Chapitre 9 Hyperespace

31.

Trevize dit : « Êtes-vous prêt, Janov ? »

Pelorat leva les yeux du livre qu’il visionnait et répondit : « Vous voulez dire pour le saut, mon brave compagnon ?

— Pour le saut hyperspatial, oui. »

Pelorat déglutit : « Bon, vous êtes sûr que ça ne sera aucunement inconfortable ? Je sais que c’est idiot d’avoir peur mais m’imaginer réduit à l’état d’immatériels tachyons que personne n’a jamais été capable de voir ou de détecter…

— Allons, Janov, c’est un truc au point maintenant. Parole d’honneur ! Le saut est pratiqué depuis vingt-deux mille ans, c’est vous-même qui l’avez dit, et on n’a jamais eu à déplorer le moindre accident en hyperespace. Il pourrait certes arriver qu’on émerge dans un coin pas très confortable mais après tout l’accident se produirait dans l’espace normal – et pas quand nous sommes composés de tachyons.

— Bien maigre consolation, me semble-t-il.

— Mais il n’y aura pas non plus d’erreur à la sortie. Pour être franc avec vous, j’ai même failli procéder à l’opération sans vous prévenir, si bien que vous ne vous en seriez jamais aperçu. Et puis réflexion faite, je me suis dit qu’il vaudrait mieux pour vous la vivre en toute connaissance de cause : constater que ça ne soulevait pas le moindre problème et pouvoir ainsi l’oublier totalement par la suite.

— Eh bien… » Pelorat restait dubitatif. « Je suppose que vous avez raison mais honnêtement, je ne suis pas pressé.

— Je vous assure que…

— Non, non, vieux compagnon, j’accepte vos assurances sans l’ombre d’un doute. C’est simplement que… Avez-vous déjà lu Santerestil Matt ?

— Bien sûr. Je ne suis pas analphabète.

— Sans doute, sans doute. Je n’aurais pas dû vous demander ça. Est-ce que vous vous en souvenez ?

— Je ne suis pas non plus amnésique.

— J’ai apparemment le don de mettre les pieds dans le plat. Ce que je veux simplement dire, c’est que je ne cesse pas de repenser au passage où Santerestil et son ami Ben, après avoir fui la planète 17, se retrouvent perdus dans l’espace. Je revois encore ces scènes absolument fascinantes au milieu des étoiles, dérivant paresseusement au milieu du silence profond, immuables… je n’y ai jamais cru, vous savez. J’ai adoré ça, ça me touchait, mais je n’y ai jamais vraiment cru. Mais à présent… alors que je viens tout juste de me faire à l’idée d’être dans l’espace, j’en fais maintenant l’expérience et… – c’est idiot, je sais – mais je n’ai plus envie de lâcher. C’est comme si j’étais Santerestil…

— Et moi, Ben », ajouta Trevize, avec un soupçon d’impatience.

« En un sens… Les quelques pâles étoiles autour de nous sont immuables, excepté notre soleil, bien sûr, qui doit en ce moment s’évanouir dans le lointain mais que nous ne voyons pas. La Galaxie garde sa majesté embrumée, immuable… L’espace est silencieux et rien ne peut me distraire…

— Sauf moi.

— Sauf vous. Mais enfin, Golan, mon bon, vous parler de la Terre et tâcher de vous enseigner des rudiments de préhistoire a également ses plaisirs. Et je n’ai pas plus envie que cela cesse…

— Oh ! mais, ça ne risque pas ! Pas tout de suite, en tout cas. Vous ne croyez pas qu’on va réaliser notre saut et se retrouver illico à la surface d’une planète, quand même ? On sera toujours dans l’espace et le saut n’aura pas pris le moindre temps mesurable. Il peut fort bien s’écouler une semaine avant que nous ne touchions terre, alors vous pouvez vous détendre…

— Par toucher terre, vous ne voulez sûrement pas dire Gaïa… Il se pourrait fort bien qu’on en émerge très loin.

— Je le sais, Janov, mais nous serons tout de même dans le bon secteur, si toutefois vos renseignements sont bons. Dans le cas contraire… eh bien… »

Pelorat hocha la tête, lugubre. « A quoi bon être dans le secteur convenable, si nous ignorons toujours les coordonnées de Gaïa ?

— Janov, imaginez que vous soyez sur Terminus et que vous vouliez vous rendre à Argyropol mais sans savoir où se trouve cette ville, sinon quelque part dans l’isthme. Eh bien, une fois rendu là-bas, qu’est-ce que vous feriez ? »

Pelorat resta prudemment coi, comme s’il sentait qu’on attendait de lui quelque réponse terriblement compliquée. Finalement, en désespoir de cause, il dit : « Je suppose que je demanderais à quelqu’un.

— Tout juste ! Que peut-on bien faire d’autre ? Bon, maintenant, vous êtes prêt ?

— Comment ça, tout de suite ? » Pelorat se releva, paniqué, son visage agréablement impassible prenant ce qui pouvait presque passer pour un air soucieux. « Que suis-je censé faire ? Rester assis ? Debout ? Ou quoi ?

— Par l’Espace-temps, Pelorat, vous ne faites rien du tout. Suivez-moi simplement dans ma cabine, que je puisse utiliser l’ordinateur et puis asseyez-vous, restez debout ou faites la roue, enfin, ce qui vous paraîtra le plus confortable. Je vous suggère, quant à moi, de vous installer devant l’écran et de regarder. Ce sera certainement intéressant. Venez ! »

Ils empruntèrent donc la longue coursive menant à la cabine de Trevize et ce dernier s’installa devant la console. « Vous voulez le faire à ma place, Janov ? » demanda-t-il soudain. « Je vous fournirai les chiffres et tout ce que vous aurez à faire sera de les penser. L’ordinateur se chargera du reste.

— Non, merci, dit Pelorat. Je ne sais pas, mais l’ordinateur ne fonctionne pas aussi bien avec moi. Je sais bien que vous allez dire que c’est une simple question d’entraînement mais je n’y crois pas. Il y a quelque chose dans votre esprit, Golan…

— Ne soyez pas stupide.

— Non, non. Cet ordinateur a l’air tout bonnement taillé pour vous. On dirait vraiment que vous formez un seul et même organisme, une fois raccordés ensemble. Quand c’est moi, il reste toujours deux éléments distincts : Janov Pelorat et un ordinateur. Ce n’est pas pareil, c’est tout.

— Ridicule », dit Trevize, mais l’idée ne lui déplaisait pas et c’est avec des doigts caressants qu’il effleura les plaques de contact de l’appareil.

« Alors, j’aime autant regarder, dit Pelorat. Enfin, j’aimerais autant qu’on se passe de l’opération mais puisqu’il le faut bien, autant que je regarde. » Et il fixa d’un œil inquiet l’écran où se dessinait la forme laiteuse de la Galaxie derrière une poussière pâle d’étoiles à l’avant-plan. « Prévenez-moi quand ça va se produire. » Lentement, il s’adossa au mur, prêt à tout.

Trevize sourit. Il posa les mains sur les plaques et sentit s’établir la connexion mentale. C’était de jour en jour plus facile, le contact se faisait toujours plus étroit et pourtant, il pouvait toujours se moquer de Pelorat mais il ressentait vraiment le contact. Il lui semblait qu’il n’avait qu’à vaguement penser aux coordonnées, comme si l’ordinateur savait ce qu’il désirait sans avoir à passer par le processus complexe de « l’énonciation ». Il extrayait de lui-même l’information de son cerveau.

Trevize lui « dit » tout de même les chiffres puis demanda un délai de deux minutes avant l’exécution.

« Parfait, Janov. Nous avons deux minutes devant nous : 120 secondes… 115… 110… Regardez bien l’écran. »

Pelorat obéit, retenant son souffle, avec tout juste une légère crispation à la commissure des lèvres.

Trevize dit doucement : « 15… 10… 5… 4… 3… 2… 1… 0. »

Sans aucun mouvement perceptible, sans la moindre sensation, la vue sur l’écran changea : le champ d’étoiles devint nettement plus dense et la Galaxie disparut.

Pelorat sursauta : « C’était ça ?

— C’était ça, quoi ? C’est vous qui avez sursauté. Mais c’est de votre faute. Vous n’avez rien senti. Reconnaissez-le.

— Je le reconnais.

— Eh bien, c’était ça. Autrefois, quand les voyages hyperspatiaux étaient encore relativement nouveaux – d’après les livres, en tout cas –, on éprouvait paraît-il une sensation bizarre et certaines personnes avaient le vertige ou la nausée. C’était peut-être psychosomatique, ou peut-être pas. En tous les cas, avec l’accumulation de l’expérience et la venue de meilleurs équipements, le phénomène décrut. Avec un ordinateur tel que celui qui équipe notre vaisseau, les effets demeurent bien en dessous du seuil de la perception. Du moins, pour moi.

— Pour moi également, je dois l’admettre. Mais où sommes-nous, Golan ?

— Juste un petit pas en avant. Dans la région de Kalgan. On a encore du chemin à faire et avant d’effectuer un nouveau saut, il va falloir que je vérifie la précision de celui-ci.

— Il y a une chose qui me chiffonne… Où est passée la Galaxie ?

— Elle est tout autour de nous, Janov. Nous sommes loin à l’intérieur, à présent. En réglant convenablement l’écran, on peut voir se dessiner ses portions les plus lointaines sous la forme d’un ruban lumineux traversant le ciel…

— La Voie lactée ! » s’écria Pelorat, aux anges. « Presque tous les mondes la décrivent dans leur ciel mais c’est un spectacle qu’on ne peut pas voir sur Terminus. Montrez-la-moi, mon brave compagnon ! »

La vue sur l’écran bascula, donnant l’impression que les étoiles refluaient, laissant enfin apparaître une épaisse bande lumineuse et nacrée, qui envahit presque tout le champ visuel. L’écran la parcourut tout du long, tandis qu’elle s’effilait puis grossissait de nouveau.

« Elle nous apparaît plus épaisse dans la direction du centre de la Galaxie, expliqua Trevize. Pas aussi épaisse et lumineuse qu’elle devrait l’être, toutefois, à cause des nuages de poussière situés dans les bras de la spirale. A quelque chose près, c’est la vue que l’on a de la plupart des planètes habitées.

— Et depuis la Terre, également.

— Il n’y a pas de différence. Ce ne serait pas une caractéristique spécifique.

— Bien sûr que non. Mais dites-moi… Vous n’avez pas étudié l’histoire des sciences, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment, quoique j’en sache quelques bribes, évidemment. Enfin, si vous avez des questions à me poser là-dessus, ne vous attendez pas aux réponses d’un expert.

— C’est simplement que le saut m’a fait repenser à un détail qui m’a toujours intrigué. Il est possible de bâtir une description de l’Univers où le voyage hyperspatial est impossible et dans laquelle la célérité de la lumière dans le vide représente une limite absolue.

— Assurément.

— Une fois posées de telles conditions, la géométrie de l’Univers apparaît telle qu’il est impossible d’accomplir le trajet que nous venons de faire en moins de temps que n’en mettrait un rayon de lumière pour le parcourir. Et si nous l’accomplissions à la célérité de la lumière, notre temps subjectif ne correspondrait alors plus à celui de l’Univers en général. Mettons qu’on se trouve ici à, disons, quarante parsecs de Terminus ; alors, si nous avions gagné ce point à la vitesse de la lumière, nous n’aurions certes ressenti aucune distorsion du temps mais sur Terminus et dans toute la Galaxie, près de cent trente ans se seraient écoulés. Or, nous avons parcouru cette distance non pas à la vitesse de la lumière mais en fait mille fois plus rapidement et on ne constate nulle part le moindre décalage temporel. Du moins, j’espère que non.

— Ne comptez pas sur moi pour vous démontrer mathématiquement la théorie hyperspatiale d’Olanjen. Tout ce que je puis dire, c’est que si vous aviez voyagé à la célérité de la lumière dans l’espace normal, le temps aurait effectivement avancé au rythme de 3,26 années par parsec, comme vous l’avez fort justement décrit. Le prétendu univers relativiste tel que l’humanité l’entend, aussi loin apparemment que l’on puisse remonter dans la préhistoire – mais là, c’est votre domaine, je pense –, cet univers demeure et ses lois n’ont jamais été démenties. Lors de nos sauts hyperspatiaux, toutefois, nous nous plaçons hors des conditions dans lesquelles opère la relativité et les règles sont différentes. Du point de vue hyperspatial, la Galaxie est un objet minuscule – idéalement, un point sans dimension – et il n’y a pas le moindre effet relativiste.

« En fait, dans la formulation mathématique de la cosmologie, il existe deux symboles pour représenter la Galaxie : Gr pour la Galaxie relativiste, où la célérité de la lumière est un maximum, et Gh pour la Galaxie hyperspatiale, où la notion de vitesse n’a pas vraiment de signification. Hyperspatialement, toute mesure de vitesse est égale à zéro et nous ne nous déplaçons pas ; rapportée à l’espace, cette célérité est toutefois infinie. Je ne vois guère comment vous expliquer mieux les choses.

« Oh ! sinon que l’un des plus beaux pièges de la physique théorique consiste à placer un symbole ou une variable pertinente dans le cadre de Gr à l’intérieur d’une équation portant sur Gh – ou vice-versa – et de laisser l’étudiant se dépatouiller avec. Il y a de bonnes chances que le malheureux tombe dans le piège et le plus souvent, il y reste, suant et soufflant, avec apparemment rien qui ne colle, jusqu’à ce qu’un aîné charitable vienne le tirer d’embarras. J’ai bien failli m’y faire prendre, une fois. »

Pelorat considéra gravement tout ce qu’on venait de lui exposer puis dit enfin, l’air vaguement perplexe : « Mais laquelle est la véritable Galaxie ?

— Les deux. Selon ce que vous faites. Imaginez que vous êtes sur Terminus : vous pouvez utiliser soit une voiture pour accomplir un trajet par voie de terre, soit emprunter un bateau pour couvrir une distance par mer. Les conditions sont différentes dans chaque cas, alors, où se trouve la véritable Terminus ? A terre ou sur mer ? »

Pelorat opina. « Les analogies sont toujours risquées mais je préfère accepter celle-ci plutôt que de risquer ma santé mentale à continuer de songer à l’hyperespace. Je crois qu’il vaut mieux que je me concentre sur ce qu’on fait pour l’instant.

— Vous n’avez qu’à considérer ce qu’on vient de faire comme notre première étape sur le chemin de la Terre. »

Et, ajouta-t-il pour lui-même, vers quoi d’autre, je me demande…

32.

« Eh bien, dit Trevize, j’ai perdu ma journée.

— Oh ? » Pelorat leva les yeux de son soigneux classement en cours. « Comment ça ? »

Trevize ouvrit les bras : « Je n’ai pas voulu faire confiance à l’ordinateur. Je n’ai pas osé, si bien que j’ai vérifié notre position actuelle par comparaison avec celle de notre visée avant le saut. Eh bien la différence n’était pas mesurable : je n’ai pas détecté la moindre erreur.

— Eh bien, c’est parfait, non ?

— C’est plus que parfait : c’est incroyable. Je n’ai jamais vu ça. J’ai déjà subi pas mal de sauts, j’en ai commandé, de toutes les manières et avec tous les appareillages possibles. A l’école militaire, j’en ai calculé avec un ordinateur de poche avant d’envoyer un hyper-relais pour vérifier mon résultat. Naturellement, il n’était pas question que j’envoie un vrai vaisseau puisque – en dehors du coût de l’opération – j’aurais très bien pu l’expédier au beau milieu d’une étoile.

« Je ne me suis bien sûr jamais trompé à ce point mais il restait toujours une erreur non négligeable. Et il subsiste en permanence une erreur, même avec des experts. C’est obligatoire, compte tenu du nombre de paramètres impliqués. On peut voir la chose ainsi : la géométrie de l’espace est trop compliquée pour qu’on puisse l’appréhender et l’hyperespace multiplie encore toutes ces complications avec sa complexité propre que nous ne pouvons même pas prétendre saisir. C’est bien pourquoi nous devons procéder par étapes, au lieu de réaliser un seul grand saut d’ici à Seychelle : sinon, les erreurs s’accumuleraient avec la distance.

— Mais vous venez de dire que cet ordinateur-ci ne faisait pas d’erreur…

— C’est lui qui le dit. Je lui ai demandé de corréler notre position présente avec celle précalculée avant le saut – bref, de comparer “ ce qui est ” avec “ ce qui avait été demandé ”. Il a répondu que les deux étaient identiques, dans les limites de sa capacité de mesure et je n’ai pas pu m’empêcher de penser : au fait, s’il mentait ? »

Jusqu’à cet instant, Pelorat avait gardé son crayon-traceur en main. Mais là, il le reposa, l’air visiblement ébranlé : « Vous plaisantez ? Un ordinateur est incapable de mentir. Ou alors vous voulez dire que vous l’avez cru en panne.

— Non, ce n’est pas ce que j’ai pensé. Par l’Espace, j’ai vraiment imaginé qu’il mentait ! Cet ordinateur est si avancé que je ne peux m’empêcher de le considérer comme humain – supra-humain, peut-être. Assez humain en tout cas, pour avoir sa fierté – ou peut-être pour mentir. Je lui ai donné des directives – nous définir une trajectoire hyperspatiale jusqu’à Seychelle, la planète capitale de l’Union seychelloise. Eh bien, il l’a fait en nous concoctant un itinéraire en vingt-neuf étapes, ce qui est de la dernière arrogance.

— De l’arrogance, pourquoi ?

— L’erreur sur le premier saut rend d’autant plus incertain le second et les deux erreurs additionnées rendent alors le troisième parfaitement aléatoire… et ainsi de suite. Comment faites-vous pour calculer vingt-neuf étapes simultanément ? Le vingt-neuvième saut pourrait déboucher n’importe où dans la Galaxie, absolument n’importe où. C’est pourquoi je lui ai demandé de ne calculer les paramètres que du premier. Ce qui nous permettrait d’opérer une vérification avant de poursuivre.

— Prudente démarche, approuva chaleureusement Pelorat. J’approuve !

— Oui mais, une fois accomplie la première étape, ne peut-on pas imaginer que l’ordinateur se sente vexé de mon manque de confiance ? Et se voie en fin de compte forcé, pour sauver la face, de me raconter qu’il n’y a pas la moindre erreur de trajectoire quand je lui poserai la question ? Ne pourrait-il pas se trouver dans l’impossibilité d’admettre son erreur, de reconnaître la moindre imperfection ? Si tel était le cas, alors mieux vaudrait encore qu’on se passe de l’ordinateur. »

Le doux visage allongé de Pelorat s’attrista : « Que peut-on faire dans ce cas, Golan ?

— On peut faire ce que j’ai fait : perdre une journée. J’ai vérifié la position de plusieurs étoiles parmi celles qui nous entourent en utilisant les méthodes les plus primitives : observation télescopique, photographie, mesures à la main. J’ai comparé chaque position relevée avec la position théorique en n’admettant aucune erreur. Tout ce travail m’a pris une journée entière et je me suis crevé pour rien…

— Allons bon. Mais qu’est-ce que ça a donné ?

— J’ai trouvé deux erreurs grossières et en recommençant, découvert qu’elles étaient dans mes calculs. C’était moi qui avais fait les erreurs. J’ai corrigé mes calculs puis je les ai passés tels quels dans l’ordinateur – histoire de voir si on retombait sur les mêmes résultats par un calcul indépendant. Hormis le fait que l’ordinateur me les a donnés avec quelques décimales supplémentaires, il est apparu que mes chiffres étaient corrects et ces chiffres prouvaient que l’ordinateur n’avait pas fait d’erreur. Cette bécane n’est peut-être qu’une arrogante tête de Mulet, mais elle a de bonnes raisons de l’être ! »

Pelorat exhala un long soupir : « Eh bien, mais c’est parfait !

— Ça oui ! Et c’est bien pourquoi je vais le laisser procéder aux vingt-huit autres étapes.

— D’un seul coup ? Mais…

— Non, pas d’un seul coup. Ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas devenu brusquement téméraire. Il va les accomplir l’une après l’autre – mais après chaque saut, il vérifiera sa position et seulement si les coordonnées entrent dans le cadre des tolérances, il pourra procéder à l’étape suivante. Chaque fois qu’il décèlera une erreur trop grande – et croyez-moi, je n’ai pas été généreux en établissant la barre –, il faudra qu’il s’arrête pour recalculer les étapes restantes.

— Quand allez-vous faire ça ?

— Quand ? Mais tout de suite… Écoutez, vous êtes en train de reclasser votre bibliothèque…

— Oh ! mais c’est l’occasion ou jamais de le faire, Golan. Ça faisait des années que je comptais m’y mettre mais il y avait apparemment toujours quelque chose pour m’en empêcher.

— Je n’y vois pas d’inconvénient. Poursuivez donc votre classement sans vous presser. Concentrez-vous dessus. Je me charge de tout le reste. »

Pelorat hocha la tête : « Ne dites pas de sottise. Je serai incapable de me relaxer tant que tout ceci ne sera pas terminé. Je suis paralysé de trouille.

— J’aurais mieux fait de ne pas vous en parler, alors… mais il fallait bien que j’en cause à quelqu’un et vous êtes le seul ici…

« Écoutez, je vais être franc avec vous : il reste toujours un risque que la position idéale où nous allons déboucher dans l’espace interstellaire soit précisément celle occupée au même moment par une météorite en pleine vitesse ou un mini-trou noir ; résultat, le vaisseau est détruit et nous sommes morts. Un tel événement pourrait – en théorie – se produire.

« Les risques sont toutefois minimes. Après tout, vous pourriez très bien être chez vous, Janov – dans votre bureau, à travailler sur vos films, ou dans votre chambre en train de dormir –, et une météorite pourrait fort bien foncer droit sur vous à travers l’atmosphère de Terminus et vous frapper en pleine tête, et vous seriez mort. Mais il y a peu de chances pour ça.

« En fait, la probabilité de rencontre avec quelque objet fatal mais trop petit pour être détecté par l’ordinateur, au cours d’un saut hyperspatial, cette probabilité est considérablement plus faible que celle d’être frappé chez soi par une météorite. Je n’ai pas connaissance d’un seul vaisseau perdu de la sorte dans toute l’histoire de la navigation hyperspatiale. Et tout autre genre de risque – tel que de finir au milieu d’une étoile – est encore plus réduit.

— Alors, pourquoi me racontez-vous tout ça, Golan ? » Trevize marqua une pause puis inclina pensivement la tête et dit enfin : « Je ne sais pas… Enfin si, je sais : c’est, je suppose, que, si faible que soit la probabilité d’une catastrophe, pour peu que suffisamment de personnes prennent ce risque, la catastrophe doit bien finir par se produire. J’ai beau être certain que rien de fâcheux ne se produira, il y a toujours en moi une petite voix irritante pour me seriner : “ Peut-être que ça va arriver ce coup-ci. ” Et voilà, ça me culpabilise – je suppose que c’est ça. Janov, si jamais un malheur se produit, pardonnez-moi !

— Mais Golan, mon cher, cher compagnon, s’il se produit un malheur, vous et moi, nous serons morts instantanément. Je ne serai guère en mesure de pardonner ni vous de recevoir un quelconque pardon.

— J’entends bien, alors pardonnez-moi maintenant, voulez-vous ? »

Pelorat sourit. « Je ne sais pas pourquoi mais voilà qui me requinque plutôt. Il y a là-dessous comme un certain humour pas déplaisant. Bien entendu, Golan, que je vous pardonne. On trouve quantité de mythes concernant un au-delà dans la littérature planétaire et si un tel lieu devait exister – ce qui, je suppose, n’est guère plus probable que d’atterrir sur un mini-trou noir, et peut-être moins – et qu’il advienne que l’on s’y retrouve ensemble, eh bien, je vous jure que je témoignerai que vous avez fait honnêtement tout votre possible et que vous n’avez pas à porter le poids de mon trépas.

— Oh ! merci ! Si vous saviez comme ça me soulage ! Je suis tout prêt à risquer ma chance, mais ça m’aurait quand même gêné de vous voir risquer la vôtre pour moi. »

Pelorat étreignit la main de Trevize : « Vous savez, Golan, je vous connais depuis moins d’une semaine et je suppose que je devrais me garder des jugements hâtifs en cette matière mais je crois que vous êtes un excellent compagnon… Et maintenant, allons-y et qu’on en finisse !

— Absolument ! Tout ce que j’ai à faire, c’est d’effleurer ce petit contact. L’ordinateur a reçu ses instructions et il attend simplement que je lui dise : partez !

« Est-ce que vous n’avez pas envie de…

— Jamais de la vie ! A vous de faire ! C’est votre ordinateur.

— Très bien. Et c’est ma responsabilité. J’essaie encore de me défiler, vous voyez. Gardez les yeux fixés sur l’écran ! »

Et d’une main remarquablement ferme, Trevize, arborant un sourire parfaitement sincère, établit le contact.

Il y eut un léger temps mort et puis le paysage stellaire changea, et changea encore, et encore. Les étoiles sur l’écran devenaient manifestement plus nombreuses et plus brillantes.

Pelorat comptait dans sa barbe. A 15, il y eut une halte, comme si quelque pièce venait de se coincer dans le dispositif.

Pelorat dit dans un murmure (craignant sans doute que le moindre bruit ne pût définitivement bloquer le mécanisme) : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Que s’est-il passé ? »

Trevize haussa les épaules. « Je suppose qu’il est en train de refaire ses calculs. Un objet quelconque dans l’espace doit ajouter une déformation perceptible à la structure générale du champ gravitationnel – un objet qui n’avait pas été pris en compte –, une étoile naine non cataloguée ou quelque planétoïde errant…

— Il y a un danger ?

— Puisque nous sommes toujours en vie, c’est presque certainement sans aucun danger. Même à cent millions de kilomètres de nous, une planète pourrait encore engendrer des modifications gravitationnelles suffisantes pour nécessiter de nouveaux calculs. Une étoile noire pourrait se trouver à dix milliards de kilomètres et… »

L’écran changea de nouveau et Trevize se tut. Il changea encore, et encore… Finalement, Pelorat annonça « 28 » et l’image ne bougea plus.

Trevize consulta l’ordinateur : « On y est, dit-il.

— J’avais compté le premier saut pour 1 et j’ai commencé cette séquence en comptant 2. Ça fait vingt-huit sauts en tout. Vous aviez dit vingt-neuf.

— La rectification de trajectoire au quinzième saut nous en a sans doute épargné un. Je peux toujours vérifier avec l’ordinateur si vous y tenez mais ce n’est pas vraiment utile. Nous sommes dans les parages de Seychelle, l’ordinateur le dit et je n’ai pas de raison d’en douter. Il suffirait que j’oriente convenablement la vue pour qu’on découvre un beau soleil brillant mais autant ne pas fatiguer pour rien les capacités de protection de l’écran. Seychelle est la quatrième planète du système et elle se trouve à environ 3,2 millions de kilomètres de notre position actuelle, ce qui est pratiquement le maximum qu’on puisse espérer à la sortie d’un saut. On pourra y être en trois jours – deux, en se pressant. »

Trevize prit une profonde inspiration et essaya de laisser s’évacuer sa tension nerveuse.

« Est-ce que vous vous rendez compte de ce que ça signifie, Janov ? Tous les vaisseaux où j’ai navigué, tous ceux que je peux connaître, auraient accompli cette séquence avec au minimum une journée d’arrêt entre deux sauts, le temps d’opérer de laborieux calculs de vérification et de contrôle, même avec l’aide d’un ordinateur. Le voyage aurait pris près d’un mois. Deux ou trois semaines peut-être, en étant décidé à prendre des risques. Et nous, nous l’avons accompli en une demi-heure ! Quand tous les vaisseaux seront équipés d’ordinateurs tels que celui-ci…

— Je me demande pourquoi le Maire nous a procuré un astronef aussi perfectionné. Il doit être incroyablement coûteux…

— C’est un prototype, nota sèchement Trevize. Peut-être bien que cette brave femme comptait justement sur nous pour l’essayer et relever ses éventuels défauts…

— Vous êtes sérieux ?

— Ne vous affolez pas. Après tout, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Nous n’avons découvert aucune défectuosité. Quoique, je ne le mettrais pas à son crédit pour autant. Ce ne sont pas les sentiments humains qui l’étouffent. D’un autre côté, elle n’a pas cru bon de nous confier des armes, ce qui réduit notablement les dépenses… »

Pelorat observa, songeur : « C’est à l’ordinateur que je pense. Il paraît tellement bien ajusté sur vous… et il ne s’ajuste pas ainsi avec n’importe qui. Tenez, c’est à peine s’il daigne fonctionner avec moi.

— Eh bien, tant mieux pour nous s’il marche aussi bien avec l’un de nous deux.

— Oui mais, est-ce purement un hasard ?

— Quoi d’autre, Janov ?

— Le Maire vous connaît certainement fort bien.

— Je pense bien, cette vieille peau de vache…

— Ne pourrait-elle pas avoir fait préparer un ordinateur spécialement pour vous ?

— Pour quoi faire ?

— Je me demande simplement si nous n’allons pas là où l’ordinateur a envie de nous conduire. »

Trevize le dévisagea : « Vous voulez dire que lorsque je suis raccordé à l’ordinateur, c’est lui qui commande en réalité, et pas moi ?

— Je me pose simplement la question.

— C’est ridicule. De la parano. Enfin, allons, Janov ! »

Trevize se retourna vers la machine pour centrer sur l’écran la planète Seychelle et programmer leur parcours orbital dans l’espace normal.

Ridicule !

Mais pourquoi donc Pelorat lui avait-il fourré cette idée en tête ?

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