« Je n’en crois rien, bien sûr », dit Golan Trevize sur les marches devant le palais Seldon, tout en contemplant la cité qui étincelait au soleil.
Terminus était une planète tempérée avec une forte proportion de masses océaniques. L’instauration du contrôle climatique n’avait fait que la rendre plus confortable encore – et considérablement moins attrayante, estimait souvent Trevize.
« Je n’en crois pas un mot », répéta-t-il avec un sourire. Et ses dents blanches et régulières étincelèrent dans son visage juvénile.
Son compagnon, et collègue au conseil, Munn Li Compor – il avait adopté un second prénom au mépris de toutes les traditions de Terminus – hocha la tête, mal à l’aise. « Qu’est-ce que tu ne crois pas ? Que nous avons sauvé la cité ?
— Oh ! ça je veux bien le croire. C’est vrai, non ? D’ailleurs Seldon avait dit qu’on le ferait et qu’on devait le faire et qu’il savait déjà tout ça depuis cinq cents ans… »
La voix de Compor descendit d’un ton et c’est dans un demi-murmure qu’il dit : « Écoute, moi je m’en fiche que tu me parles comme ça parce que, pour moi, ce ne sont que des mots, mais si tu vas le crier sur les toits, on risque de t’entendre et là, franchement, j’aimerais mieux ne pas être à côté de toi quand la foudre tombera. D’ici que le coup ne soit pas très précis… »
Trevize conserva son sourire imperturbable. Il répondit : « Quel mal y a-t-il à dire que la ville est sauvée ? Et qu’on y est parvenus sans une guerre ?
— Il n’y avait personne à combattre », remarqua Compor.
Il avait les cheveux blond crème, les yeux d’un bleu de ciel et il avait toujours résisté à la tentation de modifier ces teintes démodées. « Tu n’as jamais entendu parler de guerre civile, Compor ? » dit Trevize. Lui-même était grand, les cheveux bruns et légèrement frisés, et il avait l’habitude de marcher les pouces passés dans sa sempiternelle ceinture de toile.
« Une guerre civile en pleine capitale ?
— La question était suffisamment grave pour déclencher une crise Seldon. Elle a mis fin à la carrière politique de Hannis et nous a permis à l’un et l’autre de nous présenter aux dernières élections du Conseil, et tu sais que le résultat a été… » Il agita la main dans un lent mouvement de balance regagnant son équilibre.
Il s’arrêta sur les degrés, ignorant les autres membres du gouvernement, ceux des médias ainsi que tous ces gens de la bonne société qui avaient resquillé une invitation pour assister au retour de Seldon (ou tout au moins, de son image).
Tous ces gens descendaient les marches, bavardant, riant et se félicitant de l’ordre des choses, ravis qu’ils étaient de l’approbation de Seldon.
Trevize s’était à présent immobilisé, laissant la foule le dépasser. Compor qui avait deux marches d’avance s’arrêta – comme si se tendait entre eux quelque invisible filin. Il dit : « Alors, tu viens ?
— Il n’y a pas le feu. Ils ne vont pas commencer la réunion du Conseil avant que le Maire Branno n’ait d’abord résumé la situation sur ce ton plat et saccadé dont elle est coutumière… et comme je ne suis pas pressé d’endurer encore un discours pesant… Regarde plutôt la ville !
— Je la vois. Je l’ai vue hier aussi.
— Oui, mais l’imagines-tu il y a cinq cents ans, lors de sa fondation ?
— Quatre cent quatre-vingt-dix-huit, corrigea machinalement Compor. C’est dans deux ans qu’ils fêteront son demi-millénaire et sans doute le Maire Branno sera-t-elle encore en poste à l’époque – sauf événements, espérons-le, extrêmement improbables.
— Espérons-le, répéta sèchement Trevize. Mais à quoi ressemblait-elle il y a cinq cents ans, lorsqu’elle fut fondée ? Une simple cité ! Une petite cité abritant un groupe d’hommes occupés à préparer une encyclopédie qui ne devait jamais être achevée !
— Mais si.
— Veux-tu parler de l’Encyclopædia Galactica que nous avons aujourd’hui ? Celle que nous connaissons n’est pas celle sur laquelle ils travaillaient. Ce que nous utilisons est dans les mémoires d’un ordinateur et quotidiennement mis à jour. Tu n’as jamais été voir son original inachevé ?
— Tu veux dire au musée Hardin ?
— Le musée Salvor-Hardin des Origines. Rends-lui son titre complet, je te prie, puisque tu es si tatillon sur les dates. Alors, l’as-tu regardé ?
— Non. Il faudrait ?
— Non. Ça n’en vaut pas le coup. Enfin bref… imagine donc ces bonshommes – un groupe d’Encyclopédistes qui forment le noyau d’une ville –, une petite bourgade perdue dans un monde virtuellement dépourvu de métaux, en orbite autour d’un soleil isolé, au fin fond des confins de la Galaxie. Et aujourd’hui, cinq cents ans plus tard, nous sommes devenus un monde de banlieue résidentielle. Toute la planète n’est plus qu’un parc gigantesque, on peut avoir tout le métal qu’on veut… on est au centre de tout, désormais !
— Pas tout à fait, remarqua Compor. On est toujours en orbite autour d’un soleil isolé. Et toujours au fin fond des confins de la Galaxie.
— Ah non, tu dis ça sans réfléchir. C’était tout l’objet de cette petite crise Seldon. Nous sommes plus que la simple planète Terminus : nous sommes la Fondation qui déploie ses tentacules sur toute la Galaxie et la dirige depuis sa position totalement excentrique. Si nous pouvons le faire, c’est que nous ne sommes pas isolés – sinon géographiquement, et cela, ça ne compte pas.
— D’accord. J’admets. » Compor n’était manifestement pas intéressé. Il descendit une nouvelle marche. L’invisible lien qui les unissait s’étendit encore.
Trevize tendit la main comme pour faire remonter son compagnon. « Ne vois-tu donc pas ce que ça signifie, Compor ? Voilà un énorme changement, et nous refusons de l’admettre. Dans nos cœurs, nous restons attachés à la petite Fondation, le petit univers réduit à une seule planète du bon vieux temps – le temps des héros en acier et des saints pleins de noblesse qui est à jamais enfui…
— Allons !
— Absolument : regarde plutôt le palais Seldon. Au commencement, lors des premières crises à l’époque de Salvor Hardin, ce n’était que la crypte temporelle, un petit auditorium où apparaissait l’image holographique de Seldon. C’est tout. Aujourd’hui, c’est devenu un mausolée colossal mais y vois-tu une rampe à champ de force ? Un glisseur ? Un ascenseur gravitique ? Non pas. Seulement ces marches que nous montons et descendons tout comme aurait dû le faire Hardin. A des moments aussi bizarres qu’imprévisibles, nous nous raccrochons peureusement au passé. »
Il étendit les bras dans un geste passionné : « Vois-tu la moindre charpente apparente qui soit métallique ? Pas une. Ce serait inconvenant, puisque du temps de Salvor Hardin il n’y avait ici aucun minerai métallique à proprement parler et qu’on n’importait pratiquement pas de métaux. On est même allé jusqu’à poser du plastique d’antan, rosé et craquelé, à la construction de cet énorme monument, pour avoir le plaisir d’entendre les visiteurs d’autres planètes s’exclamer : “ Par la Galaxie ! Quel adorable plastique ancien ! ” Je te le dis, Compor, c’est de la frime.
— C’est donc à ça, que tu ne crois pas ? Au palais Seldon ?
— Au palais et à tout ce qu’il contient », rétorqua Trevize dans un virulent murmure. « Je ne crois vraiment pas que ça rime à grand-chose de se cacher ici, au bout de l’Univers, rien que parce que nos ancêtres y étaient. Je crois qu’on devrait sortir de ce trou, revenir au centre des choses.
— Mais Seldon lui-même te donne tort. Le Plan Seldon se déroule comme prévu.
— Je sais. Je sais. Et chaque enfant sur Terminus est élevé dans la croyance que Hari Seldon a formulé un Plan, qu’il a tout prévu cinq siècles à l’avance, qu’il a bâti une Fondation pour lui permettre de cerner certaines crises et que, lors de ces crises, son image holographique nous apparaîtrait et nous dicterait le minimum de choses à savoir pour tenir jusqu’à la crise suivante, tout cela pour nous faire traverser mille ans d’histoire jusqu’à ce qu’on soit en mesure d’édifier en toute quiétude un second Empire Galactique Encore Plus Grand sur les ruines de la vieille structure décrépite qui tombait déjà en ruine il y a cinq cents ans et s’est totalement désintégrée depuis deux siècles.
— Pourquoi me racontes-tu donc tout ça, Golan ?
— Parce que je te répète que c’est une comédie. L’ensemble est une comédie – ou si c’était vrai au début, c’est devenu une comédie depuis. Nous ne sommes pas nos propres maîtres. Ce n’est pas nous qui suivons le Plan ! »
Compor considéra son compagnon d’un regard inquisiteur. « Tu as déjà dit des choses comme ça, Golan, mais j’ai toujours cru que tu racontais des balivernes pour m’asticoter. Mais par la Galaxie, j’ai bien l’impression que tu es sérieux !
— Bien sûr que je suis sérieux !
— Tu ne peux pas. Ou tu essaies de me jouer une blague particulièrement tarabiscotée, ou tu es devenu complètement fou.
— Ni l’un ni l’autre », dit Trevize, de nouveau calme, les pouces passés dans sa ceinture, comme s’il n’avait plus besoin des mains pour ponctuer sa passion. « J’ai déjà fantasmé là-dessus, je l’admets, mais ce n’était que pure intuition. Mais la farce de ce matin m’a rendu brusquement la chose évidente et j’ai bien l’intention, à mon tour, de la rendre évidente pour le Conseil.
— Alors là, tu es effectivement fou.
— Très bien. Viens avec moi et écoute. »
Ils descendirent ensemble les marches. Il n’y avait plus qu’eux – ils furent les derniers à quitter les degrés. Et tandis que Trevize s’avançait d’un pas léger sur le parvis, Compor, bougeant silencieusement les lèvres, lança derrière son dos ce reproche muet : « Idiot ! »
Madame le Maire Harlan Branno ouvrit la séance du Conseil exécutif. C’est sans signe visible d’intérêt que son regard avait parcouru la réunion ; pourtant nul ne doutait qu’elle avait remarqué tous ceux qui étaient présents comme tous ceux qui n’étaient pas encore arrivés.
Ses cheveux gris étaient soigneusement coiffés dans un style ni franchement féminin ni faussement masculin. C’était son style de coiffure, sans plus. Ses traits neutres n’étaient pas remarquables par leur beauté mais à vrai dire, ce n’est pas la beauté que l’on cherchait en ces lieux.
Elle était l’administrateur le plus capable de la planète. Nul ne pouvait l’accuser – et nul ne le faisait – d’avoir l’éclat d’un Salvor Hardin ou d’un Hober Mallow dont les aventures avaient animé l’histoire des deux premiers siècles de la Fondation mais nul ne l’aurait non plus assimilée aux frasques des Indbur héréditaires qui avaient dirigé la Fondation juste avant l’époque du Mulet.
Ses discours n’étaient pas faits pour émouvoir ; elle n’avait pas non plus le don des effets théâtraux mais elle savait prendre avec calme des décisions et s’y tenir aussi longtemps qu’elle était persuadée d’avoir raison. Sans charisme apparent, elle avait le coup pour persuader les votants que ces calmes décisions étaient effectivement les bonnes.
Puisque selon la doctrine de Seldon, tout changement historique se révèle dans une large mesure difficile à dévier (si l’on excepte toujours l’imprévisible, facteur qu’oublient la plupart des seldonistes, malgré le déchirant épisode du Mulet), la Fondation aurait dû coûte que coûte maintenir sur Terminus sa capitale. « Aurait dû », notons-le, car Seldon, dans la toute dernière apparition de son simulacre vieux de cinq siècles, avait calmement estimé à 87,2 % sa probabilité de demeurer sur Terminus.
Quoi qu’il en soit, même pour un seldoniste, voilà qui signifiait donc qu’il y avait 12,8 % de chances que se fût effectué le transfert vers un point plus proche du centre de la Fédération, avec toutes les sinistres conséquences soulignées par Seldon. Si cette éventualité estimée à un contre huit ne s’était pas produite, c’était bien certainement grâce au Maire Branno.
Il était sûr qu’elle ne l’aurait pas permis. Elle avait traversé des périodes de considérable impopularité sans démordre de l’idée que Terminus était le siège traditionnel de la Fondation et le demeurerait. Ses ennemis politiques avaient beau jeu de la caricaturer en comparant sa forte mâchoire à un éperon de granité.
Et maintenant que Seldon avait soutenu son point de vue, voilà qu’elle se retrouvait – du moins pour l’heure – avec un écrasant avantage politique. Elle aurait, paraît-il, confié l’année précédente que si, lors de sa prochaine apparition, Seldon la soutenait effectivement, elle estimerait sa tâche remplie avec succès. Dès lors, elle se retirerait des affaires et prendrait du recul plutôt que de se risquer dans de nouvelles guerres politiques à l’issue douteuse.
Personne ne l’avait vraiment crue. Elle se sentait chez elle au milieu des guerres politiques à un point rarement rencontré chez ses prédécesseurs, et maintenant que l’image de Seldon était venue et repartie, il n’était apparemment plus question de départ en retraite.
Elle s’exprimait d’une voix parfaitement claire, avec un accent de la Fondation qu’elle ne cherchait nullement à dissimuler (elle avait à une époque eu le poste d’ambassadrice sur Mandress, mais n’avait pour autant jamais adopté ce vieil accent impérial qui était à présent tellement en vogue – et qui contribuait en partie à cette attirance quasi impériale pour les Provinces intérieures).
Elle commença : « La crise Seldon est terminée et c’est une tradition – fort sage au demeurant – qu’aucune représaille d’aucune sorte, en acte ou en parole, ne soit entreprise contre ceux qui ont soutenu le mauvais parti. Combien d’honnêtes gens ont cru trouver de bonnes raisons pour désirer ce que Seldon ne voulait pas. Il serait vain de les humilier encore, au risque qu’ils ne puissent retrouver leur amour-propre qu’en dénonçant le Plan Seldon. En revanche, c’est une coutume fort louable que ceux qui ont soutenu le parti perdant acceptent de bon cœur leur défaite et sans autre forme de procès. D’un côté comme de l’autre, la décision a été prise, irrévocablement. »
Elle marqua une pause, considéra l’assemblée d’un regard égal avant de poursuivre : « La moitié du temps est écoulé, messieurs les conseillers, la moitié du millénaire entre les deux Empires. Ce fut une période difficile mais nous avons parcouru une longue route. Nous sommes à vrai dire pratiquement déjà un Empire Galactique et il ne reste plus d’ennemis extérieurs notables.
« L’interrègne aurait duré trente mille ans en l’absence du Plan Seldon. Au bout de ces trente mille années de désintégration, sans doute l’énergie aurait-elle fait défaut pour rebâtir un nouvel Empire. Ne seraient restés peut-être que quelques mondes isolés et sans doute agonisants.
« Ce que nous avons aujourd’hui, nous le devons à Hari Seldon, et c’est à cet esprit depuis longtemps disparu que nous devons continuer de faire confiance. Le danger qui nous guette, conseillers, réside en nous-mêmes, et de ce point de vue, on ne peut officiellement douter de la valeur du plan. Agréons donc dès maintenant, avec calme mais fermeté, qu’il ne sera dorénavant jamais émis officiellement le moindre doute, la moindre critique, la moindre condamnation du Plan. Nous devons le soutenir totalement. Il a fait ses preuves sur plus de cinq siècles. C’est le garant de la sécurité de l’humanité et on ne doit en rien l’altérer. Est-ce d’accord ? »
Il y eut un léger murmure. C’est à peine si madame le Maire leva les yeux pour chercher une confirmation visuelle de leur accord : elle connaissait chacun des membres du Conseil et savait déjà comment réagirait chacun. Dans le sillage de la victoire, il n’y aurait aucune objection. L’an prochain peut-être. Mais pas maintenant. Et les problèmes de l’an prochain, elle s’y attellerait l’an prochain.
Hormis, comme toujours…
« De la télépathie, Maire Branno ? » demanda Golan Trevize, descendant à grands pas la travée et s’exprimant d’une voix forte, comme pour compenser le silence de l’assistance. Il ignora son siège – situé dans la rangée du fond puisqu’il était nouveau au Conseil.
Branno n’avait toujours pas levé la tête. Elle dit : « Votre opinion, conseiller Trevize ?
— Est que le gouvernement ne peut bannir la liberté d’expression ; que tous les individus – et à plus forte raison, les membres du Conseil qui ont été élus dans ce but – ont le droit de discuter les décisions politiques de l’heure ; et qu’aucune décision politique ne peut être isolée du Plan Seldon. »
Branno croisa les mains et leva les yeux. Son visage était inexpressif. Elle répondit : « Conseiller Trevize, vous êtes irrégulièrement entré dans ce débat, et ce faisant, vous vous en êtes exclu. Toutefois, vous ayant demandé d’exprimer votre opinion, je m’en vais à présent vous répondre.
« Il n’y a aucune limite à la liberté d’expression dans le cadre du Plan Seldon. Le Plan seul nous limite par sa nature même. Il peut y avoir bien des façons d’interpréter les événements avant que l’image ne présente la décision finale mais une fois cette décision prise, le Conseil n’a plus à la remettre en question. Pas plus qu’on ne doit à l’avance la remettre en question – comme si l’on s’avisait de dire : “ Si jamais Hari Seldon devait décider ceci ou cela, il aurait tort. ”
— Et pourtant, si quelqu’un était sincèrement de cette opinion, madame le Maire ?
— Eh bien, ce quelqu’un pourrait l’exprimer, à condition que ce soit auprès d’une personne privée, et seulement en privé.
— Vous voulez donc dire que les limitations à la liberté d’expression que vous vous proposez d’instaurer ne s’appliquent entièrement, et exclusivement, qu’aux fonctionnaires du gouvernement ?
— C’est exact. Le principe n’est pas neuf dans le cadre des lois de la Fondation et fut déjà appliqué par des Maires de toutes tendances. Le point de vue d’un particulier ne signifie rien ; l’expression officielle d’une opinion a un poids, et peut se révéler dangereuse. Nous ne sommes pas allés aussi loin pour risquer un tel danger maintenant.
— Puis-je faire remarquer, madame le Maire, que le principe que vous invoquez n’a été appliqué par le Conseil qu’en des cas bien précis, strictement limités et fort peu nombreux. Jamais le Conseil ne l’a appliqué dans un cadre aussi vaste et mal défini que celui du Plan Seldon.
— C’est le Plan Seldon qui a le plus besoin de protection car c’est précisément là qu’une telle remise en question peut se révéler la plus lourde de conséquences.
— N’avez-vous pas envisagé, Maire Branno… » Trevize s’interrompit pour se tourner à présent vers les rangs des conseillers assis et qui semblaient, comme un seul homme, retenir leur souffle comme dans l’attente d’un duel. « Et vous, reprit-il, membres du Conseil, n’avez-vous pas envisagé la possibilité, fort probable, qu’il n’y ait pas de Plan Seldon du tout ?
— Nous avons tous pu le voir à l’œuvre encore aujourd’hui », contra le Maire Branno, d’autant plus calme que Trevize devenait plus fougueux et lyrique.
« Et c’est bien précisément parce que nous l’avons vu à l’œuvre aujourd’hui, mesdames et messieurs les conseillers, que nous pouvons constater que le Plan Seldon, tel qu’on nous a demandé d’y croire, ne peut pas exister.
— Conseiller Trevize, vous outrepassez vos droits et je vous interdis de poursuivre dans cette voie.
— Vous oubliez que je bénéficie de l’immunité de ma charge…
— Cette immunité vous est dorénavant retirée, conseiller.
— Vous ne pouvez pas me la retirer : votre décision de limiter la liberté d’expression ne peut, en soi, avoir force de loi. Il n’y a pas eu vote du Conseil sur ce point et même si cela était, je serais en droit de remettre en question sa légalité.
— Ce retrait, conseiller, n’a rien à voir avec mes décisions visant à protéger le Plan Seldon.
— Dans ce cas, sur quoi le fondez-vous ?
— Je vais vous le dire : vous êtes accusé de trahison, conseiller. Je souhaiterais épargner à cette assemblée le désagrément d’une arrestation en pleine Chambre mais je vous signale que derrière cette porte vous attendent des gardes de la sécurité qui sont chargés de vous mettre la main dessus dès que vous serez sorti. Je vais vous demander à présent de quitter cette salle sans faire de difficulté. Le moindre geste inconsidéré de votre part serait bien entendu interprété comme une agression, forçant la sécurité à pénétrer dans la Chambre. J’espère que vous ne nous contraindrez pas à cette extrémité. »
Trevize fronça les sourcils. La salle du Conseil était plongée dans un silence absolu (qui pouvait s’attendre à cela, hormis lui, et Compor ?). Il se retourna vers la porte. Il ne vit rien mais il était certain que le Maire Branno ne bluffait pas.
Il en bafouilla de rage : « Je rep… je représente une importante circonscription, Maire Branno, nombre d’électeurs…
— Et nul doute que vous allez les décevoir.
— Sur quelle preuve étayez-vous donc cette accusation délirante ?
— Cela sera révélé en temps opportun mais soyez assuré que nous détenons tout ce qu’il faut. Vous êtes un jeune homme extrêmement indiscret et vous devriez vous rendre compte que l’on peut fort bien être votre ami sans pour autant souhaiter vous suivre dans votre trahison… »
Trevize fit volte-face, cherchant du regard les yeux bleus de Compor. Celui-ci soutint son regard, impassible.
Le Maire Branno poursuivit, calmement : « Je ferai remarquer à l’assistance qu’au moment où j’ai énoncé ma dernière phrase, le conseiller Trevize s’est tourné pour regarder le conseiller Compor…
« Voulez-vous sortir, à présent, conseiller Trevize, ou bien allez-vous me contraindre à la pénible procédure d’une arrestation en pleine Chambre ? »
Golan Trevize se tourna, gravit de nouveau les marches de la salle du Conseil et, une fois à la sortie, se retrouva encadré par deux hommes en uniforme, bardés d’armes.
Et le regardant partir, impassible, Harlan Branno murmura entre ses lèvres à peine entrouvertes : « Idiot ! »
Liono Kodell était directeur de la sécurité depuis le mandat du Maire Branno. Ce n’était pas un boulot très foulant, à l’en croire. Mais fallait-il le croire ? Nul n’aurait su l’affirmer. Il n’avait pas l’air d’un menteur mais cela ne signifiait pas nécessairement grand-chose.
Il paraissait amical et bon enfant mais c’était peut-être par nécessité professionnelle. D’une taille plutôt inférieure à la moyenne et d’un poids plutôt supérieur, il arborait une moustache en broussaille (des plus inhabituelles chez un citoyen de Terminus) à présent plus blanche que grise, de pétillants yeux marron et la caractéristique barrette de couleur au revers de la poche de poitrine de sa terne tunique.
« Asseyez-vous, Trevize, lança-t-il. Et tâchons de garder à cet entretien une tournure amicale.
— Amicale ? Avec un traître ? » Trevize passa les pouces dans son ceinturon et resta debout.
« Avec un présumé traître. Nous n’en sommes pas encore au point où une accusation – même si elle est émise par le Maire en personne – équivaut à une condamnation. J’ose espérer que nous n’en arriverons pas là. Mon boulot est de vous disculper, si je le peux. Je préférerais de beaucoup le faire tout de suite, tant qu’aucun mal n’est fait – sinon peut-être à votre amour-propre – plutôt que d’être contraint à porter la chose sur la place publique. Je pense que vous me suivrez sur ce point. »
Mais Trevize ne se radoucit pas : « Trêve de complaisance. Votre boulot est de me harceler comme si j’étais effectivement un traître. Or je n’en suis pas un et je n’apprécie guère la nécessité de devoir le démontrer pour votre profit. Pourquoi ne serait-il pas à vous de faire la preuve de votre loyauté, à mon profit ?
— En principe, rien ne s’y oppose. L’ennui, toutefois, est que j’ai la force de mon côté et qu’à cause de cela, c’est à moi de poser les questions, pas à vous. Si le moindre soupçon de trahison ou de déloyauté se portait contre moi, soit dit en passant, j’imagine que je me retrouverais remplacé et illico interrogé à mon tour par quelqu’un qui, je l’espère sincèrement, ne me traiterait pas plus mal que je n’ai l’intention de vous traiter.
— Et comment comptez-vous me traiter ?
— Disons, je suppose, en ami et en égal, si vous voulez bien faire de même avec moi.
— Vous voulez peut-être que je vous serve un verre ? demanda Trevize, sarcastique.
— Plus tard, peut-être, mais pour l’instant, asseyez-vous. Je vous le demande entre amis. »
Trevize hésita, puis s’assit. Continuer à faire preuve de méfiance lui semblait soudain bien vain. « Et maintenant ? demanda-t-il.
— Maintenant, puis-je vous demander de répondre sincèrement et complètement à mes questions, sans chercher à les éluder ?
— Et dans le cas contraire ? Quelle est la menace sous-jacente ? Une sonde psychique ?
— J’espère que non.
— Moi de même. Vous n’oseriez pas avec un conseiller. D’ailleurs elle ne révélerait aucune trahison et une fois que je serais acquitté, je me ferais un plaisir d’avoir votre tête et peut-être même celle de madame le Maire, en passant. Tiens, cela vaudrait presque la peine que j’y passe… »
Kodell fronça les sourcils, puis hocha doucement la tête. « Oh ! non. Oh ! non. Trop de risques de dégâts au cerveau. Le rétablissement est parfois lent, et, pour vous, le jeu n’en vaudrait certainement pas la chandelle. Certainement pas. Vous savez, quelquefois, pour peu que la sonde soit utilisée sous l’empire de l’exaspération…
— Des menaces, Kodell ?
— Le simple constat d’une réalité, Trevize. Entendez-moi bien, conseiller : si je dois utiliser la sonde, je l’utiliserai et même si vous êtes innocent, vous n’aurez aucun recours.
— Que voulez-vous savoir ? »
Kodell bascula un interrupteur sur le bureau devant lui puis dit : « Mes questions comme vos réponses vont être enregistrées – en audio et en vidéo. Je ne vous demande aucune déclaration volontaire, ni aucune prise de position délibérée. Pas pour l’instant, du moins. Vous me comprenez, j’en suis sûr…
— Je comprends surtout que vous n’allez enregistrer que ce qui vous convient, remarqua Trevize, méprisant.
— C’est exact mais encore une fois, entendons-nous bien. Je ne déformerai en rien ce que vous allez me dire. Je l’utiliserai ou ne l’utiliserai pas, c’est tout. Mais vous saurez ce que je n’utiliserai pas, ainsi ne perdrons-nous ni mon temps ni le vôtre.
— On verra.
— Nous avons tout lieu de penser, conseiller Trevize » et quelque chose dans son ton officiel prouvait à l’évidence qu’il était en train d’enregistrer, « que vous avez déclaré ouvertement, et en maintes occasions, que vous ne croyiez pas en l’existence du Plan Seldon. »
Trevize répondit lentement : « Si je l’ai dit si ouvertement, et en maintes occasions, que vous faut-il de plus ?
— Ne perdons pas de temps en arguties, conseiller. Vous savez ce qu’il me faut, ce sont des aveux spontanés, de votre propre bouche, caractérisés par votre empreinte vocale personnelle, et dans d’indiscutables conditions de parfaite maîtrise de soi.
— Parce que, je suppose, tout usage de l’hypnose, par des moyens chimiques ou autres, altérerait les empreintes vocales ?
— De manière très nette.
— Et vous voulez vous empresser de prouver que vous n’avez employé aucune méthode répréhensible pour interroger un conseiller ? Je ne vous le reproche pas.
— J’en suis heureux, conseiller. Dans ce cas, poursuivons. Vous avez donc déclaré ouvertement, et en maintes occasions, que vous ne croyiez pas en l’existence du Plan Seldon. Admettez-vous ce fait ? »
Trevize répondit en choisissant soigneusement ses mots : « Je ne crois pas que ce que nous nommons “ Plan Seldon ” ait la signification que nous lui attribuons couramment.
— Déclaration vague. Pourriez-vous préciser ?
— Mon opinion est que la notion courante selon laquelle, il y a cinq siècles, Hari Seldon, appliquant les lois mathématiques de la psychohistoire, aurait défini le cours des événements humains jusque dans leurs moindres détails, cours qui nous conduirait du premier au second Empire Galactique selon la ligne de probabilité maximale, mon opinion est que cette notion est naïve. Ça ne peut pas exister.
— Entendez-vous par là que, selon vous, Hari Seldon n’aurait jamais existé ?
— Pas du tout. Bien sûr qu’il a existé.
— Qu’il n’a jamais été à l’origine de la science de la psychohistoire ?
— Non, bien évidemment non. Voyez-vous, directeur, je m’en serais volontiers expliqué devant le Conseil si on me l’avait permis et je vais le faire pour vous. La vérité que je m’apprête à révéler vous paraîtra si évidente… »
Le directeur de la sécurité avait calmement – et très ouvertement – arrêté l’enregistreur.
Trevize s’interrompit et fronça les sourcils : « Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Vous me faites perdre mon temps, conseiller. Je ne vous ai pas demandé de discours.
— Vous me demandez bien d’expliquer mon point de vue, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Je vous demande de répondre à mes questions – simplement, directement, et sans dévier. Répondez uniquement aux questions et uniquement sur ce que je vous ai demandé. Faites ce que je vous dis, et ce ne sera pas long.
— Vous voulez dire que vous allez m’extorquer des déclarations destinées à accréditer la version officielle de ce que je suis censé avoir fait ?
— Nous vous demandons seulement de faire des déclarations sincères et je vous garantis qu’elles ne seront pas altérées. Je vous en prie, laissez-moi reprendre maintenant : nous parlions de Hari Seldon. » L’enregistreur était de nouveau en route et Kodell répéta calmement : « qu’il n’a jamais été à l’origine de la science de la psychohistoire ?
— Bien sûr, qu’il est à l’origine de ce que nous appelons la psychohistoire », dit Trevize, cachant mal son impatience, avec un geste passionné plein d’exaspération.
« … que vous définiriez comment ? s’enquit le directeur.
— Par la Galaxie ! On la définit couramment comme la branche des mathématiques traitant des réactions globales de vastes populations humaines face à des stimuli donnés dans des circonstances données. En d’autres termes, elle est censée prédire les changements historiques et sociaux.
— Vous dites “ censée ”. Fondez-vous cette remise en question sur des bases mathématiques ?
— Non, je ne suis pas un psychohistorien. Pas plus qu’aucun membre du gouvernement de la Fondation, ni qu’aucun citoyen de Terminus, ni… »
Kodell leva la main et dit d’une voix douce : « Conseiller, je vous en prie ! » Trevize se tut.
Kodell reprit : « Avez-vous quelque raison de supposer que Hari Seldon n’aurait pas fait les analyses visant à déterminer – aussi efficacement que possible – les facteurs permettant de maximiser la probabilité et de minimiser le délai de passage entre le premier et le second Empire, par le biais de la Fondation ?
— Je n’y étais pas », rétorqua Trevize, sardonique. « Comment le saurais-je ?
— Pouvez-vous affirmer qu’il ne l’a pas fait ?
— Non.
— Nieriez-vous, par hasard, que l’image holographique de Hari Seldon, apparue à chacune des crises historiques qui ont jalonné ces cinq derniers siècles, soit effectivement un cliché de Hari Seldon en personne, pris durant la dernière année de son existence, peu avant l’instauration de la Fondation ?
— Je suppose que je ne peux pas le nier.
— Vous “ supposez ”. Pouvez-vous m’affirmer qu’il s’agit d’un faux, d’une mystification montée dans le passé par quelque individu dans un but précis ? »
Trevize soupira. « Non. Je ne maintiens pas cela.
— Êtes-vous prêt à maintenir que les messages délivrés par Hari Seldon sont d’une manière ou d’une autre manipulés par un tiers ?
— Non. Je n’ai aucune raison de penser qu’une telle manipulation soit possible ou même d’un quelconque intérêt.
— Je vois. Vous avez pu assister à la toute dernière apparition de l’image de Seldon. N’avez-vous pas trouvé que son analyse – élaborée il y a cinq cents ans – correspondait très précisément à la situation présente ?
— Au contraire, dit Trevize avec un entrain soudain. Elle y correspondait très précisément. »
Kodell parut ne pas relever l’émotion de son interlocuteur. « Et pourtant, conseiller, après l’apparition de Seldon, vous persistez à maintenir que le Plan Seldon n’existe pas.
— Bien entendu : je maintiens qu’il n’existe pas, précisément à cause de la perfection avec laquelle son analyse correspond aux… »
Mais Kodell avait déjà coupé l’enregistrement. « Conseiller, dit-il avec un hochement de tête, vous m’obligez encore à effacer. Je vous demande si vous persistez dans vos idées bizarres et vous commencez à me donner des raisons. Laissez-moi vous répéter ma question. »
Il reprit : « Et pourtant, conseiller, après l’apparition de Seldon, vous persistez à maintenir que le Plan Seldon n’existe pas.
— Comment le savez-vous ? Personne n’a eu l’occasion de parler avec mon délateur et néanmoins ami Compor, après cette dernière apparition.
— Disons que nous avons fait nos déductions, conseiller, et ajoutons que vous y avez déjà répondu par l’affirmative : “ Bien entendu ” avez-vous dit à l’instant. Si vous voulez bien vous donner la peine de le répéter sans ajouter d’autres mentions, nous pourrons enchaîner.
— Bien entendu, répéta Trevize, ironique.
— Bon, dit Kodell, on verra lequel de ces “ bien entendu ” sonne le plus naturel. Merci conseiller », et il coupa de nouveau l’enregistreur.
« C’est tout ? demanda Trevize.
— Pour ce dont j’ai besoin, oui.
— Manifestement, ce dont vous avez besoin, c’est d’un jeu de questions et de réponses que vous puissiez présenter devant Terminus et toute la Fédération qu’elle dirige, destiné à accréditer l’idée que j’admets intégralement la légende du Plan Seldon. De telle sorte que toute dénégation ultérieure de ma part ne puisse apparaître que comme du donquichottisme ou de la folie pure et simple.
— … voire de la trahison, aux yeux d’une multitude excitée qui voit dans le plan un rouage essentiel à la sécurité de la Fondation. Il ne sera peut-être pas nécessaire de rendre public tout ceci, conseiller Trevize, si nous pouvons arriver à nous entendre mais si jamais il fallait en arriver là, croyez bien que nous veillerions à ce que la Fondation l’apprenne.
— Êtes-vous assez stupide, monsieur », dit Trevize en fronçant les sourcils, « pour vous désintéresser totalement de ce que j’ai réellement à vous révéler ?
— En tant qu’être humain, je suis vivement intéressé et je vous garantis que si l’occasion se présente, je vous écouterai – non sans quelque scepticisme – mais avec intérêt. En tant que directeur de la sécurité, toutefois, j’ai recueilli pour l’heure exactement tout ce qu’il me faut.
— J’espère que vous êtes conscient que cela ne vous vaudra, à vous pas plus qu’au Maire, rien de bon.
— Comme c’est curieux : je suis précisément de l’avis contraire. Cela dit, vous pouvez sortir. Sous bonne garde, bien entendu.
— Et où doit-on m’emmener ? »
Kodell se contenta de sourire. « Au revoir, conseiller. Vous n’avez pas été parfaitement coopératif mais il eût été irréaliste d’espérer le contraire. »
Il lui tendit la main.
Trevize, qui s’était levé, l’ignora. Il défroissa sa tunique et dit : « Vous ne faites que retarder l’inévitable. D’autres doivent penser comme moi en ce moment, ou en tout cas, ils y viendront plus tard. M’emprisonner ou me tuer ne servira qu’à provoquer la surprise et, au bout du compte, à accélérer le processus. Mais à la fin, la vérité et moi, nous vaincrons. »
Kodell retira sa main et hocha lentement la tête : « Décidément, Trevize, vous êtes vraiment un idiot. »
Ce ne fut pas avant minuit que deux gardes vinrent rechercher Trevize dans ce qui était – il devait bien l’admettre – une chambre fort luxueuse, au quartier général de la sécurité. Luxueuse mais verrouillée. En d’autres termes, une cellule.
Trevize avait eu plus de quatre heures pour faire un douloureux examen de conscience, tout en arpentant la pièce de long en large.
Pourquoi avoir fait confiance à Compor ?
Et pourquoi pas ? Il avait tellement semblé convaincu. Non, pas exactement : il avait semblé tellement prêt à se laisser convaincre. Non. Pas ça non plus. Il avait semblé si stupide, si facile à dominer, si clairement dénué d’opinion personnelle que Trevize avait pris un malin plaisir à l’utiliser comme une bien confortable chambre de résonance. Compor avait aidé Trevize à améliorer et à peaufiner ses opinions. Il lui avait été utile et Trevize lui avait fait confiance pour la simple et bonne raison que c’était plus pratique ainsi.
Mais pour l’heure, il lui était bien inutile de savoir s’il aurait ou non dû voir clair en lui. Il aurait mieux fait de suivre ce simple précepte : ne se fier à personne.
Oui, mais peut-on passer toute sa vie à ne se fier à personne ?
Évidemment non.
Et puis, qui aurait songé que Branno aurait l’audace de virer en pleine séance un membre du Conseil – et sans qu’un conseiller bouge le petit doigt pour défendre l’un de ses pairs ! Même si dans leur intime conviction, ils n’étaient pas d’accord avec Trevize, même s’ils étaient prêts à parier sur chaque goutte de leur sang que Branno avait raison, ils auraient quand même dû, par principe, s’élever devant cette violation de leurs prérogatives. Branno de Bronze, la surnommait-on parfois et certes, elle agissait avec l’inflexibilité du métal.
A moins qu’elle ne fût elle aussi entre les mains de…
Non ! C’était tomber dans la paranoïa.
Et pourtant…
Son esprit tournait en rond et n’était toujours pas sorti de ces ornières répétitives lorsqu’entrèrent les deux gardes.
« Vous allez devoir nous suivre, conseiller », dit le supérieur hiérarchique sur un ton de froide gravité. Son insigne indiquait le grade de lieutenant. Il avait une petite cicatrice sur la joue droite et semblait fatigué, comme s’il était à la tâche depuis bien trop longtemps, sans avoir eu l’occasion de faire grand-chose – ainsi qu’il est prévisible dans le cas d’un soldat dont le pays est en paix depuis plus d’un siècle.
Trevize ne bougea pas : « Votre nom, lieutenant.
— Je suis le lieutenant Evander Sopellor, conseiller.
— Vous vous rendez compte que vous enfreignez la loi, lieutenant Sopellor ? Vous n’avez pas le droit d’arrêter un conseiller.
— Nous avons reçu des ordres, monsieur.
— Peu importe. On ne peut pas vous avoir ordonné d’arrêter un conseiller. Vous devez être bien conscient que vous risquez la cour martiale.
— Vous n’êtes pas arrêté, conseiller, remarqua le lieutenant.
— Dans ce cas, je n’ai pas à vous suivre, n’est-ce pas ?
— Nous avons reçu l’ordre de vous escorter jusque chez vous.
— Je connais le chemin.
— … et de vous protéger durant le trajet.
— De quoi ?… ou de qui ?
— D’un éventuel rassemblement.
— A minuit ?
— C’est bien pourquoi nous avons attendu jusqu’à minuit, monsieur. Et à présent, dans l’intérêt même de votre protection, nous devons vous demander de nous suivre. Puis-je ajouter (non pas à titre de menace mais simplement d’information) que nous avons l’autorisation d’user de la force, si nécessaire. »
Trevize avait certes remarqué les fouets neuroniques dont ils étaient armés. Il se leva, avec dignité, du moins l’espérait-il. « Eh bien, allons chez moi – à moins que je ne découvre au bout du compte que vous m’amenez en prison ?
— Nous n’avons pas reçu instruction de vous mentir, monsieur », dit le lieutenant, dans un sursaut d’amour-propre. Trevize comprit qu’il était en face d’un vrai professionnel qui ne mentirait qu’après en avoir explicitement reçu l’ordre – et que même alors, son expression comme son intonation le trahiraient.
Trevize se reprit : « Je vous prie de m’excuser, lieutenant. Je n’avais certes pas l’intention de mettre votre parole en doute. »
Une voiture les attendait dehors. La rue était vide et il n’y avait pas la moindre trace d’être humain – encore moins d’un rassemblement. Mais le lieutenant n’avait pas menti : il n’avait jamais dit qu’il y aurait un rassemblement ou qu’il s’en formerait un. Il avait tout au plus fait référence à « un éventuel rassemblement ». Une simple « éventualité ».
Le lieutenant avait pris soin de s’interposer entre Trevize et le véhicule. Il lui aurait été impossible de s’enfuir. Le lieutenant pénétra dans la voiture sur ses talons et s’assit à côté de lui sur la banquette arrière.
L’engin démarra.
« Une fois rentré chez moi, dit Trevize, je suppose que je pourrai librement vaquer à mes affaires – et, par exemple, sortir, éventuellement.
— Nous n’avons pas reçu instruction d’entraver votre liberté de mouvement, conseiller, dans le cadre toutefois de notre mission de protection.
— Dans le cadre de votre mission… Et qu’entendez-vous par là ?
— J’ai l’ordre de vous prévenir qu’une fois chez vous, vous êtes avisé de ne plus en sortir. Les rues ne sont pas sûres et je suis responsable de votre sécurité.
— Vous voulez dire que je suis assigné à résidence.
— Je ne suis pas juriste, conseiller. J’ignore ce que cela veut dire. »
Il regardait droit devant lui mais son coude effleurait Trevize : ce dernier n’aurait pu faire un geste, si minime fût-il, sans que le lieutenant ne le remarquât aussitôt.
Le véhicule s’immobilisa devant la petite maison qu’habitait Trevize, dans le faubourg de Flexner. En ce moment, il n’avait pas de compagne – Flavella s’étant lassée de l’existence erratique que lui imposait sa fonction au Conseil – aussi ne comptait-il pas être attendu.
« Est-ce que je sors tout de suite ?
— Je vais sortir en premier, conseiller. Nous vous escorterons à l’intérieur.
— Toujours pour ma sécurité.
— Oui, monsieur. »
Il y avait deux gardes en faction derrière sa porte. On avait allumé une veilleuse mais les fenêtres ayant été obturées, elle demeurait invisible de l’extérieur.
Un bref instant, il se sentit outré par cette invasion de son domicile puis rapidement écarta le problème en haussant mentalement les épaules. Si le Conseil était incapable de le protéger dans son enceinte même, ce n’était sûrement pas son domicile qui pourrait lui servir de forteresse.
« Combien de vos hommes en tout avez-vous ici ? Un régiment ?
— Non, conseiller », lui répondit une voix sèche mais posée. « Il n’y a qu’une seule personne ici en dehors de celles que vous voyez. Et je crois vous avoir assez attendu. »
Harlan Branno, Maire de Terminus, s’encadra dans la porte du séjour. « Il serait temps, ne trouvez-vous pas, que nous ayons enfin une conversation ? »
Trevize la regarda, éberlué : « Toute cette comédie pour… »
Mais Branno l’interrompit d’une voix basse et ferme : « Du calme, conseiller – et vous quatre, dehors ! Dehors ! Il n’y a rien à craindre. »
Les quatre gardes saluèrent et tournèrent les talons. Trevize et Branno étaient seuls.