Chapitre 11 Seychelle

39.

Janov Pelorat contempla pour la première fois de sa vie la transition d’une étoile, de simple point à un disque brillant après ce que Trevize avait qualifié de « micro-saut ». La quatrième planète – celle qui était habitable et constituait leur prochaine destination, Seychelle – vit ensuite sa taille croître plus lentement, sur l’étendue de plusieurs jours.

L’ordinateur avait produit une carte de l’astre, présentement affichée sur l’écran du terminal portable que Pelorat avait sur les genoux.

Trevize – avec cet aplomb de celui qui s’est déjà posé sur quelques douzaines de mondes – crut bon d’avertir son compagnon : « Ne commencez pas à vouloir tout regarder tout de suite, Janov. Il va d’abord falloir qu’on passe par la station d’entrée, et ça risque d’être assommant. »

Pelorat leva la tête : « Ce n’est sûrement qu’une simple formalité.

— Certes, mais elle peut quand même être assommante.

— Mais nous sommes en paix.

— Bien sûr. Ce qui signifie qu’on sera admis. Mais avant, il y a quand même un problème d’équilibre écologique. Chaque planète a le sien et entend qu’il ne soit pas bouleversé. Aussi mettent-ils un point d’honneur à fouiller chaque astronef pour dépister organismes indésirables ou risques d’infection. C’est somme toute une sage précaution.

— Nous ne transportons rien de tout ça, à ce qu’il me semble.

— Certes, et c’est bien finalement ce qu’ils vont découvrir. Mais rappelez-vous aussi que Seychelle n’est pas membre de la Fédération de la Fondation et qu’on peut donc s’attendre à un certain zèle de leur part, histoire de faire sentir leur indépendance. »

Une vedette se présenta pour les inspecter et un agent des douanes seychelloises monta à leur bord. Trevize, qui n’avait pas oublié son séjour sous les drapeaux, se montra laconique.

« Le Far Star , parti de Terminus. Les papiers du vaisseau. Désarmé. Astronef privé. Mon passeport. Il y a un passager. Son passeport. Nous sommes des touristes. »

Le douanier portait un uniforme criard où la couleur dominante était le rouge cramoisi. Il avait les joues et la lèvre supérieure rasées de près mais il portait une barbichette taillée de telle manière que deux touffes de poils saillaient de part et d’autre du menton. Il dit : « Vaisseau de la Fondation ? »

Il avait prononcé : « Vâsseau de la Fôndâtion » mais Trevize se garda bien de le corriger ou même de sourire. Le galactique avait autant de dialectes qu’il y avait de planètes et chacun parlait le sien ; aussi longtemps qu’on se comprenait mutuellement, ça n’avait pas d’importance.

« Oui, monsieur, répondit Trevize. Vaisseau de la Fondation. Appartenant à un particulier.

— Fort bien… Votre chââg’ment, s’il vos plaêt.

— Mon quoi ?

— Votre chââg’ment… Que trânspartez-vous, enfin ?

— Ah ! Ma cargaison ! Voici la liste par articles. Affaires personnelles uniquement. Nous ne sommes pas ici pour commercer. Comme je vous l’ai dit, nous sommes de simples touristes. »

L’officier des douanes regarda autour de lui avec curiosité : « Plutôt perfectionné, ce vâsseau, pour des touristes…

— Pas selon les critères de la Fondation », dit Trevize en affichant sa bonne humeur. « Et je suis assez à l’aise pour me payer celui-ci…

— Est-ce que vous suggérez que je pourrais me fâere enricher ? » Le douanier lui jeta un regard furtif avant de détourner les yeux.

Trevize hésita quelques instants – le temps d’interpréter la signification de ce terme puis de décider ensuite de la conduite à adopter. Il répondit : « Non, je n’ai aucunement l’intention de vous corrompre. Je n’ai pas la moindre raison de vous verser de pot-de-vin – et vous ne m’avez pas du tout l’air d’être le genre de personne à en accepter, si jamais j’en avais eu l’intention. Vous pouvez inspecter le vaisseau, si vous le désirez.

— Pas besoin », dit le douanier en déposant son enregistreur de poche. « Vos avez déjà subi l’examen de contrebande sanitaire avec succès. Votre vâsseau s’est vu assigner une longueur d’onde radio qui lui servira de faisceau d’approche. »

Sur quoi, il sortit. L’ensemble de l’opération n’avait pas pris plus d’un quart d’heure.

Pelorat dit à voix basse : » Aurait-il pu nous créer des ennuis ? S’attendait-il vraiment à un pot-de-vin ? »

Trevize haussa les épaules. « Donner la pièce aux douaniers est une institution aussi vieille que la Galaxie et j’y aurais volontiers cédé s’il avait fait une seconde tentative en ce sens. En tout état de cause… je présume qu’il a préféré ne pas prendre de risque avec un vaisseau de la Fondation, et un vaisseau bizarre, qui plus est. Notre vieille peau de vache de Maire, bénie soit-elle, disait que le nom de la Fondation nous protégerait où qu’on aille et elle n’avait pas tort… On aurait très bien pu y passer un bail.

— Pourquoi ça ? Il avait l’air d’avoir obtenu tout ce qu’il voulait savoir.

— Oui, mais il a eu la politesse de nous faire simplement subir un contrôle radio à distance. S’il l’avait voulu, il aurait pu s’amuser à nous inspecter tout le vaisseau avec un appareil à main et là, ça aurait pris des heures. Il aurait pu aussi nous expédier dans un hôpital de campagne et nous garder des jours en quarantaine.

— Hein ? Ah ! mon pauvre ami !

— Ne vous affolez pas comme ça. Il n’en a rien fait. J’ai bien cru qu’il allait le faire mais non. Ce qui signifie qu’on est libres d’atterrir. J’aurais aimé me poser par dégravité – ce qui nous prenait un petit quart d’heure – mais j’ignore où peuvent se situer les terrains autorisés et je n’ai pas envie de causer de problèmes. Ce qui signifie qu’on va devoir suivre leur faisceau radio – ce qui va nous prendre des heures – pour rentrer dans l’atmosphère avec une descente en spirale. »

Pelorat avait l’air radieux :

« Mais voilà qui est excellent, Golan ! Irons-nous assez lentement pour avoir le plaisir d’observer le terrain ? » Il brandit son écran portable sur lequel s’étalait en ce moment la carte, affichée avec un grossissement modéré.

« Si l’on veut. Il faudra d’abord qu’on ait traversé le plafond nuageux et on volera quand même encore à quelques kilomètres par seconde. Ça n’aura rien d’un voyage en ballon mais vous aurez toujours un aperçu de la planétographie.

— Superbe ! Superbe !

— Je me demande quand même, dit Trevize, songeur, si notre séjour sur Seychelle sera assez long pour justifier de régler l’horloge de bord sur le temps local.

— Tout va dépendre de ce que l’on compte faire, je suppose. A votre idée, Golan ?

— Notre boulot, c’est de trouver Gaïa, et j’ignore totalement combien de temps ça va prendre.

— Eh bien, on peut toujours ajuster simplement nos bracelets et laisser telle quelle la pendule de bord.

— A tout prendre… » dit Trevize. Il regarda la planète qui s’étalait en dessous d’eux. « Inutile d’attendre plus longtemps. Je vais caler l’ordinateur sur le faisceau qu’ils nous ont attribué et il pourra se servir du générateur gravitique pour mimer un vol conventionnel. Bon !… Descendons, Janov, et voyons voir ce qu’on pourra trouver. »

Songeur, il contempla la planète tandis que le vaisseau commençait son approche, suivant scrupuleusement sa trajectoire sur une courbe d’équipotentiel gravitique soigneusement calculée.

Trevize ne s’était jamais rendu dans l’Union seychelloise mais il savait que depuis un siècle elle manifestait avec constance une extrême froideur à l’égard de la Fondation. D’où sa surprise – et même son désarroi – devant la rapidité de leur passage à la douane.

Ça ne lui paraissait pas raisonnable.

40.

L’officier des douanes se nommait Jogoroth Sobhaddartha et il avait passé pratiquement la moitié de son existence en service à la station.

Cette vie ne le gênait aucunement car elle lui donnait l’occasion – un mois sur trois – de visionner ses bouquins, d’écouter sa musique et d’être loin de son épouse et de son dadais de fils.

Certes, ces deux dernières années, le principal des douanes était un rêveur et c’était passablement irritant. Il n’est rien de plus insupportable qu’un individu qui justifie tous ses actes par des directives reçues en rêve.

Sobhaddartha avait personnellement décidé qu’il n’en croyait pas un mot, même s’il avait l’élémentaire prudence de ne pas le dire tout haut, vu que le doute antipsychique était plutôt mal vu de la majorité de la population seychelloise. Passer pour un matérialiste, c’était pour lui risquer sa retraite prochaine.

Il caressa les deux pointes de son bouc – une de chaque main –, se racla la gorge sans discrétion puis, l’air faussement détaché, demanda : « Était-ce le vaisseau, principal ? »

Le principal, qui portait le nom tout aussi seychellois de Namarath Godhisavatta, était visiblement occupé par quelque affaire nécessitant l’examen de données informatiques et ne leva pas les yeux : « Quel vaisseau ?

— Le Far Star, le vaisseau de la Fondation. Celui que je viens de laisser passer. Celui qu’on a holographie sous toutes les coutures. Était-ce celui dont vous avez rêvé ? »

Godhisavatta leva enfin les yeux. C’était un homme de petite taille, avec des yeux presque noirs, encadrés de fines rides, certainement pas provoquées par une quelconque propension à rire. « Pourquoi demandez-vous ça ? »

Sobhaddartha se raidit et se permit de rapprocher les sourcils, qu’il avait sombres et luxuriants. « Ils ont déclaré qu’ils étaient des touristes, mais je n’ai jamais vu jusqu’ici de vaisseau comme le leur et mon avis, c’est que ce sont des agents de la Fondation. » Godhisavatta s’appuya contre le dossier de son siège. « Écoutez, mon vieux, j’ai beau essayer, je n’ai pas souvenance d’avoir sollicité votre avis.

— Mais, principal, je considère qu’il est de mon devoir de patriote de vous signaler que… »

Godhisavatta se croisa les bras sur la poitrine et fusilla des yeux son subordonné, lequel (bien que considérablement plus impressionnant en taille comme en stature) se tassa sur lui-même et prit un air plus ou moins contrit sous le regard de son supérieur.

« Mon ami, dit Godhisavatta, si jamais vous avez un minimum de jugeote, vous ferez votre boulot en vous abstenant de tout commentaire – ou sinon, je veillerai personnellement à ce que vous vous retrouviez sans pension le jour de votre retraite, ce qui risque d’arriver plus tôt que prévu si je vous entends encore dire un mot sur un sujet qui ne vous regarde pas.

— Oui, monsieur », dit Sobhaddartha à voix basse, avant d’ajouter avec une obséquiosité méfiante : » Est-il dans mes attributions, monsieur, de vous signaler qu’un second vaisseau a été repéré à portée de nos radars ?

— Considérez la chose comme signalée », trancha Godhisavatta avant de retourner à son travail.

« Avec » poursuivit Sobhaddartha encore plus humblement « des caractéristiques fort analogues à celles du vaisseau que je viens de laisser passer. »

Godhisavatta plaqua les mains sur son bureau et se redressa brusquement : « Quoi ? Un second vaisseau ? »

Sobhaddartha sourit intérieurement. Cet individu sanguinaire né d’une union illégitime (entendez, le principal) n’avait manifestement pas rêvé de deux vaisseaux. Il confirma : « Apparemment, monsieur ! Eh bien, je m’en vais reprendre mon poste et attendre les ordres… et j’espère, monsieur…

— Oui ? »

Il ne put pas résister – et tant pis pour la retraite : « Et j’espère, monsieur, que nous avons laissé passer le bon. »

41.

Le Far Star survolait rapidement la surface de Seychelle et Pelorat la contemplait, fasciné. La couverture nuageuse était plus mince et moins dense que sur Terminus et, précisément comme le montrait la carte, les terres émergées étaient à la fois plus compactes et plus étendues – avec même de bien plus vastes zones désertiques, à en juger par la teinte rouille de la majeure partie des continents.

On n’y découvrait pas le moindre signe de vie. On aurait dit un monde uniquement composé de déserts stériles, de plaines grises, de rides sans fin qui devaient représenter des chaînes de montagnes et, bien sûr, d’océan.

« Ça m’a l’air sans vie, marmonna Pelorat.

— Vous ne vous attendiez pas à distinguer des signes de vie depuis cette hauteur, dit Trevize. A mesure que nous allons descendre, vous allez voir les terres devenir vertes par taches. Même avant, en fait, vous allez découvrir le paysage scintillant de la face nocturne. L’être humain a tendance à éclairer ses planètes dès que tombe l’obscurité ; je ne sache pas un monde qui fasse exception à cette règle. En d’autres termes, le premier signe de vie que vous allez découvrir sera non seulement humain mais technologique.

— L’homme est une créature diurne, après tout, dit pensivement Pelorat. Il me semble que parmi les premières tâches d’une technologie naissante doit figurer la conversion de la nuit en jour. En fait, si une planète jusque-là dépourvue de technologie commençait d’en acquérir une, vous pourriez suivre les progrès de son développement avec l’accroissement de l’éclairage sur sa face nocturne. A votre avis, combien de temps faudrait-il pour passer de l’obscurité totale à un éclairage uniforme ? »

Trevize éclata de rire. « Vous avez de drôles d’idées mais je suppose que c’est à cause de votre formation de mythologiste. Je ne pense pas qu’un monde parvienne jamais à cet éclairage uniforme. Les lumières nocturnes suivraient la carte de densité du peuplement si bien que les continents révéleraient tout un réseau de nœuds et de filaments lumineux. Même Trantor à son apogée, alors qu’elle ne formait qu’une seule structure gigantesque, ne laissait s’en échapper la lumière qu’en des points épars. »

Le sol vira au vert comme l’avait prévu Trevize et, à leur dernière révolution autour du globe, il indiqua des taches qui devaient être des villes. « Ce n’est pas un monde très urbanisé. Je n’ai jamais encore eu l’occasion de visiter l’Union seychelloise mais à en croire les renseignements que me fournit l’ordinateur, les gens d’ici ont tendance à se raccrocher au passé. Aux yeux de toute la Galaxie, l’idée de technologie est associée à la Fondation et partout où cette dernière est impopulaire, on note une tendance passéiste – excepté bien entendu dans le domaine des armes de guerre. Je puis vous assurer qu’à cet égard Seychelle est tout à fait moderne.

— Sapristi, cher Golan, tout cela ne va pas devenir déplaisant, au moins ? Nous sommes des Fondateurs, après tout, et nous nous trouvons en territoire ennemi…

— Ce n’est pas un territoire ennemi, Janov. Les gens seront d’une parfaite courtoisie, n’ayez crainte. Simplement, la Fondation n’est pas populaire ici, c’est tout. Par conséquent, comme ils sont très fiers de leur indépendance et comme ils n’aiment pas trop se souvenir qu’ils sont bien plus faibles que la Fondation et ne gardent cette indépendance que parce qu’on le veut bien, ils se permettent le luxe de nous détester.

— Alors, je crains quand même que tout cela soit effectivement déplaisant, dit Pelorat, découragé.

— Mais pas du tout. Allons, Janov ! Je parle de l’attitude officielle du gouvernement seychellois. Les habitants de cette planète sont des gens comme les autres et si nous savons nous montrer agréables sans nous conduire comme si nous étions les seigneurs de la Galaxie, ils sauront se montrer agréables eux aussi. Nous ne sommes pas venus à Seychelle pour y établir la suprématie de la Fondation. Nous sommes de vulgaires touristes, ne l’oubliez pas, posant aux seychellois le genre de questions que posent n’importe quels touristes.

« Et puis, on a bien le droit aussi de prendre un peu de bon temps, non ? Si la situation le permet… Il n’y a pas de mal à rester ici quelques jours, histoire de voir ce que le coin a à nous offrir. Il se peut qu’ils aient une culture intéressante, des paysages intéressants, une cuisine intéressante… et si tout le reste échoue, des femmes intéressantes. Nous avons de l’argent à dépenser. »

Pelorat fronça les sourcils : « Oh, mon ami !

— Allons, allons, insista Trevize. Vous n’êtes quand même pas si vieux que ça. Ça ne vous dirait vraiment rien ?

— Je ne dis pas qu’il ne fut pas un temps où j’aurais convenablement joué ce rôle mais ce n’est certainement pas le moment pour ça. Nous avons une mission. Nous voulons atteindre Gaïa. Je n’ai rien contre l’idée de passer du bon temps – franchement rien – mais si nous commençons à nouer des relations personnelles, se détacher risque ensuite de se révéler délicat. » Il hocha la tête et dit, avec douceur : « Je croyais que vous aviez peur que je ne prenne un peu trop de bon temps à la Bibliothèque Galactique de Trantor, au point d’être incapable de m’en détacher… Eh bien, sans doute la Bibliothèque est-elle pour moi l’équivalent pour vous d’une – ou cinq, ou six – séduisante demoiselle aux yeux bruns…

— Je ne suis pas un coureur, Janov… mais je n’ai pas non plus l’intention d’être un ascète. Très bien. Je vous promets que vous pourrez continuer avec votre histoire de Gaïa mais si jamais une agréable occasion se présente, rien dans la Galaxie ne m’empêchera d’y réagir normalement.

— Si vous pouviez simplement faire passer Gaïa en premier…

— C’est promis. Rappelez-vous tout de même : ne dites à personne que nous sommes de la Fondation. Ils s’en rendront bien compte à cause de notre argent et de notre accent de Terminus mais si nous n’en parlons pas, ils pourront toujours faire comme si nous étions des étrangers sans attaches et se montrer amicaux. Si en revanche nous insistons sur nos origines, oh ! ils se montreront toujours polis, mais on ne nous parlera pas, on ne nous montrera rien, on ne nous conduira nulle part ; bref, on se retrouvera absolument seuls.

— Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux gens, soupira Pelorat.

— Ce n’est pourtant pas sorcier : vous n’avez qu’à vous examiner de près vous-même et vous comprendrez le reste des gens. Nous ne sommes en rien différents des autres. Sinon, comment Seldon aurait-il élaboré son Plan – et ne me parlez pas de la subtilité de ses mathématiques – s’il n’avait pas d’abord compris les gens ? Et comment y serait-il parvenu si les gens n’étaient pas si faciles à comprendre ? Vous me montrez quelqu’un d’incapable de comprendre les gens et moi je vais vous montrer quelqu’un qui s’est bâti une fausse image de lui-même – cela dit sans vouloir vous vexer…

— Je ne me sens pas vexé. J’admets bien volontiers que je manque d’expérience en ce domaine, ayant vécu une existence plutôt égoïste et recluse. Comme il est bien possible que je ne me sois jamais convenablement examiné, je m’en remets à vous pour être mon guide et mon conseiller en matière de relations humaines.

— Bien. Alors suivez donc mon conseil et contentez-vous d’admirer le paysage. Nous n’allons pas tarder à atterrir et je vous promets que vous ne sentirez rien. L’ordinateur et moi, on se charge de tout.

— Golan, ne faites pas la tête… Si jamais une jeune femme devait…

— N’en parlons plus. Laissez-moi m’occuper de l’atterrissage. »

Pelorat se retourna pour contempler le monde qui les attendait au bout de leur trajectoire en spirale. Ce serait le premier monde étranger sur lequel il poserait le pied. Cette idée l’emplit plus ou moins d’appréhension – malgré le fait que tous les millions de planètes habitées qui peuplaient la Galaxie avaient toutes été colonisées par des gens qui n’étaient pas nés sur leur sol.

Toutes, sauf une – songea-t-il avec un frisson d’inquiétude/ravissement.

42.

Le spatioport n’était pas très vaste, selon les critères de la Fondation, mais il était bien aménagé. Trevize regarda les opérations d’arrimage du Far Star dans un berceau. On leur donna un récépissé au codage complexe.

Pelorat demanda à voix basse : « Et on le laisse simplement ici ? »

Trevize opina et posa la main sur l’épaule de son compagnon, rassurant : « Ne vous inquiétez pas », répondit-il également à voix basse.

Ils embarquèrent dans le véhicule terrestre qu’ils avaient loué et Trevize brancha le plan de la ville dont on pouvait apercevoir les tours à l’horizon.

« Seychelle-ville, annonça-t-il, capitale de la planète. Ville, planète, étoile : les trois s’appellent Seychelle.

— Je suis inquiet pour le vaisseau, persista Pelorat.

— Pas de quoi s’inquiéter. On sera de retour ce soir, vu qu’on y couchera si jamais nous devons rester ici plus de quelques heures. Vous devez également comprendre qu’il existe un code de déontologie des astroports qui – autant que je sache – n’a jamais été violé, même en temps de guerre. Tout astronef venu avec des intentions pacifiques est réputé intouchable. Si tel n’était pas le cas, plus personne ne serait en sécurité et le commerce serait impossible. Toute planète qui violerait ce code serait immédiatement boycottée par tous les pilotes spatiaux de la Galaxie. Je vous assure qu’aucune ne s’amuserait à prendre un tel risque. Par ailleurs…

— Par ailleurs ?

— Eh bien, par ailleurs, j’ai réglé l’ordinateur pour que tout individu qui n’aurait pas l’aspect ou la voix de l’un d’entre nous soit tué sitôt qu’il essaie de monter à bord. J’ai pris la liberté d’informer de ce détail le commandant du port. Je lui ai fort poliment expliqué que j’aurais bien aimé déconnecter ce dispositif très particulier, eu égard à la réputation d’absolue sécurité et de totale intégrité que détient l’astroport de Seychelle (réputation connue de toute la Galaxie, ai-je cru bon d’ajouter) mais que cet astronef étant d’un modèle nouveau, je ne savais absolument pas comment le couper.

— Il n’en a bien évidemment rien cru.

— Bien sûr que non ! Mais il a dû faire comme si ou sinon, il n’aurait pas eu d’autre choix que de se sentir insulté. Et comme il n’aurait rien pu y faire, l’insulte n’aurait pu que déboucher sur l’humiliation. Et ça, comme il n’en était pas question, la solution la plus simple était encore pour lui de croire ce que je lui ai raconté.

— Et c’est encore un exemple du comportement des gens ?

— Oui. Vous vous y ferez.

— Comment savez-vous que ce véhicule n’est pas truffé de micros ?

— J’ai pensé qu’il pouvait effectivement l’être. C’est pourquoi quand on m’en a proposé un, j’en ai choisi un autre au hasard. S’ils sont équipés de micros… eh bien, qu’avons-nous donc raconté de si terrible ? »

Pelorat prit un air constipé. « Je ne sais comment dire… Ça peut paraître assez malpoli de le remarquer mais… je ne trouve pas que ça sente très bon… Il y a… comme une odeur…

— Dans la voiture ?

— Eh bien… déjà, dans l’astroport. Je suppose que c’est l’odeur habituelle des astroports mais on a dû l’emporter avec nous… Est-ce qu’on pourrait ouvrir les vitres ? »

Trevize éclata de rire. « Je suppose que j’arriverai bien à découvrir quel est le bon bouton mais je ne crois pas que ça arrangera grand-chose. C’est toute la planète qui pue. C’est à ce point ?

— Ce n’est pas très fort mais c’est perceptible – et assez répugnant. Toute la planète sent-elle ainsi ?

— J’oublie tout le temps que vous n’avez jamais visité une autre planète. Chaque monde habité a son odeur spécifique. Due principalement à l’ensemble de la végétation bien que, je suppose, le règne animal – voire les hommes – y contribue également. Et autant que je sache, personne n’apprécie jamais l’odeur d’une planète en y débarquant pour la première fois. Mais vous vous y ferez, Janov. Je vous promets que d’ici quelques heures vous n’y prêterez même plus attention.

— Vous ne voulez quand même pas insinuer que toutes les planètes sentent comme ça ?

— Non. Je vous l’ai dit : chacune a son odeur. Si nous faisions vraiment attention ou si nous avions le nez plus fin – à l’instar des chiens d’Anacréon –, nous serions sans doute capables de reconnaître au flair le monde où nous nous trouvons. Quand je suis entré dans la marine, j’étais au début incapable d’avaler quoi que ce soit le premier jour sur une nouvelle planète ; et puis un vieux bourlingueur de l’espace me refila le truc de renifler pendant l’atterrissage un mouchoir imprégné de l’odeur locale. Une fois débarqué à ciel ouvert, vous ne sentez plus rien. Et au bout d’un moment, on devient blindé, il suffit juste d’apprendre à ne pas y prêter attention. Le pire, c’est encore le retour, en fait.

— Pourquoi ça ?

— Croyez-vous que Terminus ne sente pas ?

— Êtes-vous en train de me dire que c’est le cas ?

— Bien sûr qu’elle sent ! Une fois acclimaté à l’odeur d’une autre planète – mettons Seychelle – vous seriez surpris de constater la puanteur de Terminus. Jadis, chaque fois qu’on rouvrait les sas à l’arrivée sur Terminus après une mission de quelque durée tout l’équipage avait coutume de lancer un joyeux : “ Bonjour la décharge ! ” »

Pelorat paraissait outré.

Les tours de la cité étaient nettement plus proches mais Pelorat gardait les yeux fixés sur leurs parages immédiats. D’autres engins terrestres les croisaient et les doublaient, un véhicule aérien passait parfois au-dessus d’eux mais c’était surtout les arbres qu’il étudiait.

« La végétation paraît bizarre, remarqua-t-il. Vous pensez qu’une partie pourrait être indigène ?

— J’en doute », dit Trevize, l’air absent. Il étudiait la carte et se débattait avec la programmation de l’ordinateur de bord. « Il ne subsiste jamais grand-chose de la vie indigène sur les planètes habitées par l’homme. Les colons ont toujours importé leur propre stock de plantes et d’animaux – soit au moment de leur installation, soit peu après.

— La végétation me paraît quand même étrange.

— Ne vous attendez pas à retrouver les mêmes variétés d’un monde à l’autre, Janov. Je me suis laissé dire un jour que les rédacteurs de l’Encyclopædia Galactica avaient sorti une flore en quatre-vingt-sept gros disques-mémoires et encore, elle était incomplète – et de toute façon périmée au moment de son achèvement. »

La voiture poursuivait sa course et bientôt les faubourgs de la cité apparurent et les engloutirent dans leur bouche béante. Pelorat frémit légèrement : « Je ne peux pas dire que j’apprécie leur urbanisme.

— A chacun le sien », dit Trevize avec l’indifférence de l’astronaute chevronné.

« Au fait, où allons-nous ?

— Eh bien, dit Trevize avec une certaine exaspération, j’essaie d’amener le programmateur à diriger cet engin vers l’office du tourisme. J’espère que l’ordinateur connaît les sens uniques et leur code de la route parce que moi…

— Qu’est-ce que nous allons faire là-bas, Golan ?

— Pour commencer, nous sommes des touristes, c’est donc l’endroit où se rendre tout naturellement et puis nous voulons rester aussi anonymes et naturels que possible. Et secundo, où iriez-vous, vous, pour obtenir des informations sur Gaïa ?

— Dans une université ou une société d’anthropologie ou encore un muséum… sûrement pas dans un office de tourisme.

— Eh bien, vous avez tort. A l’office de tourisme, on jouera les intellectuels avides d’avoir la liste complète des universités de la ville, des musées, et ainsi de suite. Nous déciderons ensuite de l’endroit à visiter en premier lieu et c’est là que nous trouverons peut-être les gens compétents en matière d’histoire antique, de galactographie, d’anthropologie ou tout ce que vous voudrez. Mais tout part d’abord de l’office du tourisme. »

Pelorat resta silencieux tandis que leur véhicule zigzaguait curieusement pour s’insérer dans le flot de la circulation. Ils s’engouffrèrent dans une voie souterraine en dépassant des panneaux qui devaient sans doute indiquer des directions ou correspondre à des signaux routiers mais que leur lettrage bizarre rendait quasiment illisibles.

Par chance, leur véhicule se comportait comme s’il connaissait la route et lorsqu’il s’immobilisa pour se glisser dans une place de stationnement, ils purent – non sans difficulté – déchiffrer sur un panonceau : MILIEUX ÉTRANGERS À SEYCHELLE surmontant l’inscription : OFFICE DU TOURISME DE SEYCHELLE rédigée, celle-ci, en capitales galactiques parfaitement lisibles.

Ils pénétrèrent dans l’édifice qui n’était pas aussi vaste que leur avait laissé croire sa façade. L’activité n’y était certainement pas débordante.

Il y avait toute une série de cabines ouvertes au public dont l’une occupée par un homme fort absorbé dans la lecture des dépêches d’actualité crachées par un petit éjecteur. Dans une autre se trouvaient deux femmes apparemment plongées dans quelque jeu compliqué avec des cartes et des jetons. Derrière un guichet trop grand pour sa taille, entouré de tableaux électroniques clignotants manifestement bien trop compliqués pour lui, il y avait un fonctionnaire seychellois, l’air de s’ennuyer, vêtu d’une espèce d’habit d’arlequin.

Pelorat le contempla ébahi, avant de chuchoter : « Voici certainement une planète où l’on aime s’accoutrer avec discrétion.

— Oui, j’ai remarqué. Mais les modes changent d’une planète à l’autre, voire d’une région à l’autre sur une même planète. Et elles changent avec le temps. Il y a cinquante ans, peut-être que tout le monde ici portait du noir, pour ce que nous en savons. Prenez donc les choses comme elles sont, Janov.

— Je suppose que je vais bien être obligé ; mais je préfère quand même nos modes à nous. Au moins, elles ne sont pas une agression pour le nerf optique.

— Parce que la plupart d’entre nous sont vêtus en gris ton sur ton ? Cela déplaît à certains. J’ai entendu appeler ça “ s’habiller de crasse ”. Et puis, il faut compter également que l’absence de couleur propre à la Fondation doit les conforter dans ce goût pour le bariolé, rien que pour accentuer leur indépendance. De toute façon, c’est une simple question d’habitude… Allons, Janov. »

Tous deux s’avancèrent vers le guichet et, à cet instant, l’homme dans la cabine délaissa ses dépêches de presse pour se lever et venir à leur rencontre, un sourire aux lèvres. Lui, il était vêtu de gris.

Trevize ne regarda pas tout de suite dans sa direction mais lorsqu’il l’aperçut, il se figea.

Il prit une profonde inspiration puis souffla : « Par la Galaxie !… Mon ami le traître ! »

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