Stor Gendibal progressait vers Gaïa avec à peu près la même prudence que Trevize avant lui. Et maintenant que son étoile apparaissait comme un disque perceptible qu’on ne pouvait plus contempler qu’à travers des filtres puissants, il décida de marquer une halte pour réfléchir.
Sura Novi était assise à côté de lui, lui jetant de temps à autre un regard timoré.
Avec une toute petite voix, elle demanda : « Maître ?
— Qu’y a-t-il, Novi ? fit-il, distrait.
— Vous êtes malheureux ? »
Il leva brusquement les yeux : « Non. Soucieux. Tu te rappelles ce mot ? J’essaie encore de décider s’il vaut mieux avancer rapidement ou bien attendre encore. Vais-je me montrer très courageux, Novi ?
— Je crois que vous êtes très courageux tout le temps, Maître.
— Être très courageux, c’est parfois se montrer très idiot. »
Novi sourit. « Comment un Maître chercheur peut-il bien être idiot ?… C’est bien un soleil, n’est-ce pas, Maître ? » Elle désignait l’écran.
Gendibal opina.
Novi reprit, après une pause hésitante : « C’est le soleil qui brille au-dessus de Trantor ? C’est le soleil hamien ?
— Non, Novi. C’est un soleil complètement différent. Il y a plein de soleils, tu sais. Des milliards.
— Ah ! je le savais bien dans ma tête ! Mais je n’arrivais pourtant pas à le croire. Comment ça se fait, Maître, qu’on puisse savoir des choses avec sa tête… sans y croire malgré tout ? »
Gendibal eut un faible sourire. « Dans ta tête, Novi… » commença-t-il et, automatiquement, comme il prononçait ces mots, il se retrouva dans sa tête. Il la caressa doucement, comme il le faisait toujours chaque fois qu’il se trouvait dans son cerveau – rien qu’un effleurement apaisant destiné à la calmer, à dissiper ses inquiétudes – et il se serait retiré, comme d’habitude, si quelque chose n’avait pas retenu son attention.
Ce qu’il ressentit était indescriptible en termes autres que mentaliques mais, métaphoriquement, le cerveau de Novi s’était mis à luire – une lueur à peine décelable.
Cette lueur n’aurait pu exister sans la présence d’un champ mentalique imposé de l’extérieur – un champ d’une intensité si faible que malgré la finesse de détection d’un esprit parfaitement entraîné, Gendibal parvenait tout juste à le déceler, même sur la structure mentale parfaitement lisse de Novi.
Il demanda brusquement : « Novi, comment te sens-tu ? »
Elle ouvrit de grands yeux : « Très bien, Maître…
— Tu ne ressens pas de vertige ? De confusion ? Ferme les yeux et reste bien assise sans bouger jusqu’à ce que je te dise “ Là ”. »
Obéissante, elle ferma les yeux. Avec précaution, Gendibal balaya de l’esprit de la jeune femme toute perception extérieure, puis il calma ses pensées, apaisa ses émotions, caressa… caressa… il ne laissa subsister que la lueur, une lueur si faible qu’il aurait presque pu se convaincre qu’elle n’existait même pas.
« Là », dit-il et Novi ouvrit les yeux.
« Comment te sens-tu, Novi ?
— Très calme, Maître. Reposée. »
C’était manifestement trop faible pour avoir sur elle le moindre effet.
Il se rabattit vers son ordinateur et commença de se battre avec la machine. Il lui fallait bien admettre qu’entre l’ordinateur et lui, ça ne collait pas à merveille. Peut-être parce qu’il était trop habitué à utiliser directement son esprit pour être capable de travailler avec un intermédiaire. Mais ce qu’il recherchait, c’était un vaisseau, pas un esprit, et le premier débroussaillage pouvait être plus efficacement accompli avec l’aide de l’ordinateur.
Et il découvrit que le genre de vaisseau qu’il cherchait pouvait bien être présent à l’appel : distant d’un demi-million de kilomètres, il était d’aspect fort semblable au sien, quoique plus gros et plus perfectionné.
Une fois le vaisseau localisé avec l’aide de la machine, Gendibal put laisser son esprit prendre directement le relais : il le focalisa en un faisceau étroit et alla tâter (du moins l’équivalent mentalique de « tâter ») l’appareil, à l’intérieur, comme à l’extérieur.
Puis il projeta son esprit vers la planète Gaïa, s’en approchant encore de plusieurs millions de kilomètres – et se retira.
Aucune de ces deux explorations n’était suffisante en soi pour lui indiquer, sans erreur, d’où émanait (si même l’un ou l’autre en était la source) ce champ mentalique.
« Novi, dit-il, j’aimerais que tu restes assise à côté de moi, durant les instants qui vont suivre.
— Maître, y a-t-il du danger ?
— Tu n’as pas le moindre souci à te faire, Novi. Je veillerai constamment à ta sécurité.
— Maître, je ne me fais pas de souci pour ma sécurité. S’il y a du danger, je veux être capable de vous aider. »
Gendibal se radoucit. « Novi, tu m’as déjà bien aidé. Grâce à toi, j’ai pu découvrir une toute petite chose qu’il était capital pour moi de découvrir. Sans toi, j’aurais pu m’enliser complètement dans un piège dont j’aurais peut-être eu le plus grand mal à me dégager.
— Est-ce que j’ai fait tout ça avec mon esprit, Maître, comme vous me l’avez expliqué une fois ? » demanda Novi, étonnée.
« Tout à fait, Novi. Aucun instrument n’aurait pu être plus sensible. Mon propre cerveau ne l’est pas assez : il est trop empli de complexité. »
Le visage de Novi s’emplit de ravissement : « Je suis si contente de pouvoir être utile. »
Gendibal sourit et opina – et puis il fut repris par la sombre perspective de l’autre genre d’aide dont il allait bientôt avoir besoin. Quelque chose d’enfantin en lui se révoltait : cette tâche était pour lui – pour lui seul.
Et pourtant, elle ne pouvait lui incomber à lui seul… Déjà les jeux se faisaient…
Sur Trantor, Quindor Shandess sentait la responsabilité de son poste de Premier Orateur peser sur lui de manière suffocante. Depuis que le vaisseau de Gendibal avait disparu dans les ténèbres au-delà de l’atmosphère, il n’avait plus convoqué de réunion de la Table. Il était resté perdu dans ses pensées.
Avait-il été sage de laisser Gendibal partir tout seul ? Gendibal était brillant, certes, mais pas au point d’engendrer outre mesure la confiance. Le grand défaut de ce garçon était son excès d’assurance, tout comme le grand défaut de Shandess (songea-t-il, amer) était la lassitude due à l’âge.
Il persistait à penser que le précédent d’un Preem Palver, voletant d’un point à l’autre de la Galaxie pour remettre les choses en place, était un exemple dangereux. Pouvait-il y avoir un second Preem Palver ? Même Gendibal ? Et Palver avait été accompagné de sa femme.
Certes, Gendibal avait avec lui cette paysanne hamienne mais elle ne comptait pas. L’épouse de Palver était Oratrice de plein droit.
Shandess se sentait vieillir de jour en jour dans l’attente de nouvelles de Gendibal – et chaque jour qui passait sans nouvelles suscitait en lui une tension croissante.
Il aurait fallu une flotte d’astronefs, une flottille…
Non. Jamais la Table ne l’aurait permis.
Et pourtant…
Quand l’appel lui parvint enfin, il était endormi… d’un sommeil épuisé qui ne lui apportait pas le moindre repos. La nuit avait été venteuse et il avait déjà eu du mal à trouver le sommeil. Comme un enfant, il s’était imaginé entendre des voix dans le vent.
Ses dernières pensées avant de sombrer dans une torpeur épuisée avaient consisté en variations mélancoliques sur le thème de sa démission, où il était partagé entre l’envie et l’impossibilité de le faire car il savait qu’à l’instant même Delarmi lui succéderait.
Et voilà que l’appel lui parvenait. Il s’assit sur son lit, instantanément éveillé.
« Tout va bien ? demanda-t-il.
— Parfaitement bien, Premier Orateur, dit Gendibal. Passerons-nous en connexion visuelle pour condenser la conversation ?
— Plus tard, peut-être. D’abord, quelle est au juste la situation ? »
Gendibal s’exprima avec circonspection, conscient que son interlocuteur venait de se réveiller et percevant chez lui une profonde lassitude. Il expliqua : « Je suis dans les parages d’une planète habitée appelée Gaïa, planète dont l’existence n’est attestée nulle part dans les archives galactiques, pour autant que je sache.
— Le monde de ceux qui œuvreraient à perfectionner le Plan ? Les anti-Mulets ?
— Peut-être, Premier Orateur. Il y a des raisons de le penser. Primo, le vaisseau emportant Trevize et Pelorat s’est considérablement rapproché de Gaïa et s’y est sans doute posé. Secundo, j’ai repéré dans l’espace à un demi-million de kilomètres de moi la présence d’un vaisseau de guerre de la Première Fondation.
— Un tel intérêt ne peut pas être sans raison.
— Premier Orateur, ces faits sont peut-être liés : si je suis ici, c’est uniquement parce que je suis Trevize – et la présence du vaisseau de guerre s’explique peut-être par les mêmes raisons. Reste la question de savoir ce que fait ici Trevize.
— Comptez-vous le suivre sur la planète, Orateur ?
— J’avais envisagé cette possibilité mais il s’est produit quelque chose : je suis à présent à cent millions de kilomètres de Gaïa et je perçois dans l’espace environnant un champ mentalique – un champ homogène quoique extrêmement faible. Je ne l’aurais même pas remarqué sans l’effet de focalisation de l’esprit de la Hamienne. C’est un esprit fort inhabituel ; c’est même la raison pour laquelle j’avais accepté de la prendre avec moi.
— Vous avez donc fort bien fait de supposer qu’il en serait ainsi… L’Oratrice Delarmi était-elle au courant, à votre avis ?
— Lorsqu’elle m’a poussé à emmener la femme ? J’en doute fort… mais je me suis empressé d’en profiter, Premier Orateur.
— J’en suis ravi. Selon vous, Orateur Gendibal, la planète est-elle la source de ce champ ?
— Pour m’en assurer, il faudrait que je fasse des relevés en des points largement espacés pour voir si le champ possède en gros une symétrie sphérique. Avec mon seul sondage mental unidirectionnel, cela me paraît simplement probable mais non certain. Pousser plus avant mon enquête en présence du vaisseau militaire de la Première Fondation ne me paraît toutefois pas prudent.
— Il n’a quand même rien d’une menace.
— Qui sait… Je ne suis pas encore sûr qu’il n’est pas lui-même à l’origine du champ, Premier Orateur.
— Mais ils ne…
— Sauf votre respect, Premier Orateur, permettez-moi de vous interrompre : nous ignorons quels progrès techniques a pu accomplir la Première Fondation. Leur comportement trahit une étrange assurance et il se pourrait qu’ils nous réservent de mauvaises surprises. Il faudrait savoir s’ils n’ont pas appris à maîtriser la mentalique avec l’aide d’un de leurs appareils. En bref, Premier Orateur, je me trouve confronté soit à un vaisseau de mentalistes soit à toute une planète…
« Si c’est le vaisseau, alors même s’ils sont trop faibles pour m’immobiliser, ils peuvent toujours me ralentir – et leurs simples armes physiques pourraient suffire à me détruire. D’un autre côté, si c’est la planète qui est au centre du champ, alors le fait qu’il soit détectable à une telle distance pourrait traduire une énorme intensité en surface… une intensité insurmontable, même pour moi.
« Dans un cas comme dans l’autre, il va être nécessaire d’établir un réseau – un réseau total – dans lequel toutes les ressources de Trantor pourront être mises à ma disposition. »
Le Premier Orateur hésita : « Un réseau total. Cela n’a jamais été employé – encore moins suggéré – sinon à l’époque du Mulet.
— Cette crise pourrait bien être plus grave que celle du Mulet, Premier Orateur.
— Je ne sache pas que la Table accepterait…
— Je ne crois pas que vous devriez demander son accord, Premier Orateur. Vous devriez invoquer l’état d’urgence.
— Quelle excuse puis-je fournir ?
— Racontez-leur ce que je viens de vous révéler, Premier Orateur.
— L’Oratrice Delarmi dira que vous n’êtes qu’un pleutre incompétent et que ses propres terreurs poussent au délire. »
Gendibal ne répondit pas tout de suite. « J’imagine, dit-il enfin, qu’elle racontera quelque chose dans ce style, Premier Orateur, mais laissons-la raconter ce qu’elle veut, je n’en mourrai pas. Ce qui est en jeu, en ce moment, ce n’est pas mon orgueil ou mon amour-propre mais l’existence même de la Seconde Fondation. »
Harlan Branno eut un sourire sinistre, qui rida plus profondément encore ses traits burinés. « Je crois qu’on peut y aller, dit-elle. Je suis prête à les affronter.
— Êtes-vous toujours aussi sûre de ce que vous faites ? demanda Kodell.
— Si j’étais aussi folle que vous avez l’air de le croire, Liono, auriez-vous tant insisté pour rester à bord de ce vaisseau avec moi ? »
Kodell haussa les épaules et répondit : « Probablement. Je serais quand même resté auprès de vous, madame, ne serait-ce que dans l’espoir éventuellement de vous arrêter, vous détourner, tout du moins vous ralentir, avant que vous n’alliez trop loin. Et bien sûr, si vous n’êtes pas folle…
— Oui ?
— Eh bien, dans ce cas, je ne voudrais pas que les historiens de demain vous décernent tous les lauriers. Laissons-leur la possibilité de relever que j’étais avec vous et peut-être de se demander à qui doit réellement revenir tout le crédit de l’opération, hein, madame le Maire ?
— Habile, Liono, habile – mais totalement futile. J’ai été la force agissante derrière le trône depuis de trop nombreux mandats pour que quiconque imagine que j’aie pu permettre un tel phénomène sous ma propre juridiction.
— On verra.
— Non, on ne verra rien, car de tels jugements historiques ne seront portés qu’après notre mort. Mais je ne me fais pas de ; Ni pour ma place future dans l’histoire ni pour ça », désigna l’écran.
« Le vaisseau de Compor, dit Kodell.
— Le vaisseau de Compor, exact. Mais sans Compor bord. L’un de nos éclaireurs a pu observer le transfert. Le vaisseau de Compor s’est fait intercepter par un autre. Deux personnes en sont sorties pour gagner son vaisseau et peu après Compor en est ressorti pour embarquer sur le second vaisseau. »
Branno se frotta les mains. « Trevize a rempli son rôle à merveille. Je l’ai expédié dans l’espace pour qu’il serve de paratonnerre et c’est exactement ce qu’il fait. Il a attiré la foudre. Le vaisseau qui a arrêté Compor était un vaisseau de la Seconde Fondation.
— Je me demande comment vous pouvez en être sûre », dit Kodell, ôtant sa pipe et entreprenant de la bourrer avec lenteur.
« Parce que je me suis toujours demandé si Compor ne pouvait pas être sous le contrôle de la Seconde Fondation. Sa vie est trop limpide. Les choses sont toujours tombées à pic pour lui – et comme par hasard, c’était un excellent expert en traque spatiale. Sa trahison de Trevize aurait pu aisément passer pour la manœuvre politicienne d’un homme ambitieux – mais il l’a faite avec une si absurde minutie… comme s’il y avait derrière autre chose que la simple ambition.
— Pures spéculations, madame !
— Les spéculations ont cessé lorsqu’il a suivi Trevize à travers une succession de sauts avec la même facilité que s’il n’y en avait eu qu’un seul.
— Il avait l’ordinateur pour l’aider, madame. »
Mais Branno renversa la tête en éclatant de rire. « Mon cher Liono, vous êtes tellement occupé à concevoir des intrigues complexes que vous avez oublié l’efficacité des procédures simples. Si j’ai envoyé Compor aux trousses de Trevize, ce n’est pas parce que j’avais besoin de faire suivre ce dernier. Pour quoi faire ? Malgré tous ses efforts pour garder ses mouvements secrets, Trevize ne pouvait faire autrement qu’attirer sur lui l’attention sur n’importe quelle planète qu’il visiterait hors de la Fondation, Avec son vaisseau dernier cri, son fort accent de Terminus, ses poches pleines de crédits de la Fondation, il ne pouvait qu’être automatiquement entouré d’une aura de notoriété. Et en cas d’urgence, il devait se rabattre automatiquement sur les fonctionnaires de la Fondation pour avoir de l’aide. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait sur Seychelle où nous connaissions tous ses faits et gestes à l’instant même où il les accomplissait… et cela, tout à fait indépendamment de lui.
« Non, poursuivit-elle, songeuse, si on a envoyé Compor, c’est pour tester Compor lui-même. Et l’épreuve a été concluante puisque nous lui avions délibérément fourni un ordinateur défectueux ; pas au point de rendre son vaisseau ingouvernable mais, sans aucun doute, pas assez puissant pour l’assister dans le pistage d’une suite de sauts multiples. Or, Compor s’en est sorti sans aucun problème.
— Je vois qu’on me cache quantité de choses, madame, jusqu’à ce qu’on juge bon de me les dire.
— S’il est des choses que je m’abstiens de vous dire, Liono, c’est que ça ne vous fait de mal de les ignorer… Je vous admire et je vous utilise mais ma confiance a de strictes limites – tout comme la vôtre – et je vous en prie, ne prenez surtout pas la peine de le nier.
— Je n’en ferai rien », dit Kodell, très sec, « et un jour, madame, je me ferai un plaisir de vous le rappeler… D’ici là, y a-t-il autre chose qu’il serait bon que je sache, maintenant ? Quelle est la nature du vaisseau qui les a arrêtés ? Si Compor est de la Seconde Fondation, ce vaisseau doit y appartenir également.
— C’est toujours un plaisir de parler avec vous, Liono. Vous avez l’esprit vif. La Seconde Fondation, voyez-vous, ne se fatigue même pas à dissimuler ses traces. Elle se fie à ses propres défenses pour rendre ses traces invisibles même si ce n’est pas le cas. Jamais il ne viendrait à l’esprit d’un membre de la Seconde Fondation d’utiliser un vaisseau de fabrication étrangère, même s’ils savaient avec quelle précision nous pouvons identifier l’origine d’un astronef à son spectre d’émission énergétique. De toute manière, ils pourraient toujours faire disparaître une telle information de l’esprit qui l’aurait recueillie, alors pourquoi prendre la peine de se cacher ? Eh bien, notre vaisseau éclaireur a été capable de déterminer l’origine du vaisseau qui a approché Compor en l’espace de quelques minutes.
— Et maintenant, la Seconde Fondation va effacer à son tour cette information de notre esprit, je suppose.
— S’ils le peuvent, observa Branno. Mais ils vont peut-être s’apercevoir que les choses ont changé.
— Vous disiez tout à l’heure que vous saviez où se trouvait la Seconde Fondation. Vous alliez vous occuper d’abord de Gaïa et ensuite de Trantor. J’en déduis que l’autre vaisseau est d’origine trantorienne.
— Vous déduisez juste. Êtes-vous surpris ? »
Kodell hocha lentement la tête. « Rétrospectivement, non. Ebling Mis, Toran Darell et Bayta Darell se trouvaient tous sur Trantor à l’époque où la progression du Mulet fut stoppée. Arkady Darell, la petite-fille de Bayta, elle-même native de Trantor, s’y trouvait elle aussi au moment où la Seconde Fondation – du moins le crut-on – fut immobilisée. Dans le récit qu’elle a fait des événements, il faut citer Preem Palver qui a joué un rôle clé, apparaissant toujours au moment opportun, or c’était également un marchand trantorien. J’inclinerais à penser qu’à l’évidence, la Seconde Fondation était établie sur Trantor – où incidemment, Hari Seldon vivait à l’époque où il fonda l’une et l’autre Fondation.
— Absolument évident, sauf que personne n’a jamais suggéré pareille possibilité. La Seconde Fondation a veillé à ça. C’est ce que je voulais indiquer en disant qu’ils n’avaient pas besoin de dissimuler leurs traces quand ils pouvaient s’arranger pour que personne ne regarde dans la direction de celles-ci – voire pour en effacer le souvenir chez ceux qui les auraient aperçues.
— En ce cas, dit Kodell, ne regardons pas trop vite dans la direction où ils voudraient peut-être nous voir simplement regarder. Comment se fait-il, selon vous, que Trevize ait été capable de conclure à l’existence de la Seconde Fondation ? Pourquoi celle-ci ne l’en a-t-elle pas empêché ? »
Branno leva ses doigts noueux et compta dessus : « Primo, Trevize est un individu très remarquable qui, nonobstant sa tapageuse incapacité à faire montre de la moindre prudence, possède un quelque chose que jusqu’à maintenant je n’ai pas été capable d’analyser. Son cas est peut-être spécial. Secundo, la Seconde Fondation n’était pas totalement dans l’ignorance : Compor suivait Trevize comme son ombre et me rapportait ses moindres activités. On comptait donc sur moi pour stopper Trevize sans que la Seconde Fondation ait à prendre le risque de s’impliquer ouvertement. Tertio, quand je n’ai pas réagi tout à fait comme prévu – ni exécution, ni emprisonnement, ni effacement de la mémoire, ni passage à la sonde psychique – et que je me suis contentée de l’expédier dans l’espace, la Seconde Fondation est allée plus loin : ils ont alors agi directement en envoyant un de leurs vaisseaux à sa rencontre. »
Et elle ajouta, avec un plaisir féroce : « Ah ! l’excellent paratonnerre… »
Kodell l’interrompit : « Et notre prochain mouvement, de notre côté ?
— Nous allons défier ce représentant de la Seconde Fondation qui nous fait désormais face. En fait, c’est même vers lui que nous nous dirigeons tranquillement en ce moment. »
Gendibal et Novi étaient assis tous les deux, côte à côte, face à l’écran.
Novi était terrorisée. Pour Gendibal, c’était tout à fait visible, tout comme le fait qu’elle essayait désespérément de combattre cette terreur. Et Gendibal ne pouvait pas non plus l’aider car il ne pensait pas qu’il était judicieux de toucher à son esprit en ce moment, au risque d’obscurcir les réactions qu’elle montrait au faible champ mentalique dont ils étaient entourés.
Le vaisseau de guerre de la Fondation approchait lentement mais délibérément. C’était une grosse unité, avec un équipage de peut-être cinq ou six hommes, s’ils se fiaient à leur expérience passée des vaisseaux de la Fondation. Son armement, Gendibal en était certain, suffirait à lui seul à les neutraliser et, si nécessaire, balayer une flotte composée de tous les vaisseaux dont disposait la Seconde Fondation – s’ils avaient dû s’appuyer sur la seule force physique.
En tout cas, cette progression du vaisseau de guerre, même face à un unique vaisseau piloté par un membre de la Seconde Fondation, permettait de tirer certaines conclusions. Même s’ils possédaient des facultés mentaliques, il était peu plausible qu’ils se jettent ainsi dans la gueule de la Seconde Fondation. Plus vraisemblablement, avançaient-ils dans l’ignorance – et celle-ci pouvait revêtir plusieurs formes et divers degrés.
Cela pouvait signifier que le capitaine du vaisseau de guerre ne savait pas que Compor avait été remplacé ou – s’il le savait – ignorait que son remplaçant était un Second Fondateur, voire ignorait ce que pouvait être un Second Fondateur.
Ou (car Gendibal tenait à envisager toutes les hypothèses), si le vaisseau était effectivement doté d’un champ mentalique et progressait néanmoins avec cette assurance ? Cela pouvait uniquement signifier, soit qu’il était sous le contrôle d’un mégalomane soit qu’il possédait des pouvoirs au-delà de tout ce que Gendibal pouvait considérer comme possible.
Mais ce qu’il considérait comme possible n’avait pas valeur de jugement définitif…
Prudemment, il sonda l’esprit de Novi. Novi était incapable de percevoir consciemment les champs mentaliques, au contraire, bien sûr, de Gendibal – pourtant, l’esprit de Gendibal était, lui, loin d’avoir la sensibilité de celui de Novi et restait incapable de détecter des champs mentaliques aussi faibles. C’était là un paradoxe qu’il conviendrait d’étudier à l’avenir et qui pourrait éventuellement livrer des fruits qui, à long terme, se révéleraient d’un poids bien plus considérable que le problème immédiat de l’approche d’un vaisseau.
Gendibal avait aussitôt saisi cette possibilité, intuitivement, dès qu’il avait pris conscience de l’aspect étonnamment lisse et symétrique de l’esprit de Novi – et il se félicita avec un sombre orgueil de ses capacités d’intuition. Les Orateurs avaient toujours été très fiers de leurs pouvoirs d’intuition mais dans quelle mesure était-ce inhérent à leur incapacité à mesurer les champs par des méthodes physiques directes et, par conséquent, leur incapacité à comprendre réellement ce qu’ils faisaient ? Il était facile de masquer leur ignorance derrière le terme mystique « d’intuition ».
Et dans quelle mesure cette ignorance relevait-elle de leur sous-estimation délibérée de la physique par rapport à la mentalique ? Et dans quelle mesure tout cela même relevait-il d’un orgueil aveugle ? Lorsqu’il serait devenu Premier Orateur, songea-t-il, tout ça changerait. Il leur faudrait réduire quelque peu l’écart entre les Fondations dans le domaine des sciences physiques. La Seconde Fondation ne pourrait pas éternellement courir le risque de sa perte chaque fois que son monopole en mentalique lui échapperait, ne serait-ce qu’un tantinet.
Voire… ce monopole était peut-être bien en train de lui échapper. Peut-être que la Première Fondation avait fait des progrès ou s’était alliée avec les anti-Mulets (cette idée lui venait pour la première fois et il ne put s’empêcher d’en frémir).
Toutes ces pensées sur le sujet lui traversaient l’esprit avec une rapidité commune chez un Orateur et – tout en réfléchissant, son cerveau surveillait toujours la lueur émanant de l’esprit de Novi en réponse à ce champ mentalique qui les baignait subrepticement. Or cet éclat ne s’accroissait absolument pas alors qu’approchait le vaisseau de la Fondation.
Ce n’était pas, en soi, une indication absolue que le vaisseau fût dépourvu de capacités mentaliques. Il était bien connu que le champ mentalique n’obéissait pas à la loi de l’inverse carré : il ne variait pas exactement en raison inverse du carré de la distance séparant émetteur et récepteur. En ce sens, il différait des champs électromagnétique et gravitationnel. Toutefois, s’il variait moins avec la distance que ses homologues en physique, le champ mentalique n’y était pas non plus totalement insensible. Et la réponse de l’esprit de Novi aurait dû révéler un accroissement tangible à mesure qu’approchait le vaisseau de guerre – enfin, un accroissement quelconque.
(Comment se faisait-il que depuis cinq siècles – depuis Hari Seldon, en somme – aucun membre de la Seconde Fondation n’avait eu l’idée de déterminer une relation mathématique entre l’intensité du champ mentalique et la distance ? Ce dédain pour la physique devait cesser et il cesserait, se promit silencieusement Gendibal.)
Si le vaisseau émettait un champ mentalique et s’il avait la certitude d’approcher un Second Fondateur, n’aurait-il pas accru son intensité au maximum avant d’avancer ? Et dans ce cas, l’esprit de Novi n’aurait-il pas forcément enregistré un quelconque accroissement de sa réaction ?
… Et pourtant, non !
Sans hésiter, Gendibal élimina la possibilité que le vaisseau fût équipé d’un champ mentalique. En ce domaine, il avançait à l’aveuglette et la menace qu’il représentait diminuait d’autant.
Le champ mentalique, bien sûr, existait toujours, mais il fallait qu’il provienne de Gaïa. C’était passablement troublant mais le problème immédiat, c’était le vaisseau. Une fois celui-ci éliminé, il pourrait reporter toute son attention sur le monde des anti-Mulets.
Il attendit. Le vaisseau allait bien faire un mouvement ou bien approcher suffisamment pour lui donner l’impression qu’il pouvait de confiance passer à l’attaque.
Le vaisseau de guerre approchait toujours – à bonne allure maintenant – et pourtant, toujours rien. Finalement Gendibal calcula que la force de sa poussée serait suffisante. Il n’y aurait aucune douleur, tout juste un léger malaise – les membres de l’équipage auraient simplement l’impression que les muscles de leur dos et de leurs membres réagissaient avec un certain engourdissement.
Gendibal focalisa le champ mentalique que maîtrisait son esprit. Le champ s’intensifia et franchit la distance le séparant du vaisseau à la vitesse de la lumière (les deux appareils étaient assez proches pour rendre un contact hyperspatial – avec son inévitable imprécision – totalement inutile).
Et Gendibal se retira soudain, totalement abasourdi.
Le vaisseau de la Fondation était entouré d’un champ mentalique particulièrement efficace dont la densité était proportionnelle à l’intensité de son propre champ. Le vaisseau n’avançait pas du tout à l’aveuglette, en fin de compte – et il était doté d’un moyen de défense passive inattendu.
« Ah ! dit Branno. Il vient de tenter une attaque, Liono. Regardez ! »
L’aiguille du psychomètre se déplaça et grimpa avec des soubresauts.
L’exploitation du champ mentalique occupait les hommes de science de la Fondation depuis cent vingt ans dans le cadre du plus secret des projets scientifiques jamais lancés – hormis peut-être la mise au point par Hari Seldon de l’analyse psychohistorique… Cinq générations d’hommes avaient travaillé à améliorer progressivement un dispositif qui n’était fondé sur aucune théorie satisfaisante.
Mais aucun progrès n’aurait été possible sans l’invention du psychomètre qui pouvait servir de guide en indiquant à ce stade de leur recherche la direction et l’intensité des progrès accomplis Personne ne pouvait expliquer comment il fonctionnait, pourtant tout indiquait qu’il mesurait l’incommensurable et donnait des valeurs à l’indescriptible. Branno avait le sentiment (partagé par certains scientifiques eux-mêmes) que si jamais la Fondation parvenait à expliquer le fonctionnement du psychomètre, elle égalerait alors la Seconde Fondation en matière de contrôle mental.
Mais c’était pour l’avenir. Pour l’heure, le champ devrait suffire soutenu qu’il était par leur totale suprématie en matière d’armement conventionnel.
Branno envoya le message, délivré d’une voix mâle dont tout accent d’émotion avait été effacé pour la rendre aussi froide que menaçante.
« Appel au vaisseau Bright Star et à ses occupants. Vous vous êtes emparés par la force d’un vaisseau appartenant à la marine de la Fédération de la Fondation, ce qui constitue un acte de piraterie Vous avez ordre de vous rendre immédiatement, vous et votre vaisseau, faute de quoi nous attaquerons. »
La réponse lui revint avec une voix toute naturelle : « Maire Branno de Terminus, je sais que vous êtes à bord. Le Bright Star n’a pas été capturé à la suite d’un acte de piraterie. J’ai été librement invité à son bord par son capitaine légal, Munn Li Compor, de Terminus. Je demande une période de trêve, que nous puissions discuter d’affaires d’importance pour les uns et les autres. »
Kodell murmura à Branno : « Laissez-moi lui parler, madame. »
Elle leva un bras, l’air méprisant : « C’est ma responsabilité, Liono. »
Réglant l’émetteur, elle prit la parole, sur un ton à peine moins énergique et désincarné que la voix artificielle qui l’avait précédée :
« Homme de la Seconde Fondation : comprenez bien quelle est votre position. Si vous ne vous rendez pas immédiatement, nous pouvons vous faire sauter, dans l’espace de temps que met la lumière à aller de notre vaisseau au vôtre… et nous n’hésiterons pas : nous n’y perdrions rien car vous ne détenez aucune information dont l’importance justifierait de vous laisser la vie sauve Nous savons que vous êtes de Trantor et une fois votre cas réglé nous saurons nous occuper de Trantor. On veut bien vous accorder un délai de grâce pour que vous disiez quelques mots, mais puisque vous ne pouvez pas avoir grand-chose à nous raconter, nous ne sommes pas disposés à vous écouter trop longtemps.
— En ce cas, dit Gendibal, parlons peu, parlons bien : votre écran est loin d’être parfait. Il ne peut pas l’être. Vous l’avez surestimé comme vous m’avez sous-estime. Je peux m’emparer de votre esprit et le contrôler. Peut-être pas aussi facilement qu’en l’absence d’écran, mais assez bien quand même. A l’instant où vous décidez d’employer une arme, quelle qu’elle soit, je vous frappe – et vous feriez bien de comprendre ceci : sans écran, je peux manipuler votre esprit en douceur et sans provoquer de dégâts. Avec l’écran en revanche, je serai obligé de le traverser en force, ce qui est dans mes possibilités, mais je serai alors incapable de vous manier avec douceur ou précaution. Votre cerveau se retrouvera pulvérisé comme l’écran et l’effet sera irréversible. En d’autres termes, vous ne pourrez pas m’arrêter et moi, de mon côté, je peux très bien vous immobiliser en étant forcé de faire pire que vous tuer. Vous serez réduits à l’état de brutes sans cervelle. Est-ce que vous voulez courir ce risque ?
— Vous savez bien que vous êtes incapable de faire ce que vous dites, intervint Branno.
— Alors vous voulez courir le risque des conséquences que je vous ai décrites ? » demanda Gendibal avec une froide indifférence.
Kodell se pencha pour murmurer : « Pour l’amour de Seldon, madame… »
Gendibal l’interrompit (pas tout à fait immédiatement car il fallait à la lumière – et à tout ce qui progressait à la même vitesse – un peu plus d’une seconde pour franchir la distance séparant les deux vaisseaux) : « Je peux suivre vos pensées, Kodell. Inutile de chuchoter. Je suis également les pensées du Maire. Elle est indécise, alors inutile de paniquer tout de suite. Et le simple fait que je sache tout cela devrait vous prouver amplement les déficiences de votre écran.
— On peut le renforcer », lança Branno, d’un air de défi. « Ma force mentale aussi, rétorqua Gendibal.
— Mais moi, je suis confortablement assise, ne dépensant que de l’énergie matérielle pour entretenir le champ – et j’ai suffisamment de réserves pour tenir une très longue période. Vous, en revanche, vous êtes obligé d’utiliser votre force mentale pour pénétrer notre écran et vous allez bien finir par fatiguer.
— Je ne fatigue pas, dit Gendibal. A l’instant où je vous parle, aucun de vous n’est capable de donner un ordre quelconque à aucun membre de votre équipage ou de l’équipage de tout autre vaisseau. Je peux y arriver sans vous faire le moindre mal, mais abstenez-vous de tout effort pour essayer d’échapper à mon contrôle car je serais alors obligé d’accroître ma propre force en proportion, avec pour conséquence les dommages irréparables que j’ai déjà évoqués…
— J’attendrai », dit Branno et elle croisa les mains sur son giron, avec tous les signes d’une patience inébranlable. « Vous vous fatiguerez, et quand ce sera le cas, les ordres qui partiront seront non pas pour vous détruire – puisque vous serez alors devenu inoffensif – mais pour envoyer le gros de notre flotte contre Trantor. Si vous voulez sauver votre planète… rendez-vous. Une seconde orgie de destruction risque de ne pas laisser votre organisation intacte comme ce fut le cas la première fois lors du Grand Pillage.
— Ne voyez-vous pas, madame le Maire, que si je me sentais fatigué (ce qui, je vous rassure, ne sera pas le cas), je pourrais sauver ma planète simplement en vous détruisant avant que les forces pour le faire ne m’abandonnent ?
— Vous n’en ferez rien. Votre tâche primordiale est de préserver le Plan Seldon. Détruire le Maire de Terminus et par là, entamer le prestige et la confiance de la Première Fondation, engendrant un net recul de sa puissance et encourageant ses ennemis de toute part, produirait une telle rupture dans le Plan que ce serait pour vous presque aussi nuisible que la destruction de Trantor. Non, vous feriez aussi bien de vous rendre.
— Avez-vous envie de parier sur ma répugnance à vous détruire ? »
La poitrine de Branno se souleva lorsqu’elle prit une profonde inspiration. Elle souffla lentement puis dit enfin d’une voix ferme : « Oui ! »
Gendibal contempla la silhouette de Branno, en surimpression devant le mur de la cabine. L’image était légèrement fluctuante et un peu floue, à cause des interférences provoquées par le champ. L’homme qui était à ses côtés était pratiquement indistinct mais Gendibal n’avait pas d’énergie à perdre avec lui. Il devait se concentrer sur le Maire Branno.
Certes, elle n’avait pas d’image de lui, de son côté. Elle n’avait donc aucun moyen de savoir qu’il était accompagné, par exemple. Elle ne pouvait pas non plus se former un jugement à partir de ses expressions, de ses attitudes corporelles. En ce sens, elle était désavantagée.
Tout ce qu’il avait dit était vrai. Il pouvait effectivement l’écraser, au prix d’une énorme dépense d’énergie mentale et, ce faisant, il pourrait difficilement éviter de détruire irrémédiablement son esprit.
Pourtant, tout ce qu’elle avait dit était également vrai. La détruire détériorerait le Plan au même titre que le Mulet lui-même l’avait détérioré. Et même, les dommages pourraient être encore plus sérieux car on avait avancé dans le jeu depuis l’époque du Mulet, ce qui laissait moins de temps pour rattraper un faux pas.
Pis encore, il y avait Gaïa qui demeurait encore une inconnue – avec son champ mentalique qui était toujours présent, à l’extrême et crispante lisière de la détection.
Un instant, il effleura l’esprit de Novi pour s’assurer que le champ était toujours bien là. Il l’était. Inchangé.
Elle ne pouvait en aucun cas avoir senti son contact, pourtant elle se tourna vers lui et, avec un soupir un peu effrayé, murmura : « Maître, il y a comme une espèce de brume, là… C’est à ça que vous parlez ? »
Elle avait dû la percevoir par le biais de la mince connexion mentale reliant leurs deux esprits. Gendibal mit un doigt sur ses lèvres. « N’aie aucune crainte, Novi. Ferme les yeux et repose-toi. »
Puis il éleva la voix : « Maire Branno, votre pari est bon, de ce côté-là, du moins : je n’ai aucunement l’intention de vous détruire dans l’immédiat car je pense qu’à condition de vous fournir certaines explications, vous saurez entendre raison, ce qui rendra d’un côté comme de l’autre toute destruction inutile.
« Supposez, madame, que vous gagniez et que je me rende. Et ensuite ? Victimes d’un excès d’assurance et d’une confiance injustifiée dans les capacités de votre écran mental, vous et vos successeurs allez chercher à étendre votre pouvoir sur toute la Galaxie avec trop de précipitation. Et ce faisant, vous retarderez en fin de compte l’instauration du second Empire, parce que vous détruirez en même temps le Plan Seldon.
— Je ne suis pas surprise, dit Branno, que vous n’ayez pas l’intention de me détruire dans l’immédiat et je pense même qu’à force d’attendre, vous finirez bien par vous rendre compte que vous n’oserez jamais me détruire.
— Ne vous laissez pas obnubiler par un délire d’autosatisfaction. Écoutez-moi, plutôt : la majorité de la Galaxie est encore en dehors de la Fondation et même, pour une large part, anti-Fondation. Sans parler de secteurs au sein de la Fédération elle-même qui n’ont pas oublié les beaux jours de leur indépendance. Si la Fondation manœuvre trop vite dans la foulée de ma reddition, elle ôtera au reste de la Galaxie sa plus grande faiblesse : sa désunion et son indécision. Vous les forcerez à l’union par la peur et vous alimenterez en plus la tendance à la rébellion intérieure.
— Vous me menacez avec des fétus de paille, railla Branno. Nous sommes assez puissants pour facilement vaincre n’importe quel ennemi, même si toutes les planètes de la Galaxie n’appartenant pas à la Fondation se liguaient contre nous et même si elles étaient soutenues par une rébellion de la moitié des mondes de la Fédération elle-même. Sans problème.
— Sans problème immédiat, madame le Maire. Ne commettez pas l’erreur de ne voir que les résultats qui apparaissent immédiatement. Vous pourrez toujours instaurer un second Empire simplement en le proclamant mais vous ne serez pas capables de le maintenir. Vous serez obligés de le reconquérir tous les dix ans.
— Eh bien, c’est ce qu’on fera, jusqu’à ce que les planètes se lassent, comme vous êtes en train de vous lasser…
— Elles ne se lasseront pas ; pas plus que moi. Pas plus que ne pourra s’éterniser ce processus car il existe un second – et bien plus grand – danger, derrière ce pseudo-Empire : puisque il ne pourra être, temporairement, maintenu que par l’exercice permanent d’une force militaire toujours plus puissante, les généraux de la Fondation deviendront, pour la première fois dans son histoire, plus importants, plus puissants que les autorités civiles. Le pseudo-Empire éclatera en régions militaires à l’intérieur desquelles les chefs individuels deviendront tout-puissants. Ce sera l’anarchie – et une régression dans la barbarie qui pourrait bien durer plus longtemps que les trente mille années prévues par Seldon avant la mise en œuvre de son Plan.
— Menaces puériles. Même si les équations du Plan Seldon prédisent tout cela, elles ne prédisent jamais que des probabilités… pas des certitudes inévitables.
— Maire Branno, dit Gendibal, pressant. Oubliez le Plan Seldon. Vous n’entendez rien à ses équations et vous êtes incapable d’en visualiser les structures. Mais vous n’en avez peut-être pas besoin. Vous êtes une politicienne distinguée ; et qui a réussi, à en juger par le poste que vous occupez ; et mieux encore, une politicienne courageuse, à en juger par le pari que vous êtes en train de jouer. Alors, faites donc usage de votre finesse politique. Envisagez l’histoire politique et militaire de l’humanité et regardez-la à la lumière de ce que vous savez de la nature humaine – de la manière avec laquelle les gens, les politiciens et les militaires agissent, réagissent et interagissent – et voyez si je n’ai pas raison.
— Même si vous avez raison, Second Fondateur, c’est un risque que nous devons prendre, dit Branno. Avec une direction avisée, et en profitant des progrès croissants de la technique – en mentalique comme en physique – nous pouvons vaincre… Hari Seldon n’a jamais su convenablement calculer l’influence de tels progrès. Il ne le pouvait pas. Où dans le Plan envisage-t-il la mise au point d’un écran mental par la Première Fondation ? Et d’ailleurs, pourquoi faudrait-il qu’on ait besoin du Plan ? Nous prendrons le risque de nous en passer pour fonder un nouvel Empire. Mieux vaut peut-être échouer sans le Plan que réussir avec, après tout. Nous n’avons que faire d’un Empire où nous ne serions que des marionnettes manipulées en cachette par les membres de la Seconde Fondation.
— Vous dites cela uniquement parce que vous ne saisissez pas ce qu’un échec représenterait pour les populations de la Galaxie.
— Peut-être ! » dit Branno, inflexible. « Alors, on commence à fatiguer, Second Fondateur ?
— Pas du tout… Laissez-moi vous proposer un autre terme à l’alternative que vous n’avez pas encore envisagé… Un terme dans lequel il n’est nul besoin que je me rende à vous – ni vous à moi… Nous sommes dans les parages d’une planète nommée Gaïa…
— Je m’en étais rendu compte…
— Et vous étiez-vous rendu compte que c’était probablement la planète natale du Mulet ?
— J’aimerais pour cela d’autres preuves qu’une simple affirmation de votre part.
— La planète est entourée par un champ mental. Elle abrite quantité de Mulets. Si vous accomplissez votre rêve de destruction de la Seconde Fondation, vous vous ferez vous-mêmes les esclaves de cette planète de Mulets. Quel mal les membres de la Seconde Fondation vous ont-ils fait ? – quel mal précis, et non pas imaginaire ou hypothétique ? A présent, demandez-vous quel mal un seul et unique Mulet a pu vous faire par le passé…
— Je n’ai toujours rien d’autre que vos affirmations.
— Aussi longtemps que nous resterons ici, je ne pourrai vous donner plus… Je vous propose donc une trêve. Maintenez votre champ levé, si vous n’avez pas confiance, mais soyez prête à coopérer avec moi. Approchons ensemble de cette planète… et quand vous serez convaincue du danger qu’elle représente, alors j’annihilerai le champ mental et vous pourrez ordonner à vos vaisseaux de s’en emparer.
— Et après ?
— Après, au moins, ce sera la Première Fondation contre la Seconde, sans avoir à tenir compte de forces extérieures. La lutte sera enfin claire et nette tandis qu’à présent, voyez-vous, nous n’osons pas nous affronter car les deux Fondations sont l’une et l’autre aux abois.
— Pourquoi n’avoir pas dit ça plus tôt ?
— Je pensais pouvoir vous convaincre que nous n’étions pas ennemis afin que nous puissions coopérer. Puisque j’ai apparemment échoué, je vous suggère une coopération de toute manière. »
Branno ne répondit pas, inclinant la tête, pensive. Puis elle dit enfin : « Vous essayez de m’endormir avec un conte à dormir debout. Comment allez-vous, à vous tout seul, annuler le champ mental de toute une planète de Mulets ? L’idée même est tellement ridicule que je ne peux pas croire à la sincérité de votre proposition.
— Je ne suis pas seul, dit Gendibal. Derrière moi se trouve toute la force de la Seconde Fondation – et cette force canalisée à travers moi saura tenir tête à Gaïa. Qui plus est, elle peut, à tout moment, souffler votre champ mental comme un vulgaire rideau de fumée.
— Si c’est le cas, pourquoi avez-vous besoin de mon aide ?
— D’abord, parce qu’annuler le champ ne suffît pas. La Seconde Fondation ne peut pas se consacrer éternellement à la tâche perpétuelle d’annuler un champ mental, pas plus que je ne vais passer le reste de ma vie à danser ce menuet dialectique avec vous. Nous avons besoin de l’aide matérielle que peuvent nous fournir vos vaisseaux… Et d’autre part, si je ne peux vous convaincre par la raison que les deux Fondations devraient se considérer mutuellement comme alliées, peut-être qu’une telle collaboration dans une entreprise d’une aussi cruciale importance saura se montrer plus convaincante. Les actes réussiront peut-être là où les mots ont échoué… »
Une seconde de silence, puis vint la réponse de Branno : « Je veux bien me rapprocher de Gaïa si l’on peut effectuer cette approche en collaboration… Je ne fais pas de promesse au-delà.
— Ce sera suffisant », dit Gendibal en se penchant vers l’ordinateur.
Mais Novi l’arrêta : « Non, Maître. Jusqu’à présent, ça n’avait pas d’importance mais s’il vous plaît, ne bougez plus maintenant. Nous devons d’abord attendre le conseiller Trevize, de Terminus. »