Janov Pelorat avait les cheveux blancs et ses traits, au repos, étaient plutôt inexpressifs. Ses traits étaient d’ailleurs le plus souvent au repos. Il était de taille et de corpulence moyennes et tendait à se mouvoir sans hâte et à ne s’exprimer qu’après mûre réflexion. Il paraissait beaucoup plus que ses cinquante-deux ans.
Il n’avait jamais quitté Terminus, détail des plus inhabituels, surtout pour un homme de sa profession. Lui-même n’aurait su dire s’il avait ces manières casanières à cause de – ou bien malgré – son obsession pour l’histoire.
Une obsession qui l’avait pris tout soudain à l’âge de quinze ans lorsque, à la faveur de quelque indisposition, on lui avait offert un recueil de légendes antiques. Il y avait découvert ce leitmotiv d’un monde isolé et solitaire – un monde qui n’avait même pas conscience de cette isolation car il n’avait jamais connu rien d’autre.
Son état avait aussitôt commencé de s’améliorer : en l’espace de deux jours, il avait lu trois fois le livre et quittait le lit. Le lendemain, il était derrière sa console, à chercher dans les banques de données de la bibliothèque universitaire de Terminus les traces éventuelles de légendes analogues.
C’étaient précisément de telles légendes qui l’avaient accaparé depuis. Certes, la bibliothèque universitaire de Terminus ne l’avait guère éclairé sur ce point mais, en grandissant, il avait appris à goûter les joies des prêts interbibliothécaires. Il avait en sa possession des tirages qui lui étaient parvenus par hyperfaisceaux de régions aussi éloignées qu’Ifnia.
Il était ensuite devenu professeur d’histoire antique et se retrouvait aujourd’hui au seuil de son premier congé sabbatique – congé demandé dans l’idée d’effectuer un voyage spatial (son premier) jusqu’à Trantor même – trente-sept ans plus tard.
Pelorat était tout à fait conscient qu’il était fort inhabituel pour un citoyen de Terminus de n’avoir jamais été dans l’espace. Mais ce n’était nullement de sa part un désir de se singulariser. Simplement, chaque fois que s’était présentée pour lui l’occasion de partir, quelque ouvrage nouveau, quelque étude originale, quelque analyse inédite, l’avaient retenu. Il reportait alors le voyage projeté, le temps d’épuiser ce sujet neuf et, si possible, d’y contribuer en ajoutant un nouvel élément, une nouvelle hypothèse, une nouvelle idée à la montagne déjà amassée. En fin de compte, son unique regret était de n’avoir jamais pu effectuer ce voyage à Trantor.
Trantor avait été la capitale du premier Empire Galactique ; la résidence des empereurs douze siècles durant et, avant cela, la capitale de l’un des plus importants royaumes pré-impériaux qui avait peu à peu capturé (ou du moins absorbé) les royaumes voisins pour aboutir à cet Empire.
Trantor avait été une cité de taille planétaire, une cité caparaçonnée de métal. Pelorat en avait lu la description dans les œuvres de Gaal Dornick qui l’avait visitée du temps de Hari Seldon lui-même. L’ouvrage de Dornick était épuisé et l’exemplaire que détenait Pelorat aurait pu être revendu la moitié du salaire annuel de l’historien. Lequel aurait été horrifié à l’idée qu’il pût s’en dessaisir.
Ce qui sur Trantor intéressait Pelorat, c’était bien évidemment la Bibliothèque Galactique qui, du temps de l’Empire (c’était alors la Bibliothèque Impériale), avait été la plus grande de toute la Galaxie. Trantor était la capitale de l’empire le plus vaste et le plus peuplé que l’humanité ait jamais connu. Ville unique recouvrant une planète entière et peuplée de plus de quarante milliards d’habitants, sa Bibliothèque avait réuni l’ensemble des œuvres (plus ou moins) créatives de l’humanité, recueilli la somme intégrale de ses connaissances. Le tout numérisé de manière si complexe qu’il fallait des experts en informatique pour en manipuler les ordinateurs.
Qui plus est, cette Bibliothèque avait survécu. Pour Pelorat, c’était bien là le plus surprenant de la chose. Lors de la chute et du sac de Trantor, près de deux siècles et demi plus tôt, la planète avait subi d’épouvantables ravages et sa population souffert au-delà de toute description – et pourtant, la Bibliothèque avait survécu, protégée (racontait-on) par les étudiants de l’Université, équipés d’armes ingénieusement conçues. (D’aucuns pensaient toutefois que la relation de cette défense par les étudiants pouvait bien avoir été entièrement romancée.)
Quoi qu’il en soit, la Bibliothèque avait traversé la période de dévastation. C’est dans une bibliothèque intacte, au milieu d’un monde en ruine, qu’avait travaillé Ebling Mis lorsqu’il avait failli localiser la Seconde Fondation (selon la légende à laquelle les citoyens de la Fondation croyaient encore bien que les historiens l’eussent toujours considérée avec quelque réserve). Les trois générations de Darell – Bayta, Toran et Arkady – étaient chacune, à un moment ou à un autre, allées à Trantor. Arkady toutefois n’avait pas visité la Bibliothèque et, depuis cette époque, la Bibliothèque ne s’était plus immiscée dans l’histoire galactique.
Aucun membre de la Fondation n’était retourné sur Trantor en cent vingt ans mais rien ne permettait de croire que la Bibliothèque ne fût pas toujours là. Qu’elle ne se soit pas fait remarquer était la plus sûre preuve de sa pérennité : sa destruction aurait très certainement fait du bruit.
La Bibliothèque de Trantor était archaïque et démodée – elle l’était déjà du temps d’Ebling Mis – mais ce n’en était que mieux pour Pelorat qui se frottait toujours les mains d’excitation à l’idée d’une bibliothèque à la fois vieille et démodée. Plus elle l’était, vieille et démodée, et plus il aurait des chances d’y trouver ce qu’il cherchait. Dans ses rêves, il se voyait entrer dans l’édifice et demander, haletant d’inquiétude : « La Bibliothèque a-t-elle été modernisée ? Avez-vous jeté les vieilles bandes et les anciennes mémoires ? » Et toujours, il s’imaginait la réponse d’antiques et poussiéreux bibliothécaires : « Telle qu’elle fut, professeur, telle vous la trouvez. »
Et voilà que son rêve allait se réaliser ! Madame le Maire en personne l’en avait assuré. Comment elle avait eu vent de ses recherches, il n’en avait guère idée. Il n’avait pas réussi à publier grand-chose : bien peu de ses travaux méritaient une communication et les quelques-uns à avoir été publiés n’avaient guère laissé de trace. Pourtant, on disait que Branno la Dame de Bronze était au courant de tout ce qui se passait sur Terminus et qu’elle avait des yeux jusqu’au bout des doigts et des orteils. Pelorat était prêt à le croire mais si elle connaissait ses recherches, pourquoi diable n’en avait-elle pas discerné l’importance en lui accordant un peu plus tôt un modeste soutien financier ?
En quelque sorte, songea-t-il en se forçant à être le plus amer possible, la Fondation garde les yeux obstinément fixés sur l’avenir : ce qui lui importait, c’était l’avènement du second Empire et sa destinée future. Elle n’avait ni le temps ni le désir de se pencher sur son passé – et ceux qui le faisaient avaient tendance à l’irriter. C’était manifestement fort bête mais il ne pouvait pas à lui tout seul combattre la bêtise. Et puis, cela valait peut-être mieux. Il se gardait ainsi pour lui ce grand dessein et le jour finirait par venir où l’on reconnaîtrait en Janov Pelorat le grand pionnier de la quête fondamentale.
Ce qui bien sûr voulait dire (et il avait trop d’honnêteté intellectuelle pour ne pas l’admettre) que lui aussi avait les yeux tournés vers l’avenir – un avenir dans lequel il se verrait reconnu, et considéré comme un héros, l’égal de Hari Seldon ; plus grand même, en fait, car que pesait une prospective établie sur mille ans dans l’avenir, face à la révélation d’un passé enfoui et remontant au moins à vingt-cinq millénaires ?
Et voilà que son heure avait enfin sonné. Son heure était venue !
Le Maire lui avait dit que ce serait pour le lendemain de l’apparition de l’image de Seldon. C’était pour cette seule raison que Pelorat s’était d’ailleurs intéressé à la crise Seldon, qui depuis des mois occupait l’esprit de tous sur Terminus, voire dans toute l’étendue de la Fédération.
Ça ne lui aurait personnellement fait ni chaud ni froid que la capitale de la Fondation restât sur Terminus ou fût transférée ailleurs. Et maintenant que la crise était résolue, il n’aurait su dire avec certitude quel parti Seldon avait finalement soutenu – voire même s’il avait abordé ledit sujet.
Il lui suffisait de savoir que Seldon était apparu et donc que son heure avait sonné.
Ce fut peu après deux heures de l’après-midi qu’un glisseur s’immobilisa dans l’allée devant sa demeure quelque peu isolée, à la sortie de Terminus.
Une porte coulissa à l’arrière du véhicule. En descendirent un garde portant l’uniforme des compagnies de sécurité de la mairie, puis un jeune homme, puis enfin deux autres gardes.
Pelorat fut impressionné malgré lui. Non seulement madame le Maire connaissait ses travaux mais, à l’évidence, elle y attachait la plus haute importance puisque l’homme qui devait l’accompagner se voyait doté d’une garde d’honneur ; sans parler qu’on lui avait promis un vaisseau de première classe, que cet homme pourrait justement piloter. Décidément, très flatteur ! Très…
Sa gouvernante ouvrit la porte. Le jeune homme entra et les deux gardes prirent position de part et d’autre de l’entrée. Par la fenêtre, Pelorat vit que le troisième homme était demeuré à l’extérieur et qu’un second glisseur venait de s’arrêter. Encore des gardes !
Troublant !
Il se retourna pour accueillir le jeune homme et découvrit avec surprise qu’il le reconnaissait. Il l’avait vu en holovision. « Mais vous êtes ce conseiller… C’est vous, Trevize !
— Golan Trevize. Effectivement. Et vous, le professeur Janov Pelorat ?
— Oui, oui, dit l’intéressé. Êtes-vous celui qui doit…
— Nous allons voyager ensemble, coupa Trevize, impassible. A ce qu’on m’a dit.
— Mais vous n’êtes pas historien.
— Non, certes pas. Vous l’avez dit vous-même : je suis un conseiller, un politicien.
— Certes, certes… Mais où ai-je la tête ? C’est moi l’historien, alors pourquoi s’encombrer d’un second ? Vous, vous pouvez piloter l’astronef.
— Oui, je suis plutôt bon pilote.
— Eh bien, dans ce cas, voilà une bonne chose de réglée. Excellent ! Je crains en effet que l’esprit pratique ne soit pas mon fort, mon jeune ami, aussi, si d’aventure c’était là votre domaine, nous ferions assurément une bonne équipe…
— Je ne suis pas pour l’heure convaincu de l’excellence de mes capacités en la matière mais nous n’avons, semble-t-il, guère d’autre choix que d’essayer de former une bonne équipe.
— Espérons alors que je saurai vaincre mes incertitudes quant à l’espace… C’est que, voyez-vous, conseiller, je n’y suis encore jamais allé. Je ne suis qu’un vulgaire rampant, si tel est bien le terme. Au fait, aimeriez-vous une tasse de thé ? Je vais demander à Kloda de nous préparer quelque chose. J’ai cru comprendre que nous avions quelques heures devant nous avant le départ, après tout. Je suis prêt, toutefois : j’ai pu obtenir tout le nécessaire pour nous deux. Madame le Maire s’est montrée particulièrement coopérative. Surprenant, d’ailleurs, cet intérêt pour le projet…
— Vous étiez donc au courant ? Depuis combien de temps ?
— Le Maire m’a contacté, voyons… » ici, Pelorat fronça légèrement les sourcils, comme absorbé dans quelque calcul « il y a bien deux ou trois semaines. J’en fus, je dois dire, absolument ravi. Et maintenant que je me suis fait à l’idée d’avoir besoin d’un pilote plutôt que d’un second historien, je suis également ravi que ce soit vous mon compagnon, bien cher ami.
— Deux ou trois semaines… » répéta Trevize, quelque peu ébahi. « Elle préparait donc son coup depuis tout ce temps. Et moi qui… » Il se tut.
« Pardon ?
— Rien, professeur. J’ai la mauvaise habitude de marmonner tout seul dans mon coin. C’est, je le crains, une manie à laquelle vous allez devoir vous faire, pour peu que notre expérience se prolonge…
— Assurément, assurément », dit Pelorat, tout en le poussant vers la table de la salle à manger, où sa gouvernante était en train de leur servir un thé des plus complets. « C’est un voyage qui s’annonce très ouvert. Le Maire a bien stipulé que nous pouvions prendre tout notre temps et que nous avions toute la Galaxie devant nous et d’ailleurs que nous pouvions – où que nous soyons – faire appel aux subsides de la Fondation. En ajoutant bien sûr de nous montrer raisonnables. Ce que je lui ai promis bien volontiers. » Il gloussa et se frotta les mains. « Asseyez-vous, mon bon, asseyez-vous. Ce sera peut-être notre dernier repas sur Terminus avant bien longtemps… »
Trevize s’assit et demanda : « Avez-vous de la famille, professeur ?
— J’ai un fils. Il est à l’université de Santanni, en faculté de chimie ou quelque chose dans le genre, il me semble. Pour ça, il tient de sa mère. Nous sommes séparés depuis longtemps, aussi, voyez-vous, je n’ai rien ni personne qui me retienne ici… J’espère que vous êtes dans le même cas – mais prenez donc des sandwiches, mon garçon…
— Pas de fil à la patte pour l’instant, non… Une femme de temps en temps, ça va, ça vient…
— Oui, oui. C’est bien agréable tant que tout va bien. Et encore plus une fois qu’on a compris qu’il ne fallait pas prendre ça au sérieux. Pas d’enfants, si je ne me trompe ?
— Aucun.
— Parfait ! Vous savez, je me sens tout à fait de bonne humeur. J’avoue avoir été d’abord quelque peu refroidi par votre arrivée. Mais je vous trouve à présent des plus revigorants. Ce qu’il nous faut, c’est de la jeunesse, de l’enthousiasme – et quelqu’un qui sache s’y retrouver dans la Galaxie… Car nous sommes embarqués dans une grande quête, voyez-vous. Une quête en tout point remarquable. » Le visage de Pelorat comme sa voix, habituellement si calmes, s’animèrent soudain de manière surprenante sans pour autant qu’on pût déceler de changement notable dans ses traits ou son intonation. « Mais je me demande si l’on vous a parlé de tout ceci ? »
Trevize plissa les paupières. « Une quête remarquable, dites-vous…
— Assurément, oui. Une perle de grand prix est dissimulée parmi les dizaines de millions de mondes habités qui peuplent la Galaxie et nous n’avons que l’ombre des plus vagues indices pour nous guider. La récompense n’en sera que plus grande si nous parvenons à la découvrir. Si vous et moi pouvons y arriver, mon garçon – Trevize, devrais-je dire : je m’en voudrais de paraître paternaliste –, nos deux noms résonneront dans l’histoire jusqu’à la fin des temps.
— Cette récompense dont vous parlez… cette perle de grand prix…
— Je parle comme Arkady Darell – vous savez, la romancière – lorsqu’elle évoque la Seconde Fondation, n’est-ce pas ? Pas étonnant que vous ayez l’air surpris. »
Pelorat rejeta la tête en arrière comme s’il allait éclater de rire mais il se contenta de sourire : « Non. Rien d’aussi stupide et futile, soyez rassuré.
— Alors, si vous ne parlez pas de la Seconde Fondation, de quoi parlez-vous donc ? »
Pelorat retrouva soudain un ton grave, presque d’excuse : « Ah ! le Maire ne vous a donc rien dit ? C’est curieux, vous savez. J’ai passé des décennies à reprocher au gouvernement son incapacité à saisir l’importance de mes recherches et voilà maintenant que le Maire Branno se montre soudain d’une générosité remarquable.
— Oui », dit Trevize, sans chercher à cacher son ironie, « c’est une femme qui sait remarquablement bien dissimuler ses dons philanthropiques mais elle ne m’a pas dit de quoi il retournait…
— Vous n’êtes donc pas au courant de mes recherches ?
— Hélas non. J’en suis désolé.
— Non, non, inutile de vous excuser : c’est parfaitement compréhensible. On ne peut pas dire qu’elles ont eu un grand retentissement. Alors, permettez-moi de vous l’annoncer moi-même : vous et moi, nous allons partir à la recherche – et à la découverte, j’en suis certain, car j’ai mon idée là-dessus – … de la Terre. »
Trevize dormit mal cette nuit-là. Sans cesse, il se jetait contre les murs de la prison que cette femme avait bâtie autour de lui. Sans pouvoir trouver une issue.
On le contraignait à l’exil et il ne pouvait rien y faire. Elle s’était montrée d’un calme inflexible et n’avait même pas pris la peine de dissimuler l’inconstitutionnalité de la procédure employée. Il avait cru pouvoir faire valoir ses droits de conseiller ou simplement de citoyen de la Fédération, mais elle n’avait pas même fait mine de s’en préoccuper.
Et maintenant, voilà que ce Pelorat, ce savant bizarre qui donnait l’impression de ne pas être tout à fait là, venait lui raconter que cette redoutable vieille bonne femme avait arrangé tout cela depuis déjà plusieurs semaines.
Il se sentait effectivement dans la peau du « pauvre garçon » qu’elle avait évoqué.
Il allait donc devoir s’exiler en compagnie de cet historien qui lui donnait du « cher ami » long comme le bras et semblait manifestement (quoique silencieusement) déborder de joie à l’idée de se lancer dans une quête galactique à la recherche de… la Terre ?
Mais au nom de la grand-mère du Mulet, qu’est-ce que c’était donc que cette Terre ?
Il l’avait demandé. Bien entendu ! Il l’avait demandé sitôt que le terme avait été mentionné.
Il avait dit : « Excusez-moi, professeur. Je suis ignare dans votre domaine et j’espère que vous ne m’en voudrez pas si je vous demande une explication en termes simples : qu’est-ce que la Terre ? »
Pelorat l’avait alors contemplé gravement durant vingt longues secondes avant de lui dire : « C’est une planète. La planète des origines. Celle sur laquelle sont apparus les premiers êtres humains, mon cher ami. »
Trevize resta bouche bée : « Apparus ? Et d’où ?
— De nulle part. La Terre est la planète sur laquelle l’humanité s’est développée par un processus d’évolution naturelle à partir d’espèces inférieures. »
Trevize réfléchit à la chose puis hocha la tête. « Je ne vois pas ce que vous voulez dire. »
L’ombre d’une expression ennuyée effleura les traits de Pelorat. Il se racla la gorge et poursuivit : « Il fut un temps où Terminus n’avait à sa surface pas le moindre être humain. Notre planète a été colonisée par des hommes venus d’autres mondes. Vous savez quand même ça, je suppose ?
— Oui, bien entendu », dit Trevize avec impatience. Ce soudain assaut de pédagogie l’irritait.
« Fort bien. Mais ceci est également vrai de tous les autres mondes : Anacréon, Santanni, Kalgan… Toutes ces planètes ont, à un moment ou à un autre de l’histoire, été colonisées. Leurs habitants sont venus d’autres mondes. Et c’est vrai même de Trantor. Ce fut peut-être une vaste métropole pendant vingt mille ans mais elle n’était pas comme ça au début.
— Ah bon ? Et comment était-elle, avant ?
— Déserte ! Pour ce qui est des êtres humains, en tout cas.
— C’est plutôt dur à avaler.
— Mais c’est pourtant vrai. Les documents anciens le prouvent.
— D’où venaient alors ceux qui ont colonisé Trantor en premier ?
— Nul ne le sait avec certitude. Il y a des centaines de planètes à prétendre avoir été déjà peuplées dans les brumes lointaines de l’antiquité et dont les habitants colportent des contes fantaisistes sur le débarquement initial de l’humanité. Les historiens tendent toutefois à ignorer ces récits pour se consacrer à ce qu’ils appellent la “ Question des Origines ”.
— Allons bon, qu’est-ce encore ? Première fois que j’en entends parler.
— Cela ne me surprend pas. Ce problème historique n’est plus guère populaire de nos jours, je l’admets, mais il fut un temps, durant la décadence de l’Empire, où la question soulevait un certain intérêt parmi les intellectuels. Salvor Hardin y fait même brièvement allusion dans ses Mémoires. C’est la question de l’identification et de la localisation de l’unique planète à partir de laquelle tout a commencé. Si nous remontons en arrière dans le temps, on voit l’humanité confluer depuis les colonies les plus récemment établies vers des mondes de plus en plus anciens à mesure que l’on recule dans le passé jusqu’au moment où l’ensemble finit par se concentrer sur une seule planète – la planète originelle. »
Trevize vit immédiatement la faille évidente de ce raisonnement : « Ne pourrait-il pas avoir existé un grand nombre de planètes originelles ?
— Bien évidemment non. Tous les êtres humains dans toute la Galaxie sont d’une seule et unique espèce. Et une espèce unique ne peut pas provenir de plusieurs planètes différentes. C’est tout à fait impossible.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— En premier lieu… » Pelorat effleura l’index de sa main gauche avec l’index de la droite puis parut se raviser devant ce qui menaçait de s’annoncer un exposé complexe et touffu. Il écarta les mains et dit en toute franchise : « Mon bon ami, je vous en donne ma parole d’honneur. »
Trevize s’inclina cérémonieusement et dit : « Loin de moi l’idée d’en douter, professeur Pelorat. Admettons donc qu’il n’existe qu’une seule planète des origines mais ne peut-on supposer qu’elles seront toutefois des centaines à revendiquer cet honneur ?
— Ce n’est pas une supposition : c’est un fait. Aucune de ces prétentions n’est toutefois justifiée. Parmi ces centaines de mondes à revendiquer le crédit de l’antériorité, pas un seul ne présente la moindre trace d’une société hyperspatiale – et ne parlons pas de traces d’une évolution à partir d’organismes préhumains.
— Donc, vous me dites qu’il existe effectivement une planète des origines mais que, pour quelque raison, elle ne s’en réclame pas ?
— Vous avez touché juste.
— Et c’est cette planète-là que vous comptez rechercher.
— Que nous allons rechercher. Telle est bien notre mission. Madame le Maire a déjà tout arrangé. Vous allez conduire notre vaisseau à Trantor.
— Trantor ? Mais ce n’est pas la planète des origines. Vous venez de le dire à l’instant.
— Bien sûr que non : c’est la Terre.
— Alors, pourquoi ne pas me demander de nous conduire directement vers la Terre ?
— J’ai dû mal m’expliquer : ce nom de Terre est légendaire. Enchâssé dans les plus anciens mythes de l’antiquité. On ne peut être certain de sa signification. Mais c’est un synonyme bien pratique pour l’expression : la-planète-des-origines-de-l’espèce-humaine. Savoir quelle planète de l’espace correspond exactement à celle que recouvre le mot Terre : mystère !
— Le sauront-ils, sur Trantor ?
— J’espère découvrir là-bas des informations, sans aucun doute. Trantor abrite quand même la Bibliothèque Galactique, la plus vaste de tout le système.
— Elle a certainement dû être déjà fouillée par tous ceux dont vous me dites qu’ils s’intéressaient à la Question des Origines, sous le premier Empire. »
Pelorat opina, songeur : « Oui, mais peut-être pas suffisamment. J’ai appris bien des choses sur cette fameuse Question des Origines qu’ignoraient les Impériaux d’il y a cinq siècles. Je pourrai mieux qu’eux tirer parti des enregistrements anciens, voyez-vous. Vous savez, je songe à tout cela depuis fort longtemps et j’ai envisagé une excellente possibilité.
— Vous avez parlé de tout cela au Maire Branno, j’imagine, et elle l’approuve ?
— L’approuver ? Mais mon bon ami, elle était aux anges ! Elle m’a dit que Trantor était sans aucun doute l’endroit idéal où dénicher tout ce que j’avais besoin de savoir.
— Sans aucun doute », marmonna Trevize.
Voilà – en partie – ce qui l’avait occupé cette nuit. Le Maire Branno l’envoyait balader, à charge pour lui de découvrir tout ce qu’il pouvait sur la Seconde Fondation. Elle l’envoyait balader, accompagné de Pelorat pour qu’il pût camoufler son objectif réel derrière une prétendue recherche de la Terre – une recherche qui pouvait effectivement le mener absolument n’importe où dans la Galaxie : une couverture parfaite, sans nul doute, et dont il ne pouvait qu’admirer l’ingéniosité.
Mais Trantor dans tout ça ? Une fois rendu à Trantor, Pelorat allait s’engouffrer dans les tréfonds de la Bibliothèque Galactique pour ne plus reparaître : entre ses rayonnages interminables de livres, de films et de bandes, ses innombrables données numériques et représentations symboliques, il ne serait pas question de le faire repartir.
D’un autre côté…
Ebling Mis s’était un jour rendu à Trantor, au temps du Mulet. On racontait qu’il y avait découvert les coordonnées de la Seconde Fondation mais était mort avant de pouvoir les révéler. Puis Arkady Darell y était venue à son tour et était, elle, parvenue à la localiser, mais ç’avait été pour découvrir que la Seconde Fondation était située à Terminus même et on avait alors nettoyé les lieux. Où que fût à présent située cette Seconde Fondation, ce ne pouvait qu’être ailleurs, alors, que pouvait-il bien apprendre de nouveau à Trantor ? S’il cherchait la Seconde Fondation, autant aller n’importe où – en dehors de Trantor.
D’un autre côté…
Quels étaient les prochains plans de Branno, il l’ignorait, mais il ne se sentait pas d’humeur à lui complaire. Alors comme ça, Branno était aux anges à l’idée d’un voyage à Trantor ? Eh bien, puisque Branno voulait Trantor, ils n’iraient pas à Trantor. N’importe où ailleurs – mais pas à Trantor !
Et sur cette ferme résolution, épuisé, tandis que l’aube commençait de poindre, Trevize enfin s’endormit d’un sommeil agité.
Madame le Maire Branno avait passé une excellente journée le lendemain de l’arrestation de Trevize. On l’avait encensée bien au-delà de ses mérites et l’incident avait été complètement passé sous silence.
Malgré tout, elle savait pertinemment que le Conseil finirait sous peu par émerger de sa paralysie et qu’on soulèverait des questions. Il lui faudrait alors agir, et vite. Aussi, remettant un maximum d’affaires en cours, elle se consacra d’abord exclusivement au cas Trevize.
Au moment où ce dernier discutait de la Terre avec Pelorat, Branno rencontrait le conseiller Munn Li Compor dans ses bureaux de la mairie. Et tandis qu’il s’asseyait devant elle, parfaitement à l’aise, elle en profita pour le jauger de nouveau, installée derrière son bureau : plus petit et plus mince que Trevize, il n’était que de deux ans son aîné. L’un comme l’autre des bleus au Conseil, l’un comme l’autre jeunes et impétueux, c’était bien là sans doute leur seul point commun car tout le reste les séparait.
Quand Trevize semblait irradier une force éclatante, Compor brillait d’une assurance presque sereine ; peut-être était-ce à cause de ses cheveux blonds et de ses yeux bleus – deux traits bien peu fréquents chez les membres de la Fondation et qui lui donnaient une délicatesse presque féminine qui (jugeait Branno) le rendait moins attirant auprès des femmes qu’un Trevize. Il était toutefois manifestement très imbu de sa personne et aimait à se mettre en valeur – portant les cheveux plutôt longs, et veillant soigneusement à leur ondulation. Il mettait en outre un soupçon d’ombre à paupières pour souligner la couleur de ses yeux (le maquillage était devenu pratique courante chez les hommes depuis une dizaine d’années).
Il n’était pas coureur, toutefois. Il vivait tranquillement avec sa femme mais n’avait pas encore déposé de demande de paternité et on ne lui connaissait pas de maîtresse. En cela aussi, il se différenciait de Trevize qui changeait de compagne aussi souvent que de ces ceintures aux couleurs criardes qui faisaient sa renommée.
Concernant les deux jeunes conseillers, bien peu de détails demeuraient ignorés des services de Kodell – lequel justement était en train de s’asseoir tranquillement dans un coin de la pièce en exhalant selon sa bonne habitude un soupir satisfait.
Branno prit la parole : « Conseiller Compor, vous avez rendu un grand service à la Fondation mais, malheureusement pour vous, il n’est pas de ceux qu’on puisse louer en public ou récompenser de la manière habituelle. »
Compor sourit. Il avait des dents blanches et régulières et, l’espace d’un instant, Branno se demanda si tous les habitants du Secteur de Sirius avaient la même physionomie. La fable selon laquelle il serait originaire de cette région bizarre et passablement reculée remontait à sa grand-mère maternelle, elle aussi blonde aux yeux bleus, et qui avait soutenu que sa propre mère était native du Secteur de Sirius. Selon Kodell, toutefois, rien ne permettait de confirmer de telles assertions.
Les femmes étant ce qu’elles sont, avait expliqué Kodell, elle pouvait fort bien s’être targuée d’une ascendance aussi lointaine qu’exotique rien que pour ajouter à son prestige et à son attrait par ailleurs déjà remarquable.
« Les femmes sont-elles vraiment ainsi ? » avait sèchement demandé Branno et, dans un sourire, Kodell avait marmonné qu’il voulait parler des femmes ordinaires, bien sûr.
Compor dit : « Il n’est pas nécessaire d’informer l’ensemble de la Fondation du service que j’ai pu vous rendre – pourvu que vous, vous le sachiez.
— Je le sais ; et je ne risque pas de l’oublier. Et j’ajouterai que j’entends bien ne pas vous laisser croire que vous êtes quitte de vos obligations : vous vous êtes embarqué dans une mission complexe et vous n’avez d’autre choix que de la poursuivre.
« Nous voulons en savoir plus sur Trevize.
— Je vous ai dit tout ce que je savais sur lui.
— Ce pourrait être ce que vous voulez me faire croire. Voire, ce dont vous êtes sincèrement persuadé vous-même. Quoi qu’il en soit, répondez à mes questions… Connaissez-vous un homme du nom de Janov Pelorat ? »
Un bref instant, le front de Compor se rida pour se détendre presque aussitôt. Il répondit avec circonspection : « Peut-être que je le reconnaîtrais en le voyant mais le nom lui-même ne me dit rien.
— C’est un érudit. »
Les lèvres de Compor s’arrondirent en un « Oh ? » quelque peu méprisant quoique muet – comme pour marquer sa surprise que madame le Maire eût de telles fréquentations.
Branno poursuivit : « Pelorat est un personnage fort intéressant qui, pour des raisons personnelles, a formé le projet de visiter Trantor. Le conseiller Trevize l’accompagnera. Maintenant, puisque vous avez été très lié à ce dernier et que peut-être vous savez déchiffrer son caractère, dites-moi… à votre avis, pensez-vous que Trevize va consentir à se rendre sur Trantor ?
— Si vous veillez à ce qu’il embarque à bord du vaisseau et que ledit vaisseau se dirige effectivement vers Trantor, je vois mal ce qu’il pourrait faire d’autre. Vous ne voulez quand même pas dire qu’il va se mutiner et détourner l’astronef ?
— Vous ne m’avez pas comprise. Pelorat et lui seront seuls à bord et c’est Trevize qui pilotera.
— Vous me demandez s’il irait de plein gré à Trantor ?
— Oui, c’est ce que je vous demande.
— Madame le Maire, comment pourrais-je bien savoir ce qu’il a l’intention de faire ?
— Conseiller Compor, vous avez été un proche de Trevize. Vous connaissez sa croyance en l’existence de la Seconde Fondation.
« N’a-t-il jamais évoqué devant vous ses théories quant à l’endroit où elle pourrait éventuellement se situer, sa localisation ?
— Jamais, madame.
— Le croyez-vous capable de la trouver ? »
Compor ricana. « Je crois surtout que la Seconde Fondation, quelles qu’aient pu être cette organisation et l’étendue de sa force, fut totalement annihilée du temps d’Arkady Darell. Je crois à son histoire.
— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi avoir trahi votre ami ? S’il cherchait une chose qui n’existe pas, quel mal y avait-il à le laisser proposer ses théories loufoques ?
— Il n’y a pas que la vérité qui blesse. Ses théories étaient peut-être loufoques, mais elles auraient pu réussir à troubler les citoyens de Terminus – ne serait-ce qu’en semant le doute et la crainte quant au rôle de la Fondation dans le grand drame de l’histoire galactique, au risque d’entamer son ascendant sur la Fédération et de compromettre ainsi ses rêves de restauration d’un nouvel Empire. Manifestement, c’est ce que vous avez dû penser vous-même, sinon vous ne l’auriez pas fait arrêter dans l’enceinte du Conseil et encore moins contraint à l’exil sans autre forme de procès. Alors, si je puis me permettre, pourquoi avoir agi ainsi, madame ?
— Dirons-nous que je fus assez prudente pour m’interroger sur l’éventualité qu’il pût effectivement avoir raison et que l’expression de son point de vue se révélât dans ce cas très directement dangereuse ? »
Compor ne dit rien.
« Je suis d’accord avec vous, poursuivit Branno, mais les responsabilités de ma charge me forcent à envisager toutefois cette éventualité. Permettez-moi donc de vous redemander si vous avez la moindre idée de l’endroit où il croit pouvoir situer la Seconde Fondation et où il serait donc susceptible de se diriger ?
— Aucune idée.
— Il ne vous a jamais donné le moindre indice ?
— Non. Bien sûr que non.
— Jamais ? Réfléchissez-y quand même. Réfléchissez bien. Vraiment jamais ?
— Jamais, répéta Compor, très ferme.
— Pas le moindre indice ? Une plaisanterie en passant ? De vagues notes griffonnées ? Une réflexion en l’air et qui prendrait tout son sens a posteriori ?
— Rien. Je vous le répète, madame, ses rêves d’une Seconde Fondation sont des plus nébuleux. Vous le savez fort bien et ne faites que perdre votre temps et votre énergie à vous en soucier.
— Ne seriez-vous pas par hasard en train de faire volte-face pour protéger maintenant celui que vous m’avez livré ?
— Non pas. Si je vous l’ai dénoncé, c’était pour ce qui m’était apparu de bonnes raisons, des raisons patriotiques. Je n’ai pas lieu de regretter mon action ni de modifier en quoi que ce soit mon attitude.
— Alors, vous ne pouvez me donner la moindre idée de l’endroit où il pourrait se rendre, une fois en possession d’un vaisseau ?
— Comme je l’ai déjà dit…
— Et pourtant, conseiller », l’interrompit Branno et là, les traits de son visage se plissèrent en un masque rêveur, « j’aimerais bien savoir où il va.
— En ce cas, je pense que vous feriez mieux de placer un hyper-relais à bord de son vaisseau.
— J’y ai songé, conseiller. Mais l’homme est méfiant et je le crois capable de découvrir un tel appareil, si bien dissimulé soit-il. Certes, on pourrait le placer de telle manière qu’on ne puisse l’enlever sans endommager le vaisseau, ce qui le contraindrait à le laisser en place…
— Excellente idée.
— Sauf que dans ce cas, il se sentira inhibé et n’ira peut-être pas là où il serait allé en étant libre et sans entraves. Tout ce que j’apprendrais dans ces conditions serait sans aucun intérêt.
— Auquel cas, il semblerait que vous êtes dans l’incapacité de découvrir sa destination.
— Si. Car je compte employer des moyens tout à fait primaires. Un individu qui s’attend aux pièges les plus complexes et s’en garde en conséquence peut fort bien ne jamais songer aux méthodes les plus grossières. Je pense tout simplement le faire prendre en filature.
— En filature ?
— Tout juste. Par un autre pilote à bord d’un second vaisseau. Vous voyez combien l’idée vous a surpris. Il le sera sans doute tout autant. Il est fort possible qu’il n’ait pas l’idée de scruter l’espace derrière lui, et, de toute façon, nous veillerons à ce que son vaisseau soit dépourvu de nos derniers modèles de détecteur de masse.
— Madame le Maire, malgré tout le respect que je vous dois, permettez-moi de souligner votre manque d’expérience en matière de navigation spatiale. Jamais on ne fait suivre un vaisseau par un autre : tout simplement parce que ça ne peut pas marcher. Trevize pourra s’échapper au premier saut dans l’hyperespace. Et même s’il n’a pas conscience d’être filé, ce premier saut sera la clé de sa liberté. Faute d’un hyper-relais à bord de son vaisseau, il restera impossible à localiser.
— J’admets bien volontiers mon manque d’expérience : contrairement à Trevize ou à vous-même, je n’ai pas une formation de navigateur spatial. Néanmoins, je me suis laissé dire par mes conseillers – qui ont, eux, une telle formation – que pour qu’on observe un astronef avant qu’il n’effectue un saut, sa direction, sa vitesse et son accélération permettent de deviner l’orientation générale dudit saut. Pourvu qu’il ait un bon ordinateur et soit doté d’excellentes facultés de jugement, un poursuivant serait en mesure de reproduire le saut avec assez de précision pour être capable de retrouver la piste à l’autre bout – en particulier s’il dispose en plus d’un bon détecteur de masse.
— Cela pourra peut-être se produire une fois, rétorqua Compor avec assurance, voire deux si le poursuivant est particulièrement chanceux mais c’est tout. On ne peut pas se fier à une telle méthode.
— Peut-être bien que si. Conseiller Compor, vous avez déjà participé à des compétitions dans l’hyperespace. Vous voyez : je sais beaucoup de choses sur vous. Vous êtes un excellent pilote, capable de prouesses étonnantes quand il s’agit de poursuivre un rival à travers l’hyperespace. »
Compor écarquilla les yeux. Il se tortillait presque sur son siège.
« J’étais au collège, à l’époque. J’ai vieilli.
— Pas tant que ça : vous n’avez pas encore trente-cinq ans. Par conséquent, c’est vous qui allez le suivre Trevize, conseiller. Où qu’il aille, vous allez le suivre et vous m’en rendrez compte. Vous décollerez immédiatement derrière Trevize ; ce dernier doit partir dans quelques heures. Si vous refusez la mission, conseiller, vous vous retrouverez en prison pour trahison. Si vous prenez le vaisseau que nous allons vous fournir, et si vous échouez à le suivre, dans ce cas, ne vous fatiguez pas à revenir : vous serez immédiatement désintégré si vous essayez d’approcher. »
Compor se leva brusquement : « J’ai une vie à vivre, moi. Un travail à accomplir. J’ai une femme. Je ne peux pas abandonner tout cela.
— Il va pourtant bien le falloir. Ceux d’entre nous qui ont choisi la Fondation doivent à tout moment être prêts à la servir de manière prolongée et dans les pires conditions si cela doit se montrer nécessaire.
— Ma moitié devra m’accompagner, bien entendu…
— Vous me prenez pour une idiote ? Elle reste ici, bien entendu.
— En otage ?
— Si le terme vous plaît… Pour ma part, je préfère dire que votre mission est si risquée que mon tendre cœur préfère la savoir ici, à l’abri de tout danger… Mais il n’y a pas lieu de discuter : je vous rappelle que vous êtes en état d’arrestation au même titre que Trevize et je suis sûre que vous comprendrez pourquoi je dois agir vite – avant que se dissipe l’euphorie baignant Terminus… Je crains en effet que ma faveur ne soit bientôt sur la pente descendante. »
Kodell remarqua : « Je trouve que vous avez été dure avec lui, madame.
— Et pourquoi pas ? dit-elle avec une moue. Il a trahi un ami.
— Mais on en a bien profité.
— Certes, parce que ça s’est trouvé ainsi. Sa prochaine trahison, toutefois, pourrait bien ne pas nous être profitable.
— Pourquoi devrait-il y en avoir une autre ?
— Allons, Liono, dit Branno avec impatience, ne faites pas le malin avec moi. Quiconque a montré une seule fois des dispositions au double jeu doit désormais être perpétuellement suspecté de récidive.
— Il pourra toujours mettre à profit son don pour fricoter avec Trevize. Ensemble, ils pourraient…
— Ne croyez pas ça ! Avec toute sa bêtise et sa naïveté, Trevize est homme à foncer droit au but : il ne comprend pas la trahison, lui, et ne se fiera plus jamais, en aucune circonstance, à Compor.
— Pardonnez-moi, madame, mais je voudrais être sûr de bien vous suivre. Jusqu’à quel point, dans ce cas, faites-vous confiance à Compor ? Comment savez-vous qu’il suivra Trevize et rendra compte honnêtement de sa mission ? Comptez-vous jouer sur ses inquiétudes quant à la sécurité de sa femme pour faire pression sur lui ? Sur sa hâte à la retrouver ?
— L’un et l’autre sont à considérer mais je ne peux pas m’y fier exclusivement. A bord du vaisseau de Compor se trouvera un hyper-relais. Trevize se méfie de poursuivants éventuels et pourrait donc rechercher un tel dispositif. Compor en revanche, étant lui-même le poursuivant, n’imaginera sûrement pas d’être poursuivi et n’aura jamais l’idée d’en chercher un. Bien sûr, s’il le cherche et le trouve, tous nos espoirs reposent alors sur les charmes de son épouse… »
Kodell eut un rire : « Et dire que jadis j’ai dû vous donner des leçons. Mais le but de cette filature ?
— Une protection à double niveau. Si Trevize est pris, il se peut que Compor continue et nous procure l’information que Trevize ne pourra plus, lui, nous fournir.
— Une question encore : et si, par quelque hasard, Trevize découvrait effectivement la Seconde Fondation ? Que nous apprenions la chose par son intermédiaire ou celui de Compor – ou que nous ayons des raisons de le soupçonner malgré leur décès à tous deux ?
— Mais j’espère bien qu’elle existe, cette Seconde Fondation, Liono ! De toute façon, le Plan Seldon ne pourra pas nous servir éternellement : le grand Hari Seldon l’avait conçu aux derniers jours de l’Empire, quand le progrès technique était virtuellement au point mort. Et puis, Seldon était le produit de son siècle et, si brillante qu’ait pu être cette science à demi mythique de la psychohistoire, elle ne pouvait renier ses racines ; la psychohistoire n’aurait jamais autorisé un développement technologique rapide. La Fondation, elle, y est parvenue, en particulier depuis un siècle. Nous disposons aujourd’hui de détecteurs de masse dont on n’aurait même pas osé rêver naguère, d’ordinateurs qui peuvent réagir directement à la pensée, et – surtout – d’écrans mentaux. La Seconde Fondation ne pourra plus nous contrôler longtemps, même si elle en est encore capable aujourd’hui. Je veux profiter de mes dernières années au pouvoir pour être celle qui orientera Terminus sur une voie nouvelle.
— Et s’il n’y avait finalement pas de Seconde Fondation ?
— Dans ce cas, nous prendrions cette nouvelle orientation sur-le-champ. »
Le sommeil agité qu’avait enfin pu trouver Trevize ne fut que de courte durée : une seconde fois, on lui tapota sur l’épaule.
Trevize sursauta, ahuri, et totalement incapable de comprendre ce qu’il pouvait bien faire dans ce lit inconnu. « Hein ? Quoi ?
— Je suis désolé, conseiller Trevize, lui dit Pelorat sur un ton d’excuse. Vous êtes mon hôte et votre repos est sacré mais madame le Maire est ici… » Vêtu d’un pyjama de flanelle, il se tenait à côté de son lit, et tremblait légèrement. Trevize reprit soudain douloureusement ses esprits. La mémoire lui revint.
Le Maire était dans le salon de Pelorat, l’air aussi placide qu’à l’accoutumée. L’accompagnait Kodell, lissant du bout des doigts sa moustache blanche.
Trevize ajusta son ceinturon au cran approprié tout en se demandant s’il y avait un moment où ces deux-là – Branno et Kodell – n’étaient pas ensemble. Il lança sur un ton moqueur : « Le Conseil aurait-il retrouvé ses esprits ? Ses membres s’inquiéteraient-ils enfin de l’absence d’un des leurs ?
— Il remue un peu, si fait, mais sans doute pas encore assez à votre gré. Il est hors de doute que je détiens toujours le pouvoir de vous contraindre à partir. On va vous conduire à l’astroport ultime…
— Pourquoi pas à celui de Terminus, madame ? Faut-il en plus que je sois privé de l’adieu des foules éplorées ?
— Je constate que vous avez retrouvé votre penchant pour les gamineries, conseiller, et vous m’en voyez réjouie. Voilà qui apaise ce qui sinon aurait pu faire naître une certaine crise de conscience. De l’astroport ultime, vous aurez, le professeur Pelorat et vous, la possibilité de partir tranquilles.
— Pour ne plus revenir ?
— Peut-être pour ne plus revenir, effectivement. Bien sûr, ajouta-t-elle avec un sourire fugace, si jamais vous découvrez quelque chose d’une importance et d’un intérêt tels que même moi je sois ravie de vous voir me rapporter cette information, vous pourrez toujours revenir. Il se peut même qu’on vous reçoive avec les honneurs. »
Trevize hocha la tête, mine de rien. « C’est bien possible… – Presque tout est possible – en tout cas, vous serez à l’aise. On vous a alloué un croiseur de poche du tout dernier modèle : le Far Star, ainsi baptisé en souvenir du vaisseau de Hober Mallow. Un seul pilote suffit à le manœuvrer mais il peut embarquer jusqu’à trois passagers dans des conditions de confort convenables. »
Trevize abandonna brusquement son ton d’ironie légère : « Entièrement armé…
— Désarmé mais sinon, parfaitement équipé. Où que vous alliez, vous serez des citoyens de la Fondation et vous aurez toujours un consul à qui vous adresser d’où l’inutilité des armes. Enfin, des fonds seront mis partout à votre disposition – lesquels fonds ne sont pas illimités, dois-je ajouter.
— Vous êtes bien généreuse.
— Je le sais, conseiller. Mais comprenez-moi : vous êtes censé aider le professeur Pelorat dans sa recherche de la Terre. Quoi que vous puissiez personnellement chercher, officiellement vous cherchez la Terre. Que cela soit bien entendu pour tous ceux que vous rencontrerez. Et surtout, n’oubliez jamais que le Far Star n’est pas armé.
— Je cherche la Terre, répéta docilement Trevize. J’ai parfaitement compris.
— Dans ce cas, vous pouvez disposer.
— Pardonnez-moi mais il y a certainement encore des points à régler. J’ai certes déjà piloté des vaisseaux mais je n’ai pas la moindre expérience des croiseurs de poche du dernier modèle. Si jamais je ne sais pas le piloter ?
— Je me suis laissé dire que le pilotage du Far Star était intégralement informatisé. Et, avant que vous me le demandiez, vous n’avez pas besoin de connaître sur ces vaisseaux le maniement de l’ordinateur : il vous expliquera lui-même tout ce que vous aurez besoin de savoir. Il vous faut autre chose ? »
Trevize se considéra d’un air morose : « Oui. Des vêtements propres.
— Vous en trouverez à bord. Y compris ces espèces d’écharpes ou de ceinturons, je ne sais, que vous affectionnez tant. Le professeur disposera également de tout ce qu’il lui faut. Tout ce qu’on a jugé nécessaire se trouve déjà à bord bien que je m’empresse d’ajouter que cela n’inclut pas de compagnie féminine.
— Tant pis, dit Trevize. C’eût été agréable mais enfin, je n’avais pas de candidates en vue pour l’instant, ça tombe bien. Néanmoins, je suppose que la Galaxie est bien achalandée et qu’une fois parti d’ici, je pourrai faire ce qui me plaît.
— En ce qui concerne vos compagnes ? A votre guise… » Elle se leva pesamment. « Je ne vous accompagne pas à l’astroport mais il y a des gens pour s’en charger et je vous conseille de ne pas prendre d’initiatives déplacées : je crois qu’ils vous tueront si jamais vous cherchez à vous échapper. Le fait que je ne sois pas avec eux leur ôtera toute inhibition. »
Trevize répéta : « Je ne prendrai aucune initiative déplacée, madame le Maire, mais il y a encore une chose…
— Oui ? »
Trevize réfléchit rapidement et finalement dit, avec un sourire qu’il n’espérait pas trop forcé : « Il se peut que le moment vienne, madame le Maire, où vous me demandiez de les prendre, ces initiatives. Ce jour-là, j’agirai selon mon choix mais sachez que je le ferai en me souvenant de ces dernières quarante-huit heures. »
Branno soupira : « Épargnez-moi le mélodrame. On avisera le moment venu. Pour l’heure, je ne vous ai rien demandé. »