Chapitre 13 Université

50.

Pelorat fronça le nez lorsque Trevize et lui réintégrèrent le Far Star.

Trevize haussa les épaules. « Le corps humain est un puissant dispensateur d’odeurs. Le recyclage ne peut jamais agir instantanément et les parfums artificiels ne font que masquer les odeurs – ils ne les suppriment pas.

— Et je suppose qu’il n’y a pas deux vaisseaux qui sentent pareil, une fois qu’ils ont été occupés un certain temps par des gens différents.

— C’est absolument exact. Mais avez-vous encore perçu l’odeur de Seychelle au bout d’une heure ?

— Non, reconnut Pelorat.

— Eh bien, vous ne percevrez pas plus celle-ci au bout d’un moment. En fait, si vous vivez suffisamment longtemps à bord du vaisseau, vous en viendrez à accueillir avec plaisir l’odeur devenue familière qui vous attendra à votre retour. Et, en passant, si jamais après ça vous devenez un vrai bourlingueur galactique, Janov, vous devrez apprendre qu’il est impoli de faire le moindre commentaire sur l’odeur régnant à bord d’un vaisseau ou, d’ailleurs, sur une planète, auprès de ceux qui habitent ledit vaisseau ou ladite planète. Entre nous, bien entendu, il n’y a pas de mal.

— A vrai dire, Golan, le plus drôle, c’est qu’effectivement je me considère comme chez moi à bord du Far Star. Au moins, il est fabriqué par la Fondation. » Pelorat sourit. « Vous savez, je ne me suis jamais considéré comme un patriote. Je me plais à penser que je ne reconnais que l’humanité tout entière pour nation mais je dois admettre que me trouver loin de la Fondation m’emplit le cœur d’amour pour elle. »

Trevize était en train de défaire son lit. « Vous n’êtes pas si loin que ça de la Fondation, vous savez. L’Union seychelloise est presque entièrement entourée par le territoire de la Fédération. Nous avons un ambassadeur ici et notre présence est considérable, depuis les consuls jusqu’au bas de l’échelle. Les Seychellois aiment à s’opposer à nous en paroles mais, en général, ils se gardent bien de rien faire qui puisse nous froisser – Janov, allez donc vous pieuter. On n’a abouti à rien aujourd’hui et il faudra faire mieux demain. »

Toutefois, il n’était pas difficile de s’entendre d’une cabine à l’autre et, une fois que le vaisseau fut plongé dans le noir, Pelorat, qui n’avait pas cessé de se retourner, finit par dire, pas très fort : « Golan ?

— Oui.

— Vous ne dormez pas ?

— Pas tant que vous parlerez.

— On a tout de même abouti à quelque chose, aujourd’hui. Votre ami Compor…

Ex-ami, grommela Trevize.

— Si vous voulez… il a parlé de la Terre et nous a révélé un point que je n’avais jamais rencontré jusque-là dans mes recherches : la radioactivité ! »

Trevize se redressa sur un coude. « Écoutez, Golan, si la Terre est vraiment morte, ça ne signifie pas qu’on va rentrer chez nous. J’ai toujours l’intention de trouver Gaïa. »

Pelorat eut un petit soupir – comme s’il voulait écarter des plumes d’un souffle. « Mais, bien sûr, cher compagnon. Moi aussi. Mais je ne pense pas non plus que la Terre soit morte. Compor nous a peut-être raconté ce qu’il croit être la vérité, mais il n’y a pratiquement pas un secteur de la Galaxie qui n’ait pas un récit ou un conte plaçant l’origine de l’humanité sur quelque planète du coin. Et presque invariablement, cette planète est appelée la Terre – ou d’un nom équivalent.

« En anthropologie, on qualifie cette attitude de globocentrisme. Les gens ont tendance à se considérer tout naturellement supérieurs à leurs voisins ; à estimer que leur culture est plus ancienne que celle des autres et qu’elle est supérieure ; à penser que ce qui est bon chez les autres, on le leur a emprunté, et que ce qui est mauvais a été soit déformé ou perverti soit simplement inventé ailleurs. Et la tendance est de confondre l’avantage en ancienneté et la supériorité qualitative. Lorsqu’ils ne peuvent raisonnablement soutenir que leur propre planète est la Terre ou son équivalent – et le berceau de l’espèce humaine –, les gens font presque toujours de leur mieux pour placer la Terre dans leur propre secteur même s’ils ne peuvent la situer avec précision.

— Et vous me dites que Compor n’a fait que suivre l’habitude courante en affirmant que la Terre existait bel et bien dans le secteur de Sirius. Il reste que le secteur de Sirius a effectivement une longue histoire, donc chacune de ses planètes devrait être bien connue et il ne doit pas être bien difficile de vérifier la chose même sans aller sur place. »

Pelorat gloussa. « Même si vous arriviez à montrer qu’aucune planète du secteur de Sirius ne peut valablement prétendre être la Terre, ça n’avancerait pas à grand-chose. Vous sous-estimez jusqu’à quel point le mysticisme peut enterrer le rationnel, Golan. Il y a au moins une demi-douzaine de secteurs dans la Galaxie où de respectables chercheurs répètent, avec la plus grande solennité et sans l’ombre du moindre sourire, les légendes locales racontant que la Terre – ou peu importe le nom qu’ils lui donnent – est en fait située dans l’hyperespace et demeure inaccessible, sinon par accident.

— Et indiquent-elles, ces légendes, si quelqu’un l’a effectivement atteinte accidentellement ?

— Il y a toujours des légendes et il existe toujours un refus patriotique du doute même si ces légendes ne sont pas le moins du monde crédibles et n’ont d’ailleurs jamais été crues par personne en dehors de leur monde d’origine.

— Alors, Janov, n’y croyons pas nous-mêmes. Et entrons plutôt dans notre petit hyperespace personnel sous les draps.

— Mais Golan, c’est cette histoire de radioactivité de la Terre qui m’intéresse. Moi, elle m’a l’air d’avoir un accent de vérité – enfin, un genre de vérité.

— Que voulez-vous dire, un genre de vérité ?

— Eh bien, un monde radioactif devrait être un monde où des radiations dures sont présentes en concentration plus grande que la normale. Le taux des mutations y serait plus élevé et l’évolution s’y montrerait à la fois plus rapide et plus diversifiée. Or, si vous vous souvenez, je vous ai dit que parmi les points sur lesquels s’accordent presque tous les récits, il y a cette incroyable diversité de la vie sur Terre : des millions d’espèces de toute sorte. C’est cette diversité – ce développement explosif qui a peut-être donné l’intelligence à la Terre ainsi que l’impulsion pour essaimer dans toute la Galaxie. Si la Terre était pour quelque raison radioactive – j’entends, plus radioactive que d’autres planètes –, cela pourrait rendre compte de toutes les autres caractéristiques qui font – ou faisaient – de la Terre un astre unique. »

Trevize resta quelques instants silencieux. « En premier lieu, répondit-il enfin, nous n’avons aucune raison de croire que Compor a dit la vérité. Il peut fort bien nous avoir délibérément menti pour nous pousser à déguerpir d’ici et nous envoyer courir vers Sirius. Je crois d’ailleurs que c’est exactement ce qu’il a fait. Et puis, même si c’était vrai, ce qu’il nous a dit, c’est que la radioactivité était telle qu’elle avait rendu toute vie impossible. »

Pelorat réitéra son petit soupir. « Il n’y avait pas une radioactivité telle qu’elle ait empêché la vie de se développer et une fois celle-ci établie, se maintenir est déjà plus facile. Admettons, donc, que la vie se soit établie et maintenue sur la Terre. Par conséquent, c’est que le niveau initial de la radioactivité ne pouvait pas être incompatible avec la vie et ce niveau n’aura pu que décroître avec le temps. Il n’y a rien qui puisse l’amener à s’accroître.

— Des explosions nucléaires ? suggéra Trevize.

— Quel rapport avec l’accroissement de la radioactivité ?

— Je veux dire… supposez que des explosions nucléaires se soient produites sur Terre…

— A la surface de la Terre ? Impossible. Il n’y a pas d’exemple dans toute l’histoire de la Galaxie d’une société assez stupide pour employer les explosions nucléaires comme une arme de guerre. Jamais nous n’aurions survécu. Durant les insurrections trigelliennes, alors que les deux camps en étaient réduits à la famine et au désespoir, eh bien, quand Jendippurus Khoratt suggéra d’engendrer une réaction de fusion dans…

— … Il fut pendu par les matelots de sa propre flotte. Je connais mon histoire galactique. Non, je songeais à un accident.

— On n’a pas d’exemple en général d’accidents nucléaires capables d’accroître de manière significative le taux de radioactivité sur une planète. » Il soupira. « Je suppose que lorsqu’on en sera là, il faudra bien qu’on aille faire notre petite enquête dans le secteur de Sirius…

— On ira bien là-bas un de ces jours, peut-être. Mais pour l’instant…

— Oui, oui. J’arrête de causer. »

Il se tut effectivement et Trevize resta près d’une heure allongé dans l’obscurité à se demander s’il n’avait pas déjà trop attiré l’attention et s’il ne serait pas plus raisonnable pour eux de partir pour le secteur de Sirius, quitte à repartir vers Gaïa une fois détournée l’attention – l’attention générale.

Il n’avait pas encore débouché sur une conclusion bien nette que le sommeil le prenait. Ses rêves furent agités.

51.

Ils ne retournèrent pas en ville avant le milieu de la matinée. L’office du tourisme était passablement bondé, cette fois-ci, mais ils parvinrent toutefois à obtenir les coordonnées d’une bibliothèque de référence où, là, on leur fournit les instructions permettant d’utiliser les systèmes locaux d’accès aux banques de données.

Ils épluchèrent soigneusement musées et facultés, en commençant par les plus proches et en y glanant toutes les informations disponibles sur les anthropologues, archéologues et autres spécialistes de l’Antiquité.

« Ah ! fit Pelorat.

— Ah ? répéta Trevize. Quoi : ah ?

— Ce nom… Quintesetz… ça me dit quelque chose.

— C’est une connaissance ?

— Non, bien sûr que non. Mais j’ai lu des articles signés par lui. En retournant à bord, où j’ai tous mes catalogues…

— On ne retourne pas à bord, Janov. Si son nom vous est familier, c’est déjà un point de départ ; s’il ne peut pas nous aider, il sera sans doute à même de nous orienter… » Il se leva. « On va tâcher de trouver le moyen de se rendre à l’université de Seychelle. Et puisqu’il n’y aura personne à l’heure du déjeuner, on va manger d’abord. »

Ce n’est pas avant la fin de l’après-midi qu’ils arrivèrent sur les lieux et, après s’être frayé un chemin dans le dédale du campus, se retrouvèrent enfin dans une antichambre, attendant une jeune femme qui était partie se renseigner et qui peut-être – ou peut-être pas – les mènerait à Quintesetz.

« Je me demande, dit Pelorat, mal à l’aise, combien de temps encore on va nous faire attendre. On ne doit plus être très loin de l’heure de la fermeture. »

Et comme si ç’avait été un signal, la jeune femme qui avait disparu depuis une demi-heure refit son apparition, s’avançant rapidement vers eux, dans le claquement sonore de ses étincelants souliers rouge et violet dont le bruit variait de hauteur au rythme de ses pas.

Pelorat fit la grimace. Il présuma que chaque planète devait avoir sa façon particulière d’agresser les sens, tout comme chacune avait son odeur. Il se demanda si, à présent qu’ils s’étaient accoutumés à l’odeur de Seychelle, ils n’allaient pas devoir également apprendre à ne plus remarquer la cacophonie de la démarche de ses jeunes femmes à la mode.

La femme se dirigea vers Pelorat et s’immobilisa devant lui. « Puis-je avoir votre nom entier, professeur ?

— C’est Janov Pelorat, mademoiselle…

— Votre planète natale ? »

Trevize commença d’élever la main comme pour lui intimer le silence mais Pelorat – soit qu’il n’ait pas vu, soit qu’il n’ait pas voulu voir – répondit : « Terminus. »

La jeune femme eut un large sourire ; elle paraissait ravie. « Quand j’ai annoncé au professeur Quintesetz qu’un professeur Pelorat le demandait, il a dit qu’il vous verrait uniquement si vous étiez bien Janov Pelorat de Terminus. »

Pelorat cligna rapidement des yeux. « Vous… vous voulez dire, il a entendu parler de moi ?

— Cela me paraît certain. »

On entendit presque craquer le sourire de Pelorat lorsqu’il se tourna vers Trevize. « Il a entendu parler de moi. Honnêtement, je ne pensais pas… je veux dire, j’ai rédigé fort peu d’articles et je ne pensais pas que quelqu’un… » Il hocha la tête. « Ils n’étaient pas vraiment importants.

— Eh bien, alors, dit Trevize en souriant à son tour, cessez donc de vous complaire dans les délices de la fausse modestie, et allons-y. » Il se tourna vers la jeune femme : « Je présume, mademoiselle, que nous allons pouvoir emprunter un moyen de transport quelconque…

— On peut y aller à pied. Nous n’aurons même pas à quitter les bâtiments et je serai ravie de vous conduire… Êtes-vous tous les deux de Terminus ? » Et sur cette question, elle se mit en route.

Les deux hommes lui emboîtèrent le pas et Trevize lui répondit, légèrement ennuyé : « Oui, effectivement. Cela fait-il une différence ?

— Oh ! non, bien sûr que non. Il y a des gens sur Seychelle qui n’aiment pas les Fondateurs mais ici, vous savez, à l’université, on est d’esprit plus cosmopolite. Vivre et laisser vivre, c’est ce que je dis toujours. Je veux dire, les Fondateurs sont des gens comme les autres… Enfin, vous voyez ce que je veux dire ?

— Oui, je vois très bien ce que vous voulez dire. Des tas de gens chez nous trouvent que les Seychellois sont des gens comme les autres.

— C’est exactement comme ça que les choses devraient être. Je n’ai jamais vu Terminus. Ce doit être une bien grande cité.

— A vrai dire, non, fit Trevize d’une voix neutre ; je dirais même qu’elle est plus petite que Seychelle-ville.

— Vous me faites marcher ! C’est bien la capitale de la Fédération de la Fondation, n’est-ce pas ? Je veux dire… il n’y a pas d’autre Terminus, non ?

— Non, il n’y en a qu’un seul, autant que je sache, et c’est bien de là que nous venons. La capitale de la Fédération de la Fondation.

— Eh bien, alors, ce doit être une ville gigantesque… Et vous venez de si loin pour voir le professeur. Nous sommes très fiers de lui, vous savez. On le considère comme la plus grande autorité dans toute la Galaxie.

— Vraiment ? fit Trevize. Et dans quel domaine ? » Encore une fois, elle ouvrit de grands yeux : « Oh ! vous, vous êtes vraiment rigolo. Il en sait plus sur l’histoire antique que… que je n’en sais moi-même sur ma propre famille. » Et elle reprit les devants, de sa démarche musicale.

On ne peut pas se laisser à tout bout de champ traiter de plaisantin ou de rigolo sans finir par développer un penchant dans cette direction et c’est avec un sourire que Trevize demanda : « Le professeur doit tout savoir sur la Terre, je suppose ?

— La Terre ? » Elle s’arrêta devant la porte d’un bureau et le considéra, interdite.

« Vous savez bien. La planète d’où est partie l’humanité.

— Oh ! Vous voulez dire la planète-qui-vint-en-premier. Je suppose. Je suppose qu’il devrait tout savoir sur elle. Après tout, elle est située dans le secteur de Seychelle. Tout le monde sait au moins ça ! Tenez, voilà son bureau. Je vais vous annoncer…

— Non, attendez, intervint Trevize. Encore une minute. Parlez-moi de la Terre, plutôt.

— A vrai dire, je n’ai jamais entendu personne l’appeler sous ce nom-là. Je suppose que c’est un terme de la Fondation. Ici, on l’appelle Gaïa. »

Trevize lança un bref coup d’œil à Pelorat. « Oh ? Et où est-elle située ?

— Nulle part. Elle est dans l’hyperespace et totalement inaccessible à quiconque. Quand j’étais petite, ma grand-mère nous disait que Gaïa se trouvait autrefois dans l’espace normal mais que, dégoûtée par…

— … les crimes et la stupidité du genre humain, marmonna Pelorat, elle décida, honteuse, de quitter un beau jour l’espace normal et refusa désormais d’avoir plus rien à faire avec ces êtres humains qu’elle avait expédiés dans toute la Galaxie.

— Alors, vous voyez que vous connaissez l’histoire… Vous savez quoi ? Une de mes amies prétend que c’est de la superstition. Eh bien, je vais lui dire… Si c’est assez bon pour des professeurs de la Fondation… »

Sur le verre fumé de la porte, une plaque brillante portait l’inscription : SOTAYN QUINTESETZ ABT, dans cette calligraphie seychelloise si difficilement lisible avec, en dessous, dans le même lettrage impossible : DÉPARTEMENT DES ANTIQUITÉS.

La jeune femme posa le doigt sur un disque de métal poli. Il n’y eut aucun bruit mais le panneau de verre fumé vira au blanc laiteux tandis qu’une voix douce, et comme détachée, se faisait entendre : « Identifiez-vous s’il vous plaît.

— Janov Pelorat, de Terminus, dit Pelorat. Et Golan Trevize, de la même planète. »

La porte s’ouvrit immédiatement.

52.

L’homme qui se leva, contourna le bureau et s’avança pour les accueillir était de grande taille et d’âge déjà mûr. Il avait le teint café-au-lait et ses cheveux, crépus, étaient gris acier. Il tendit la main et c’est d’une voix grave et douce qu’il se présenta : « Je suis S.Q. Je suis enchanté de vous rencontrer, mes chers professeurs.

— Je n’ai aucun titre universitaire, rectifia Trevize. J’accompagne simplement le professeur Pelorat. Appelez-moi Trevize tout court. Je suis ravi de faire votre connaissance, professeur Abt. »

Quintesetz leva la main, visiblement gêné : « Non, non. Abt n’est qu’un vague titre idiot et sans aucune signification à l’extérieur de Seychelle. Ignorez-le, je vous en prie, et appelez-moi S.Q. Nous avons coutume d’employer simplement nos initiales dans les rapports de la vie courante. Je suis si content de faire votre connaissance à tous deux quand je ne m’attendais qu’à une seule personne. »

Il parut hésiter un instant puis tendit la main droite après l’avoir ouvertement essuyée sur ses pantalons.

Trevize la prit, tout en se demandant quelle était la façon de saluer en usage sur Seychelle.

Quintesetz enchaîna : « Mais asseyez-vous, je vous en prie. J’ai peur que ces chaises ne soient inanimées mais pour ma part, je me refuse à me faire peloter par mes sièges. Je sais bien que c’est la grande vogue pour les chaises de vous peloter aujourd’hui mais tant qu’à me faire peloter, j’ai d’autres préférences, hein !

— Qui ne serait pas d’accord ! » admit Trevize, jovial. « Dites-moi, S.Q., c’est plutôt un nom de la Périphérie, me semble-t-il ? Mais excusez-moi si ma remarque vous semble impertinente.

— Pas du tout. Effectivement, une des branches de ma famille est originaire d’Askone. Il y a cinq générations, mes trisaïeux ont quitté Askone lorsque la domination de la Fondation se fit trop pressante.

— Et nous qui sommes de la Fondation, dit Pelorat. Nous sommes confus… »

Quintesetz leva la main avec cordialité : « Je n’ai pas la rancune si tenace qu’elle s’étende sur cinq générations. Non pas que la chose ne se soit pas vue, hélas… Mais, voulez-vous boire ou manger quelque chose ?… Un fond musical, peut-être ?…

— Si ça ne vous dérange pas, dit Pelorat, j’aimerais autant qu’on en vienne tout de suite au vif du sujet, si bien sûr les usages seychellois l’autorisent.

— Les usages seychellois ne sont en rien un obstacle, je vous l’assure… vous n’avez pas idée de ma surprise, docteur Pelorat : il n’y a pas deux semaines que je suis tombé dans la Revue d’archéologie sur votre article traitant de l’origine des mythes… j’ai été très impressionné par cette synthèse absolument remarquable – et pour moi bien trop brève. »

Pelorat rougit de plaisir. « Comme je suis content que vous l’ayez lu. J’ai dû le condenser, bien entendu, puisque la Revue n’aurait jamais passé l’intégrale d’une étude. Je compte bien rédiger une monographie sur le sujet…

— J’espère bien que vous le ferez. En tout cas, sitôt que j’eus lu votre article, j’ai eu le désir de vous voir. L’idée m’a même effleuré de me rendre à Terminus dans ce but mais c’eût été matériellement difficile…

— Pourquoi cela ? » demanda Trevize.

Quintesetz parut embarrassé : « Je suis désolé, mais il faut bien dire que Seychelle n’est pas pressée de rejoindre la Fédération et découragerait plutôt toute tentative de rapport avec la Fondation. Nous avons une longue tradition de neutralisme, voyez-vous. Même le Mulet ne nous a jamais ennuyés – sinon pour nous extorquer un engagement solennel de neutralisme. Pour cette raison, toute demande de passeport pour se rendre dans le territoire de la Fondation en général – et sur Terminus en particulier – est vue d’un mauvais œil même s’il est probable qu’un chercheur tel que moi, dans le cadre de son travail universitaire, finisse par obtenir un visa… Mais rien de tout cela n’a été nécessaire : c’est vous qui êtes venu me voir ! Je peux à peine le croire. Je me pose la question : pourquoi ? Avez-vous entendu parler de moi comme j’ai pu entendre parler de vous ?

— Je connais vos travaux, S.Q., et j’ai dans mes archives des résumés de vos articles. Voilà pourquoi je suis venu vous voir. Je travaille à la fois sur le problème de la Terre, cette planète qui passe pour être le berceau de l’humanité, et sur la période des débuts de l’exploration et de la colonisation de la Galaxie. Et en particulier, si je suis venu à Seychelle, c’est aux fins d’enquêter sur sa fondation…

— Au vu de votre article, dit Quintesetz, je présume que ce sont les mythes et les légendes qui vous intéressent au premier chef.

— Plus encore l’histoire, les faits réels s’ils sont accessibles. A défaut, je me rabats sur les mythes et légendes. »

Quintesetz se leva, se mit à arpenter son bureau d’un pas rapide, s’arrêta pour dévisager Pelorat, puis reprit sa marche.

Trevize dit avec impatience : « Eh bien, monsieur…

— Bizarre, fit Quintesetz. Vraiment bizarre ! Et c’est justement hier…

— Eh bien, quoi, hier ? demanda Pelorat.

— Je vous l’ai dit, docteur Pelorat… au fait, puis-je vous appeler J.P. ? Je trouve que cet usage du nom entier manque de naturel.

— Faites, je vous en prie.

— Je vous ai dit, J.P., que j’avais admiré votre papier et que j’avais envie de vous voir. Ma raison était que vous déteniez manifestement une collection considérable de légendes sur les origines des planètes – sans pourtant avoir les nôtres. En d’autres termes, je voulais vous voir, précisément pour vous dire ce pour quoi vous êtes venu ici me consulter !

— Mais quel rapport avec hier, S.Q. ? demanda Trevize.

— Nous avons des légendes. Une légende. Fondamentale pour notre société, puisqu’elle est devenue notre mystère central…

— Un mystère ? s’étonna Trevize.

— Je ne parle pas d’une énigme ni de quoi que ce soit de ce genre. Ça, ce serait sans doute la signification usuelle du terme en galactique classique. Ici, le mot a un sens particulier ; il signifie “ quelque chose de secret ” ; quelque chose dont seuls certains adeptes connaissent la signification complète ; une chose dont on ne doit pas parler aux étrangers. Et c’était justement hier le jour…

— Le jour de quoi, S.Q. ? » fit Trevize en forçant légèrement son air d’impatience.

« C’était justement hier que tombait le Jour de la Fuite.

— Ah ! dit Trevize : un jour de calme et de méditation, où chacun est censé se retirer chez soi.

— Quelque chose comme ça, en théorie, sinon que dans les grandes villes, les régions les plus évoluées, on observe assez peu la tradition… Mais je vois que vous êtes au courant. »

Pelorat, que le ton de Trevize avait mis mal à l’aise, s’empressa d’intervenir : « Nous en avons entendu parler, étant justement arrivés hier…

— Comme de juste, fit Trevize, sarcastique. Écoutez, S.Q., je vous l’ai dit, je ne suis pas un universitaire mais j’ai une question à vous poser : vous nous parlez là d’un mystère central, censé, dites-vous, ne pas être révélé aux étrangers. Dans ce cas, pourquoi nous en parler ? Nous sommes des étrangers.

— Effectivement. Mais personnellement, je n’observe pas cette pratique et j’avoue que l’ardeur de ma superstition est assez limitée dans ce domaine. L’article de J.P., toutefois, m’a conforté dans une impression que j’avais depuis fort longtemps. Un mythe ou une légende ne surgit pas, comme ça, du néant. C’est pour tout la même chose : d’une manière ou de l’autre, il faut qu’il y ait un fond de vérité derrière – si déformée soit-elle, et j’aimerais bien connaître la vérité sous-jacente à notre légende du Jour de la Fuite.

— Est-il prudent d’en parler ? » demanda Trevize.

Quintesetz haussa les épaules. « Pas totalement, je suppose. Les éléments les plus traditionalistes de notre population seraient horrifiés. Néanmoins, ils ne contrôlent pas le gouvernement – cela fait un siècle qu’ils n’ont plus le pouvoir. Les laïcs sont puissants et le seraient encore plus si les traditionalistes n’avaient pas tiré avantage de nos penchants – excusez-moi – antifondationistes. Et puis, comme de toute façon je discute du sujet dans le cadre de mes recherches universitaires, la Ligue des académiciens me soutiendra toujours avec vigueur, si besoin est.

— En ce cas, dit Pelorat, voulez-vous nous parler de votre mystère central, S.Q. ?

— Oui, mais permettez-moi de m’assurer d’abord que nous ne serons pas dérangés – ou en l’occurrence, surpris. Même s’il faut regarder le taureau dans les yeux, ce n’est pas la peine de lui taper sur le mufle, comme on dit. »

Du doigt, il dessina un motif sur le panneau d’un appareil posé sur son bureau et dit : « Nous sommes tranquilles, désormais.

— Vous êtes sûr que votre bureau n’est pas piégé ?

— Comment ça, piégé ?

— Espionné ! Placé sous écoute ! Exposé à un dispositif permettant à distance de vous observer ou de vous entendre ou les deux… »

Quintesetz eut l’air choqué : « Pas ici sur Seychelle ! »

Trevize haussa les épaules. « Si vous le dites…

— Je vous en prie, poursuivez, S.Q. », dit Pelorat. Quintesetz fit une moue, se carra dans son fauteuil (qui céda légèrement sous son poids) et joignit le bout des doigts. Il avait l’air de se demander par quel bout commencer. « Savez-vous ce qu’est un robot ?

— Un robot, fit Pelorat. Non. »

Quintesetz se tourna vers Trevize, qui hocha lentement la tête.

« Vous savez ce qu’est la cybernétique, tout de même ?

— Bien sûr, fit Trevize avec impatience.

— Eh bien, un outil cybernétique mobile…

— … est un outil cybernétique mobile », acheva Trevize, toujours aussi peu patient. « Il en existe une variété infinie et je ne connais pas de terme générique autre que outil cybernétique mobile.

— … qui ressemble exactement à un être humain est un robot. » S.Q. avait terminé d’énoncer sa définition sans se démonter. « Le trait distinctif d’un robot est qu’il est anthropomorphe.

— Pourquoi anthropomorphe ? » demanda Pelorat, franchement surpris.

« Je ne sais pas au juste. C’est une forme remarquablement inefficace pour un outil, je vous l’accorde. Mais je ne fais que répéter la légende. Robot est un mot ancien, rattaché à aucun langage connu, bien que nos linguistes affirment qu’il porte la connotation de travail. »

Trevize était sceptique : « Je ne vois aucun mot apparenté même vaguement à robot et qui ait le moindre rapport avec la notion de travail.

— En galactique, sûrement pas, mais c’est ce qu’ils disent. » Pelorat intervint : « C’est peut-être une étymologie à rebours : ces objets étant destinés à travailler, le terme a fini par signifier travail.

« De toute manière, pourquoi parlez-vous de cela ?

— Parce que la tradition est fermement ancrée, ici sur Seychelle, que lorsque la Terre était encore une planète unique au beau milieu d’une Galaxie alors inhabitée, on y inventa et construisit des robots. Il y eut alors deux sortes d’êtres humains : naturels et artificiels, de chair ou de métal, biologiques et mécaniques, complexes et simples… »

Quintesetz se tut puis remarqua, avec un sourire dépité : « Je suis désolé. Il est impossible de parler des robots sans citer le Livre de la Fuite. Les gens de la Terre ont construit des robots – et il est inutile d’en dire plus. C’est assez clair.

— Et pourquoi les construisirent-ils, ces robots ? » demanda Trevize.

Quintesetz haussa les épaules. « Qui peut le dire ? Ça remonte à si longtemps… Peut-être les Terriens étaient-ils peu nombreux et avaient-ils besoin d’aide – en particulier pour cette vaste tâche qu’étaient l’exploration et le peuplement de la Galaxie.

— C’est une suggestion raisonnable, dit Trevize. Une fois la Galaxie colonisée, les robots n’auraient plus été nécessaires. Sans doute n’existe-t-il plus d’outils cybernétiques mobiles humanoïdes de nos jours.

— En tout cas, dit Quintesetz, l’histoire est celle-ci – en schématisant considérablement et en laissant de côté bon nombre d’ornements poétiques que pour ma part je me refuse à admettre, même si la majorité les accepte ou fait comme si. Dans les parages de la Terre, donc, se sont développées des colonies sur les planètes en orbite autour des étoiles proches et ces colonies possédaient beaucoup plus de robots que la Terre elle-même ; ceux-ci étaient en effet plus utiles sur des mondes vierges et neufs. La Terre, en fait, fit machine arrière, ne voulut plus de robots, et finit par se rebeller contre eux.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Pelorat.

— Les Mondes extérieurs furent les plus forts. Aidés par leurs robots, les enfants défirent et soumirent la Terre – la Mère. Pardonnez-moi mais je ne peux m’empêcher de citer le texte. Mais restaient ceux qui avaient pu fuir la Terre – ils étaient dotés de meilleurs vaisseaux et mieux équipés pour les voyages hyperspatiaux. Ils s’enfuirent donc vers des étoiles et des mondes lointains, bien plus loin que les planètes proches, déjà colonisées. De nouvelles colonies furent établies – sans robots, celles-ci – où les hommes purent vivre librement. Tels furent les Temps de la Fuite, comme on les a appelés, et le jour où le premier Terrien atteignit le secteur de Seychelle – très exactement cette planète, en fait – est devenu le Jour de la Fuite, que l’on célèbre chaque année depuis des milliers et des milliers d’années.

— Mon cher collègue, ce que vous êtes en train de nous dire, c’est donc que Seychelle a été directement fondée par les Terriens. »

Quintesetz réfléchit et hésita quelques instants avant de répondre : « Telle est du moins la croyance officielle.

— Manifestement, intervint Trevize, vous ne l’acceptez pas.

— Il me semble… » commença Quintesetz puis, n’y tenant plus : « Oh ! Grandes Étoiles et Petites Planètes ! Non, je n’y crois pas ! C’est franchement trop invraisemblable ; mais c’est le dogme officiel et le gouvernement a beau être devenu laïc, on exige au moins un agrément de principe. Mais revenons à notre question… Dans votre article, J.P., rien n’indique que vous soyez au courant de cette histoire – avec les robots, et les deux vagues de colonisation, une première, limitée, avec les robots, puis une autre, plus vaste, sans eux.

— Je ne la connaissais certainement pas, dit Pelorat. Je l’entends pour la première fois aujourd’hui et, mon cher S.Q., je vous suis infiniment reconnaissant de l’avoir portée à ma connaissance. Je suis étonné que pas la moindre allusion à tout ceci n’apparaisse dans les textes que…

— Ça prouve à quel point notre système social est efficace. C’est le secret de Seychelle – notre grand mystère.

— Peut-être, dit sèchement Trevize. Pourtant, la seconde vague de colonisation – celle sans les robots – a bien dû s’étendre dans toutes les directions. Alors, pourquoi n’est-ce que sur Seychelle que l’on trouve ce grand mystère ?

— Il se peut qu’il existe ailleurs et reste tout aussi secret. Nos traditionalistes eux-mêmes croient que seule Seychelle a été colonisée par la Terre et que tout le reste de la Galaxie fut colonisé par la suite à partir de Seychelle. Ce qui est, bien entendu, probablement une absurdité.

— Ces énigmes secondaires pourront toujours être résolues par la suite, dit Pelorat. Maintenant que j’ai un point de départ, je peux désormais rechercher des informations similaires sur les autres planètes. Ce qui compte, c’est que j’aie découvert la question à poser, et, bien entendu, une bonne question est la clé qui permet de déboucher sur une infinité de réponses. Quelle chance, que j’aie pu…

— Oui, Janov, le coupa Trevize, mais ce bon S.Q. ne nous a sûrement pas raconté toute l’histoire… Qu’est-il advenu des premières colonies et de leurs robots ? Votre tradition le dit-elle ?

— Pas en détail mais pour l’essentiel. Hommes et humanoïdes ne peuvent pas vivre ensemble, apparemment. Les mondes des robots n’ont pas survécu. Ils n’étaient pas viables.

— Et la Terre ?

— Les hommes la quittèrent pour s’installer ici et, sans doute, bien que les traditionalistes ne seraient pas d’accord, également sur quantité d’autres planètes.

— Tous les hommes, certainement, n’ont pas dû quitter la Terre. Elle n’a pas été totalement désertée.

— Je suppose que non. Je ne sais pas. »

Trevize demanda abruptement : « Était-elle devenue radioactive ?

— Radioactive ? » Quintesetz parut étonné.

« C’est ce que je vous demande.

— Pas à ma connaissance. Je n’en ai jamais entendu parler. »

Trevize se mit à réfléchir, une phalange appliquée contre les dents. « S.Q., dit-il enfin, il se fait tard et nous avons peut-être suffisamment abusé de votre temps. » (Pelorat s’avança, comme s’il allait protester, mais la main de Trevize était posée sur son genou et elle resserra sa prise. Perplexe, Pelorat obtempéra.) « Si j’ai pu vous être utile, j’en suis ravi, répondit Quintesetz.

— Vous l’avez été et s’il y a quelque chose que nous puissions faire en échange, dites-le… »

Quintesetz sourit avec douceur : « Si ce bon J.P. veut bien avoir la gentillesse de s’abstenir de citer mon nom dans le texte qu’il pourra rédiger sur notre mystère, je me considérerai comme largement payé de ma peine. »

Pelorat s’empressa de lui répondre : « Vous pourriez recevoir tout le crédit qui vous revient – et peut-être être mieux apprécié – si vous aviez l’autorisation de visiter Terminus, voire d’y rester quelque temps, à titre de chercheur associé à notre université. On pourrait peut-être arranger ça. Seychelle n’aime peut-être pas la Fédération mais ils ne peuvent pas refuser une requête directe demandant qu’on vous autorise à venir sur Terminus pour assister, disons, à un colloque sur l’histoire antique. »

Le Seychellois se leva à demi : « Êtes-vous en train de me dire que vous pouvez tirer des ficelles pour arranger ça ?

— Eh bien, fit Trevize, je n’y avais pas songé, mais J.P. a parfaitement raison. Oui, ça pourrait se faire – si nous essayons. Et bien entendu, plus nous vous serons reconnaissants et plus nous ferons d’efforts en ce sens. »

Quintesetz s’immobilisa, fronça les sourcils : « Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Tout ce que vous avez à faire, c’est de nous parler de Gaïa, S.Q. », dit Trevize.

Le visage de Quintesetz perdit toute couleur.

53.

Quintesetz baissa les yeux sur son bureau. Il passa machinalement la main dans ses cheveux courts et crépus. Puis il regarda Trevize et serra les lèvres. Comme s’il était bien décidé à ne pas parler.

Trevize haussa les sourcils, attendit, et finalement Quintesetz dit d’une voix plutôt étranglée : « Il se fait vraiment tard – l’heure est globusculaire… »

Jusqu’à présent, il s’était exprimé en bon galactique mais maintenant ses mots avaient une prononciation étrange, comme si les tournures seychelloises remontaient derrière son éducation classique.

« Globusculaire, S.Q. ?

— Enfin, la nuit est presque tombée… »

Trevize opina. « Où ai-je la tête ? Et puis j’ai faim. Voulez-vous dîner avec nous, S.Q. ? Nous vous invitons. On pourrait peut-être ainsi poursuivre notre discussion… sur Gaïa. »

Quintesetz se leva pesamment. Il était plus grand que les deux hommes de Terminus mais il était plus âgé et plutôt rondelet, si bien que sa haute taille ne lui conférait aucune apparence de robustesse. Il avait l’air plus las qu’à leur arrivée.

Il cligna des yeux et dit : « J’oublie tous mes devoirs d’hôte. Vous êtes des étrangers et ce n’est pas à vous de m’inviter. Venez chez moi. J’habite sur le campus. Ce n’est pas loin et si vous désirez poursuivre la conversation, je pourrai le faire de manière plus détendue qu’ici. Mon seul regret » il parut légèrement gêné « est de ne pouvoir vous offrir qu’une chère limitée : mon épouse et moi sommes végétariens et si vous êtes carnivores, je ne puis vous exprimer que mes excuses et mes regrets…

— J.P. et moi pouvons fort bien renoncer à nos instincts carnivores le temps d’un repas, dit Trevize. Votre conversation fera plus que compenser… du moins, je l’espère.

— Je peux vous promettre un repas intéressant – quelle que soit la conversation, dit Quintesetz, si du moins votre goût tolère les épices seychelloises. Ma femme et moi, nous avons pas mal pioché ce domaine.

— Quels que soient les mets exotiques que vous choisirez de nous servir, je m’en réjouis à l’avance, S.Q. », dit Trevize, flegmatique, bien que de son côté Pelorat parût quelque peu nerveux à cette perspective.

Quintesetz les précéda. Tous trois quittèrent le bureau pour descendre un corridor apparemment interminable ; le Seychellois saluait ici et là un étudiant, un collègue, mais sans jamais faire mine de présenter ses deux compagnons. Trevize se rendit compte, gêné, que les autres reluquaient avec curiosité son ceinturon – il se trouvait justement qu’il en avait mis un gris : apparemment, porter des teintes discrètes n’était pas de rigueur[2] sur le campus.

Ils franchirent enfin une porte et débouchèrent à l’extérieur. Il faisait effectivement sombre et un peu frais. On voyait se découper de grands arbres dans le lointain et de chaque côté de l’allée émanait une odeur d’herbe vaguement fétide.

Pelorat s’immobilisa, tournant le dos aux lumières de l’édifice qu’ils venaient de quitter et aux globes qui éclairaient les allées du campus. Il leva les yeux.

« Magnifique ! dit-il. Il est un vers fameux de l’un de nos meilleurs poètes qui parle de :

Seychelle, sous le semis sublime de ses deux scintillants. »

Trevize contempla le ciel, appréciateur, puis remarqua à voix basse : « Nous sommes de Terminus, S.Q. et en plus, mon ami n’a jamais eu l’occasion de voir d’autre ciel. Sur Terminus, nous ne pouvons distinguer que la vague brume des confins de la Galaxie et quelques pâles étoiles à peine visibles. Vous apprécieriez encore plus votre propre ciel si vous aviez vécu sous le nôtre.

— Je vous assure que nous savons l’apprécier à sa juste valeur, répondit gravement Quintesetz, je vous assure. Ce n’est pas tant que nous soyons situés dans une zone peu dense de la Galaxie mais surtout que la distribution des étoiles y est d’une régularité remarquable. Je ne pense pas que vous trouverez, nulle part dans la Galaxie, d’étoiles de première magnitude aussi également réparties – sans non plus qu’il y en ait trop. J’ai vu les ciels de planètes situées à l’intérieur des limites d’un amas globulaire et là, on trouve trop d’étoiles brillantes : cela gâche l’obscurité du ciel nocturne et nuit considérablement à sa splendeur.

— Je suis tout à fait d’accord, dit Trevize.

— Tenez, je me demande, dit Quintesetz, si vous distinguez ce pentagone à peu près régulier d’étoiles presque du même éclat. Les Cinq Sœurs, comme nous les appelons. Dans cette direction, juste dans l’alignement des arbres. Vous le voyez ?

— Je le vois, dit Trevize. Très joli.

— Oui, dit Quintesetz. Cette constellation est censée symboliser le succès amoureux – et pas une lettre d’amour ne se termine sans cinq points disposés en pentagone, pour formuler le désir de faire l’amour. Chacune des cinq étoiles représente une étape dans le processus de la séduction et il existe des poèmes fameux qui rivalisent à qui mieux mieux pour rendre chacune de ces étapes de la manière la plus explicitement érotique. Dans ma jeunesse, je me suis moi-même essayé à versifier sur le sujet et je n’aurais jamais cru qu’un temps viendrait où je deviendrais aussi indifférent au charme des Cinq Sœurs, bien que je suppose que ce soit le lot commun… Est-ce que vous apercevez la petite étoile à peu près au centre des Cinq Sœurs ?

— Oui.

— Eh bien, dit Quintesetz, elle est censée représenter l’amour trompé. Une légende dit que cette étoile était jadis aussi brillante que les autres mais que la peine a terni son éclat. » Et il repartit d’un pas vif.

54.

Trevize fut bien forcé d’admettre que le dîner était délicieux. Avec une infinie variété d’assaisonnements et des sauces aussi subtiles que parfumées.

« Tous ces légumes – qui, par parenthèse, sont un vrai régal – font partie de l’ordinaire de la cuisine galactique, n’est-ce pas, S.Q. ?

— Oui, bien sûr.

— Je suppose toutefois qu’il existe également des formes de vie indigène.

— Bien sûr. Seychelle était déjà dotée d’une atmosphère d’oxygène à l’arrivée des premiers colons, aussi abritait-elle des formes de vie. Et nous avons su préserver une bonne partie de la vie autochtone, soyez rassuré. Nous avons des parcs naturels particulièrement vastes au sein desquels survivent aussi bien la faune que la flore de l’ancienne Seychelle.

— Alors, nota tristement Pelorat, vous êtes en avance sur nous, S.Q. Lorsque les hommes arrivèrent sur Terminus, la vie terrestre n’était guère développée et durant bien longtemps, j’en ai peur, aucun effort concerté n’a été entrepris pour préserver cette vie océanique pourtant productrice de l’oxygène qui avait rendu Terminus habitable. Terminus a désormais une écologie de type purement galactique.

— Seychelle, remarqua Quintesetz avec un sourire d’orgueil modeste, a une tradition longue et régulière de respect de la vie. »

C’est le moment que choisit Trevize pour dire : « En quittant votre bureau, tout à l’heure, S.Q., j’ai cru que votre intention était de nous offrir le dîner puis de nous parler de Gaïa. »

L’épouse de Quintesetz – une femme potelée, au teint très foncé, fort avenante mais qui n’avait presque rien dit de tout le repas – les regarda, étonnée, se leva, et quitta la pièce sans un mot.

« Ma femme, expliqua Quintesetz, gêné, est une traditionaliste convaincue, j’en ai peur, et toute évocation de… la planète la met toujours un peu mal à l’aise. Je vous prie de l’excuser. Mais pourquoi posez-vous cette question ?

— Parce qu’elle est importante pour le travail de J.P., j’en ai peur.

— Mais pourquoi me la poser, à moi ? Nous discutions de la Terre, des robots, de la fondation de Seychelle. Quel rapport tout cela peut-il avoir avec… ce que vous demandez ?

— Peut-être aucun, et pourtant il demeure tellement de bizarreries dans tout cela. Pourquoi votre épouse est-elle gênée à la simple évocation de Gaïa ? Pourquoi êtes-vous gêné, vous ? Certains pourtant en parlent sans problème. Rien qu’aujourd’hui, on nous a appris que Gaïa n’était autre que la Terre, et qu’elle avait disparu dans l’hyperespace à cause de tout le mal fait par l’humanité. »

Les traits de Quintesetz prirent un air douloureux :

« Qui a bien pu vous raconter ces fariboles ?

— Quelqu’un que j’ai rencontré à l’université.

— Ce n’est que pure superstition.

— Donc, cela ne fait pas partie du dogme fondamental de vos légendes concernant la Fuite ?

— Non, bien sûr que non. Ce n’est qu’une fable née parmi les couches populaires inéduquées.

— En êtes-vous sûr ? » demanda Trevize avec froideur.

Quintesetz s’adossa contre le dossier de sa chaise, contemplant fixement les reliefs du repas dans son assiette. « Passons au salon, dit-il enfin. Ma femme ne voudra jamais qu’on débarrasse et qu’on range cette pièce tant que nous y serons à discuter de… ceci.

— Êtes-vous sûr que ce n’est qu’une fable ? » répéta Trevize, une fois qu’ils furent installés dans une autre pièce, devant une fenêtre convexe dont la courbure permettait d’avoir une vue superbe du remarquable ciel nocturne de Seychelle. Les lumières du salon étaient tamisées pour ne pas entrer en compétition avec ce spectacle et le teint sombre de Quintesetz se fondait dans la pénombre.

« Vous n’en êtes pas certain, vous ? répondit Quintesetz. Vous croyez qu’une planète quelconque puisse se dissoudre comme ça dans l’hyperespace ? Vous devez bien comprendre que l’individu moyen n’a que la plus vague notion de ce qu’est réellement l’hyperespace.

— A la vérité, dit Trevize, je n’en ai moi-même que la plus vague notion, et je l’ai traversé des centaines de fois.

— Tenons-nous-en aux faits, alors : je vous assure que la Terre – où qu’elle puisse se trouver – n’est en tous les cas pas située dans les limites de l’Union seychelloise et que le monde que vous mentionnez n’est pas la Terre.

— Mais même si vous ignorez où se trouve la Terre, S.Q., vous devriez quand même savoir où se trouve le monde que j’ai mentionné. Et il se trouve très certainement à l’intérieur des limites de l’Union seychelloise. De cela au moins, nous sommes sûrs, n’est-ce pas, Pelorat ? »

Pelorat, qui avait écouté, imperturbable, sursauta à cette brusque interpellation et dit : « Puisqu’on parle de ça, Golan, moi je peux vous dire où elle se trouve. »

Trevize se retourna pour le regarder : « Et depuis quand, Janov ?

— Depuis le début de la soirée, mon cher Golan. Vous nous avez montré les Cinq Sœurs, S.Q., sur le trajet pour venir chez vous. Et vous avez désigné une petite étoile au centre du pentagone. Je suis formel : il s’agit de Gaïa. »

Quintesetz hésita – cachés par la pénombre, ses traits demeuraient inscrutables ; finalement, il dit : « Eh bien, c’est ce que nous disent nos astronomes – en privé : c’est une planète en orbite autour de cette étoile. »

Trevize considéra Pelorat, méditatif, mais les traits du professeur demeuraient indéchiffrables. Il se tourna alors vers Quintesetz : « Eh bien, parlez-nous de cette étoile. Avez-vous ses coordonnées ?

— Moi ? Non. » Une dénégation presque violente. « Je n’ai aucune coordonnée stellaire, ici. Vous pouvez toujours les obtenir de notre département d’astronomie, quoique, j’imagine, non sans difficulté. Aucun voyage vers cette étoile n’est autorisé.

— Pourquoi ? Elle est pourtant bien à l’intérieur de votre territoire ?

— Cosmographiquement, oui. Politiquement, non. » Trevize attendit qu’il en dise plus. Devant son silence, il se leva : « Professeur Quintesetz, dit-il sur un ton cérémonieux, je ne suis ni un policier, ni un militaire, ni un diplomate, ni un brigand : je ne suis pas ici pour vous extorquer de force des renseignements. A la place, je vais devoir – contre ma volonté, croyez-le – en référer à mon ambassadeur. Vous devez bien comprendre que ce n’est pas pour mon intérêt personnel que je vous demande cette information. Toute cette affaire relève du domaine de la Fondation et je n’ai aucune envie d’en faire un incident interstellaire. Et je ne pense pas que l’Union seychelloise y ait non plus intérêt. »

Quintesetz était incertain. « Quelle est donc cette affaire qui relève du domaine de la Fondation ?

— Ce n’est pas un sujet dont je suis habilité à discuter avec vous. Si vous ne pouvez pas discuter de Gaïa avec moi, eh bien, nous transmettrons le tout au niveau gouvernemental et, vu les circonstances, ce pourrait être passablement ennuyeux pour Seychelle. Seychelle a gardé des distances vis-à-vis de la Fondation et je n’y vois aucune objection. Je n’ai aucune raison de vouloir nuire à Seychelle pas plus que je n’ai le désir de contacter notre ambassadeur. En fait, je nuirais même à ma propre carrière en agissant de la sorte car j’ai reçu l’ordre strict d’obtenir ces renseignements sans en faire une affaire d’État. Alors, dites-moi, je vous prie, si vous avez une raison sérieuse pour ne pas vouloir discuter de Gaïa. Va-t-on vous arrêter, ou vous poursuivre si vous parlez ? Allez-vous me dire ouvertement que je n’ai pas d’autre choix que d’en référer au niveau diplomatique ?

— Non, non », dit Quintesetz, l’air totalement confus. « Je n’entends rien à ces affaires d’État. Non, simplement, on ne parle jamais de ce monde.

— Superstition ?

— Eh bien, oui, superstition ! Cieux de Seychelle ! En quoi suis-je supérieur à l’idiot qui a pu vous raconter que Gaïa était perdue dans l’hyperespace – ou à ma femme qui ne restera même pas dans une pièce où le nom de Gaïa a été prononcé et qui est bien capable d’avoir quitté la maison de peur qu’elle ne soit frappée par…

— Par la foudre ?

— Par quelque force venue de haut… Et moi, même moi, j’hésite à prononcer ce nom. Gaïa ! Gaïa ! Ces syllabes ne blessent pas ! Je suis intact ! Et pourtant, j’hésite. Mais je vous en prie, croyez-moi quand je vous dis qu’honnêtement je ne connais pas les coordonnées de l’étoile de Gaïa. Je peux essayer de vous aider à les obtenir, si ça peut vous servir, mais laissez-moi vous dire qu’on n’en discute jamais ici dans l’Union. On veut garder l’esprit et les mains loin de ça. Je peux vous révéler le peu que l’on sait – les données réelles et non des suppositions – et je doute que vous puissiez apprendre grand-chose de plus même sur les autres planètes de l’Union.

« Nous savons que Gaïa est un monde ancien et d’aucuns estiment même que c’est le plus ancien de ce secteur de la Galaxie mais nous n’avons aucune certitude. Le patriotisme nous clame que Seychelle est la planète la plus ancienne ; la peur nous souffle que c’est Gaïa. La seule façon de réconcilier les deux est de supposer que Gaïa est la Terre, puisqu’il est connu que Seychelle a été fondée par des Terriens.

« La plupart des historiens estiment – entre eux, tout du moins – que Gaïa fut fondée à part. Ils pensent qu’elle n’est la colonie d’aucun monde de l’Union, pas plus que l’Union n’a été colonisée par Gaïa. Il n’y a aucun consensus quant à la chronologie, pour savoir laquelle des deux fut la première colonisée.

— Jusque-là, remarqua Trevize, ce que vous savez se réduit à rien du tout, puisque toutes les hypothèses possibles sont admises par l’un ou l’autre parti. »

Quintesetz opina, à contrecœur. « Il semblerait. Ce n’est, comparativement, que tard dans notre histoire que nous avons pris conscience de l’existence de Gaïa. Notre préoccupation première avait été de construire l’Union, puis de résister à l’Empire Galactique, puis d’essayer de trouver notre spécificité dans le rôle de province impériale et enfin, de limiter le pouvoir des vice-rois.

« Ce n’est pas avant que le processus de décadence impériale fût bien engagé que l’un des derniers vice-rois, alors assez distant du pouvoir central, finit par se rendre compte que Gaïa existait et qu’elle semblait préserver son indépendance vis-à-vis, tant de la province seychelloise que de l’Empire lui-même ; qu’elle se maintenait simplement dans un isolement fort discret et qu’on ne savait virtuellement rien de cette planète – pas plus qu’on n’en sait aujourd’hui. Le vice-roi décida de la conquérir. Nous n’avons pas de détail sur ce qui s’est passé ; toujours est-il que l’expédition fut défaite et que peu de vaisseaux en revinrent. Certes, à l’époque, les astronefs n’étaient pas très bons ni très bien gouvernés.

« A Seychelle, on se réjouit de la défaite du vice-roi, qu’on considérait comme le bras de l’oppression impériale, et la débâcle mena presque directement au rétablissement de notre indépendance. L’Union seychelloise rompit ses liens avec l’Empire et nous commémorons encore cet événement avec le Jour de l’Union. On en laissa presque par gratitude Gaïa tranquille près d’un siècle durant mais vint un temps où nous fûmes assez forts pour songer nous-mêmes à notre petite expansion impérialiste. Pourquoi ne pas conquérir Gaïa ? Pourquoi ne pas instaurer tout du moins une union douanière ? Nous dépêchâmes une expédition et ce fut une nouvelle débâcle.

« Par la suite, nous nous limitâmes à d’épisodiques tentatives pour nouer des liens commerciaux, tentatives qui se soldèrent invariablement par des échecs. Gaïa demeura dans son strict isolement et jamais – à la connaissance de quiconque – ne fit la moindre tentative pour commercer ou communiquer avec aucun autre monde. Elle n’a certainement pas effectué non plus le moindre geste hostile à l’encontre de quiconque, où que ce soit. Et puis… »

Quintesetz remonta l’éclairage en effleurant un bouton sur l’accoudoir de son siège. Sous la lumière, son visage avait pris une expression sardonique. Il poursuivit : « Puisque vous êtes citoyens de la Fondation, vous vous souvenez sans doute du Mulet. »

Trevize rougit. En cinq siècles d’existence, la Fondation ne s’était trouvée conquise qu’une seule fois. Conquête seulement temporaire et qui n’avait pas sérieusement obéré sa progression vers le second Empire mais, sans aucun doute, quiconque détestait la Fondation et désirait épingler son autosatisfaction ne pouvait manquer d’évoquer le Mulet, son seul conquérant. Et, songea Trevize, il était probable que Quintesetz avait remonté l’éclairage à seule fin de mieux voir épinglée l’autosatisfaction de deux représentants de la Fondation.

Il répondit : « Oui, nous autres Fondateurs, nous nous souvenons du Mulet.

— Le Mulet, dit Quintesetz, domina un certain temps un Empire qui était aussi vaste que la Fédération que contrôle aujourd’hui la Fondation. Cependant, nous, il ne nous a pas dominés. Il nous a laissés en paix. Il eut toutefois l’occasion de passer par Seychelle. Nous avons signé un engagement de neutralisme et un pacte d’amitié. Il n’en demanda pas plus. Nous fûmes les seuls dont il n’exigea rien d’autre à l’époque, avant que la maladie ne mît un ternie à son expansionnisme en le forçant à attendre la mort. Ce n’était pas un homme déraisonnable, vous savez : il n’usa jamais de la force de manière excessive ; il n’était pas sanguinaire et sut gouverner avec humanité.

— C’est simplement que ce fut un conquérant, nota Trevize, sarcastique.

— Tout comme la Fondation. »

Pris de court, Trevize reprit, irrité : « Vous avez autre chose à nous révéler sur Gaïa ?

— Juste une déclaration faite par le Mulet. D’après le compte rendu de la rencontre historique entre lui et le président de l’Union, Kallo, le Mulet aurait, dit-on, apposé fièrement son paraphe sur le document en disant : “ Par ce pacte, vous assurez votre neutralité, y compris vis-à-vis de Gaïa, ce qui est une chance pour vous. Même moi, je ne me risquerai pas à approcher Gaïa. ” »

Trevize hocha la tête : « Pourquoi l’aurait-il fait ? Seychelle cherchait avant tout à faire reconnaître son neutralisme, quant à Gaïa, personne n’avait souvenance d’une quelconque ingérence extérieure de sa part. Le Mulet préparait à l’époque la conquête de la Galaxie tout entière, alors pourquoi se serait-il attardé à des vétilles ? Il eût été toujours temps de se retourner vers Seychelle et Gaïa, une fois la conquête achevée…

— Peut-être, peut-être, fit Quintesetz, mais à en croire un témoin de l’époque, témoin que nous n’avons aucune raison de mettre en doute, le Mulet reposa son stylo en disant : “ Même moi, je ne me risquerai pas à approcher Gaïa ” ; puis il ajouta, dans un murmure qui était censé rester inaudible : “ A nouveau. ”

— Censé rester inaudible, dites-vous. Alors, comment se fait-il qu’on l’ait entendu ?

— Parce que son stylo avait roulé sous la table lorsqu’il l’eut posé et qu’un Seychellois s’était automatiquement avancé pour le ramasser. Son oreille était proche de la bouche du Mulet lorsque les mots “ à nouveau ” furent prononcés. C’est ainsi que l’homme les entendit. Il n’en dit rien jusqu’après la mort du Mulet.

— Comment pouvez-vous prouver qu’il ne s’agit pas d’une invention ?

— La vie de cet homme n’incline pas à penser qu’il soit capable d’une telle invention. Son témoignage n’est pas discuté.

— Et si c’en était une ?

— Le Mulet n’est jamais venu dans l’Union – ni même dans ses parages – hormis en cette occasion ; du moins après son apparition sur la scène galactique. S’il s’est jamais rendu sur Gaïa, ce ne peut être qu’avant son émergence politique.

— Eh bien ?

— Eh bien, où est né le Mulet ?

— Je ne crois pas que personne le sache, dit Trevize.

— Dans l’Union seychelloise, on a la ferme impression qu’il naquit sur Gaïa.

— A cause de cette simple remarque ?

— En partie, seulement. Le Mulet était invincible à cause de ses étranges pouvoirs mentaux. Gaïa est également invincible.

— Gaïa n’a pas été vaincue jusqu’à maintenant. Ça ne prouve pas obligatoirement qu’elle est invincible.

— Même le Mulet n’a pas voulu s’en approcher. Revoyez donc les archives de l’époque de son pouvoir ; cherchez une autre région qui fut traitée avec les mêmes égards que l’Union seychelloise. Et est-ce que vous savez que de tous ceux qui sont allés à Gaïa dans un but d’échanges pacifiques nul n’est jamais revenu ? Pourquoi, à votre avis, en savons-nous si peu sur cette planète ?

— Votre attitude ressemble beaucoup à de la superstition.

— Appelez ça comme vous voudrez. Depuis l’époque du Mulet, nous avons effacé Gaïa de nos préoccupations. Nous ne voulons pas attirer son attention. Nous nous sentons simplement plus tranquilles en faisant comme si elle n’était pas là. Il se peut que le gouvernement lui-même soit à l’origine de cette légende de la disparition de Gaïa dans l’hyperespace et qu’il l’ait encouragée, avec l’espoir que les gens finiront par oublier qu’il existe effectivement une étoile portant ce nom.

— Vous pensez donc que Gaïa est une planète de Mulets ?

— Ça se pourrait. Je vous conseille – pour votre propre bien – de ne pas aller là-bas. Si vous le faites, jamais vous ne reviendrez. Si la Fondation s’occupe de Gaïa, c’est qu’elle se montre moins intelligente que jadis le Mulet. Ça, vous pourrez toujours le dire à votre ambassadeur.

— Donnez-moi ses coordonnées, dit Trevize, et je quitte votre planète sur-le-champ. Je vais aller à Gaïa, et j’en reviendrai.

— Je vais vous obtenir les coordonnées. Le département d’astronomie travaille la nuit, bien entendu, et je vais même tâcher de vous les obtenir tout de suite. Mais permettez-moi de vous suggérer une fois encore de ne pas tenter d’atteindre Gaïa.

— J’ai bien l’intention de tout faire pour ça. » Et Quintesetz répondit, accablé : « Alors, c’est que vous avez l’intention de vous suicider. »

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