Chapitre 8 Nouilles

Ram s’installa dans son caisson de stase – qui ressemblait à s’y méprendre à un cercueil, à l’exception de son rabat transparent – et leva le doigt : « Je peux vous poser une question ?

— Quel intérêt ? lui demanda le sacrifiable. Tous vos souvenirs sont déjà enregistrés, et c’est ceux-là qu’on vous réimplantera à votre réveil. Rien de ce que je pourrais vous dire à compter de maintenant ne sera mémorisé.

— Donc vous pouvez répondre sans craindre de nuire à ma psyché.

— Allez-y, posez votre question.

— Toutes ces copies de moi-même… vous les avez réellement éliminées lorsque j’en ai donné l’ordre ?

— Affirmatif, confirma le sacrifiable.

— Je me disais… il m’est venu à l’esprit que, peut-être, vous auriez désobéi. Et que toutes ces copies étaient à l’instant même en train de faire et de dire les mêmes choses que moi.

— Si c’était le cas, on serait tous en train de leur faire croire qu’elles sont l’unique survivante.

— Je préfère cette vérité-là, avoua Ram.

— Mais ce n’est pas la bonne, rectifia le sacrifiable.

— Je pense que vous pensez que je préfère cette version parce que je suis dévasté intérieurement d’avoir ordonné l’exécution de dix-huit pilotes d’élite. Mais, légalement, ils m’appartenaient, c’était donc mon droit de m’en débarrasser si bon me semblait.

— À moins que vous ne leur apparteniez.

— Ce que je veux dire, c’est que je n’ai aucun remords. Il était primordial que vous n’obéissiez qu’à un seul et même Ram. Pour éviter tout risque de confusion.

— Nous avons exécuté vos ordres car nous partagions cet avis.

— Mais il y a eu un effet secondaire… une conséquence imprévisible. Que je regrette. »

Le sacrifiable attendit.

« N’êtes-vous pas curieux de savoir laquelle ?

— Aucune conséquence n’est imprévisible, affirma le sacrifiable.

— Les dix-neuf… cellules, enclaves, enclos, peu importe leur nom…

— “Entremur”, c’est votre choix final.

— Les dix-neuf entremurs, tous commenceront avec une combinaison de gènes identique – tous, sauf un.

— Le vôtre, devina le sacrifiable.

— Pourtant, d’après vous, j’ai ma part de responsabilité dans le retour dans le passé et la duplication des vaisseaux.

— Pas “d’après nous”. C’est un fait avéré. Votre esprit, coupé des puits de gravité planétaires, a déstabilisé la combinaison de champs générés pour franchir la barrière de lumière. À l’issue de leurs calculs, les dix-neuf ordinateurs du vaisseau mère en étaient arrivés au même résultat théorique, à un epsilon près. Sauf que vous leur avez ordonné inconsciemment de franchir la contraction en même temps. Résultat, dix-neuf vaisseaux identiques ont réalisé le même saut bifurqué.

— Bifurqué ?

— Divisé en deux, si vous préférez. Selon la théorie du saut, un premier vaisseau effectue un bond en avant dans l’espace pendant qu’un second, identique, en fait un en arrière, mais dans le temps. Spatialement, il remonte à son point de départ. Ce vaisseau-là n’aura jamais aucune influence sur l’univers ; on ignore même si les personnes et les calculateurs à bord ont conscience de leur propre existence. Leur existence n’est que mathématique, d’ailleurs.

— Donc, depuis le début, on savait que le saut nous dédoublerait, et qu’une de nos copies de vaisseau remonterait le temps ? demanda Ram, médusé.

— On connaissait la théorie.

— Et mon esprit, lui, a provoqué notre démultiplication en dix-neuf autres, qui sont tous arrivés à destination.

— 11 191 ans en arrière.

— Mais qui avancent normalement dans le temps.

— C’est un petit exploit que vous avez réalisé. Et tout ça sans le savoir.

— Et ce “talent”, là… modifier le cours du temps, reproduire un vaisseau en dix-neuf exemplaires… c’est courant, chez les humains ?

— Bonne question, nota le sacrifiable. Peut-être à l’état latent, qui sait. Au vu des résultats, en tout cas, il dénote chez vous des capacités prodigieuses.

— Est-il héréditaire, selon vous ?

— D’ordre génétique plutôt que mutationnel, c’est envisageable.

— Donc si les dix-neuf Ram étaient encore en vie, mes gènes auraient pu se transmettre de génération en génération dans chacun des entremurs.

— Affirmatif.

— Sauf qu’un seul en profitera. Et si je tombe malade, que je meurs ou me marie à une femme stérile, ma lignée s’éteindra. Pareil pour mes enfants.

— C’est le lot de tous les reproducteurs héréditaires.

— Dix-neuf colonies, tout ça pour voir mes gènes disparaître si je rate mon seul coup d’essai… désolant.

— Vous dites ça parce que vous prenez vos gènes pour la plus belle chose qui puisse arriver à l’humanité. »

Ram resta songeur. « C’est ce que pense tout mâle humain en âge de se reproduire, j’imagine.

— Les humains seraient bien inspirés de moins penser et de plus réfléchir.

— Si cette capacité à manipuler le temps est avérée et qu’elle se transmet effectivement par les gènes, je trouverais dommage qu’elle se perde, voilà tout. Et qu’il s’agisse des miens ou de ceux du voisin n’y change rien.

— Êtes-vous en train de nous demander d’assurer votre descendance en procédant à l’insémination artificielle de votre ADN chez les femelles des dix-neuf vaisseaux ?

— Certainement pas ! s’étouffa Ram, horrifié. Quelle abomination pour ces femmes, se réveiller enceintes – ce serait un viol, physique et moral. Et la fin des dix-neuf colonies.

— Sans parler de votre embarras… tous ces bébés avec votre tête, dit le sacrifiable. Malgré votre physique loin d’être ingrat, au regard des canons de beauté d’autres cultures, ces femmes le vivraient mal et votre progéniture pâtirait d’une manière ou d’une autre de l’hostilité de leurs congénères.

— Pourquoi seulement mentionner cette possibilité, dans ce cas ?

— Vous sembliez inquiet pour votre lignage. Semer ainsi votre graine à la volée mettrait toutes les chances de votre côté.

— Au diable la chance !

— Dans ce cas, trouvez-vous une femme consentante, mariez-vous et faites de nombreux enfants, conseilla le sacrifiable.

— C’est bien ce que je compte faire, l’assura Ram.

— Pourquoi discuter, alors ? s’impatienta le sacrifiable.

— Je vous sens pressé. Vous avez une urgence ? l’interrogea Ram.

— Oui, rétorqua le sacrifiable. Et pour ce qui nous attend, je crains que vous ne soyez d’aucune utilité. »

Ram ne s’allongea pas pour autant. Il n’était pas à une minute près avant deux siècles de stase. « Promettez-moi une chose, poursuivit-il.

— À quoi bon faire une promesse que vous allez oublier ? s’agaça le sacrifiable.

Vous, vous ne l’oublierez pas, répliqua Ram. Promettez-moi de rester aux côtés de mes enfants. Veillez sur eux. Faites tout votre possible pour que l’humanité hérite de ce que j’ai dans les gènes.

— Inutile, lâcha le sacrifiable.

— Pourquoi ?

— Nous avons déjà conclu que le meilleur moyen pour nous d’assurer la réussite de la mission était de suivre avec une attention redoublée tout ce qui, dans chaque entremur, attiserait notre curiosité, de par son utilité ou son intérêt manifeste. Ensuite, nous manipulerons les événements pour les voir se développer à leur plein potentiel.

— Manipuler ? Comment ? questionna Ram.

— En étant de vraies mamans pour nos petits humains, conclut le sacrifiable. En attendant de voir si on peut faire quelque chose de vous dans les onze millénaires à venir. »


* * *

Pour la septième fois d’affilée, Umbo se retrouvait face à lui-même. Et face au même message : « Encore raté. »

Il quitta immédiatement son poste d’observation et entra dans la Banque du premier peuple d’Aressa Sessamo. Miche était là, qui l’attendait devant le bureau du chef des comptes. L’heure était venue de jouer leur va-tout : Miche devait hurler au scandale en accusant les banquiers de lui vider ses comptes pendant qu’Umbo s’infiltrerait pour provoquer un début d’incendie. Dans la confusion, ils fileraient incognito vers la salle des coffres et la pierre. Une fois là-bas, Umbo remonterait le temps jusqu’au moment de son dépôt et la subtiliserait.

Voilà pour le plan. Pas le bon, apparemment…

Umbo grimpa les deux volées de marches qui menaient à la salle d’attente du bureau des comptes. Miche se leva en l’apercevant. Il poussa un soupir de découragement.

Le chef des comptes fit son apparition au même instant. « Un problème de solde, si je ne m’abuse, monsieur ? demanda l’homme avec un sourire.

— L’argent a été retrouvé, débita Umbo.

— Désolé pour le dérangement, ajouta Miche avant de le saluer.

— Pas si vite, les retint l’homme. Cela fait plusieurs semaines que nous observons votre petit manège. Vous préparez un sale coup, mais vous n’avez pas le cran de passer à l’acte. Avant chaque tentative, il arrive je ne sais quoi et lui – il pointa Umbo du doigt – débarque et annule tout.

— C’est une blague ? » s’exclama Miche.

Deux gardes de la ville surgirent par la porte extérieure, bâton en main, prêts à intervenir.

« Veuillez vous rasseoir, je vous prie, les invita le banquier. La Banque du premier peuple d’Aressa Sessamo a jugé plus prudent de clôturer vos comptes.

— La loi oblige pourtant toute “banque du peuple” à… commença Miche.

— Je connais la loi, le coupa l’homme. Rien ne nous oblige à garder les clients suspects. Un conseil privé a avalisé la fermeture de votre compte, après audition de notre plainte.

— Personne ne nous a dit…

— D’où le nom de “privé” », coupa à nouveau le banquier. Il brandissait un document. « J’ai ici une note officielle récapitulant la totalité de vos dépôts chez nous, plus les intérêts, moins le coût de votre surveillance. Ces deux gardes vous conduiront au guichet, où vous sera versé votre reliquat. Ensuite, dehors. La prochaine fois que vous entrerez ici, vous en sortirez menottes aux poignets.

— Écoutez, je ne sais pas ce que vous êtes allés vous imaginer… reprit Miche.

— Assez discuté, conclut l’homme. Les banquiers sont peut-être stupides chez vous, mais pas ici. » Il fit un signe de la main aux gardes, lâcha la note à leurs pieds d’un air pincé et regagna son bureau.

Miche jaugea les gardes de l’œil. Umbo commençait à le connaître : Ils sont prenables, se disait-il déjà. C’était oublier un peu vite leurs expériences récentes. Si Miche engageait le combat, Umbo ne tarderait pas à apparaître avec un œil au beurre noir, le suppliant de se retenir.

Le tavernier sembla s’en souvenir. Il jeta à Umbo un regard interrogateur.

« Non, l’avertit Umbo.

— Pourtant je n’ai pas vu… bredouilla Miche.

— Tu ne m’as pas vu parce qu’on ne me laissera plus entrer ici, expliqua Umbo. Surtout si tu fais ce que je crois que tu veux faire. »

Les deux gardes ne pipaient mot mais n’avaient rien perdu de l’invitation tacite de Miche à se caresser les côtes. Ils firent un pas de côté, impatients de jouer du bâton.

Umbo se pencha, ramassa la note et se faufila entre eux. « Allez viens, Papa ! » Son ton laissait peu de doute sur ce « papa »-là : « idiot » aurait tout aussi bien fait l’affaire. Miche grogna et le suivit entre les gardes. La tension était palpable… Umbo le sentit les défier du regard dans son dos, mais aucun bruit de lutte n’éclata – il avait retenu la leçon.

Ils descendirent récupérer leur argent. Bien que cinq fois supérieurs aux intérêts, les « frais » avaient à peine entamé le total.

Le guichetier leur tendit une feuille gribouillée à l’encre noire. « Au fait, notre chef des comptes a fait passer le mot aux autres banques de la ville. Vous n’y êtes plus les bienvenus. La Banque du premier peuple vous remercie de votre confiance. »

Les gardes les accompagnèrent vers la sortie avant de se poster à la porte, chacun d’un côté, aux aguets, fixant les badauds de passage comme autant d’autres voleurs potentiels.

En chemin, Umbo se mit à siffloter.

« La ferme », râla Miche.

Umbo siffla plus fort, puis esquissa quelques pas de danse.

« Il était très bien ce plan ! Pourquoi il n’a pas fonctionné ? Tu pourrais au moins t’expliquer, quand tu reviens ! Toujours tes petits messages désagréables…

— Impossible, lança Umbo. Je ne suis pas tout seul dans le futur, il y a du monde autour. Il faut que je fasse vite et simple, pas le choix.

— Dis plutôt que tu t’es défilé, oui. Tu n’as reçu aucun message, je suis sûr, tempêta Miche avec la mine des mauvais jours.

— Réfléchis une seconde, continua Umbo. Le banquier nous attendait. Ils nous espionnaient. On courait à la catastrophe.

— Alors pourquoi ne pas être revenu directement à l’auberge, nous prévenir qu’aucun plan ne marcherait ?

— Tu aurais cru un message pareil, toi ?

— Non, concéda Miche. Mais on aurait gagné du temps.

— On ne sait même pas avec certitude si la… chose… est toujours dans cette pièce forte, souffla Umbo. Ils ont pu la changer de place. Si seulement Rigg était…

— Rigg n’est pas, l’arrêta Miche. Ouvre les yeux.

— Non, mais si nous…

— Mais si rien du tout.

— Mais si », les salua Rigg.

Umbo regarda sur sa gauche… Rigg ! Là, marchant à côté d’eux comme si de rien n’était, en plein jour. « L’oreille droite de Silbom ! s’étouffa Umbo.

— Ananso-wok-wok ! » s’exclama Miche. Ou quelque chose comme ça.

« Très discret, commenta Rigg. Si avec ça on n’est pas repérés… »

Rigg n’avait pas tort – en la circonstance, la plus grande retenue était de mise. Sauf qu’Umbo, trop content de revoir leur ami parmi eux et visiblement sorti d’affaire, affichait le plus large sourire du quartier.

« Pourquoi toujours l’oreille droite de Silbom ? marmonna Miche.

— Par ici, c’est “le coude gauche de Ram”, nota Rigg.

— À l’armée y avait pas d’oreille de machin ni de coude de truc, grommela Miche.

— Tu es libre ? s’assura Umbo. Ou tu as la moitié de la ville aux fesses ?

— Je suis de sortie. Ma “prison” est truffée de passages dérobés, dont certains débouchent à l’air libre. Tout le monde me croit dedans, je ne vais pas traîner. Je suis tombé par hasard sur vos traces. À ce propos… vous n’aviez pas dans l’idée de faire quelque chose d’aussi courageux qu’inutile, n’est-ce pas ? Récupérer une certaine pierre, par exemple ?

— On voulait juste compléter notre collection, expliqua Miche.

— Les dix-neuf nous seront peut-être utiles un jour, avança Rigg, pour une raison ou pour une autre. Mais en attendant, et malgré des heures passées dans les livres, je n’ai rien découvert à propos de dix-neuf pierres.

— On n’a rien envisagé de mieux pour t’aider, confia Umbo. On a bien essayé de te retrouver, mais pour ça il a fallu poser quelques questions… les gens ont commencé à se méfier.

— De quoi ? Avant de conclure que vous étiez là pour organiser mon évasion… s’étonna Rigg.

— Je crois qu’ils nous ont surtout pris pour deux queuneux venus te tondre les cheveux, te déshabiller ou le saint Voyageur sait quoi, reprit Miche. Apparemment, plus personne ne s’amuse à ça ici. D’après ce qu’on a cru comprendre, les gens sont plutôt occupés à parler de toi. Tu es le sujet à la mode en ville.

— Dans le monde, rectifia Umbo.

— Disons dans l’entremur, trancha Rigg. Laissez-moi deviner : une foule de gens veut me mettre sur le trône, une foule d’autres préférerait voir ma mère ou ma sœur couronnées dans la Tente de Lumière et moi mort, d’autres encore veulent en finir une bonne fois pour toutes avec la royauté et les derniers n’ont rien contre la famille royale, tant qu’elle croupit en prison et reste à disposition des citoyens en manque de divertissement. Ah, oui, j’oubliais : les mamans. Elles aimeraient savoir ce que je porte, pour habiller leurs enfants.

— Tu as à peu près fait le tour, résuma Miche.

— Et toi, Umbo, tes voyages dans le temps ? s’enquit Rigg.

— Je maîtrise, débita Umbo. Sinon, nous n’aurions jamais reçu nos messages à O.

— Pas forcément, fit observer Rigg. Il ne vous aura pas échappé qu’une fois délivrés les messages n’ont plus besoin de l’être.

— Oui, on a remarqué, soupira Miche. Mais ce truc me dépasse, c’est à n’y rien comprendre.

— Imagine un labyrinthe sur une feuille de papier, lança Rigg. Tu le parcours avec ton crayon mais te heurtes à une impasse. Il te suffit de remonter à la mauvaise bifurcation. Tu n’as pas besoin de continuer sur la mauvaise voie, tu peux choisir une nouvelle direction.

— Le temps n’est pas un labyrinthe, le contra Miche.

— Et pourtant si, lui assura Rigg.

— C’est quoi un labyrinthe ? » s’interposa Umbo. Il détestait être largué dans les conversations.

« Et toi, tu as réussi à faire comme Umbo ? l’interrogea Miche.

— J’ai frôlé la rupture d’anévrisme, avoua Rigg. Échec complet, sur toute la ligne.

— Si ça peut te rassurer, toujours pas de traces pour moi, indiqua Umbo.

— Mais ce n’est pas bien grave, tempéra Rigg. Tant qu’on est ensemble, tu peux me prendre avec toi dans ton… ton décalage temporel… c’est comme ça que tu l’appelles ? Et dans le futur, tu arrives à y aller ?

— Qui n’y arrive pas ? intervint Miche. Toutes les secondes, hop, on avance d’une seconde.

— Ma sœur y arrive, sérieusement, poursuivit Rigg.

— Elle voit l’avenir ? demanda Umbo.

— Non, rien d’aussi utile. Elle saute de fraction de seconde en fraction de seconde. Très lentement, mais tout en restant invisible. »

Miche secoua la tête, désespéré. « C’était si facile, pourtant. Il me suffisait de prendre votre argent et de laisser les bateliers vous balancer à l’eau.

— On a le même sang, elle et moi, poursuivit Rigg. Qu’elle puisse aussi jouer avec le temps paraît logique.

— Je te jure que non, se désola Miche.

— Et moi ? les interrompit Umbo. Je ne suis ni ton frère ni de ta famille. Et personne dans la mienne ne sait faire ce genre de truc.

— Pourtant, Père avait senti ça en toi, rappela Rigg. Comment savait-il ?

— C’est moi qui le lui ai dit, souffla Umbo.

— Bien sûr. Un matin, tu l’as croisé, et tu lui as dit : “Ah, au fait, je ralentis le temps.”

— Il savait, c’est tout. C’était… ton père.

— Non, contesta Rigg. Mon père, aux dernières nouvelles, s’appelait Knosso Sissamik. Un grand homme lui aussi. Un penseur, mais qui a également fait des choses.

— Une question me turlupine, coupa Miche. On fait quoi ici au juste, Umbo et moi ? Tu te fiches de la pierre, tu sors et tu rentres quand tu veux de ta prison…

— Pas quand je veux, rectifia Rigg. Je n’avais jamais pu avant aujourd’hui. Jamais. Sans vos traces, je n’aurais même pas essayé. Et qui sait ce qui m’attend à mon retour.

— Ton retour ? s’exclama Miche. Parce que tu comptes y retourner ?

— Mère et Param m’attendent.

— Param ? hésita Umbo.

— Ma sœur, traduisit Rigg.

— Elles se débrouillaient très bien sans toi, nota Miche. Qu’est-ce que tu leur dois ?

— Et toi, que dois-tu à Flaque ? répliqua Rigg, piqué au vif.

— De m’avoir sauvé et accompagné presque toute ma vie, argumenta Miche. Tu connais ta sœur depuis combien, vingt minutes ?

— Si tu refuses de m’aider quand j’en ai besoin, moi aussi je me demande ce que tu fais là !

— Dis-nous en quoi on peut t’aider, intervint Umbo pour calmer le jeu.

— Les choses commencent à bouger, ici, déclara Rigg. J’ignore encore ce que ça signifie, mais les espions ne nous lâchent plus. Ils multiplient les réunions – avec de plus en plus de monde. Des gens de tous les bords.

— Des espions ? s’étouffa Miche.

— Je ne connais pas leur identité, je n’ai vu que leurs traces. Jusqu’à peu, elles remontaient à des membres du Conseil. Mais une tête connue a refait surface : le Général Citoyen.

— Qui ? demanda Umbo.

— L’officier qui nous a arrêtés. »

Miche pila net au milieu de la rue. Ceux de derrière ne purent l’éviter mais s’excusèrent sans demander leur reste en voyant sa taille, l’épaisseur de ses bras et son humeur massacrante. « Ça ne nous dit toujours pas comment t’aider ! fulminait-il.

— Param a peur…

— Pas une réponse ! s’étrangla Miche.

— On nous regarde… » fit Umbo d’une toute petite voix.

Miche continuait à foudroyer Rigg du regard.

« Je m’évade d’ici. J’emmène Param. On va vers le Mur.

— Je le connais, le Mur, parvint à se maîtriser Miche. Il n’y a rien là-bas.

— On va le traverser, continua Rigg. Tous ensemble.

— Sans façon, l’arrêta Miche.

— Soit, dit Rigg. Moi j’y vais. Param aussi. On ne nous laissera tranquilles nulle part dans cet entremur. Et j’ai besoin d’Umbo. Sans lui, on ne passera pas. »

Umbo n’était pas sûr de se réjouir de cette nouvelle. « C’est de moi que tu as besoin, ou de ma capacité à ralentir le temps ? »

Rigg leva les yeux au ciel. « Écoute, tu as un don, j’ai un don, très bien. Mais nous deux, on est toujours les mêmes.

— Donc tu voudrais bien de moi, même si je ne te servais à rien ? » se rassura Umbo. Il avait honte de poser une question aussi pathétique, mais il fallait qu’il sache.

« Si ton pouvoir peut me sauver la vie et que tu refuses de l’utiliser, ça fait toujours de toi mon ami ? s’emporta Rigg.

— Je ne refuse pas…

— Rigg, ça, ça nous manquait, intervint Miche. À peine de retour et déjà brouillé avec nous deux !

— Je ne suis brouillé avec personne, souffla Rigg en tentant de reprendre ses esprits. J’ai survécu au jour le jour, et j’ai réfléchi au meilleur moyen de subsister encore quelque temps. Je refuse de me ranger dans un camp ou un autre. La restauration de l’Empire Sessamide ne m’intéresse pas, le diriger, encore moins. Je veux juste traverser ce Mur… en vie si possible, et accompagné de ma sœur et de ma mère.

— Ça fait beaucoup de “je”, nota Umbo.

— Mais c’est vous qui demandez comment m’aider ! se défendit Rigg. Vous avez votre réponse !

— Alors, pour commencer, l’invita Miche, tu pourrais te décaler légèrement sur le côté et te faire un peu plus discret.

— C’est toi qui t’es arrêté au milieu… » débita Rigg avant de noter le ton blagueur de Miche. Enfin, visiblement blagueur.

Rigg tourna les talons et s’éloigna.

Umbo le rattrapa en courant. « Tu vas où ?

— Loin d’ici, répondit Rigg, véhément.

— Je peux venir avec toi ? s’enquit Umbo.

— J’espère, poursuivit Rigg, parce que j’ai besoin de te parler et de ton aide.

— C’est quoi, la prochaine étape ?

— Votre auberge, indiqua Rigg.

— Tu sais où elle est ? »

Rigg s’arrêta et regarda Umbo comme s’il avait affaire à un demeuré. « C’est moi. Tu sais, celui qui voit les traces. Donc oui, je sais. » Il reprit sa route. Droit vers l’auberge, nota cette fois Umbo.

« Elle est comment, ta sœur ? continua à le questionner Umbo.

— Invisible », lâcha Rigg.

Il y eut un blanc. « Tu es encore énervé ? hésita Umbo.

— J’ai peur, confia Rigg. De complets inconnus veulent ma mort.

— Si ça peut te consoler, lança Miche revenu à leur hauteur, pendant une minute, tout à l’heure, je crois avoir compris pourquoi. »

Tout près de l’auberge, Miche les arrêta. « La banque nous a fait filer. Ils connaissent sûrement l’endroit. Ils peuvent remonter jusqu’à toi. N’oublions pas qu’on est toujours en cavale.

— Et que Rigg est le seul prince de la maison royale encore en vie, ajouta Umbo.

— Personne ne sait à quoi je ressemble.

— Et les espions ? rétorqua Miche. Ils ont vu ton visage. Et toi, tu as vu les leurs ?

— Non, seulement leurs traces, admit Rigg. Et il n’y en a aucune dans les parages.

— Je me sentirais plus rassuré ailleurs. »

Miche poussa la porte d’une petite échoppe de nouilles. Umbo et Rigg lui emboîtèrent le pas. « Surtout, évitez la viande. Dans ce genre d’endroit, c’en est rarement.

— Hé, tu aurais pu prévenir avant ! s’exclama Umbo.

— La dernière fois que tu as mangé de l’agneau, tu es resté plié en deux pendant deux jours. Ça me paraissait suffisant, comme avertissement.

— C’était quoi, d’après toi ? s’inquiéta Umbo.

— Reprends-en et essaie de deviner », suggéra Miche, que la chose semblait beaucoup amuser.

Ils prirent place au comptoir et avalèrent un bouillon de nouilles poivrées. Umbo préféra un poulet oignon radis à l’agneau, et ne regretta pas.

« Je ne pars pas sans ma sœur, indiqua Rigg calmement entre deux cuillerées.

— Ça ne nous concerne pas, indiqua Miche. On n’a aucun moyen d’entrer chez toi. Ni même d’approcher.

— Le Général C. prépare un coup, je le sens, ajouta Rigg. Si seulement je savais pour qui il roule.

— Peu importe, dit Umbo. Un petit conseil, évite-le comme la peste.

— J’aimerais quand même savoir s’il en a après moi ou ma sœur.

— Et si celle qui tirait les ficelles dans l’histoire, c’était ta mère ? C’est une possibilité, observa Miche.

— Tout le monde tire un bout, déclara Rigg. Ce n’est pas impossible. Mais peu probable : à mon avis, elle aspire juste à un peu de tranquillité.

— Elle vit donc dans une maison luxueuse, où elle reçoit les grands de ce monde, logique, remarqua Miche.

— Elle ne reçoit personne.

— Ce n’est pas ce que l’on raconte. Tout ce que l’entremur compte de gens influents défile chez Flacommo, poursuivit Miche. Et ta mère serait à la tête de tout ce beau monde.

— Crois-moi, affirma Rigg, je n’ai pas eu cette impression, vu de l’intérieur. Certes, elle reçoit des visiteurs, mais jamais seule. Il y a toujours quelqu’un, sauf quand elle est avec ma sœur.

— Et alors ? les interrompit Umbo. Et alors, qu’est-ce que ça change, je veux dire ? Tu disais te foutre éperdument des intrigues, des conspirations, des complots, et avoir juste envie de partir.

— C’est le cas, confirma Rigg.

— Alors qu’est-ce qu’on attend ? Va rejoindre ta mère et ta sœur, fais-les sortir et partons !

— Ce n’est pas aussi simple, tempéra Rigg.

— Si, ça l’est, insista Umbo. À moins que tu n’aimes trop être dans la… famille des patrons. Faire partie de ceux qui comptent, ça te plaît. Tu n’as pas vraiment envie de partir en fait. »

Rigg réfléchit une seconde à un moyen de lui rabattre le caquet mais se ravisa. « Oui, tu as raison. Je me plais ici. La nourriture est… fantastique.

— Et les gens, célèbres, bien éduqués.

— J’ai rencontré quelques personnes intéressantes, c’est vrai, admit Rigg.

— Et la bibliothèque ? Tu as dit y avoir passé le plus clair de ton temps.

— La bibliothèque, c’est mon deuxième Père. Elle est comme lui, omnisciente, même si je n’ai pas encore réussi à lui faire dire tout ce que j’avais envie de savoir.

— Nous aussi, on a appris des trucs ! s’exclama Umbo. Je peux retourner au jour que je veux dans le passé maintenant. Pour remonter de quelques jours, il me faut deux à trois minutes maximum. Pour quelques mois c’est plus dur. Un an, je n’ai même pas essayé. Mais quand même. »

Rigg semblait épaté. « Ce n’était pas trop dur ? De réussir à viser juste.

— Si ! répondirent en chœur Umbo et Miche.

— On a passé quelques mois délicats, ajouta Miche.

— Je ne peux retrouver que ceux qui sont restés à un endroit donné – mais il faut que je connaisse l’endroit et que j’y aille.

— Ton pouvoir est plus puissant que le mien, Umbo, dit Rigg, crois-moi. La moins chanceuse de nous trois est tout de même ma sœur. Enfin, elle peut quand même disparaître quand elle veut. Et quand elle le fait, elle vieillit moins vite ; elle ne vit pas au même rythme que les autres quand elle… tu vois quoi. »

La serveuse ne semblait leur prêter aucune attention, pas plus que les autres clients d’ailleurs. Mais quand bien même – les murs pouvaient avoir des oreilles. Autant leur servir des propos un peu vaseux.

« Par contre, elle avance au ralenti, continua Rigg. Comme si elle était à moitié gelée. C’est dangereux pour elle. Si quelqu’un la traverse sans le savoir, elle… a mal. Pareil quand elle traverse un objet solide, ça la brûle.

— Autant éviter, alors, déclara Miche.

— Elle évite, confirma Rigg. Là où je veux en venir, c’est que son don est moins utile qu’on pourrait le croire. J’ai une question importante, Umbo. Tu n’as eu aucun mal à me projeter, moi, dans le passé, sans même me toucher. Est-ce que ça marche avec tout le monde ? Tu as essayé avec Miche ?

— C’est plus dur, confia Umbo. Enfin… plus dur, plus éprouvant disons. Mentalement et physiquement.

— Vous avez essayé quand ? interrogea Rigg.

— Quand on est partis se vol… reprendre la… l’article, bégaya Miche, il m’a emmené. Il a réussi.

Vous reprendre ? s’étonna Rigg. C’était quoi l’idée ?

— Demande au petit plaisantin, c’était la sienne, rétorqua Miche. Il t’expliquera.

— Tu n’as pas dit non ! se défendit Umbo.

— Il faut qu’on essaie un truc, poursuivit Rigg. Quand tu as projeté ta… chose… sur moi, pour que je puisse voir les gens du passé, j’y suis allé seul.

— Je ne savais pas encore le faire pour moi, expliqua Umbo.

— Et si on essayait avec nous trois ? Tu nous ralentis tous, et moi, j’essaie de prendre le relais pour nous projeter loin en arrière. Très loin.

— Loin comment ? Plusieurs siècles, comme pour la dague ?

— Plusieurs millénaires », annonça Rigg.

Miche se pencha vers Umbo. « Ça veut dire des milliers de…

— Merci, je sais ce que ça veut dire, le coupa Umbo. Tu as une date en tête ?

— Oui, indiqua Rigg. Il y a onze mille deux cents ans. »

Umbo et Miche restèrent interdits sur leur chaise, l’esprit probablement à des milliers d’années de là.

« Avant l’An Zéro, calcula Miche.

— Avant l’arrivée de l’homme sur cette planète », compléta Rigg.

Umbo avait le cerveau en ébullition. « Tu es en train de nous dire qu’on n’est pas d’ici ?

— Quand on aura plus de temps, dit Rigg. J’ai beaucoup de choses à vous expliquer – des choses que j’ai apprises à la bibliothèque, auprès des savants, grâce aux recherches de Père Knosso. Et même d’un garde qui a servi un temps comme assistant à ses côtés, Olivenko.

— Tu fais confiance à un garde ? s’exclama Miche.

— Tu ne le connais pas, moi si, ne perdons pas de temps avec ça, coupa Rigg. Je dois retourner chez Flacommo, et vite. S’ils remarquent mon absence, je vais avoir du mal à me justifier. Je vous ai retrouvés pour qu’on essaie de voyager ensemble.

— Eh bien, essayons ! » lança Umbo.

Rigg se leva. Miche posa la main sur son épaule et le fit se rasseoir. « Tu vas où, comme ça ?

— Là où on aura un peu d’intimité, répondit Rigg.

— Ici, c’est bien, poursuivit Miche. Quand on voyage, on ne quitte pas le présent pour autant, non ? On se retrouve juste à deux endroits en même temps.

— Oui, confirma Rigg. C’est du moins ce que j’ai ressenti quand Umbo m’a projeté seul dans le passé.

— Dans ce cas, choisis la plus vieille trace possible et voyons ce qu’Umbo peut en faire.

— Mais cet endroit n’est pas très vieux – imagine qu’il n’y ait pas de tabourets, hésita Rigg.

— Si nos fesses restent ici, poursuivit Miche, je ne pense pas qu’on se retrouve le derrière dans la boue ou je ne sais quoi. »

Rigg acquiesça. « Très bien, Umbo. Tiens-toi prêt, j’ai une trace. Tu peux nous ralentir. » Ils s’accrochèrent à leurs bols de nouilles tous les trois. Rigg projeta son regard au loin, vers le bas. Il semblait viser quelque chose, mais quoi…

C’était une première pour Umbo. Jamais il n’avait essayé de ralentir deux autres personnes, en plus de lui. Il lui fallut redoubler de concentration. C’était comme s’ils se tenaient la main : Rigg le tirait, et lui tirait Miche. Rigg l’emportait dans un passé lointain, plus loin qu’Umbo n’avait jamais osé retourner. Comme ce jour où son père l’avait fait monter sur le canasson d’un colporteur, et que la bête l’avait embarqué sur son dos sur plusieurs centaines de mètres. Umbo crut perdre le contact à plusieurs reprises, il sentait Miche glisser. Mais, après quelques secondes, il rattrapait à nouveau ses deux compagnons.

L’échoppe avait disparu – même s’il était conscient d’être toujours assis sur quelque chose. En fait, tout avait disparu : la ville, les bâtiments. Un marais s’étendait à perte de vue et, au milieu des roseaux, apparut une barque, qu’un pêcheur manœuvrait délicatement à la perche.

L’homme et son embarcation voguaient loin en contrebas, comme si Umbo s’était tenu au sommet d’une colline, pas sur un tabouret dans une taverne. Le sol avait été surélevé de plusieurs dizaines de mètres pour bâtir Aressa Sessamo haut au-dessus du delta.

Rigg soupira. « Vous les voyez ? Le bateau ? Les roseaux, l’eau ? »

Dans le silence des marais, en ce milieu d’après-midi, l’homme sembla les entendre. Il leva les yeux et posa son regard sur eux. Quelle vision étrange, un homme et deux adolescents assis dans les airs, un bol dans les mains.

Le pêcheur en sursauta et tomba cul par-dessus tête dans le marais.

Umbo perdit Rigg et Miche. Il se laissa aspirer par le présent. Il se sentait pris de vertige. Vidé mentalement.

« Un temps où Aressa Sessamo n’existait pas encore, chuchota Miche.

— Ce n’est pas la plus vieille ville de l’entremur, indiqua Rigg. Ses premiers bâtiments ont été construits à plus de dix kilomètres d’ici. Les inondations successives ont repoussé la ville par ici.

— On n’a pas été très sympas avec ce pauvre homme, grimaça Umbo.

— Il a juste pris un bon bain… il s’en remettra, sourit Miche.

— Trois silhouettes en l’air en train de manger des nouilles, ajouta Rigg avant de s’étrangler de rire. Quel étrange message envoyé par les saints ! Vous croyez qu’ils ont édifié un temple à notre effigie ? Les “Trois Mangeurs de nouilles”. » Rigg n’en pouvait plus de rigoler. La serveuse lui jeta un regard noir.

« Vous avez vu comme il était bas ! s’exclama Umbo.

— Au niveau d’origine du delta, indiqua Miche.

— Les bâtisseurs de la ville ont dû déverser ici des tonnes et des tonnes de terre pour former un tel talus, avança Rigg.

— Ils n’ont pas eu besoin de le faire, indiqua Miche. La rivière s’en est chargée. Le limon charrié a créé une première île, sur laquelle est née la ville. Chaque année, après les inondations, les canaux obstrués étaient dragués pour pouvoir faire passer les bateaux, et les sédiments servaient à consolider les berges. Année après année, l’île a gagné du terrain et de la hauteur.

— Ce qui explique toutes ces galeries souterraines, ajouta Rigg, malgré le delta tout autour. »

Umbo leva les yeux et aperçut quelque chose au mur. Il secoua Rigg par le bras et reporta son regard sur une petite étagère, clouée tout en haut du mur. Une statue y était posée. Un homme et deux enfants, un bol de nouilles à la main.

Rigg murmura. « Le coude gauche de Ram. »

Miche se cacha le visage des deux mains. « Nous sommes à l’origine des Mangeurs de nouilles.

— Jamais entendu parler de cette histoire, dit Umbo.

— Ce batelier qui nous regardait… ça sautait aux yeux pourtant. Comment ai-je pu passer à côté ? se désola Miche.

— Ça n’était pas encore arrivé, le consola Rigg. Je ne me souviens toujours pas d’une telle légende, mais… il semble qu’à chacun de nos actes dans le passé nous faisons naître une nouvelle légende.

— La fertilité de la terre, murmura Umbo, alors que des “souvenirs” de la légende des Mangeurs de nouilles commençaient à lui revenir, comme ceux du saint Voyageur au sanctuaire, à l’aube de leur périple. Le symbole d’une abondante récolte, je me souviens maintenant, souffla-t-il.

— Cette légende, c’était nous… chuchota Miche. Combien d’autres ne sont en fait… que nous ?

— Toutes, prévint Rigg, si on continue comme ça. Mais il fallait vérifier qu’on en était capables.

— On y était bien tous les trois ? Miche ? s’enquit Umbo en se tournant vers le tavernier.

— Ce n’était pas clair, hésita Miche. Au début, j’avais beau fixer cet homme, je le distinguais mal.

— Et dès qu’il nous a regardés, tout est devenu net d’un coup. Ça vous a fait pareil ? » poursuivit Umbo.

Miche opina du chef.

« Bien. Mon plan est de remonter avant la construction du Mur, annonça Rigg. Et le traverser. Mais si on est présents dans les deux époques en même temps, que se passera-t-il si l’influence… la force de répulsion du Mur dans le temps présent… que se passera-t-il si nous la ressentons quand même lors de notre traversée ?

— Peut-être sera-t-elle moindre ? supputa Umbo.

— Espérons, reprit Rigg. Ma sœur nous sera utile. Elle nous aidera à disparaître le temps qu’il faut.

— Est-elle capable de… transmettre son talent à d’autres ? questionna Umbo.

— Il a fallu qu’elle me tienne mais, oui, avec moi elle a pu.

— Et moi, je sers à quoi ? grommela Miche.

— À rien pour la traversée, répondit Rigg en secouant la tête. Mais une fois derrière, ton expérience et ton art du combat pourraient bien nous sauver la vie. Père Knosso a pu passer – en état de narcose, sur un bateau à la dérive –, mais à l’arrivée l’attendaient des créatures marines. Elles ont sabordé son embarcation et l’ont noyé.

— Aïe, grimaça Miche. Je n’ai jamais combattu des créatures marines, moi.

— On ne traversera pas au même endroit, indiqua Rigg. Ce qu’il y aura derrière, ce sera la surprise totale. Avec nos pouvoirs, notre bonne volonté et tout ce que tu veux, Umbo, ma sœur et moi, on ne fait pas peur à grand monde. Toi, en revanche, il te suffit de regarder quelqu’un de travers pour lui faire mouiller son pantalon, même les plus coriaces. »

Miche laissa échapper un petit rire. « Que tu crois. Demande à Umbo ce qu’il en pense. On a échappé de peu à quelques bonnes dérouillées.

— Uniquement en grosse infériorité numérique, précisa Umbo.

— Ce qui pourrait très bien nous arriver à peine le Mur franchi, avança Miche.

— Si cela doit arriver, eh bien soit, reprit Rigg. Tout ce que je sais, c’est que ma vie et celles de ma mère et de ma sœur vont vite devenir un enfer si nous n’allons pas là où personne ne pourra nous suivre.

— Ta mère… elle aussi a un… truc ? marmonna Umbo.

— Si c’est le cas, elle me l’a bien caché, répondit Rigg.

— Bon, et si on ne se plaît pas chez les voisins, on fait quoi, on rentre ? questionna Miche.

— Tu as stationné au Mur étant soldat, poursuivit Rigg. Tu as vu… quelqu’un, ou quelque chose, de l’autre côté ?

— Moi ? Non, l’informa Miche. Mais des histoires circulent…

— Des histoires effrayantes ? s’enquit Umbo.

— Des histoires, éluda Miche. De celles que les gens aiment entendre et raconter. Comme… “Mon ami a vu un homme derrière le Mur qui allumait un feu. Ensuite, il a versé de l’eau dessus, pour l’éteindre. Il a piétiné les cendres mouillées puis pointé mon ami du doigt, trois fois, en une sorte d’avertissement. Le lendemain, sa maison partait en fumée.”

— Ça arrive toujours à un “ami”, nota Rigg.

— Ou à un ami d’ami, renchérit Umbo.

— En même temps, quand on repense à ce qu’on a fait, ou plutôt à ce que tu as fait…

— Tu étais là, rappela Umbo.

— Tout semble possible.

— Tes histoires, reprit Umbo, elles ne mentionnent rien de bizarre ? Je ne sais pas… des gens qui mangent des bébés… ce genre de choses ?

— Non, dit Miche. Et pourquoi des cannibales seraient-ils venus au Mur ? Pour nous déballer leur pique-nique sous le nez ? Et à moins qu’ils soient immunisés contre ses effets, eux aussi ont intérêt à s’en tenir éloignés. Pas besoin de s’approcher bien près pour les ressentir. Le Mur te fait faire immédiatement demi-tour, tu ne peux pas lutter, même à deux kilomètres.

— Quand sais-tu que tu es à deux kilomètres ? demanda Rigg.

— L’air environnant, expliqua Miche, il se met à miroiter. Comme des vagues de chaleur, mais plus net, presque étincelant. Il faut bien se concentrer, rester immobile, mais on peut le voir.

— Bon… on est d’accord, on essaie ? trancha Rigg. J’ai besoin de vous tous.

— Déjà que j’en ai bavé pour vous projeter tous les deux, intervint Umbo. Alors avec ta mère et ta sœur…

— Sans oublier ton fidèle garde, ajouta Miche.

— Et une armée de fous furieux aux trousses, renchérit Rigg. Je sais, ça ne va pas être facile. Moi aussi j’en ai bavé – même si le plus gros du travail sera pour toi, Umbo. Je ne m’étais jamais senti si lourd, comme si je traînais un poids mort. J’ai failli perdre la trace plus d’une fois. Dire qu’il va falloir faire tout ça en courant…

— Ah oui, j’avais oublié ce détail, soupira Umbo.

— On peut encore s’entraîner, ajouta Rigg. Il nous reste un peu de temps avant l’évasion.

— Comment ? En… choisissant au hasard des inconnus à projeter dans le passé ?

— Pourquoi pas ? s’exclama Rigg. Ils n’y verront que du feu. Et s’ils racontent ce qu’ils ont vu, on les prendra pour des fous.

— C’est pas faux, approuva Umbo. Mais si je peux éviter de leur faire subir ça…

— Alors ne le fais pas, trancha Rigg.

— Ou alors seulement un petit saut de quelques jours ?

— Fini avec les nouilles ? » La serveuse, en bout de table, attendait une réponse. Umbo ne l’avait même pas vue arriver. À en juger par leur tête, Rigg et Miche non plus. Bravo pour la vigilance.

« Oui, répondit Miche.

— Alors merci de libérer la place. Vous n’êtes pas seuls », les pressa-t-elle en pointant l’entrée du menton.

Umbo tourna la tête. Des gens attendaient à la porte.

« Désolé, s’excusa Rigg. Nous n’avions pas vu.

— Vous aviez plutôt l’air en train de comploter contre le Conseil, leur dit la jeune femme avec un sourire.

— Non, pas du tout, les défendit Umbo.

— Elle rigolait, déclara Miche.

— Possible », murmura Rigg.

Ils s’éclipsèrent à la queue leu leu sous les regards assassins des clients.

« Je dois rentrer, annonça Rigg une fois dehors.

— Je n’ai toujours pas compris pourquoi on ne partait pas maintenant, déclara Miche. Rentre et ramène ta sœur et ta mère avant qu’il n’y ait une vraie urgence. On est à peu près tranquilles, profitons-en. »

Rigg sembla mal à l’aise. « Je ne peux pas.

— Pour quelle raison ? chercha à comprendre Miche.

— Parce qu’elles ne me suivront pas, expliqua Rigg. Pas tant qu’elles ne seront pas sous la menace d’un danger réel. Mes avertissements ne suffisent pas.

— Elles ne te font pas encore confiance, comprit Miche.

— Ce n’est pas ça, poursuivit Rigg. Elles ne me prennent pas pour un traître non plus. C’est juste que, pour elles, je manque encore de… stature.

— Oh, je vois, dit Miche. Elles te trouvent un peu tendre.

— Nous aussi on te trouve un peu tendre. Si on t’a suivi, c’est juste parce qu’on était à sec, renchérit Umbo.

— Ça fait plaisir, dit Rigg.

— Umbo soulève quand même un point important, nota Miche. On s’est habitués à faire comme si tu devais endosser toutes les responsabilités – c’était ton argent, la volonté de ton père, ça nous paraissait logique.

— En attendant, c’est moi qui dois m’échapper de cet entremur.

— C’est là que je veux en venir, continua Miche. Et si, Umbo et moi, on restait ici, de ce côté, pendant qu’il projette son pouvoir sur toi à distance, le temps que tu traverses ?

— Je ne sais pas… tu penses pouvoir faire ça ? demanda Rigg à Umbo.

— Franchement, aucune idée, déclara Umbo.

— Je ne m’estime ni responsable de vous, ni en droit de décider pour vous, continua Rigg. Vous êtes mes seuls amis, j’espérais que vous viendriez au nom de notre amitié. Et aussi, parce que j’ai peur de ce que je pourrais trouver derrière. Père Knosso n’y a pas survécu.

— Tu nous demandes de te suivre pour mourir avec toi ? Sympa.

— Non, pour augmenter nos chances de réussite. Si je vous laisse derrière, et qu’on a le Général C. ou qui que ce soit au train, vous pensez qu’ils vous donneront un blanc-seing pour avoir organisé la fuite de la famille royale ?

— Je réfléchissais à haute voix, poursuivit Miche. Tu peux compter sur nous. Mais que les choses soient bien claires : tu n’es pas notre chef, on n’est pas à tes ordres, alors n’attends rien de nous. Surtout pour prendre un tel risque.

— J’en suis conscient, le rassura Rigg. Même si moi, je le prendrais pour vous.

— Vraiment ? demanda Miche. Je demande à voir ! »

Rigg était-il en colère ou triste ? Umbo n’aurait su le dire ; son visage restait impassible. Il finit par briser le silence. « Le jour où l’occasion se présentera, si elle se présente, j’espère pouvoir vous prouver ma loyauté, comme vous m’avez prouvé la vôtre.

— J’espère aussi, souligna Miche. Mais je vais te dire une chose. J’en ai vu, des batailles : tant que les premiers ne sont pas tombés, impossible de savoir qui de tes compagnons fera front jusqu’au bout, et qui détalera comme un couard. On t’a suivi ici de notre plein gré. D’abord pour que tu récupères ton dû, ensuite pour t’aider à t’échapper et te sauver la vie si certains ont dans l’idée de te tuer.

— C’est bien leur intention.

— On est prêts à se jeter dans la gueule du loup pour toi. J’aimerais juste m’assurer que c’est réciproque. »

Umbo détestait cette conversation. « Bien sûr, enfin ! lança-t-il à Miche.

— Dans la panique, il n’y a plus de “bien sûr” qui tienne, rétorqua Miche. La vérité, elle est sur le terrain. Et le tien, de terrain, jusqu’à présent, c’était les salons feutrés de la haute société, et tu t’en es tiré avec les honneurs, voire plus. Mais quand tu auras une lame sous la gorge, et que la mort te regardera droit dans les yeux, qu’est-ce que tu feras ?

— Comment veux-tu que je sache ? éluda Rigg. Je sais ce qu’il faudrait faire. Mais comme tu dis, de là à le faire…

— Bien, déclara Miche. Si c’est clair pour toi, alors c’est bon pour moi.

— Et si j’avais juré de ne jamais te lâcher, quoi qu’il advienne, qu’aurais-tu dit ?

— Que tu pouvais compter sur moi. Mais j’aurais continué à douter. Maintenant, je me dis que ça vaut la peine d’essayer, parce que tu as compris au moins une chose. »

Ils approchaient des beaux quartiers. Les passants se faisaient plus rares mais étaient mieux habillés. On y croisait quelques chevaux, parfois un carrosse.

« On s’aventure rarement aussi loin, indiqua Umbo. Si on peut éviter les gardes…

— Je comprends, déclara Rigg.

— Tu n’as pas l’air inquiet… s’étonna Umbo. Tu as d’autres habits ?

— Ceux-ci feront l’affaire », assura Rigg.

Umbo jeta de nouveau un regard à sa tenue : elle était pourtant quelconque. Absolument pas tape-à-l’œil, et donc parfaite pour se fondre parmi les besogneux des quartiers pauvres, surtout avec un accent de queuneu. Comme Umbo, en quelque sorte.

Mais ici, dans ces quartiers fortunés, quelque chose en Rigg semblait avoir changé. Il paraissait plus grand. Toujours aussi détendu, mais plus sûr de son fait. Imbu d’autorité et de reconnaissance. Impavide. De ce monde. Et lorsqu’il se tenait ainsi, la nuque droite, les gestes calmes et retenus mais néanmoins déliés, ses habits, aussi, semblaient changés. Toujours aussi sobres et modestes, mais parfaits de leurs coutures à leur coupe : taillés à façon, ce qu’ils étaient certainement.

Umbo en vint à se demander lequel de ses deux dons lui était le plus utile : celui de pisteur ou sa capacité de mimétisme, qui lui permettait de transcender les différences sociales.

« Si je peux les convaincre de partir tôt, alors je vous rejoindrai, où que vous soyez, déclara Rigg. Mais si les choses tournent mal, qu’ils essaient de nous tuer ou quoi que ce soit, venez m’attendre ici. Là, dans ce petit parc, dans le renfoncement du mur.

— Le renfoncement ? demanda Umbo.

— Venez, je vous montre. »

Umbo et Miche traversèrent aux côtés de Rigg puis le suivirent à travers les arbres, les bosquets et les fleurs. Deux grands bâtiments bordaient le parc. À la jointure des deux se trouvait une niche, qui semblait toujours attendre la statue qui lui était destinée.

« Juste ici, ça vous va ? pointa Rigg du doigt avant de sauter dans la niche juste assez haute pour lui.

— Je ne vais jamais rentrer là-dedans, grogna Miche.

— Mais si, insista Rigg. C’est moins petit que ça en a l’air.

— Ta tête touche presque, fit observer Miche.

— C’est vrai, nota Rigg, mais j’ai grandi, tu sais. Je fais presque ta taille, maintenant ! »

Umbo le rejoignit d’un bond. Il manqua son coup mais Rigg le rattrapa par le col.

« Bon, même si je tiens, c’est tout seul, conclut Miche.

— Attends, on te fait de la place », répondit Rigg.

Et d’un coup de talon en arrière, il les fit disparaître.

Umbo se sentit partir sur la gauche ; la seconde suivante, il était dans le noir complet.

« Hé, qu’est-ce qui se passe ? cria-t-il.

— C’est l’arrivée d’un des passages secrets, expliqua Rigg. Un de ceux de la bibliothèque, pas de chez Flacommo. Mais depuis la bibliothèque, on peut rejoindre sa maison via un des regards dans la conduite d’évacuation.

— J’ai peur du noir. »

D’un autre coup de talon, Rigg les fit à nouveau pivoter, vers la lumière du jour. Visiblement, le tour de passe-passe n’avait pas plu à Miche. « C’est malin, leur lança-t-il du sol, énervé.

— Personne ne regardait, le rassura Rigg.

— Que tu crois, continua Miche.

— J’en suis sûr, Miche, insista Rigg. J’ai bien repéré les traces, on est tranquilles. Moi aussi j’ai travaillé, tu sais, pour mieux maîtriser ce que je fais. Ce passage n’a pas été utilisé depuis des années. En cas d’imprévu, c’est ici que je viendrai avec Mère et Param. On vous attendra dans l’obscurité. Quelques heures, pas plus. Je vous sentirai arriver. Si je ne sens rien, on se débrouillera pour sortir seuls de la ville.

— Donc, notre mission, comprit Miche, est de trouver un moyen de vous sortir d’ici et de la ville.

— Tout ce que je sais, continua Rigg, c’est qu’après ma petite excursion d’aujourd’hui, la prochaine fois que je quitterai la maison, ce sera pour de bon.

— Et si on se déguisait en filles ? » suggéra Umbo.

Miche et Rigg se tournèrent vers lui.

« Ils vont te rechercher, toi et Param. Un garçon et une fille. Donc s’ils croisent trois filles ? Toi et moi on n’a pas un poil au menton, c’est jouable.

— Non, intervint Miche. Tu n’as jamais vu une seule émeute. Même avec moi comme garde du corps, les filles ne sont pas en sécurité. Mais c’était une bonne idée. Ta sœur et ta mère devraient s’habiller en garçons de ton âge.

— Elles ne vont pas apprécier, pressentit Rigg.

— Elles n’ont pas à apprécier. C’est leur vie et la réussite de l’opération qui sont en jeu…

— Je vais essayer de les convaincre, déclara Rigg. Les obliger, par contre, il ne faut pas compter dessus.

— Et n’oublie pas de leur dire de s’habiller ample. Quelque chose qui ne laisse rien paraître de leur féminité. Compris ?

— Compris, indiqua Rigg. Je te l’ai dit, je vais essayer. Mais je ne promets rien… je ne contrôle pas tout non plus.

— Par simple curiosité, poursuivit Miche, tu contrôles quoi, au juste ?

— L’oreille droite de Silbom », lança Rigg.

Et d’un coup d’épaule, il envoya Umbo valser dans les bras de Miche. Le temps que celui-ci le pose au sol et regarde en l’air, Rigg avait disparu.

« Une journée fructueuse, y a pas à dire, marmonna Miche.

— Tout à fait, approuva Umbo.

— Traverser le Mur… L’idée la plus saugrenue que j’aie jamais entendue.

— Ça peut marcher, estima Umbo.

— Ça peut surtout nous rendre fous à lier – du moins jusqu’à ce qu’on se fasse tailler en rondelles par les bouchers à notre poursuite.

— J’aime autant être fou quand ça arrivera », conclut Umbo.

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