, fort inadéquate des équations psychohistoriques, était que tout l’avenir du Plan pouvait bien reposer sur l’exilé de la Première Fondation, Golan Trevize.
— Les autres Orateurs en penseront ce qu’ils veulent, dit Gendibal. Pour ma part, je suis entièrement d’accord avec cette hypothèse. Trevize est la clé. Je trouve son éviction de la Première Fondation trop curieuse pour être innocente.
— Voulez-vous dire, intervint Delarmi, que Trevize est entre les mains de cette mystérieuse organisation – lui ou les gens qui l’ont exilé ? Se pourrait-il que tout le monde, que toutes choses soient sous leur contrôle, excepté vous et le Premier Orateur – ainsi que moi, comme vous l’avez déclaré à l’instant ?
— Ces divagations ne méritent même pas qu’on s’y attarde. Voyons plutôt s’il est des Orateurs, parmi vous, qui aimeraient exprimer, en cette affaire, leur accord avec le Premier Orateur et moi-même. Vous avez lu, je présume, la démonstration mathématique qu’avec l’agrément du Premier Orateur je vous ai fait transmettre. »
Silence complet.
« Je répète ma question : quelqu’un est-il d’accord ? »
Silence complet.
Gendibal se tourna vers Shandess : « Premier Orateur, vous savez désormais la raison pour laquelle on m’a retardé.
— Soyez plus explicite.
— Vous avez exprimé la nécessité qu’on s’occupe de Trevize, ce membre de la Première Fondation. Cela représente une initiative politique importante et si les Orateurs avaient lu ma démonstration, ils auraient, en gros, su ce qu’elle impliquait. Si, néanmoins, ils avaient été unanimes à vous désapprouver – je dis bien : unanimes – alors, selon l’usage, vous ne pouviez plus poursuivre sur cette voie. Mais qu’un seul Orateur vous soutienne, et vous aviez la possibilité d’engager cette nouvelle politique. Or, j’étais ce seul Orateur susceptible de vous soutenir – comme il apparaîtrait évident à quiconque prendrait la peine de lire ma démonstration – et il devenait donc nécessaire que je sois, à tout prix, écarté de la Table. Le truc a bien failli marcher mais il se trouve que je suis là et que je soutiens le Premier Orateur. Je l’approuve et il peut donc, en accord avec la tradition, passer outre au désaveu des dix autres Orateurs. »
Delarmi écrasa le poing sur la table : « Ce qui implique que quelqu’un savait à l’avance quelle serait la proposition du Premier Orateur, savait à l’avance que l’Orateur Gendibal la soutiendrait et que tous les autres seraient contre, bref, que ce quelqu’un savait ce qu’il n’aurait pas dû savoir. Cela implique en outre que cette proposition ne serait pas du goût de l’organisation née de la paranoïa de l’Orateur Gendibal et qu’elle ferait donc tout pour l’entraver et que, par conséquent, un ou plusieurs d’entre nous sont effectivement sous le contrôle de cette organisation.
— Les implications sont effectivement celles-là, opina Gendibal. Votre analyse est magistrale.
— Qui accusez-vous ? lança Delarmi.
— Personne. Je laisse cette affaire au soin du Premier Orateur. Il est manifeste que quelqu’un dans notre organisation œuvre contre nous. Je suggère donc que tous ceux qui travaillent pour la Seconde Fondation soient soumis à une analyse mentale complète. Tout le monde, y compris les Orateurs. Y compris moi-même – et le Premier Orateur. »
La réunion dégénéra sur-le-champ en une confusion et une excitation comme jamais on n’en avait connu.
Et lorsque le Premier Orateur fut enfin parvenu à prononcer l’ajournement de la séance, Gendibal – sans un mot pour personne – regagna discrètement sa chambre. Il savait bien qu’il n’avait pas un seul ami parmi les autres Orateurs et que même l’éventuel soutien du Premier Orateur ne lui serait accordé que du bout des lèvres.
Il n’aurait su dire s’il craignait plus pour lui-même ou pour la Seconde Fondation. Il avait dans la bouche le goût amer de l’échec.
Gendibal dormit mal. Qu’il veille ou qu’il rêve, ses pensées et ses rêves étaient toujours engagés dans sa querelle avec Delora Delarmi. Dans un passage de l’un de ses rêves, même, elle se confondait avec Rufirant, le paysan hamien, si bien que Gendibal se retrouva face à une monstrueuse Delarmi qui avançait sur lui, brandissant ses poings énormes, avec un doux sourire qui révélait des dents acérées.
Il finit par s’éveiller, plus tard que d’habitude, sans avoir la sensation d’être reposé, tandis que vibrait en sourdine le ronfleur sur sa table de nuit. Il se retourna pour presser le contact.
« Oui ? Qu’est-ce que c’est ?
— Orateur ! » La voix était celle du concierge, pas précisément respectueuse. « Vous avez de la visite.
— De la visite ? » Gendibal appela son carnet de rendez-vous et l’écran ne lui révéla aucune rencontre avant midi. Il pressa le bouton de l’heure : l’affichage indiqua 8 :32. Il demanda, de mauvaise humeur : « Par l’Espace-temps, qui ça peut bien être ?
— L’a pas voulu dire son nom, Orateur. » Puis, sur un ton manifestement désapprobateur : « Toujours ces Hamiens, Orateur. Bien entendu, sur votre invitation. » Cette dernière phrase dite sur un ton encore plus désapprobateur.
« Qu’il m’attende donc à la réception. Je vais descendre. Mais pas tout de suite. »
Gendibal ne se pressa pas. Tout au long de ses ablutions matinales, il demeura perdu dans ses pensées. Qu’on se soit servi du Hamien pour entraver ses mouvements, c’était envisageable après tout – mais il aurait bien aimé savoir qui était ce « on ». Et à quoi rimait à présent cette intrusion d’un de ces Hamiens au sein même de ses quartiers ? Quelque nouveau piège diabolique ?
Comment, au nom de Seldon, un paysan hamien pouvait-il bien s’introduire à l’Université ? Quel prétexte pouvait-il bien invoquer ? Quelle raison réelle pouvait-il bien avoir ?
Un bref instant, Gendibal se demanda s’il ne devrait pas prendre une arme. Mais il décida presque aussitôt de n’en rien faire, car il était dédaigneusement certain de pouvoir dominer mentalement n’importe quel paysan dans l’enceinte de l’Université sans aucun risque pour lui – et sans risquer non plus d’altérer un esprit hamien de manière par trop inacceptable.
Gendibal jugea qu’il avait été trop marqué par l’incident de la veille avec Karoll Rufirant. – Au fait, était-ce bien toujours le même paysan ? Libéré peut-être à présent de toute influence – quelle que fût celle-ci – il pouvait fort bien être venu voir Gendibal pour s’excuser de ses actes, plein de la crainte d’un éventuel châtiment. – Mais comment Rufirant aurait-il su où se rendre ? Et à qui s’adresser ?
Gendibal descendit le couloir d’un pas résolu et pénétra dans la salle d’attente. Il s’immobilisa, étonné, puis se tourna vers le gardien qui faisait mine d’être occupé dans son cagibi vitré.
« Gardien ! Vous ne m’aviez pas dit que mon visiteur était une femme.
— Orateur, répondit placidement le gardien, j’ai parlé des Hamiens en général. Vous ne m’avez pas demandé plus.
— Le minimum d’information, hein, gardien ? Il faudra que je m’en souvienne comme un de vos traits particuliers. » (Et il faudrait également qu’il vérifie si l’homme avait été nommé par Delarmi. Et il faudrait qu’il se souvienne, dorénavant, de repérer tous les fonctionnaires de son entourage, ces « gratte-papier » qu’il était trop enclin à ignorer du haut de son poste tout neuf d’Orateur.) « L’une des salles de conférences est-elle libre ?
— La 4 est la seule disponible, Orateur. Elle est libre pendant trois heures. » Il reluqua de biais successivement la femme puis Gendibal, mine de rien.
« Nous prendrons la salle 4, gardien, et je vous prierai de garder pour vous vos pensées. » Gendibal frappa sans ménagement et l’écran du gardien se rabattit avec bien trop de lenteur. Gendibal savait qu’il était indigne de son rang de manipuler un esprit inférieur mais un individu incapable de dissimuler des idées déplacées à l’égard d’un supérieur méritait une petite leçon. Le gardien se paierait une bonne migraine durant quelques heures. C’était bien mérité.
Son nom ne lui revint pas immédiatement à l’esprit et Gendibal n’était pas d’humeur à approfondir. De toute façon, elle pouvait difficilement espérer qu’il se souvienne…
Il dit, l’air maussade : « Vous êtes…
— C’est ben moi, Novi, Maître Cherchieur », répondit-elle dans un souffle. « Sura d’mon prénom, mais qu’on m’appelle Novi tout court.
— Oui, Novi. On a fait connaissance hier ; je me rappelle à présent. Je n’ai pas oublié que vous êtes venue à ma rescousse. » Il ne pouvait se résoudre à prendre l’accent hamien dans l’enceinte de l’Université. « Mais comment avez-vous fait pour entrer ici ?
— Maître, vous aviez dit que j’pouvions écrire une lettre. Même qu’elle devrait dire : Maison des Orateurs, appartement 27. Alors j’la apportée avec moi et j’leur a montrée – une lettre à moi, Maître », ajouta-t-elle avec une sorte de fierté timide. « Pour qui qu’c’est ? qu’y m’demandent. J’vous avais entendu dire vot’nom à c’te fléau de Rufirant. Alors, j’y dis : c’est pour Stor Gendibal, Maître Cherchieur.
— Et ils vous ont laissée passer, Novi ? Sans vous demander à voir la lettre ?
— Même que j’a eu très peur. J’ons pensé que peut-être ils allaient me faire colère. Alors, j’a dit : “ Cherchieur Gendibal a promis de me montrer la Maison des Cherchieurs ” et v’la qu’y sourient. L’un de ceux à la porte dit à l’autre : “ Sûr qu’y va pas lui montrer qu’ça ! ” Alors y m’disent où y faut qu’j’aille et surtout d’pas aller ailleurs que sinon on m’ficherait dehors illico. »
Gendibal rougit légèrement. Par Seldon, s’il éprouvait vraiment le besoin de courir la bagatelle avec une Hamienne, il serait plus discret et puis, il aurait quand même fait un autre choix. Il considéra la Trantorienne en hochant mentalement la tête.
Elle avait l’air assez jeune, plus sans doute que ne le laissait paraître un corps marqué par les durs travaux des champs. Elle devait avoir vingt-cinq ans tout au plus, âge auquel la plupart des Hamiennes étaient déjà mariées. Elle portait ses cheveux bruns rassemblés en nattes, symbole du célibat – et même de la virginité – ce qui ne le surprit pas. Sa prestation de la veille avait amplement démontré ses talents de mégère et il aurait été étonné qu’on puisse trouver un Hamien prêt à tomber sous la coupe de cette langue de vipère et de ce poing facile. Et puis son aspect n’était pas non plus un cadeau. Malgré de louables efforts pour se rendre présentable, elle avait un visage ingrat, anguleux, des mains rouges et noueuses. Et pour ce qu’il en voyait, le reste de sa silhouette semblait plus bâti pour l’endurance que pour la grâce.
Sous cet examen, elle se mit à trembler de la lèvre inférieure. Gendibal n’avait aucun mal à percevoir sa peur et son embarras et il ressentit pour elle de la pitié. Elle lui avait effectivement rendu service la veille et c’était cela seul qui comptait.
Il dit, essayant de prendre un air apaisant, dégagé : « Alors, vous êtes venue voir la… euh… Maison des Chercheurs ? »
Elle ouvrit tout grand ses yeux (qui n’étaient point laids) et dit : « Maître. Faut pas vous fâcher contre moi mais j’suis venue pour être cherchieuse moi-même.
— Vous voulez devenir chercheuse ? » Gendibal était abasourdi. « Mais, ma pauvre fille… »
Il s’interrompit. Comment, par Trantor, pouvait-on expliquer à une paysanne sans aucune éducation quels étaient le niveau intellectuel, la formation, la puissance mentale requis pour devenir ce que les Trantoriens appelaient un « cherchieur » ?
Mais Sura Novi poursuivait bravement : « J’ons appris à écrire et à lire, aussi bien. J’ons lu des livres entiers jusqu’à la fin – et même depuis le début, aussi. Et j’ai envie d’être cherchieuse. J’ai point envie d’être une femme de fermier. J’suis point faite pour la ferme. J’vas point marier un paysan ni faire des enfants d’paysan. » Et relevant la tête, elle ajouta avec fierté : « C’est pas qu’on m’a pas d’mandé. Plus d’une fois. Mais j’dis toujours : nan. Poliment, mais c’est nan. »
Gendibal vit bien qu’elle mentait. On ne lui avait jamais demandé mais il n’en laissa rien paraître. Il demanda plutôt : « Que comptez-vous faire si vous ne vous mariez pas ? »
Novi frappa la table du plat de la main. « J’vas être cherchieuse. Point fermière.
— Et si je n’arrive pas à faire de vous une chercheuse ?
— Alors, j’sera rien et j’aura pus qu’à mourir. J’veux rin faire d’aut’qu’être cherchieuse. »
Un moment, il eut envie de lui sonder l’esprit pour vérifier l’étendue de sa motivation. Mais il ne serait pas correct d’agir ainsi. Un Orateur ne s’amusait pas à fourrager dans le crâne d’un innocent. Il y avait un code de la science et des techniques du contrôle mental – la mentalique – comme dans les autres professions. Enfin, il devrait y en avoir un. (Il regretta soudain son attaque précédente contre le gardien.)
Il reprit : « Mais pourquoi ne pas être fermière, Novi ? »
Au prix d’une petite manipulation, il pourrait la rendre contente de son sort, puis manipuler l’un de ces rustres pour lui donner envie de l’épouser – et vice-versa. Ça ne serait pas bien méchant. Ce serait même un acte charitable. Mais c’était illégal et par conséquent impensable.
Elle répondit : « Pas question ! Un fermier, c’est qu’un tas d’boue. Il travaille en plein dans la glaise et y devient une motte de glaise. Si j’suis fermière, j’deviendrai motte de glaise à mon tour, l’aurons pus l’temps pour écrire et pour lire et j’oublierai. Ma tête » elle se posa la main sur la tempe « va s’gâter et pourrir. Non ! Un cherchieur, c’est aut’chose. C’est pensif ! » (Ce qu’elle voulait dire, c’était « intelligent », nota Gendibal, non pas « réfléchi ».)
« Un cherchieur, ça vit avec des livres et des… des… j’ai oublié comment qu’y z’appellent ça. » Elle esquissa un vague mouvement de manipulation qui n’aurait rien évoqué pour Gendibal s’il n’avait eu ses radiations mentales pour le guider.
« Des microfilms, précisa-t-il. Comment faites-vous pour connaître les microfilms ?
— J’ai lu ça dans les livres. J’ai lu plein d’choses », dit-elle avec fierté.
Cette fois, Gendibal ne pouvait plus refréner son envie d’en savoir plus. Cette Hamienne n’était pas banale ; il n’avait jamais entendu parler d’un cas de ce genre. On ne recrutait jamais de Hamien mais si Novi avait été plus jeune – mettons qu’elle ait eu dix ans…
Quel gâchis ! Il ne voulait pas perturber son esprit. Il ne le perturberait pas le moins du monde mais à quoi bon être Orateur si l’on ne pouvait observer un esprit lorsqu’il sortait de l’ordinaire, pour en apprendre quelque chose ?
Il se décida : « Novi. Tu vas rester assise comme ça quelques instants. Sans bouger. Ne dis rien. Ne pense même pas à des paroles. Pense simplement que tu es en train de t’endormir. C’est bien compris ? »
Sa terreur la reprit aussitôt. « Pourquoi que je dois faire ça, Maître ?
— Pour que je puisse réfléchir au moyen de faire de toi une chercheuse. »
Après tout, malgré tout ce qu’elle avait pu lire, il était impossible qu’elle dût savoir exactement ce que signifiait être « chercheur ». Il était par conséquent nécessaire qu’il découvre ce qu’elle pouvait bien imaginer derrière ce mot.
Avec un luxe de prudence et une infinie délicatesse, il sonda son esprit ; l’effleurant sans vraiment le toucher – comme une main qui se pose sur une surface de métal poli sans y laisser d’empreintes. Pour elle, un chercheur c’était quelqu’un qui lisait des livres. Elle n’avait pas la moindre idée du pourquoi de la chose. Pour elle, être un chercheur… l’image qu’elle s’en faisait, c’était d’accomplir les tâches quotidiennes qu’elle connaissait : ramasser, porter, cuisiner, nettoyer, obéir – mais de le faire dans l’enceinte de l’Université où les livres étaient disponibles et où elle aurait donc le temps de les lire et (mais c’était très vague) de « devenir éduquée ». Bref, ce qu’elle désirait en somme, c’était être servante – sa servante.
Gendibal fronça les sourcils. Une bonne hamienne – qui plus est, une bonne quelconque, sans grâce, sans éducation et quasiment illettrée. Impensable !
Il avait simplement à la distraire de cette idée. Il devait bien y avoir moyen de rajuster ses désirs pour qu’elle se satisfasse de devenir fermière ; un moyen ne laissant pas de trace, un moyen auquel même Delarmi ne trouverait rien à redire.
Ou bien avait-elle été envoyée par Delarmi ? Tout cela procédait-il d’un plan tortueux visant à l’amener à toucher à l’esprit d’un Hamien, histoire ensuite de pouvoir le coincer et le destituer ?
Ridicule. Il frisait vraiment la paranoïa. Quelque part au milieu des vrilles de cet esprit simple, un mince ruisseau mental avait besoin d’être dérivé. Cela n’exigerait qu’une pichenette.
Il était contre la lettre de la loi mais ça n’était pas méchant et personne ne s’en rendrait compte.
Il marqua une pause.
Recule. Encore. Encore.
Par l’espace ! Et il avait failli ne pas le remarquer !
Était-il le jouet d’une illusion ?
Non ! Maintenant que son attention avait été attirée dessus, c’était clairement évident : une vrille, minuscule, qui était déplacée. D’une manière anormale. Oh ! un déplacement minime, dépourvu de ramifications.
Gendibal émergea de son esprit. Il dit doucement : « Novi. »
Elle fixa les yeux sur lui : « Oui, Maître ?
— Tu peux travailler avec moi. Je vais faire de toi une chercheuse… »
Ravie, les yeux flamboyants, elle dit : « Maître… »
Il le décela à l’instant : elle était sur le point de se jeter à ses pieds. Il lui mit les mains sur les épaules et la maintint fermement. « Pas un geste, Novi. Reste où tu es. Ne bouge pas ! »
Il aurait aussi bien pu parler à un animal à moitié dressé. Une fois sûr que son ordre avait été assimilé, il la relâcha. Il avait conscience de la fermeté des muscles qui roulaient sous ses épaules.
Il lui dit : « Si tu veux devenir une chercheuse, il va falloir te conduire comme telle. Ça signifie que tu devras toujours être calme, parler avec réserve, faire toujours ce que je te dirai de faire. Et il faut que je t’apprenne à parler comme moi. Tu vas devoir aussi rencontrer d’autres chercheurs. Tu n’auras pas peur ?
— J’aurions… j’aurai pas peur, Maître. Si vous êtes avec moi.
— Je resterai avec toi. Mais d’abord… il faut maintenant que je te trouve une chambre, que je m’arrange pour te faire attribuer un cabinet de toilette, une place au réfectoire et puis des vêtements, aussi. Il va falloir que tu portes des habits plus appropriés à la fonction de chercheur, Novi.
— C’est tout c’que… commença-t-elle, piteusement.
— On va t’en trouver d’autres. »
Il allait à l’évidence devoir trouver une femme pour préparer à Novi une nouvelle garde-robe. Il allait également avoir besoin de quelqu’un pour lui enseigner les rudiments de l’hygiène personnelle. Après tout, même si les vêtements qu’elle avait sur elle étaient ses plus beaux et même si elle s’était manifestement pomponnée avant de venir, il émanait encore d’elle une nette odeur vaguement désagréable.
Et il lui faudrait également s’assurer qu’il n’y ait pas de malentendu sur leur relation. C’était un secret de polichinelle que les hommes (les femmes aussi) de la Seconde Fondation allaient épisodiquement chercher leur plaisir auprès des Hamiens. S’ils se gardaient de toute interférence avec leur esprit en cours de route, personne ne songeait à s’en formaliser. Personnellement, Gendibal ne s’était jamais permis ce genre de chose et il se plaisait à croire que c’était parce qu’il n’éprouvait pas le besoin d’avoir des expériences sexuelles plus exotiques ou plus épicées que celles possibles d’ordinaire à l’Université. Les femmes de la Seconde Fondation étaient peut-être fades en comparaison des Hamiennes mais au moins elles étaient propres et elles sentaient bon.
Pourtant, même si l’on se méprenait sur la nature de leurs rapports, même si l’on ricanait d’un Orateur qui non seulement avait un faible pour les Hamiennes mais en ramenait en plus une dans sa chambre, il faudrait qu’il supporte tout cela. Le fait demeurait que cette paysanne, Sura Novi, était bien la clé de la victoire dans le duel qui s’annonçait inévitablement entre l’Oratrice Delarmi, le reste de la Table et lui.
Gendibal ne revit pas Novi jusqu’après le dîner, où elle lui revint, raccompagnée par la femme à laquelle il avait interminablement dû expliquer la situation – du moins, le caractère non sexuel de la situation. Elle avait enfin compris – ou du moins n’avait pas osé laisser paraître son incapacité à comprendre, ce qui valait peut-être aussi bien.
Novi était à présent devant lui, timide et fière, triomphante et gênée – tout cela à la fois, en un mélange fort incongru.
Il lui dit : « Mais tu es très jolie, Novi. »
Les vêtements qu’on lui avait procurés lui allaient étonnamment bien et elle était loin de paraître ridicule. Lui avait-on pincé la taille ? Rehaussé les seins ? Ou bien ses vêtements de paysanne l’avaient-ils tout simplement empêchée de mettre en valeur sa silhouette ?
Elle avait les fesses rebondies mais pas d’une manière désagréable. Son visage bien entendu demeurait quelconque mais, une fois que se serait atténué le hâle de la vie au grand air, et qu’elle aurait appris à soigner son teint, il ne serait pas franchement laid.
Par le Vieil Empire, mais c’est que cette femme prenait Novi pour sa maîtresse ! Elle s’était efforcée de l’embellir pour lui.
Et puis il songea : Après tout, pourquoi pas ?
Novi devrait affronter la Table des Orateurs et plus elle paraîtrait séduisante, plus il aurait de facilités pour faire valoir ses vues.
Il en était là de ses pensées lorsque le message du Premier Orateur l’atteignit. C’était le genre d’adéquation qui était fréquente dans une société mentaliste. On appelait ça – plus ou moins officieusement – » l’effet de coïncidence ». Si vous pensez vaguement à quelqu’un au moment même où celui-ci pense vaguement à vous, il se produit une stimulation mutuelle en cascade qui, en l’affaire de quelques secondes, va rendre les deux pensées parfaitement claires et nettes et leur procurer toutes les apparences de la simultanéité.
La chose peut se révéler surprenante même à ceux qui la comprennent intellectuellement, surtout lorsque ces pensées initiales étaient si vagues – d’un côté comme de l’autre, voire des deux – qu’elles n’avaient pas été consciemment perçues.
« Je ne peux pas rester avec toi ce soir, Novi, expliqua Gendibal. J’ai un travail de recherche à faire. Je vais te raccompagner à ta chambre. Tu y trouveras des livres, comme ça tu pourras toujours t’exercer à la lecture. Je te montrerai comment utiliser le signal d’appel si jamais tu as besoin de quelque chose – et on se revoit demain. »
30.
Gendibal dit poliment : « Premier Orateur ? »
Shandess se contenta d’opiner. Il semblait amer, et il paraissait amplement porter son âge. L’air d’un homme habituellement sobre qui aurait eu besoin d’un bon verre d’alcool.
Il dit enfin : « Je vous ai “ appelé ”…
— Sans messager. J’ai déduit de cet “ appel ” direct que ce devait être important.
— Effectivement. Votre gibier – l’homme de la Première Fondation… ce Trevize…
— Eh bien ?
— Eh bien, il ne vient pas du tout à Trantor ! » Gendibal n’afficha aucune surprise. « Et pourquoi faudrait-il qu’il vienne ? D’après nos informations, il était parti avec un professeur d’histoire antique qui était à la recherche de la Terre.
— Oui, la planète originelle des légendes. Et c’est bien pourquoi il devrait être en train de se diriger vers Trantor. Après tout, le professeur sait-il où se trouve la Terre ? Le savez-vous ? Le sais-je, moi ? Peut-on même être certains qu’elle existe – ou qu’elle a jamais existé ? Incontestablement, ils auraient dû venir consulter notre bibliothèque pour trouver les informations nécessaires – si on doit en trouver quelque part. Il y a encore une heure, j’aurais dit que la situation n’avait pas atteint le niveau critique – j’aurais pensé que le Premier Fondateur viendrait ici et qu’ainsi, à travers lui, nous saurions ce que nous avions besoin de savoir.
— Ce qui est très certainement la raison pour laquelle on ne lui a pas permis de venir.
— Mais dans ce cas, où peut-il donc aller ?
— Nous ne l’avons pas encore trouvé, à ce que je vois.
— Vous avez l’air de prendre la chose avec calme, remarqua le Premier Orateur, l’air maussade.
— Je me demande si ça ne vaut pas mieux ainsi. Vous voulez qu’il vienne à Trantor pour l’avoir sous la main et l’utiliser comme source d’information. Ne se révélera-t-il pas, toutefois, un informateur bien plus efficace – impliquant éventuellement des gens bien plus importants que lui – s’il reste libre de ses mouvements et de ses actes – pourvu qu’on ne le perde pas de vue ?
— Ça n’est pas suffisant ! protesta le Premier Orateur. Maintenant que vous m’avez convaincu de l’existence de ce nouvel ennemi, je ne peux plus rester en place. Pis encore, je me suis persuadé qu’il nous fallait mettre la main sur Trevize ou sinon nous risquions de tout perdre. Je ne peux pas me défaire de l’idée que c’est lui – et lui seul – qui est la clé de tout.
— Quoi qu’il advienne, dit avec conviction Gendibal, nous ne perdrons pas, Premier Orateur : ceci aurait été seulement possible si ces anti-Mulets – pour reprendre votre terme – avaient continué de nous manœuvrer incognito. Mais nous savons désormais qu’ils sont là. Nous ne travaillons plus à l’aveuglette. Dès la prochaine réunion de la Table, si nous pouvons collaborer tous, nous allons commencer de contre-attaquer.
— Ce n’est pas à cause de Trevize que je vous ai envoyé cet appel. Si le sujet est venu aussitôt, c’est uniquement parce que je le considère comme un échec personnel. J’avais mal analysé cet aspect de la situation : j’ai eu le tort de placer mon orgueil personnel au-dessus de la politique générale et je m’en excuse. Non, c’est pour autre chose.
— De plus grave, Premier Orateur ?
— De plus grave, Orateur Gendibal. » Le Premier Orateur poussa un soupir et pianota du bout des doigts sur le bureau tandis que Gendibal, toujours debout, attendait patiemment devant lui.
Enfin, avec douceur, comme si cela pouvait atténuer la rudesse du choc, le Premier Orateur expliqua : « Au cours d’une réunion d’urgence du Conseil, convoquée par l’Oratrice Delarmi…
— Sans votre accord, Premier Orateur ?
— Pour ce qu’elle comptait faire, elle n’avait besoin que de l’accord de trois Orateurs, le mien non compris. Lors de cette réunion d’urgence, donc, on a prononcé votre destitution, Orateur Gendibal. Vous avez été convaincu d’incapacité à l’exercice de la fonction d’Orateur et vous devrez passer en jugement. C’est la première fois en plus de trois siècles qu’une telle procédure est appliquée contre un Orateur… »
Luttant pour ne pas trahir sa colère, Gendibal dit : « Je suis sûr que vous-même, vous n’avez pas voté ma destitution.
— Effectivement, mais je fus le seul. Le reste de la table s’est prononcé de manière unanime et votre destitution est passée par dix voix contre une. Le minimum requis, comme vous le savez, est de huit voix – y compris celle du Premier Orateur – ou de dix, sans la sienne.
— Mais je n’étais pas présent.
— Vous n’auriez pas eu le droit de voter.
— J’aurais pu présenter ma défense.
— Pas à ce stade. Les précédents sont rares mais sans équivoque : vous pourrez vous défendre lors du procès qui doit intervenir le plus tôt possible, naturellement. »
Gendibal inclina la tête, pensif. Puis il dit : « Tout ceci ne me préoccupe pas trop, Premier Orateur. Je crois que votre pressentiment initial était juste : la question de Trevize prend le pas sur tout le reste. Puis-je vous suggérer de retarder le procès en invoquant ce motif ? »
Le Premier Orateur leva la main : « Je ne vous reprocherai pas de ne pas bien saisir la situation, Orateur. La procédure de destitution est si rare que j’ai dû moi-même me reporter aux textes en vigueur à ce sujet. Rien ne peut prendre le pas dessus. Nous sommes contraints d’aller directement au procès, en remettant tout le reste. »
Gendibal posa les poings sur le bureau et se pencha vers le Premier Orateur : « Vous n’êtes pas sérieux ?
— C’est la loi.
— La loi ne peut quand même s’interposer devant un danger imminent et manifeste.
— Aux yeux du Conseil, Orateur Gendibal, c’est vous, le danger imminent et manifeste.
— Non, écoutez-moi ! La loi invoquée se fonde sur le principe que rien ne peut être plus important que l’éventualité de la corruption ou d’un abus de pouvoir de la part d’un Orateur.
« Mais je ne suis coupable ni de l’un ni de l’autre. Premier Orateur, et vous le savez. Il s’agit uniquement d’une vengeance personnelle de la part de l’Oratrice Delarmi. S’il y a abus de pouvoir, il est de son côté. Mon seul crime est de n’avoir jamais cherché à me rendre populaire – je veux bien l’admettre – et d’avoir prêté trop peu d’attention aux imbéciles assez âgés pour être séniles mais assez jeunes encore pour détenir le pouvoir.
— Comme moi, Orateur ? »
Gendibal soupira : « Vous voyez, je remets ça. Je ne fais pas allusion à vous, Premier Orateur.
« Bon, très bien, faisons donc un procès. Mettons-le à demain. Mieux même, à ce soir. Qu’on en soit débarrassé et qu’on passe tout de suite à la question de Trevize. On ne peut pas se permettre de perdre du temps.
— Orateur Gendibal, je ne crois pas que vous comprenez la situation. Nous avons déjà eu des destitutions – pas beaucoup : deux en tout et pour tout. Et aucune n’a débouché sur une condamnation. Vous, en revanche, vous allez être condamné. Vous ne ferez plus partie de la Table et vous n’aurez plus votre mot à dire en matière de politique. Vous n’aurez en fait même plus le droit de vote lors de l’Assemblée annuelle.
— Et vous n’allez rien faire pour empêcher ça ?
— Je ne peux pas. Je serais aussitôt mis en minorité. Et contraint alors de démissionner. Ce que – je crois – tous les Orateurs aimeraient bien voir.
— Et Delarmi deviendra le Premier Orateur ?
— C’est très probable.
— Mais il faut absolument empêcher ça !
— Exactement ! C’est bien pour ça que je vais être obligé de voter votre condamnation. »
Gendibal prit une profonde inspiration.
« Je demande quand même un procès immédiat.
— Vous devez avoir le temps de préparer votre défense.
— Quelle défense ? Ils n’écouteront aucune défense. Un procès immédiat !
— Il faut bien que la Table ait le temps de préparer son dossier…
— Ils n’en ont pas et s’en passeront très bien. Leur intime conviction est déjà faite et ils n’ont pas besoin d’autre chose. En fait, ils me condamneraient plutôt demain qu’après-demain et ce soir plutôt que demain. Allez les prévenir. »
Le Premier Orateur se leva. Les deux hommes se firent face, de part et d’autre du bureau. Le Premier Orateur dit : « Pourquoi êtes-vous si pressé ?
— L’affaire Trevize ne peut pas attendre.
— Une fois vous, condamné, et moi, affaibli face à un Conseil uni dans son opposition, qu’aurons-nous gagné ? »
Gendibal répondit, avec un profond soupir : « N’ayez crainte ! Contre toute apparence, je ne vais pas être condamné. »