Chapitre 10 Conseil

33.

Deux jours avaient passé et Gendibal se sentait moins le cœur lourd qu’enragé. Il n’y avait aucune raison de ne pas avoir immédiatement procédé à l’audience. D’autant que s’il n’avait pas été prêt, s’il lui avait fallu du temps, il était bien certain qu’ils lui auraient collé son procès tout de suite.

Mais puisque la Seconde Fondation n’avait rien autre à faire qu’affronter sa plus grave crise depuis l’époque du Mulet, ils préféraient perdre leur temps – et pour le seul plaisir de l’irriter.

Et certes ils l’irritaient mais, par Seldon, ça ne rendrait que plus violente sa riposte. Il y était bien décidé.

Il regarda autour de lui. L’antichambre était vide. Et c’était comme ça depuis deux jours maintenant. Il était devenu un homme marqué, un Orateur dont tout le monde savait qu’il allait, au terme d’une procédure sans aucun précédent dans les cinq siècles d’histoire de la Seconde Fondation, bientôt perdre son rang. Il serait destitué de sa charge, ravalé au simple rang de membre de la Seconde Fondation, purement et simplement.

C’était toutefois quelque chose – et quelque chose de fort honorable – que d’être membre de la Seconde Fondation, en particulier, pour peu qu’on y détienne un titre respectable, ce qui pourrait être son cas même après sa suspension. C’était une tout autre affaire que d’avoir été Orateur et de se voir rétrogradé.

Ils ne vont quand même pas faire ça, se dit sauvagement Gendibal, même s’il devait bien constater que depuis deux jours on l’évitait. Sura Novi était la seule à le traiter comme auparavant mais elle était trop naïve pour comprendre la situation. Pour elle, Gendibal était toujours « Maître ».

Il était d’ailleurs irrité d’y puiser un certain réconfort : il s’était senti honteux lorsqu’il avait commencé de s’apercevoir que son humeur s’améliorait sitôt qu’il la voyait le contempler avec adoration. Allait-il donc à présent prendre plaisir à des satisfactions aussi mesquines ?

Un huissier sortit de la salle du Conseil pour lui annoncer que la Table était prête à le recevoir et Gendibal le suivit d’un pas raide. L’huissier était un homme que Gendibal connaissait bien ; il était de ceux qui savaient – à un iota près – quel degré précis de civilité accorder à chaque Orateur. Au vu de son comportement, la cote de Gendibal était pour l’heure au plus bas : même l’huissier ne le considérait déjà pas mieux qu’un bagnard.

Ils étaient tous solennellement réunis autour de la Table, et tous portaient la robe noire des juges. Le Premier Orateur Shandess semblait légèrement mal à l’aise mais il refusa de laisser paraître sur ses traits la moindre trace d’amitié. Delarmi – l’une des trois femmes oratrices – ne daigna même pas le regarder.

Le Premier Orateur commença : « Orateur Stor Gendibal, vous avez été relevé de vos fonctions à la suite de votre comportement indigne d’un Orateur. Vous avez, devant nous tous ici présents, accusé la Table – de manière vague et sans preuve – de trahison et de tentative de meurtre. Vous avez laissé entendre que tous les membres de la Seconde Fondation – y compris les Orateurs et le premier d’entre eux – devraient subir un contrôle mental scrupuleux aux fins de déceler ceux qui sont devenus indignes de confiance. Un tel comportement est de nature à briser les liens de notre communauté, liens sans lesquels la Seconde Fondation est incapable de contrôler une Galaxie complexe et potentiellement hostile, et tout aussi incapable d’édifier en toute sécurité un second Empire viable.

« Puisque nous avons tous été les témoins de cette offense au Conseil, je propose par conséquent de passer sans plus tarder à l’étape suivante. Orateur Gendibal, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »

A présent, Delarmi – toujours sans le regarder – se permit d’esquisser un sourire félin.

« Si la vérité peut être considérée comme une défense, alors je vais la dire. Il existe effectivement des motifs de croire à une faille dans notre sécurité, faille se traduisant sans doute par le contrôle mental d’un ou plusieurs membres de la Seconde Fondation – sans exclusive de ceux ici présents –, faille à l’origine d’une crise mortelle pour la Seconde Fondation. S’il est vrai que vous avez hâté mon procès pour éviter de perdre du temps, c’est peut-être effectivement que vous aurez vaguement admis le sérieux de la menace mais, dans ce cas, pourquoi avoir attendu deux longs jours après ma demande d’une audience immédiate ? Je suppose que c’est l’imminence et la gravité de la crise qui m’ont poussé à dire ce que j’avais à dire. Si je ne l’avais pas fait, c’est là que je me serais comporté de manière indigne d’un Orateur.

— Il ne fait qu’aggraver son cas, Premier Orateur », remarqua doucement Delarmi.

Le siège de Gendibal était décalé de la Table par rapport aux autres, signe déjà manifeste de sa rétrogradation. Il le recula encore plus, comme s’il n’en avait cure, et se leva :

« Allez-vous donc me condamner sommairement, sans jugement, au mépris de toute loi – ou bien puis-je présenter ma défense en détail ? »

Ce fut le Premier Orateur qui répondit : « Loin de nous l’intention d’agir illégalement, Orateur. Et faute d’une jurisprudence pour nous guider, nous inclinerons dans votre sens, reconnaissant que si nos capacités trop humaines devaient nous conduire à dévier de la justice idéale, mieux vaudrait encore laisser le coupable en liberté que condamner un innocent. En conséquence, et bien que le cas devant nous présenté soit si grave que l’on puisse difficilement envisager de laisser le coupable aller libre, nous vous permettrons de présenter votre défense à votre guise, et en prenant tout le temps qu’il vous faudra jusqu’à ce qu’il soit décidé, à l’unanimité des voix, y compris la mienne (et il éleva le ton sur ces derniers mots), que nous en avons assez entendu. »

Gendibal reprit : « Permettez-moi donc de vous annoncer, pour commencer, que Golan Trevize – l’homme de la Première Fondation expulsé de Terminus et que le Premier Orateur et moi croyons être le fer de lance de la crise imminente –, que cet homme a dévié avec son vaisseau dans une direction inattendue.

— Point d’information, intervint doucement Delarmi. Comment l’Orateur » (et son intonation soulignait l’absence de majuscule) « a-t-il eu connaissance de ceci ?

— J’en ai été informé par le Premier Orateur, dit Gendibal, mais j’en ai eu personnellement la confirmation. Vu toutefois les circonstances, et considérant mes soupçons quant au niveau de sécurité de cette Table, on me permettra de garder le secret sur mes sources de renseignement.

— Je réserve ma décision sur ce point, dit le Premier Orateur. Nous poursuivrons donc sans cet élément d’information ; si toutefois la Table estime que l’information doit être obtenue, l’Orateur Gendibal se verra tenu de la fournir. »

Delarmi intervint : « Si l’orateur ne délivre pas maintenant cette information, on est alors légitimement en droit de supposer qu’il dispose d’un agent à son service – un agent employé à titre privé et donc non responsable devant la Table du Conseil. Nous ne pouvons être certains qu’un tel agent se conforme aux règles applicables au personnel de la Seconde Fondation. »

Le Premier Orateur remarqua avec un certain déplaisir : « Je suis capable de voir toutes les implications, Oratrice Delarmi. Inutile de me les énumérer en détail.

— C’était uniquement pour le procès-verbal, Premier Orateur, puisque ceci aggrave le cas du prévenu et que les faits n’ont pas été portés à l’acte d’accusation, acte dont, ferai-je remarquer par parenthèse, on n’a pas fait intégralement lecture et sur lequel je demande que le présent élément soit ajouté.

— Le greffier est chargé d’ajouter l’élément, ordonna le Premier Orateur, dont l’énoncé exact sera libellé en temps opportun… Orateur Gendibal » (lui au moins, mettait la majuscule) « votre défense, en définitive, a régressé d’un pas. Poursuivez. »

Gendibal poursuivit : « Non seulement ce Trevize est parti dans une direction inattendue mais il l’a fait en plus à une vitesse sans précédent. Mes derniers renseignements – dont le Premier Orateur n’a pas encore connaissance – indiqueraient qu’il a parcouru près de dix mille parsecs en bien moins d’une heure.

— En un seul saut ? s’exclama l’un des Orateurs, incrédule.

— En un peu plus de deux douzaines de sauts successifs, réalisés pratiquement sans le moindre intervalle, chose encore plus difficile à imaginer qu’un saut unique. Même si on a pu le localiser à présent, il va nous falloir du temps pour le suivre et si jamais il nous détecte et veut réellement nous semer, nous serons dans l’incapacité totale de le rattraper… Et vous passez votre temps à des chicaneries juridiques, et en traînant deux jours, encore, histoire de mieux savourer la chose. »

Le Premier Orateur parvint à dissimuler son désarroi : « Dites-nous, je vous prie, Orateur Gendibal, quelle peut être selon vous la signification de tout ceci ?

— C’est une indication, Premier Orateur, des progrès techniques réalisés par la Première Fondation, qui se révèle être aujourd’hui considérablement plus puissante qu’au temps de Preem Palver. Nous serions totalement incapables de leur résister s’ils nous découvraient et se trouvaient libres de leurs mouvements. »

L’Oratrice Delarmi se dressa : « Premier Orateur, on nous fait perdre notre temps avec des balivernes. Nous ne sommes plus des enfants que l’on effraie avec des contes de Mamie Supernova. Qu’importe que l’appareil technologique de la Première Fondation soit impressionnant, quand, en cas de crise, leur esprit sera sous notre contrôle.

— Qu’avez-vous à répondre à cela, Orateur Gendibal ? demanda le Premier Orateur.

— D’abord, que nous aborderons cette question du contrôle de l’esprit en son temps. Pour le moment, je désire essentiellement insister sur la supériorité – et une supériorité croissante – de la puissance technologique de la Première Fondation.

— Veuillez passer au point suivant, Orateur Gendibal, indiqua le Premier Orateur. Je dois dire que ce premier point ne m’a pas paru avoir un extrême rapport avec le contenu de l’acte d’accusation. »

Il y eut un mouvement général d’assentiment autour de la Table.

« Je poursuis. Trevize a un compagnon de voyage… » il marqua une légère pause, prenant soin de prononcer correctement « un certain… Janov Pelorat, un chercheur assez insignifiant qui a consacré toute sa vie à recenser tous les mythes et légendes concernant la Terre.

— Vous savez tout cela sur lui ? Encore votre informateur caché, je suppose ? » lança Delarmi qui s’était installée dans son rôle de procureur avec une aisance manifeste.

« Oui, je sais tout cela sur lui, dit Gendibal, imperturbable. Il y a quelques mois, le Maire de Terminus, une femme énergique et capable, s’est intéressée à ce chercheur pour des raisons pas très claires et donc j’en suis venu tout naturellement à m’y intéresser moi aussi. Je n’ai pas non plus cherché à garder ça pour moi. Toutes les informations que j’ai pu recueillir ont été mises à la disposition du Premier Orateur.

— J’en porte le témoignage », dit Shandess à voix basse.

Un orateur âgé intervint : « Quelle est cette Terre ? S’agit-il du monde des origines que l’on rencontre sans cesse dans les légendes ? Cette planète autour de laquelle on a fait tout un foin du temps de l’ancien Empire ? »

Gendibal opina. « Dans les contes de Mamie Supernova, comme dirait l’Oratrice Delarmi… Je soupçonne Pelorat d’avoir rêvé de venir à Trantor consulter les archives galactiques, afin d’y trouver des informations au sujet de la Terre, informations qu’il ne pouvait obtenir via les services de la bibliothèque interstellaire disponibles sur Terminus.

« Lorsqu’il a quitté Terminus avec Trevize, il doit avoir eu l’impression que ce rêve allait s’accomplir. Et sans aucun doute escomptions-nous de notre côté mettre la main sur eux et profiter ainsi de l’occasion pour les examiner – à notre bénéfice personnel. Mais il apparaît, comme vous le savez tous à présent, qu’ils ont décidé de ne pas venir : ils ont dévié vers une destination encore mal définie et ce, pour une raison encore inconnue. »

Le visage rond de Delarmi se fit positivement angélique : « Et pourquoi serait-ce si gênant ? Nous ne nous portons certainement pas plus mal de leur absence. En fait, puisqu’ils nous lâchent aussi facilement, nous pouvons en déduire que la Première Fondation ignore toujours la véritable nature de Trantor et nous ne pouvons qu’applaudir encore l’habileté de Preem Palver.

— Si on ne veut pas réfléchir plus loin, contra Gendibal, on pourrait effectivement déboucher sur cette rassurante conclusion. Se pourrait-il, toutefois, que leur revirement ne résulte pas d’une incapacité à déceler l’importance de Trantor ? Se pourrait-il que ce revirement traduise au contraire la crainte que Trantor, en les examinant, ne décèle l’importance de la Terre ? »

Il y eut soudain une grande agitation autour de la Table.

« N’importe qui, remarqua froidement Delarmi, peut toujours s’amuser à inventer des propositions ronflantes et les coucher en phrases bien tournées. Valent-elles pour autant quelque chose une fois que vous les avez inventées ? Pourquoi quelqu’un devrait-il s’intéresser à notre opinion, l’opinion de la Seconde Fondation au sujet de la Terre ? Que ce soit la véritable planète des origines ou que ce soit un mythe ou, pour bien faire, qu’il n’existe même pas de planète des origines, voilà certainement un problème qui ne devrait intéresser que les historiens, les archéologues et les collectionneurs de récits folkloriques comme votre Pelorat. Pourquoi nous ?

— Effectivement, pourquoi ? répéta Gendibal. Comment expliquez-vous, alors, qu’on ne trouve pas une seule référence à la Terre dans toute la Bibliothèque ? »

Pour la première fois, quelque chose d’autre que de l’hostilité se fit sentir autour de la Table du Conseil.

« Pas une ? » demanda Delarmi.

Gendibal répondit avec le plus grand calme : « Dès que j’eus vent de la venue possible de Trevize et Pelorat sur Trantor, en quête d’informations au sujet de la Terre, j’ai tout naturellement demandé à l’ordinateur de notre bibliothèque un listage de tous les documents contenant une telle information. J’ai pu découvrir alors, avec une curiosité modérée, qu’elle n’en contenait aucun. Elle n’en contenait pas une petite quantité. Pas un très petit nombre. Aucun !

« Là-dessus, vous me forcez à attendre deux jours avant que ne se tienne cette audience, et simultanément, ma curiosité se trouve piquée lorsque j’apprends qu’en définitive nos deux Premiers Fondateurs ne viennent pas nous rendre visite. Il fallait bien que je trouve à me distraire. Pendant que le reste d’entre vous s’amusait, comme on dit, à trinquer pendant que la maison brûle, je me suis mis à parcourir les quelques livres d’histoire que j’avais chez moi. Et je suis tombé sur des passages mentionnant explicitement certaines recherches effectuées vers la fin de l’Empire à propos de la Question des Origines. On y faisait référence à des documents bien précis – écrits ou filmés – au besoin en en extrayant des citations. Je suis donc retourné à la Bibliothèque pour y rechercher moi-même ces fameux documents… Je vous assure que je n’ai absolument rien trouvé.

— Quand bien même ce serait le cas, observa Delarmi, ça ne constitue pas forcément une surprise. Après tout, si la Terre est effectivement un mythe…

— Alors je l’aurais trouvée dans la section mythologie. Si c’était un conte de Mamie Supernova je l’aurais trouvée dans les œuvres complètes de Mamie Supernova. Si c’était la divagation d’un esprit dégénéré, je l’aurais trouvée sous la rubrique psychopathologie. Le fait est que quelque chose existe effectivement à propos de la Terre, sinon vous n’en auriez pas tous entendu parler – au point même de reconnaître immédiatement dans ce nom celui de la présumée planète des origines de l’espèce humaine. Pourquoi dans ce cas, n’en trouve-t-on nulle part la moindre référence dans la Bibliothèque ? »

Profitant du bref silence de Delarmi, un autre Orateur s’interposa dans la discussion. Il s’agissait de Leonis Cheng, un homme d’assez petite taille, doué d’un savoir encyclopédique sur les détails du Plan Seldon mais affligé d’une certaine myopie quant à son attitude à l’égard de la Galaxie réelle proprement dite. Quand il parlait, il avait tendance à cligner rapidement des yeux.

« Il est bien connu, dit-il, que dans ses derniers jours l’Empire tenta de créer une mystique impériale en mettant en sourdine toutes les recherches portant sur les époques pré-impériales. »

Gendibal opina. « Mettre la sourdine est le terme exact, Orateur Cheng. Ce n’est pas le synonyme de destruction de preuves. Comme vous devriez le savoir mieux que quiconque, une autre caractéristique de la décadence impériale fut un intérêt soudain pour des temps révolus – et présumés meilleurs. Je n’avais quant à moi fait référence qu’à l’intérêt pour la Question des Origines à l’époque de Hari Seldon. »

Cheng l’interrompit avec un formidable raclement de gorge. « Je sais tout cela fort bien, jeune homme, et j’en sais considérablement plus sur ces problèmes sociaux de la décadence impériale que vous ne semblez l’imaginer. Le processus “ d’impérialisation ” balaya tous ces jeux de dilettante à propos de la Terre. Sous Cléon II, lors du dernier sursaut de l’Empire, deux siècles après Seldon, donc, l’impérialisation atteignit son apogée et toutes ces spéculations sur la question de la Terre prirent fin. On édicta même sous le règne de Cléon une directive à ce sujet, qualifiant l’intérêt pour de tels sujets de (et là, je pense citer correctement) : “ spéculations oiseuses et stériles, tendant à saper l’amour du peuple envers le trône impérial ”. »

Gendibal sourit : « Donc, ce serait sous le règne de Cléon II, Orateur Cheng, que vous placeriez la destruction de toute référence à la Terre ?

— Je ne tire aucune conclusion. Je n’ai pas dit autre chose que ce que j’ai dit.

— C’est habile de votre part de ne tirer aucune conclusion. Du temps de Cléon, l’Empire a peut-être connu une renaissance mais il n’empêche que la Bibliothèque était entre nos mains, du moins entre celles de nos prédécesseurs. Il aurait été impossible de retirer de la Bibliothèque le moindre matériel sans que les Orateurs de la Seconde Fondation en aient connaissance. En fait, c’est à eux que serait échue pareille tâche même si l’Empire moribond avait dû l’ignorer. »

Gendibal se tut mais Cheng ne répondit rien, regardant pardessus sa tête.

Gendibal poursuivit : « Il s’ensuit que la Bibliothèque n’a donc pas pu être vidée de ses documents traitant de la Terre à l’époque de Seldon puisque la Question des Origines était alors une préoccupation d’actualité ; elle n’a pas pu l’être par la suite puisque la Seconde Fondation en avait désormais la charge. Et pourtant, elle est bien vide maintenant. Comment cela est-il possible ? »

Delarmi intervint avec impatience : « Vous pouvez cesser de broder sur ce dilemme. On a tous compris. Qu’est-ce que vous suggérez comme solution ? Que c’est vous qui avez dérobé les documents vous-même ?

— Comme toujours, Delarmi, vous avez touché le cœur du problème. » Et Gendibal inclina la tête vers elle, avec un respect sardonique (à quoi elle se permit de répliquer en retroussant légèrement la lèvre) : « Une solution possible est que ce nettoyage fût l’œuvre d’un Orateur de la Seconde Fondation, quelqu’un capable d’utiliser les conservateurs de la Bibliothèque sans laisser de souvenir derrière lui – et capable d’utiliser les ordinateurs sans laisser non plus de trace enregistrée. »

Le Premier Orateur Shandess devint cramoisi : « Ridicule, Orateur Gendibal. Je ne peux pas imaginer qu’un Orateur puisse agir de la sorte. Quel motif aurait-il ? Même si, pour quelque raison, les documents ayant trait à la Terre avaient dû être retirés, pourquoi le dissimuler au reste de la Table ? Pourquoi risquer de gâcher totalement sa carrière en falsifiant la bibliothèque quand les risques d’être découverts sont en vérité si grands ? D’ailleurs, je ne pense pas qu’un Orateur, même le plus habile qui soit, fût capable d’accomplir cette tâche sans laisser de trace.

— Alors, Premier Orateur, c’est que vous ne partagez pas l’idée de l’Oratrice Delarmi que je puisse en être l’auteur.

— Je ne la partage certainement pas : il m’arrive peut-être de douter de votre jugement mais je n’en suis pas encore à vous estimer totalement fou.

— Alors, c’est qu’une telle éventualité n’a jamais pu se produire, Premier Orateur. Les documents concernant la Terre doivent toujours se trouver dans la Bibliothèque puisque il semble à présent que nous ayons éliminé toutes les manières possibles de les avoir dérobés – et malgré tout, ils demeurent introuvables.

— Bon, bon, dit Delarmi en affectant la lassitude, finissons-en. Encore une fois, qu’est-ce que vous suggérez comme solution ? Je suis bien sûre que vous pensez en tenir une.

— Si vous en êtes si sûre, Oratrice, autant que j’en fasse profiter tout le monde. Mon hypothèse est que la Bibliothèque a été nettoyée par un membre de la Seconde Fondation, manipulé par une subtile force extérieure à celle-ci. Le nettoyage est passé inaperçu parce que cette même force a justement veillé à ce qu’on ne s’aperçoive de rien. »

Delarmi éclata de rire : « Jusqu’à ce que vous le découvriez ! Vous… L’incontrôlé et l’incontrôlable. Si cette mystérieuse force existait bel et bien, comment auriez-vous fait pour découvrir l’absence de documents dans la Bibliothèque ? Pourquoi n’avez-vous pas été vous aussi soumis à son contrôle ?

— La situation n’a rien de risible, Oratrice, rétorqua Gendibal, l’air grave. Il se peut qu’ils aient senti – tout comme nous – que toute intervention devrait se réduire au strict minimum. Alors que ma vie était en danger, il y a quelques jours, mon principal souci a été d’essayer de ne pas interférer avec un esprit hamien avant de songer à assurer ma protection personnelle. Il pourrait en être de même avec ces gens – sitôt qu’ils ont senti qu’il était plus sûr pour eux de cesser toute immixtion. C’est bien là qu’est le danger, le danger mortel. Le fait que j’aie pu découvrir ce qui est arrivé peut signifier qu’ils se moquent bien désormais d’être découverts. Le fait de s’en moquer peut signifier qu’ils estiment avoir déjà gagné la partie. Et nous, ici, nous continuons nos petits jeux !

— Mais quel est leur objectif dans tout ça ! Quel objectif peuvent-ils bien poursuivre ? » demanda Delarmi. Elle traînait les pieds à présent, se mordait les lèvres, sentant son emprise décroître à mesure que le Conseil devenait plus intéressé, plus inquiet…

« Réfléchissez, dit Gendibal… La Première Fondation, avec tout l’arsenal de son énorme puissance matérielle, se met à la recherche de la Terre. Elle fait semblant d’envoyer en expédition deux exilés, dans l’espoir que nous ne chercherons pas plus loin, mais les aurait-elle équipés, ces exilés, de vaisseaux d’une puissance incroyable – des vaisseaux capables de franchir dix mille parsecs en moins d’une heure – si c’étaient vraiment de simples exilés ? De notre côté, à la Seconde Fondation, nous ne recherchons absolument pas la Terre et, manifestement, on a pris des mesures, à notre insu, pour nous priver de toute information à ce sujet. La Première Fondation est à présent sur le point de la découvrir et nous, nous en sommes si loin que… »

Gendibal s’interrompit et Delarmi s’écria : «… que quoi ? Finissez donc votre conte puéril. Est-ce que vous savez quelque chose, oui ou non ?

— Je ne peux pas tout savoir, Oratrice. Je n’ai pas pénétré tous les secrets de la toile qui nous encercle, mais je sais en tout cas que cette toile est là. J’ignore quelle signification pourrait revêtir la découverte de la Terre, mais je suis certain que la Seconde Fondation court un énorme danger et avec elle, le Plan Seldon et l’avenir de toute l’humanité. »

Delarmi bondit debout. Elle ne souriait plus et parla d’une voix tendue mais parfaitement maîtrisée : « Sornettes que tout ça ! Premier Orateur, mettez-y un terme ! Ce qui est ici en discussion, c’est la conduite de l’accusé. Ce qu’il nous raconte en ce moment est non seulement puéril mais sans rapport avec le débat. Qu’il ne compte pas faire oublier sa conduite en bâtissant tout un tissu de théories qui n’ont de sens que pour lui seul. Je demande que l’on procède à un vote immédiat sur le fond – un vote de condamnation unanime.

— Attendez, dit brusquement Gendibal. On m’a dit que j’aurais la possibilité de me défendre et il me reste encore un point – un seul. Laissez-moi l’exposer et vous pourrez ensuite procéder au vote sans plus d’objection de ma part. »

Le Premier Orateur se frotta les paupières avec lassitude. « Vous pouvez continuer, Orateur Gendibal. Je me permettrai d’insister auprès du Conseil en soulignant que la condamnation d’un Orateur suspendu est un acte, au sens propre, sans précédent aucun, et qui se révèle si lourd de conséquences que nous ne pouvons nous permettre de donner l’impression que la défense n’a pu s’exprimer librement. Rappelez-vous également que, même si le verdict vous satisfait, il peut ne pas satisfaire ceux qui nous succéderont et je me refuse à croire qu’un Second Fondateur – quel que soit son rang, et sans parler des Orateurs de la Table – soit incapable d’apprécier pleinement l’importance que revêt la perspective historique. Agissons donc de manière à pouvoir être certains de l’approbation des Orateurs qui nous suivront dans les siècles à venir. »

Delarmi observa avec amertume : « Nous courons le risque, Premier Orateur, de voir la postérité se rire de nous pour avoir refusé l’évidence. Vous poursuivez l’audition de la défense sous votre seule responsabilité. »

Gendibal prit une profonde inspiration : « Dans ce cas, et en accord avec votre décision, Premier Orateur, je désirerais appeler un témoin, une jeune femme que j’ai rencontrée il y a trois jours et sans laquelle j’aurais fort bien pu ne jamais rejoindre la Table du Conseil au lieu d’être simplement en retard à la séance.

— La femme que vous évoquez est-elle connue de la Table ? demanda le Premier Orateur.

— Non, Premier Orateur, c’est une autochtone. » Delarmi écarquilla les yeux : « Une Hamienne ?

— Eh oui ! Effectivement.

— Qu’est-ce que nous avons à faire de ces gens-là ? dit Delarmi. Rien de ce qu’ils peuvent raconter n’a la moindre importance. Ils n’existent pas ! »

Les lèvres de Gendibal se retroussèrent légèrement en un rictus qu’on aurait difficilement pu confondre avec un sourire. Il dit avec rudesse : « Physiquement, tous les Hamiens existent. Ce sont des êtres humains et ils ont leur rôle à jouer dans le Plan Seldon. Par la protection indirecte qu’ils assurent à la Seconde Fondation, leur importance est cruciale. Je tiens à me dissocier formellement de l’inhumanité de l’Oratrice Delarmi et je souhaite voir sa remarque consignée dans le procès-verbal aux fins d’être éventuellement considérée par la suite comme preuve de son incapacité à assumer la charge d’Orateur… Le reste du Conseil approuve-t-il la remarque de l’Oratrice et récuse-t-il mon témoin ?

— Appelez votre témoin, Orateur », dit Shandess.

Les lèvres de Gendibal se détendirent et ses traits redevinrent inexpressifs comme chez tout Orateur sous tension. Il gardait l’esprit en alerte mais derrière cette barrière protectrice, il sentait que le passage dangereux était passé et qu’il avait gagné.

34.

Sura Novi paraissait épuisée. Elle avait les yeux agrandis et sa lèvre inférieure tremblait légèrement. Ses mains se crispaient et s’ouvraient spasmodiquement, sa poitrine se soulevait, légèrement oppressée. Elle portait les cheveux tirés en arrière et tressés en natte ; son visage bronzé était par instants pris de tics et ses mains ne cessaient de tripoter nerveusement les plis de sa longue robe. Elle scruta la Table, l’air hagard, passant d’un Orateur à l’autre, les yeux emplis de terreur respectueuse.

Ils lui rendirent son regard avec des degrés divers de gêne et de mépris. Delarmi maintint les yeux largement au-dessus du sommet de sa tête, ignorant sa présence.

Précautionneusement, Gendibal effleura les franges de son esprit, l’apaisant et le décrispant. Il serait parvenu au même résultat en lui tapotant la main ou en lui caressant la joue mais ici, vu les circonstances, c’était bien entendu impossible.

Il crut bon d’expliquer : « Premier Orateur, je suis en train d’engourdir les perceptions conscientes de cette femme pour éviter que son témoignage ne soit biaisé par la peur. Voulez-vous remarquer, je vous prie – le reste du Conseil peut également, s’il le veut, se joindre à moi pour le constater –, que je ne vais en aucune manière altérer son esprit. »

Novi avait reculé en sursaut, terrorisée par le son de sa voix, et Gendibal n’en fut pas surpris. Il se rendit compte qu’elle n’avait jamais entendu dialoguer entre eux des Seconds Fondateurs de haut rang. Jamais encore elle n’avait fait l’expérience de cet étrange et subtil échange précipité de sons, d’intonations, d’expressions et de pensées entremêlés. Sa terreur, toutefois, s’évanouit aussi vite qu’elle était venue, à mesure qu’il apaisait son esprit.

Son visage prit un air placide.

« Vous avez un siège derrière vous, Novi, dit Gendibal. Asseyez-vous, je vous prie. »

Novi fit une petite révérence maladroite et s’assit, très raide.

Elle s’exprimait tout à fait clairement mais Gendibal lui faisait répéter lorsque son accent hamien devenait par trop prononcé. Et parce qu’il avait lui-même adopté un ton formaliste par égard pour la Table, il devait également lui répéter parfois ses propres questions.

Le récit de l’altercation entre Gendibal et Rufirant fut exactement décrit sans aucune difficulté.

Gendibal demanda : « Avez-vous vu tout cela vous-même, Novi ?

— Nan, Maître, sinon j’l’aurais stoppé vit’fait. Rufirant l’est p’têt’un brav’gars mais l’a point beaucoup d’tête.

— Mais vous avez pourtant décrit toute la scène. Comment est-ce possible si vous n’avez pas tout vu ?

— Rufirant m’a tout raconté après coup, quand j’lui a demandé. L’avait ben honte.

— Honte ? Avez-vous souvenance d’un comportement analogue de sa part, auparavant ?

— Rufirant ? Non pas, Maître. L’est doux comme tout, malgré sa taille. Pas le moins du monde bagarreur et par le fait, l’est plutôt peuré par les cherchieurs. Même qu’y dit des fois qu’ils ont des pouvoirs et qu’y doivent être possédés.

— Pourquoi n’était-il pas dans ces dispositions lorsqu’il m’a rencontré ?

— C’est ben là l’bizarre. Même que j’me l’explique pas. » Elle hocha la tête. « L’était point lui-même. J’lui a dit : “ Spèce de tête creuse ! C’est-y ta place d’attaquer un cherchieur ? Et y m’a dit : “ J’sais pas comment qu’c’est arrivé. Comme si qu’j’étais par côté, à r’garder faire un autre. ” »

L’Orateur Cheng intervint : « Premier Orateur, quel est l’intérêt d’écouter cette femme rapporter ce que lui a raconté un tiers ? N’y aurait-il pas moyen de retrouver trace de cet homme ?

— C’est tout à fait possible, dit Gendibal. Et si, à l’issue du témoignage de cette femme, la Table désire entendre de nouvelles preuves, je suis tout prêt à appeler à la barre Karoll Rufirant, mon récent antagoniste. Sinon, le Conseil pourra passer directement au verdict, une fois que j’en aurai fini avec le présent témoin.

— Très bien, dit le Premier Orateur. Vous pouvez poursuivre l’interrogatoire du témoin. »

Gendibal se tourna vers Novi : « Et vous, Novi ? Était-ce dans vos manières de vous immiscer ainsi dans une bagarre ? »

Novi resta quelques instants sans répondre. Une petite ride apparut fugacement entre ses épais sourcils. Elle finit par dire : « Je sais pas. J’veux point d’mal aux cherchieurs. J’ma sentie comme conduite et sans y penser, j’m’a interposée. » Une pause, puis « J’l’a referai encore s’il le faudrait. »

Gendibal dit alors : « Novi, vous allez dormir à présent. Vous ne penserez à rien. Vous allez vous reposer, et vous ne rêverez même pas. »

Novi marmonna quelques instants puis ses yeux se fermèrent et sa tête retomba sur le dossier de son siège.

Gendibal attendit un moment puis dit : « Premier Orateur, je vous demanderai respectueusement de bien vouloir me suivre à l’intérieur de l’esprit de cette femme. Vous constaterez qu’il est remarquablement simple et symétrique, détail heureux car ce que vous allez y découvrir n’aurait peut-être pas été visible autrement.

« Tenez !… Tenez ! Est-ce que vous voyez ?… Si le reste du Conseil veut bien se donner la peine… ce sera plus facile si vous entrez un par un… »

Il y eut un bourdonnement croissant autour de la Table.

Gendibal demanda : « Avez-vous encore le moindre doute, à présent ?

— Moi, j’en ai un ! lança Delarmi, car… » Elle s’interrompit, à deux doigts de prononcer ce qui – même pour elle – était imprononçable.

Gendibal le dit pour elle : « Vous pensez que j’ai délibérément altéré cet esprit dans le but de présenter une fausse preuve ? Vous me croyez donc capable de réaliser un ajustement aussi délicat – une fibre mentale manifestement déformée alors que rien dans son entourage n’a le moins du monde été dérangé… Mais si je pouvais faire une telle chose, quel besoin aurais-je de me soucier de vous ? Pourquoi me serais-je soumis à l’indignité d’un procès ? Pourquoi me fatiguerais-je à vous convaincre ? Si j’étais capable d’accomplir ce qui est visible dans l’esprit de cette femme, vous seriez tous totalement désarmés devant moi, sauf à vous être particulièrement bien préparés… Non, la réalité brute est qu’aucun d’entre vous ne pourrait manipuler l’esprit de cette femme comme il a été manipulé. Ni moi non plus. Et pourtant, ça a été fait. »

Il se tut pour considérer tour à tour chacun des Orateurs, avant d’arrêter son regard sur Delarmi. C’est avec lenteur qu’il reprit : « A présent, s’il vous faut encore des preuves, je vais faire appeler Karoll Rufirant, le paysan hamien : j’ai eu l’occasion de l’examiner et de constater que son esprit a subi une altération identique.

— Cela ne sera pas nécessaire », dit le Premier Orateur. Il avait un air totalement atterré. « Ce que nous avons vu est proprement hallucinant.

— En ce cas, dit Gendibal, puis-je réveiller cette Hamienne et la renvoyer ? J’ai pris toutes dispositions pour que dès sa sortie soit pris en charge son rétablissement. »

Une fois que Gendibal eut guidé d’une main douce Novi jusqu’à la sortie, il reprit : « Permettez-moi de résumer brièvement : des esprits peuvent être – et ont manifestement été – altérés d’une manière qui dépasse nos possibilités. C’est sans doute de cette façon que les conservateurs auraient eux-mêmes pu être incités à retirer des archives tous les documents portant sur la Terre – sans qu’ils en aient conscience. Nous avons vu comment on s’est arrangé pour retarder mon arrivée à la réunion du Conseil : j’ai été menacé ; on m’a sauvé ; le résultat s’est trouvé que j’ai été suspendu. La conclusion de cet enchaînement apparemment naturel d’événements est que je suis désormais en posture de perdre une position influente – et le cours de l’action que je soutiens et qui menace ces gens, quels qu’ils soient, risque d’être interrompu. »

Delarmi se pencha en avant. Elle était manifestement ébranlée. « Si cette organisation secrète est si habile, comment avez-vous fait pour découvrir tout cela ? »

Gendibal se sentait assez à l’aise pour sourire à présent : « Je n’ai aucun mérite. Et je ne me targue en aucune façon de surpasser en savoir les autres Orateurs – et surtout pas le Premier d’entre eux. Cependant, les anti-Mulets – pour reprendre l’heureuse expression du Premier Orateur – ne sont pas non plus omniscients ni totalement à l’abri des circonstances. Peut-être ont-ils choisi pour en faire leur instrument cette Hamienne en particulier, justement parce qu’elle n’exigeait qu’un minimum de réajustement. Elle éprouvait déjà, par nature, de la sympathie pour ceux qu’elle appelle des “ chercheurs ” et les admirait intensément.

« Mais par la suite, une fois tout cela terminé, le contact momentané qu’elle avait eu avec moi suffit à renforcer son fantasme de devenir elle-même un “ chercheur ”. C’est avec cette idée en tête qu’elle vint me voir le lendemain. Rendu curieux par une aussi bizarre ambition de la part d’une Hamienne, j’étudiai son esprit – ce qu’en d’autres circonstances, je me serais certainement abstenu de faire – et, plus par accident qu’autrement, je suis tombé sur cette altération dont je relevai tout de suite la signification. S’ils avaient choisi une autre femme – par nature moins favorablement disposée à l’égard des chercheurs –, les anti-Mulets auraient peut-être opéré plus en profondeur mais les conséquences qu’on connaît auraient fort bien pu ne pas suivre et je serais demeuré dans l’ignorance de tout ceci. Les anti-Mulets ont fait une erreur de calcul – ou n’ont pas su laisser assez de marge à l’imprévu. Qu’ils puissent accomplir de tels faux pas est réconfortant.

— Le Premier Orateur et vous, observa Delarmi, baptisez cette… organisation… les anti-Mulets, je présume, parce qu’ils semblent apparemment œuvrer pour maintenir la Galaxie dans la voie du Plan Seldon, au lieu de le bouleverser comme avait pu le faire le Mulet. Si les anti-Mulets agissent ainsi, pourquoi sont-ils dangereux ?

— Pourquoi travailleraient-ils, sinon dans un dessein précis ? Nous ignorons quel est ce dessein. Un cynique pourrait dire qu’ils ont l’intention d’entrer en scène à un moment donné dans l’avenir pour faire dévier le courant dans une autre direction, plus conforme à leurs vœux qu’aux nôtres. C’est mon sentiment personnel même si le cynisme n’est pas mon fort. L’Oratrice Delarmi est-elle prête à soutenir, avec cet amour et cette confiance qui sont, nous le savons tous, l’un des traits saillants de son caractère, que nous sommes en présence d’altruistes cosmiques, qui font le travail pour nous, sans aucun espoir de récompense ? »

Cette remarque déclencha un léger murmure de rires autour de la Table et Gendibal comprit qu’il avait gagné. Et Delarmi comprit qu’elle avait perdu car une bouffée de rage filtra au travers de son rigide écran mental, comme l’éclat fugace d’un rai de soleil à travers un épais feuillage.

Gendibal reprit : « Lors de mon premier incident avec le paysan hamien, j’ai tout de suite conclu qu’un autre Orateur était derrière tout ça. En relevant l’altération opérée dans l’esprit de la femme, je compris que j’avais eu raison quant à l’intrigue mais tort quant à son auteur. Je présente mes excuses au Conseil pour cette erreur d’interprétation et invoque les circonstances atténuantes. »

Le Premier Orateur prit la parole : « Je pense que ceci peut être considéré comme une excuse… »

Mais Delarmi l’interrompit. Elle avait recouvré tout son calme – le visage était amical, la voix tout sucre, tout miel : « Avec le plus grand respect, Premier Orateur, si je puis vous interrompre… laissons tomber cette affaire de destitution. En cet instant, je me sens incapable de voter la condamnation et j’imagine que personne ne le ferait. J’irais même jusqu’à suggérer que cette procédure de suspension soit effacée du dossier de l’Orateur. L’Orateur Gendibal a su se disculper avec talent. Je l’en félicite – ainsi que pour avoir découvert une crise que le reste d’entre nous aurait fort bien pu laisser couver indéfiniment, avec des résultats incalculables. Et je lui présente personnellement mes plus sincères excuses pour ma récente hostilité. »

Elle gratifia Gendibal d’un sourire positivement radieux et celui-ci ne put, à contrecœur, qu’admirer la manière dont elle avait instantanément su faire volte-face pour limiter les dégâts. Il sentit également que tout cela ne faisait que préluder à une prochaine attaque, portée d’une autre direction.

Et il était bien certain que ce qui s’annonçait n’aurait rien d’agréable.

35.

Lorsqu’elle se forçait à être charmante, l’Oratrice Delora Delarmi s’y entendait pour dominer la Table du Conseil. Sa voix se faisait douce, son sourire indulgent, ses yeux étincelaient, tout en elle était miel. Nul ne se serait avisé de l’interrompre et chacun attendait que tombe la foudre.

Elle reprit : « Grâce à l’Orateur Gendibal, je pense que nous savons tous à présent ce qu’il nous reste à faire. Les anti-Mulets nous sont invisibles ; nous ignorons tout d’eux, hormis leurs interventions fugitives dans l’esprit de certaines personnes, ici même, en plein cœur de la Seconde Fondation. Nous ignorons ce que trame le pouvoir central de la Première Fondation. Il se peut que nous ayons en face de nous une alliance des anti-Mulets et de la Première Fondation. Nous ne le savons pas.

« Nous savons en revanche que ce Golan Trevize et son compagnon, dont le nom m’échappe pour l’instant, se dirigent nous ne savons où – et que le Premier Orateur et Gendibal partagent l’impression que ce Trevize détient la clé permettant de sortir de cette grave crise. Alors, que doit-on faire ? A l’évidence, découvrir le plus de choses possible sur Trevize ; où il va, ce qu’il pense, quels peuvent être ses desseins ; ou à vrai dire, découvrir s’il a effectivement une destination, des idées, un but ; s’assurer qu’il n’est pas, en fait, le simple instrument d’une force qui le dépasse. »

Gendibal remarqua : « Il est sous surveillance. »

Les lèvres de Delarmi s’ourlèrent en un sourire plein d’indulgence : « Par qui ? Par l’un de nos agents à l’extérieur ? Compte-t-on sur ces agents pour affronter ceux dont on a pu constater ici l’étendue des pouvoirs ? Sûrement pas. Au temps du Mulet, et plus tard également, la Seconde Fondation n’a jamais hésité à envoyer – et sacrifier – des volontaires choisis parmi ses meilleurs éléments, c’était la moindre des choses. Lorsqu’il devint nécessaire de rétablir le Plan Seldon, Preem Palver en personne ratissa la Galaxie, sous les traits d’un marchand trantorien, afin de ramener cette jeune fille, Arkady. Nous n’allons quand même pas rester assis ici à attendre, alors que la crise est peut-être plus grave encore que dans ces deux cas. On ne peut pas s’appuyer sur des fonctionnaires mineurs – des guetteurs ou des coursiers. »

Gendibal intervint : « Vous n’allez quand même pas suggérer maintenant que le Premier Orateur quitte Trantor ?

— Certainement pas. Nous avons cruellement besoin de lui. D’un autre côté, il y a vous, Orateur Gendibal. C’est vous qui avez correctement perçu et apprécié la gravité de la crise. C’est vous qui avez détecté les subtiles interférences opérées de l’extérieur dans les archives et dans des esprits hamiens. C’est vous qui avez maintenu votre point de vue face à l’opposition unanime de la Table – et finalement gagné. Nul ici n’a su faire preuve d’un tel discernement et nul, à part vous, ne saurait mieux que vous à l’avenir faire encore montre d’une telle clairvoyance. C’est vous et vous seul qui devez, à mon avis, aller affronter l’ennemi. Puis-je demander à la Table ce qu’elle en pense ? »

Il n’y eut pas besoin d’un vote dans les formes pour le savoir : chaque Orateur percevait l’esprit de ses collègues et il apparut clairement à tous, et en particulier à un Gendibal soudain consterné, qu’à l’instant même de sa victoire et de la défaite de Delarmi, cette diable de femme s’arrangeait pour le mettre irrévocablement sur la touche, l’exilant sur une mission qui allait le retenir un temps indéfini, tandis qu’elle aurait les mains libres pour diriger la Table du Conseil et donc, la Seconde Fondation, et donc, la Galaxie – les diriger, peut-être vers leur perte.

Et si jamais Gendibal en exil parvenait d’une manière ou de l’autre à glaner l’information susceptible d’éviter à la Seconde Fondation la crise qui la menaçait, ce serait à Delarmi qu’en reviendrait tout le crédit, et son succès à lui ne ferait que confirmer son pouvoir à elle. Plus Gendibal serait rapide, plus il serait efficace, et plus il renforcerait le pouvoir de cette formidable femme.

C’était une manœuvre superbe, un rétablissement incroyable.

Et tel était à présent son ascendant sur la Table qu’elle avait même virtuellement assumé le rôle du Premier Orateur. Mais si une telle idée effleura l’esprit de Gendibal, elle fut littéralement balayée par la bouffée de rage qu’il sentit émaner du Premier Orateur.

Il se tourna. Le Premier Orateur ne faisait aucun effort pour dissimuler sa colère – et il fut bientôt clair qu’une nouvelle crise intérieure allait succéder sous peu à celle qui venait d’être résolue.

36.

Quindor Shandess, vingt-cinquième Premier Orateur, ne se faisait guère d’illusions sur son compte. Il savait qu’il ne faisait pas partie de ces quelques Premiers Orateurs qui avaient illuminé par leur dynamisme les cinq siècles d’histoire de la Seconde Fondation – mais après tout, il n’avait pas besoin de l’être : il dirigeait la Table dans une période tranquille de prospérité galactique et les temps n’étaient pas au dynamisme. Il lui avait plutôt semblé que l’heure était à la discrétion et il avait été l’homme idéal pour ce rôle. Son prédécesseur l’avait choisi pour cette raison.

« Vous n’êtes pas un aventurier, vous êtes un intellectuel », avait dit le vingt-quatrième Premier Orateur. « Vous saurez préserver le Plan quand un aventurier risquerait de le conduire à sa ruine. Préserver ! Tel doit être le maître mot de votre Table. »

Il avait bien essayé mais cela s’était traduit dans les faits par une passivité qu’on avait à l’occasion pu interpréter comme de la faiblesse. Il y avait eu des rumeurs persistantes sur son désir de démissionner et l’on intriguait ouvertement pour assurer la succession dans l’une ou l’autre direction.

Pour Shandess, il ne faisait aucun doute que Delarmi avait joué un rôle prépondérant dans ces querelles. C’était elle qui avait la plus forte personnalité de toute la Table et même un Gendibal, avec toute la fougue et la flamme de sa jeunesse, reculait devant elle, comme il était en train de le faire en ce moment.

Seulement, par Seldon, il était peut-être passif, voire faible, mais il lui restait une prérogative dont jamais aucun Premier Orateur ne s’était défait, et dont il n’entendait certainement pas se défaire.

Il se leva pour parler et le silence bientôt se fit autour de la Table. Lorsque le Premier Orateur se levait pour parler, il ne pouvait y avoir la moindre interruption. Même Delarmi et Gendibal n’auraient pas osé lui couper la parole.

Il dit : « Orateurs, je suis d’accord pour reconnaître que nous sommes en face d’une crise dangereuse et qu’il convient de prendre des mesures radicales. C’est moi qui devrais sortir affronter l’ennemi. L’Oratrice Delarmi – avec l’amabilité qui la caractérise – veut me dispenser de cette tâche, prétextant que ma présence ici est indispensable. La vérité, toutefois, est que ma présence n’est pas plus indispensable ici qu’ailleurs. Je deviens vieux ; je deviens las. Cela fait longtemps qu’on attend ma démission prochaine et peut-être aurais-je déjà dû la remettre. Une fois que cette crise aura été surmontée avec succès, c’est ce que je ferai effectivement.

« Mais bien entendu, c’est le privilège du Premier Orateur de désigner son successeur. C’est ce que je vais faire à l’instant même.

« Depuis longtemps, une individualité domine les travaux de cette Table ; une individualité qui, par sa forte personnalité, a souvent su assumer la direction que je ne pouvais assumer. Vous avez tous compris que je voulais parler de l’Oratrice Delarmi. »

Il marqua une pause puis reprit : « Vous seul, Orateur Gendibal, semblez marquer votre désapprobation. Puis-je vous demander pourquoi ? » Il se rassit, afin que Gendibal eût le droit de répondre.

« Je ne désapprouve rien, Premier Orateur », dit Gendibal à voix basse. « C’est votre prérogative de choisir votre successeur.

— Et c’est ce que je vais faire. Quand vous reviendrez – ayant avec succès lancé le processus destiné à mettre un terme à cette crise –, il sera temps pour moi de démissionner. Mon successeur pourra dès lors directement se consacrer à mener la politique nécessaire à la poursuite et à l’achèvement de ce processus… Avez-vous quelque chose à dire, Orateur Gendibal ?

— Lorsque vous ferez de l’Oratrice Delarmi votre successeur, Premier Orateur, dit tranquillement Gendibal, j’espère que vous veillerez à lui conseiller de… »

Le Premier Orateur le coupa sèchement : « J’ai certes parlé de l’Oratrice Delarmi mais je ne l’ai pas désignée comme mon successeur. Et maintenant, qu’avez-vous à dire ?

— Excusez-moi, Premier Orateur, j’aurais dû dire, en supposant que vous désigniez l’Oratrice Delarmi pour vous succéder après mon retour de mission, pourriez-vous veiller à ce que…

— Je ne compte certainement pas en faire mon successeur, ni maintenant ni plus tard. Et à présent : qu’avez-vous à dire ? »

Le Premier Orateur ne put s’empêcher de faire cette déclaration sans ressentir une bouffée de plaisir à l’idée de l’estocade qu’il portait à Delarmi. Il n’aurait pas pu le faire de plus humiliante façon.

« Eh bien, Orateur Gendibal, répéta-t-il, qu’avez-vous à dire ?

— Que je suis déconcerté. »

Le Premier Orateur se leva de nouveau et dit : « L’Orateur Delarmi a su dominer et diriger mais cela ne suffit pas pour assumer la charge de Premier Orateur. L’Orateur Gendibal a su voir ce que nous n’avons pas vu. Il a su faire face à l’hostilité du Conseil, a su le forcer à réviser son jugement et l’amener à partager ses vues. J’ai mes soupçons quant aux motivations qui ont poussé l’Oratrice Delarmi à placer la responsabilité de la recherche de Golan Trevize sur les épaules de l’Orateur Gendibal, mais c’est une corvée nécessaire. Je sais pertinemment qu’il réussira – je me fie à mon intuition – et, à son retour, l’Orateur Gendibal deviendra le vingt-sixième Premier Orateur. »

Il se rassit brusquement et chaque Orateur se mit à exprimer son opinion dans un délire de bruits, de voix, de pensées et de mimiques. Le Premier Orateur ne prêta pas la moindre attention à cette cacophonie, restant indifférent, le regard fixé droit devant lui. Maintenant que c’était fait, il se rendait compte, non sans quelque surprise, du vaste soulagement qu’on éprouvait à se découvrir du manteau de la responsabilité. Il aurait dû le faire bien plus tôt – seulement, il ne pouvait pas.

Il lui avait fallu attendre jusqu’à cet instant pour découvrir son évident successeur.

Et puis, son esprit accrocha fortuitement celui de Delarmi et il la regarda.

Par Seldon ! Elle était calme et souriante. Elle ne laissait rien paraître de son désespoir ou de sa déception. Elle n’avait pas abandonné. Il en vint à se demander s’il n’avait pas en fait joué son jeu. Que lui restait-il d’autre à faire ?

37.

Delora Delarmi aurait volontiers laissé paraître son désespoir et sa déception si elle y avait vu le moindre intérêt.

Elle aurait certes éprouvé bien plus de satisfaction à éliminer cet idiot sénile qui contrôlait la Table ou ce juvénile idiot trop bien servi par la Fortune – mais ce n’était pas la satisfaction qu’elle désirait. Elle désirait bien plus.

Elle désirait être Premier Orateur.

Et tant que lui resterait une carte à jouer, elle la jouerait.

Elle fit un sourire aimable et parvint à lever la main comme pour s’apprêter à parler puis garda la pose, juste assez longtemps pour s’assurer que lorsqu’elle parlerait, ce serait non seulement dans le calme mais dans un calme radieux.

Elle parla : « Premier Orateur, tout comme l’a dit à l’instant l’Orateur Gendibal, je ne désapprouve pas. C’est votre prérogative de désigner votre successeur. Si je m’exprime à présent, c’est dans l’espoir de contribuer, je l’espère, au succès de ce qui est, à présent, devenu la mission de Gendibal. Puis-je expliquer ma pensée, Premier Orateur ?

— Faites », dit sèchement celui-ci. Elle lui semblait beaucoup trop douce, trop malléable.

Delarmi hocha la tête, l’air grave. Elle ne souriait plus. « Nous avons des vaisseaux, expliqua-t-elle. Ce ne sont peut-être pas des merveilles technologiques comme ceux de la Première Fondation, mais ils pourront bien transporter l’Orateur Gendibal. Il en connaît le pilotage, je crois, tout comme nous tous ici. Nous avons des représentants sur toutes les planètes de quelque importance dans la Galaxie et il sera bien reçu partout. Mieux, il peut même se défendre contre les anti-Mulets maintenant qu’il est parfaitement conscient du danger. Même quand nous n’en avions pas encore pris conscience, je soupçonne d’ailleurs ceux-ci d’avoir de toute manière préféré travailler par l’intermédiaire des classes inférieures – voire des paysans hamiens. Nous allons, bien entendu, procéder à un contrôle scrupuleux de tous les membres de la Seconde Fondation – Orateurs compris – mais je suis certaine que leur esprit est inviolé. Les anti-Mulets n’auront pas osé interférer avec nous.

« Néanmoins, il n’y a pas de raison de faire courir à l’Orateur Gendibal plus de risques que nécessaire. Il n’est pas dans ses intentions de jouer les trompe-la-mort et mieux vaudrait de toute manière qu’il camoufle quelque peu sa mission – qu’à son tour, il les prenne par surprise. Il aurait donc intérêt à partir déguisé en marchand hamien. Preem Palver, nous le savons tous, a bien parcouru la Galaxie déguisé en marchand. »

Le Premier Orateur objecta : « Preem Palver avait une raison précise d’agir ainsi ; pas l’Orateur Gendibal. S’il lui apparaît qu’un déguisement quelconque semble nécessaire, je suis bien certain qu’il aura assez d’ingéniosité pour savoir en adopter un.

— Si vous me permettez, Premier Orateur, j’aimerais suggérer une couverture subtile : Preem Palver, vous vous en souvenez, emmena avec lui son épouse, sa compagne depuis de longues années. Rien ne pouvait mieux conforter le côté rustique de son personnage que le fait de voyager avec sa femme. Cela écarta tout soupçon.

— Je ne suis pas marié, remarqua Gendibal. J’ai bien eu des compagnes mais jamais aucune ne sera volontaire pour jouer le rôle de mon épouse.

— Tout le monde le sait, Orateur Gendibal, dit Delarmi, mais les gens considéreront la chose comme allant de soi, pourvu simplement qu’une femme vous accompagne. On vous trouvera bien une volontaire. Mais si vous préférez néanmoins pouvoir être en mesure de présenter des documents l’attestant, je ne crois pas que ce soit un problème. Mais je pense qu’une femme devrait vous accompagner. »

Un instant, Gendibal demeura sans voix. Elle ne voulait quand même pas dire que…

Pouvait-il s’agir d’une ruse pour avoir en fin de compte sa part de succès ? Jouait-elle sur l’éventualité d’un partage – ou d’une rotation – de la charge de Premier Orateur ? Il répondit, lugubre : « Je suis flatté que l’Oratrice Delarmi dût estimer qu’elle… »

Et Delarmi éclata de rire ouvertement en considérant Gendibal avec un sourire presque affectueux. Il était tombé dans le piège et s’était couvert de ridicule. La Table ne l’oublierait pas.

« Orateur Gendibal, lui dit-elle, je n’aurai pas l’impertinence de chercher à partager votre mission. Elle vous échoit, à vous et à vous seul, tout comme le poste de Premier Orateur vous reviendra, à vous et à vous seul. Je n’aurais pas imaginé que vous puissiez vouloir de ma compagnie. Franchement, Orateur, à mon âge, je ne me considère plus comme une séductrice… »

Il y eut des sourires autour de la Table – jusqu’au Premier Orateur qui essaya d’en dissimuler un.

Gendibal accusa le coup. Il chercha à limiter les dégâts en essayant d’adopter à son tour un ton léger. Essai manqué.

Il rétorqua, en montrant les dents le moins possible : « Alors, qu’est-ce que vous suggérez ? Je n’imaginais pas le moins du monde, je vous assure, que vous puissiez souhaiter m’accompagner. Votre place est à la Table et en aucun cas au milieu du tohu-bohu des affaires galactiques, je le sais.

— Je suis bien d’accord, Orateur Gendibal, je suis bien d’accord. Ma suggestion toutefois avait trait à votre rôle de paysan hamien. Pour lui donner une indiscutable authenticité, quelle meilleure compagne demander sinon une paysanne hamienne ?

— Une paysanne hamienne ? » Pour la deuxième fois en peu de temps, Gendibal était pris par surprise – au grand plaisir de la Table.

« La paysanne hamienne, poursuivit Delarmi. Celle qui vous a sauvé d’une rossée ; celle qui vous contemple avec vénération. Celle dont vous avez sondé l’esprit et qui, tout à fait inconsciemment, vous a sauvé une seconde fois d’un sort considérablement plus grave qu’une rossée. Je vous suggère de l’emmener avec vous. » La première impulsion de Gendibal fut de refuser mais il savait qu’elle n’attendait que ça. C’eût été fournir à la Table un nouveau prétexte à rire. Il était à présent manifeste que dans sa hâte à vouloir éliminer Delarmi, le Premier Orateur avait commis une erreur en désignant pour successeur Gendibal – ou à tout le moins, Delarmi avait tôt fait de convertir sa décision en erreur.

Gendibal était le plus jeune des Orateurs. Il avait irrité la Table puis avait évité de justesse une condamnation de sa part. D’une manière plus concrète, il avait humilié ses collègues. Plus aucun Orateur ne pourrait voir en lui l’héritier présomptif sans en concevoir du ressentiment.

C’eût été déjà un obstacle difficile à vaincre mais à présent, ils allaient en plus se rappeler avec quelle facilité Delarmi l’avait ridiculisé – et quel plaisir ils y avaient pris. Et mettant cela à profit, elle n’allait que trop facilement les convaincre qu’il lui manquait les années et l’expérience pour tenir le rôle de Premier Orateur. Leur pression commune forcerait le Premier Orateur à modifier sa décision pendant que lui, Gendibal, serait parti accomplir sa mission. Oui, si le Premier Orateur tenait bon, Gendibal se retrouverait totalement impuissant en face d’une opposition unie.

Il vit tout cela en un instant et fut capable de répondre presque sans hésitation : « Oratrice Delarmi, j’admire votre intuition. J’avais cru vous surprendre tous. Il était effectivement dans mon intention d’emmener la paysanne hamienne bien que pas exactement pour la raison, par ailleurs excellente, que vous avez suggérée. C’était pour son esprit que je souhaitais la voir m’accompagner. Vous avez tous examiné son esprit. Vous l’avez vu tel qu’il était : d’une intelligence surprenante mais, par-dessus tout, clair, simple, sans la moindre ruse. Aucune intervention extérieure ne pourrait y passer inaperçue, comme vous l’aurez tous conclu, j’en suis sûr.

« Je me demande si vous avez songé, Oratrice Delarmi, qu’elle pourrait ainsi jouer le rôle d’un excellent dispositif d’alerte avancé : je pourrais détecter les premiers symptômes d’une activité mentaliste grâce à son esprit et sans doute plus rapidement qu’avec le mien. »

Une espèce de silence étonné accueillit cette déclaration et Gendibal poursuivit d’un ton léger : « Ah ! je constate que pas un de vous n’avait vu ça. Enfin, bon, c’est sans importance. Eh bien, je vais me retirer à présent. Il n’y a pas de temps à perdre.

— Attendez ! » dit Delarmi qui voyait pour la troisième fois l’initiative lui échapper. « Qu’avez-vous l’intention de faire ? »

Gendibal eut un petit haussement d’épaules : « A quoi bon entrer dans les détails ? Moins le Conseil en saura et moins les anti-Mulets seront enclins à chercher à le déranger. »

Cela prononcé comme si la sécurité de la Table était son souci majeur. Il s’en imprégna l’esprit et le laissa délibérément paraître.

Ça les flatterait toujours. Plus encore, la satisfaction qu’ils en retireraient les empêcherait peut-être de se demander pourquoi, en fait, Gendibal savait très exactement ce qu’il avait l’intention de faire.

38.

Le Premier Orateur s’entretint seul à seul avec Gendibal ce soir-là.

« Vous aviez raison, lui dit-il. Je n’ai pas pu m’empêcher d’effleurer la surface de votre esprit : j’ai vu que vous considériez ma déclaration comme une erreur et c’en était effectivement une. J’avais une telle envie d’effacer cet éternel sourire, de riposter à cette façon délibérée d’usurper à tout bout de champ mon rôle. »

Gendibal répondit avec douceur : « Peut-être aurait-il mieux valu m’en parler en privé et attendre mon retour avant d’aller plus loin…

— Seulement, cela ne m’aurait pas fourni l’occasion de l’attaquer – bien pauvre prétexte, je l’admets, pour un Premier Orateur.

— Ce n’est pas ça qui l’arrêtera, Premier Orateur. Elle va continuer d’intriguer pour avoir votre poste et peut-être non sans de bonnes raisons. Je suis sûr que certains vont arguer que j’aurais dû refuser ma nomination. Il ne leur serait pas trop difficile de soutenir que c’est l’Oratrice Delarmi qui a les meilleures capacités à la Table et que c’est donc elle la plus qualifiée pour occuper ce poste…

— Les meilleures capacités à la Table, effectivement ; certainement pas en dehors, grommela Shandess. Elle ne reconnaît aucun ennemi véritable… sinon les autres Orateurs. D’abord, elle n’aurait jamais dû accéder à ce poste… Tenez, vais-je vous interdire d’emmener la paysanne hamienne ? Et c’est Delarmi qui vous y a amené, je le sais bien.

— Non, non, la raison que j’ai avancée pour la prendre avec moi est tout à fait réelle. Elle peut effectivement jouer le rôle de système d’alerte avancé et je suis reconnaissant à l’Oratrice Delarmi de m’avoir poussé à en prendre conscience. Cette femme se révélera fort utile, j’en suis convaincu.

— A la bonne heure. Au fait, je ne mentais pas, moi non plus : je suis sincèrement convaincu que vous ferez absolument tout ce qu’il faut pour mettre un terme à cette crise – si vous voulez vous fier à mon intuition…

— Je crois que je peux – d’autant que je suis d’accord avec vous. Je vous promets que, quoi qu’il advienne, je saurai largement rendre la monnaie de la pièce. Je compte bien revenir pour être Premier Orateur, quoi que puissent faire les anti-Mulets – et l’Oratrice Delarmi. »

Tout en parlant, Gendibal examina d’un œil critique sa propre satisfaction. Pourquoi montrait-il ce plaisir, cette ardeur à se lancer dans cette aventure en solitaire dans l’espace ? L’ambition, bien sûr. Preem Palver avait fait exactement la même chose – et il allait leur montrer que Stor Gendibal en était capable, lui aussi. Nul ne pourrait lui dénier la fonction de Premier Orateur, après cela. Et malgré tout, n’y avait-il pas autre chose que de l’ambition, derrière tout ça ? L’attrait du combat ? Un désir plus général d’action, bien compréhensible pour qui avait été confiné toute sa vie d’adulte dans quelque recoin caché d’une planète perdue ? – Il ne savait pas au juste. Mais ce qu’il savait, c’est qu’il avait une furieuse envie de partir.

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