Chapitre 5 Un passé à déterrer

« Nous avons dix-neuf vaisseaux, dit Ram. Et un seul monde.

— Ça nous fait dix-neuf fois plus de chances de réussir, calcula le sacrifiable.

— Dix-neuf fois plus de chances de connaître un chaos sans nom avec dix-neuf fois les mêmes personnes, estima pour sa part Ram. Dix-neuf fois plus de chances de rivalités, d’adultères, de meurtres. On va passer notre temps à comparer les vies de personnes ayant les mêmes noms, les mêmes ADN, les mêmes empreintes digitales. Et au final, nos dix-neuf vaisseaux ne peupleront qu’un seul et même monde.

— On n’a pas d’autre monde à proposer, s’excusa le sacrifiable. Et on n’a qu’un capitaine.

— L’un des gros avantages qu’il y a à implanter la race humaine à deux endroits différents, c’est que si une catastrophe frappe l’un, sa survie est tout de même assurée.

— Sauf en cas d’explosion du noyau galactique, nuança le sacrifiable.

— Possible, en effet, mais contre ça, on ne peut rien.

— Pour l’instant, indiqua le sacrifiable.

— En attendant, dit Ram, je pense qu’on pourrait tirer avantage de la situation. Le but initial était de faire exister l’humanité sur deux planètes. Mais personne n’avait imaginé que notre colonie puisse être projetée en arrière à plus de onze mille années de son berceau d’origine. Les probabilités de croisement entre les Terriens et nous sont désormais nulles. Pourquoi ne pas profiter de cette chance unique pour voir où les mutations génétiques mèneront deux versions d’une même race humaine, isolées l’une de l’autre pendant plus de quatre cents générations ?

— Techniquement, seul ce monde verra passer quatre cent quarante-sept générations, à vingt-cinq années de moyenne, précisa le sacrifiable. Ce ne sera pas le cas pour la Terre.

— Donc la mutation génétique ne touchera que nous, conclut Ram. Nous seuls, nous évoluerons.

— Onze mille ans, c’est une bagatelle sur l’échelle de l’évolution, déclara le sacrifiable. Des populations humaines séparées pendant soixante-dix mille ans par la grande sécheresse africaine ont pu se reproduire.

— La séparation n’était peut-être pas totale, avança Ram. Si vous faites référence à l’éruption du mont Toba et au goulet d’étranglement génétique qui s’ensuivit, celui-ci ne dura que vingt mille ans. Et concernait des Africains du Sud considérés comme de grands marins, puisqu’ils ont colonisé les côtes de l’océan Indien, notamment l’Australie et la Nouvelle-Guinée.

— J’ai volontairement pris une fourchette large pour clarifier mon propos, ajouta le sacrifiable. Mais vos vingt mille ans sont déjà le double du temps que cette colonie vivra isolée.

— Oui, mais à la fin de ces vingt mille ans, les humains “évolués” étaient très différents. Jambes plus longues, plus légers, capables d’épuiser leurs proies à la course. Experts dans le maniement des lances et dans la coutellerie. Des conteurs aussi, dont les récits permettaient de dessiner des cartes utilisées par d’autres pour traverser d’étranges contrées jusqu’à un point d’eau. Des penseurs créatifs qui apprenaient des autres avant d’innover et d’adapter puis de diffuser leurs créations sur des centaines de kilomètres à la ronde en moins d’une génération.

— Vous avez bien étudié votre sujet, on dirait, nota le sacrifiable.

— Votre question sur l’espèce humaine m’y a un peu poussé, avoua Ram. Dix mille ans, c’est plus qu’il n’en faut pour la changer radicalement, surtout dans un isolement absolu.

— Vous aussi avez une question pour nous. À propos de dix-neuf vaisseaux et d’un monde, indiqua le sacrifiable.

— La voici : Et si nous parvenions à implanter dix-neuf colonies isolées les unes des autres ? Pas de croisement génétique. Pas de rivalités. Pas de quête de domination suprême. En comptant la Terre, ça nous ferait vingt échantillons humains. Vingt pistes d’évolution potentielles, génétique, culturelle, intellectuelle. L’histoire humaine telle que nous la connaissons, ses guerres et ses empires, ses technologies, ses langues, coutumes et religions, tout cela s’est construit en moins de temps que nous en avons devant nous. Nous disposons d’assez de surface pour créer dix-neuf enclaves plus étendues que l’Europe, que les terres d’Égypte à la Perse ou que les Amériques des territoires aztèques aux incas.

— De quoi recréer de belles civilisations dans chacune d’elles : l’Égypte, Athènes, Technotitlán…

— Non, pas Technotitlán, par pitié, le stoppa Ram. J’ose espérer que les sacrifices humains font partie de notre passé.

— Et les pyramides, vous prenez ?

— Oui, les monuments, là d’accord. Mais je préférerais qu’ils créent quelque chose de nouveau et, encore mieux, qu’ils deviennent quelque chose de nouveau. Une nouvelle espèce, mais toujours humaine. À condition qu’ils ne se massacrent pas entre eux.

— Optimisme teinté d’ambition, pas de doute, vous êtes bien humain. Car vous semblez ignorer que, selon toute vraisemblance, toutes ces enclaves finiront en vulgaires vallées montagneuses isolées, dont les habitants primitifs, autrefois capables de traverser les océans à bord de bateaux remplis de bétail et de bébés, en seront réduits à l’état de sauvages allant nus, habitant des huttes de boue séchée et s’adonnant au cannibalisme pour survivre. »

Ram haussa les épaules. « Je ne serai plus là pour le voir.

— Tel le saumon, vous frayez puis périssez, laissant vos alevins à eux-mêmes pour survivre – ou pas – au gré de la chance.

— La chance n’a rien à voir dans la survie – la force et la ruse, si. La vie est soumise à de nombreux aléas, c’est vrai. Mais la chance, l’espèce humaine sait aussi la provoquer.

— Nous restons ébahis devant la noblesse de votre vision, et prenons bonne note aussi du flou total qui entoure votre pensée “créative”, par opposition à la clarté limpide des pensées autistes ou animales. Mais admettez qu’il reste un problème que même votre esprit merveilleusement flou ne peut résoudre.

— Vous et les ordinateurs de ce vaisseau avez été conçus par des cerveaux humains créatifs et fous, lui rappela Ram, pour résoudre tous nos problèmes.

— Vous nous demandez de trouver un moyen de maintenir les colonies complètement isolées les unes des autres, au point d’ignorer jusqu’à leur existence.

— Gagné ! Et vous qui vous croyiez dénués de créativité…

— Gagné rien du tout. Simple déduction à partir de la montagne d’informations que vous nous avez livrée, sciemment ou non.

— Avouez que l’ironie de mon enthousiasme vous a échappé.

— Pas le moins du monde. Mais cette donnée était dénuée d’intérêt. »


* * *

Miche était un vieil homme fatigué. Certes, sa force impressionnait toujours et il restait vigoureux dans l’action, mais c’était justement ça le problème : l’action, toujours l’action. S’il fallait faire, il faisait. C’est qu’il n’était pas seul, il avait des responsabilités. Mais sans cela, une simple chaise à bascule aurait suffi à son bonheur. S’y asseoir, fermer les yeux et rêver… Pas de choses auxquelles on rêve endormi. Non, de rêves du passé.

Le souci, c’est que ses rêves s’accompagnaient pour moitié de regrets. Pas tant ses rêves de boucheries, bien que de ce côté, Miche ait eu son lot. Dans le feu de la bataille, découper, embrocher, hacher et pourfendre son prochain vous empêchait de vous relâcher et de finir découpé, embroché, haché ou pourfendu par le voisin. Non, ce qui l’embêtait, c’était ces mots méchants sortis dans un élan de colère, ou au contraire ces bons mots venus trop tard.

Les disputes évitables, aussi ; les bagarres qu’il n’avait su déclencher après une saillie bien sentie, de celles qui justifiaient à elles seules une main fracturée ou une lèvre fendue.

Il se pardonnait les occasions manquées et autres actes regrettables grâce à ses souvenirs – d’enfance, d’amis, d’ennemis, même – qu’il se rappelait maintenant avec bonheur. Les pires phobies de sa jeunesse, aujourd’hui disparues. Ses désirs de jeune homme aussi, assouvis ou non, dont il savait pouvoir encore brûler.

Il aimait sa vie aux côtés de Flaque et n’avait aucune raison de la quitter. Pourtant, s’il s’asseyait sur cette chaise et rêvait, c’est ce qui se passerait. Ils avaient une auberge à faire tourner et elle en valait la peine – les bateliers avaient beau être de sacrées crapules, ils n’en avaient pas moins besoin d’un havre à cet endroit sur la rivière, et la ville, elle aussi, avait besoin de quelqu’un pour que le feu de la vie continue à brûler et à crépiter dans cette bande de terre coincée entre rivière et forêt. Il ne perdait pas espoir qu’un autre décide un jour de secouer un peu le village mais, pour l’instant, Flaque et lui restaient seuls.

D’ailleurs, des deux, Flaque était celle qui avait vraiment la foi ; Miche faisait juste comme si. Il savait que ça la rendait heureuse de le voir prendre les choses à cœur autant qu’elle.

Somme toute, il ne se plaignait pas trop d’avoir accompagné les garçons dans leur périple, le temps de souffler un peu du quotidien de Halte-de-Flaque. Elle s’était débrouillée comme un chef pendant son absence, Miche le savait. Et il fallait voir les garçons ! Leur magie, leurs discussions, toujours à se bidonner… Eux étaient ambitieux, Rigg à tout le moins. Résolu à mener à bien la mission confiée par son défunt père. Le petit avait le feu sacré ! Miche le sentait. Pas comme certaines de ces lavettes qui l’avaient commandé à l’armée. Il poursuivait une noble cause : il voulait changer la face du monde et, comme c’était un bon gars, pour le meilleur.

Umbo ressemblait plus à Miche – content d’être là, à laisser Rigg fixer les objectifs pour tout le monde. Mais aussi capable de ronchonner de mécontentement quand le jeune prince en demandait trop – les meilleurs soldats étaient les plus ronchons mais n’en suivaient pas moins les plans de bataille à la lettre.

Le tavernier ne se rappelait pas avoir vécu plus belles journées qu’après l’arrestation de Rigg, quand lui et Umbo avaient fui par bateau. Bien sûr, il s’était senti mal pour Rigg, s’était inquiété de son sort. Mais que de jours bénis ! Vivre chacun comme le dernier avec Umbo, tels deux soldats avançant à marche forcée ; apprendre les bases à Umbo, le regarder s’entraîner dur pour parvenir à voyager dans le passé, jusqu’à épuisement. S’en sachant bien incapable, Miche s’était contenté d’observer, d’encourager, de protéger et, dans la mesure de ses capacités, de l’aimer à la manière d’un père.

De retour à Halte-de-Flaque, la routine du quotidien le rattrapa mais ne lui pesa pas trop : une fois Umbo prêt, ils repartiraient. Flaque l’avait d’ailleurs bien senti. « Tu es là sans l’être, fainéant », lui avait-elle reproché un jour. Elle était loin de se douter à quel point la chaise à bascule l’appelait, même dans les bons moments, et quel plaisir il aurait pris à rêver – de Flaque, même, s’il le fallait, si ses rêves pouvaient lui rendre un peu plus supportable cette femme qu’il aimait tant, mais qui le fatiguait tellement avec ses corvées.

C’est qu’elle lui en imposait, même quand il sentait le coup venir et anticipait. Il finissait toujours par s’exécuter mais uniquement pour elle, bien qu’il lui fit croire le contraire.

Magne-toi un peu, Umbo, ronchonnait-il en secret. Qu’on retourne sur la rivière, direction O puis Aressa Sessamo, et jusqu’aux confins de l’entremur s’il le faut. Je vous aiderai, toi et Rigg.

Puis un jour, en fin d’après-midi, il fut entendu. Umbo – ou plutôt son image – se matérialisa devant lui, alors qu’il coupait du bois derrière la taverne. « Prends ta hache, le pressa le jeune cordonnier, et rentre vite avant que les choses ne dégénèrent entre Flaque et un batelier aviné, elle va le tuer. Et si ça se passe comme je te le dis dans les cinq minutes, c’est que O nous attend. »

Miche jeta la hache sur son épaule et se précipita à l’intérieur de la taverne. Effectivement, un batelier déjà bien imbibé menaçait de cogner Flaque de son gourdin si elle ne lui servait pas « de la boisson de bonhomme, pas du pisse-mémé ». L’homme appuya son propos en écrasant son arme avec fracas sur le comptoir – et quand un batelier cognait, bâton en main, la terre tremblait.

Flaque s’apprêtait à se saisir de son couteau de lancer, celui qu’elle utilisait pour tenir les plus gros qu’elle à distance. Cet homme était à dix secondes de baigner dans son sang, le couteau entre les deux yeux. D’instinct, Miche abattit sa hache contre le comptoir, dosant au millimètre pour sectionner le gourdin sans érafler le chêne du comptoir.

Indigné par cet outrage fait à sa dignité de soiffard, sans parler du découpage de l’extension de son membre, l’enragé rugit et se mit en garde, prêt à faire tâter à Miche de son demi-gourdin. Le tavernier le balaya d’un coup de botte, prenant soin de lui bleuir la rotule sans l’exploser. Avec une telle blessure, l’homme se serait retrouvé à tendre la main dans les rues avant d’avoir pu remonter sur un bateau. Son plus grand tort était d’avoir le vin mauvais ; à jeun, ce devait être un bon bougre.

Le batelier gisait maintenant sur le sol, miaulant de douleur. Miche chercha ses compagnons de beuverie du regard ; ils accoururent pour sortir l’homme de la taverne. « T’avais pas besoin de frapper si fort, se plaignit l’un d’eux. Il a rien fait de mal.

— Je lui ai sauvé la vie, contra Miche. Et le genou n’est pas cassé.

— C’est tout comme, poursuivit l’homme.

— Empêchez-le de boire, si vous ne voulez pas qu’il lui arrive des bricoles ! L’alcool fort ne lui réussit pas, et vous le savez.

— Il ferait pas de mal à une mouche.

— Et comment ma femme pouvait savoir ? tempêta Miche. En admettant que ce soit vrai, et j’en doute. Je pense même que cet homme a déjà tué.

— Seulement par accident », marmonna l’autre.

Et sur ce, il agrippa son ami par un bras en se faisant aider d’un autre batelier pour le traîner dehors. Il s’apprêtait à franchir le pas de la porte quand quelque chose vint claquer contre le montant en vibrant, à moins de dix centimètres de ses oreilles – le couteau de lancer de Flaque. Il fit un bond de côté en lâchant tout. Les trois s’écroulèrent comme une brassée d’anguilles. Les clients de la taverne éclatèrent de rire comme s’ils n’avaient jamais rien vu de si drôle – à part un marin du dimanche en train de prendre le bouillon dans la rivière, peut-être.

Umbo lâcha sa vaisselle et accourut, intrigué par ce vacarme. « Tu aurais pu m’appeler ! reprocha-t-il à Flaque.

— Le jour où j’aurai besoin de lancer un truc aussi gros que toi, je le ferai, ne t’inquiète pas, blagua-t-elle. Tu n’aurais rien pu faire. »

À peine le soûlard et sa troupe remis de leurs émotions, Flaque s’élança et leur flanqua son pied au derrière, les envoyant se ramasser dans la boue dehors, sous les rires de Miche qui n’en pouvait plus de se gondoler.

Les portes refermées et le reste des clients retournés à leurs assiettes, Miche extirpa le couteau du montant et demanda à Flaque et Umbo de le suivre derrière le bar. « Si, il pouvait faire quelque chose, déclara-t-il. Et il l’a fait. Pourquoi crois-tu que je sois venu ? Il m’a prévenu que tu étais à deux doigts de tuer un client ivre mort, mon amour. C’est lui qui m’a dit de me dépêcher avec ma hache. »

Umbo sourit jusqu’aux oreilles. « C’est vrai… ? J’ai… ? Je vais… ?

— J’ignore de combien tu es remonté pour envoyer ton message, mon petit gars, mais tu m’as dit que si ça arrivait dans les cinq minutes, O nous attendait.

— Eh bien soit, attendons. Vous ne pouvez pas partir comme ça, de toute façon, il y a trop de travail à la taverne, prévint Flaque.

— On n’a pas besoin d’attendre, continua Miche. Il a déjà envoyé son message.

— Jamais rien entendu d’aussi débile. Il ne se rappelle pas l’avoir envoyé, tu es bouché ? C’est bien ça, mon garçon ? »

Umbo en gloussait de plaisir.

« Tu te moques de moi, là ? grinça Flaque.

— Il rigole parce que c’est une histoire de fous et qu’il vaut mieux en rigoler, intervint Miche. Tu as tué cet homme et t’es sentie si mal après – comme à chaque fois – qu’Umbo a préféré prendre les devants en m’avertissant. Résultat, tu ne l’as pas tué et nous, on n’a plus aucune raison d’attendre.

— Mais il ne t’a pas encore averti ! s’obstina Flaque.

— Il n’y a plus d’avertissement à donner, reprit Miche calmement. Tu n’as pas tué cet homme, je te dis.

— Mais si tu ne l’avertis pas… reprit Flaque.

— Mon avertissement a changé le cours des choses, expliqua Umbo. Je l’ai envoyé parce que tu avais tué cet homme. Miche a été averti, les choses ont changé, plus besoin d’avertissement.

— Mais tu ne l’as pas fait, enfin ! Pas encore !

— Si, appuya Miche. Il y a cinq minutes. »

Flaque était sur le point d’exploser.

« Fais comme moi, dis-toi juste que ça fonctionne comme ça, conseilla Miche. Il me prévient, les choses changent, plus besoin de me prévenir. C’est fait.

— Alors pourquoi retourner à O voler une pierre déjà volée ?

— Parce que je n’ai pas encore cette pierre, répondit Umbo comme si c’était l’évidence même. Pour l’avoir, encore faut-il la voler. »

Flaque baissa la tête et la secoua comme un chien trempé. « Je vous hais tous les deux, vous me rendez folle. » Elle retourna à ses fourneaux.

« Alors, on part quand ? s’enquit Umbo.

— Si on part tout de suite, calcula Miche, il nous faut à manger. Attendons que Flaque prépare un petit quelque chose, on n’a rien de frais.

— Il fait déjà nuit, de toute façon », ajouta Umbo.

Flaque s’immisça dans leur conversation depuis sa cuisine. « Tenez, un petit avertissement pour vous qui vient du futur : plus de pain frais, ni demain, ni un autre jour !

— On part ce soir », trancha Miche.

En cinq minutes, celui-ci leur avait trouvé une place à bord d’un radeau accompagnant un flottage de bois vers une scierie en aval de O. En cinq de plus, leur paquetage – un petit sac à dos chacun – était prêt. Ils préféraient voyager léger et, comme ça, ils paraîtraient suffisamment pauvres pour ne pas susciter la convoitise, et suffisamment riches pour ne pas se faire refouler à la porte des auberges.

Alors qu’ils s’éloignaient de la taverne, Flaque leur lança un cœur de laitue. « C’est sa manière à elle de nous dire qu’elle nous aime », traduisit Miche à Umbo.

La descente était payée d’avance. Pour qu’ils soient tranquilles, on les installa sur un radeau à plancher au milieu du train de flottage. Mais ils ne purent s’empêcher de donner un coup de main. Et chaque paire de bras supplémentaire était la bienvenue si elle pouvait éviter aux bûches de se mettre en travers de la rivière, alors pourquoi pas ? Miche avait la force et la masse pour lui, et Umbo le pied suffisamment sûr pour sautiller de tronc en tronc partout où on l’appelait. Sans compter que le petit commençait à grandir et devait s’épaissir en conséquence. Lutter perche en main contre quelques tonnes de bûches à la dérive lui ferait le plus grand bien.

Arrivés à la scierie, Miche et Umbo décidèrent de rallier O par la route, en couvrant à pied les quarante kilomètres restants. Ce qui voulait dire aussi payer pour une nuit à la ferme parmi les chèvres et se réveiller en sentant la bergerie. Mais le petit déjeuner serait bon et copieux. Et arriver à O par la route comme deux queuneux puant le bouc les ferait passer inaperçus.

Umbo était tout excité de retourner à O – cet endroit magique où tout avait commencé. Pour Miche, qui connaissait bien les lieux, ce n’était qu’une étape de plus avant destination. Arrivés en fin de matinée, ils traversèrent le centre d’une traite, ne s’arrêtant que dans une modeste pension à l’écart de la route principale, comme tout frugal voyageur aurait fait. La tenancière, une jeune veuve, sembla d’autant plus réjouie de les recevoir qu’un homme d’un certain âge voyageant avec son fils, présuma-t-elle, saurait se tenir.

Exténués, ils décidèrent de repousser au lendemain matin leur mission pierre précieuse. Après avoir demandé l’adresse de bains publics, ils se laissèrent convaincre par un bain chaud à la pension moyennant quelques pièces, dans une baignoire de bonne taille avec savon et serviettes étonnamment propres. Partager le lit ne les dérangea pas, il y avait de la place pour deux et, pour une fois, ils sentaient bon. Umbo dormit comme une souche et se réveilla d’attaque pour une bonne marche dans l’air frais du matin.

Leur déjeuner empaqueté, ils partirent pour la Tour d’O, la destination annoncée. À son pied s’étirait une interminable queue de touristes et de pèlerins ayant profité de la douceur printanière pour affluer vers le site. Dans ces conditions, quoi de plus normal pour ce père et son fils que de s’écarter un peu de la foule pour déjeuner tranquillement, dans les bois derrière les latrines, par exemple ? Après s’être posés à un endroit stratégique, le temps que l’endroit soit désert, Umbo se leva, fit semblant de s’étirer tout en se décalant de quelques mètres, puis s’agenouilla face à la cachette.

Il plongea ses deux mains dans le sol, creusa gaiement quelques secondes et en ressortit… rien du tout.

« Tu fais quoi, au juste ? le tança Miche. Tu sais bien qu’on les a déjà prises. Il n’y a que dans le passé qu’elles y sont.

— Simple vérification, souffla Umbo. En fait, je serais rassuré de les voir tout de suite.

— Bien sûr, pour que quelqu’un débarque à l’improviste, voie deux abrutis en train de déballer une fortune digne d’un empereur et se mette en tête de repartir avec, en laissant deux cadavres derrière lui.

— S’il te plaît.

— Tout ce que tu veux, mais pas les pierres.

— Je réfléchissais à quelque chose… hésita Umbo.

— Prends ton temps, ça peut être dangereux quand on n’a pas l’habitude.

— Que se passerait-il si je prenais deux pierres au lieu d’une ?

— J’en porterais seize, pas dix-sept.

— C’est pour ça que je veux les voir, ici et tout de suite. Si je prends deux pierres, l’une d’elles va-t-elle disparaître du sac ?

— Attention, c’est de la provocation, le prévint Miche.

— Ou finirons-nous juste avec deux pierres ? Et si je prends le paquet complet, les aura-t-on toutes en double, sauf la fameuse ?

— Ou finiras-tu par t’attirer la colère des dieux, à jouer avec le feu ?

— C’est peu probable.

— Rien de ce que tu fais n’est probable, mon garçon. Alors, maintenant, sois gentil et retourne dans le passé voler cette pierre que nous n’aurions pas à aller chercher si le diable en personne ne t’avait enfanté.

— Voilà une analogie à propos de mon père qui ne manque pas de pertinence, monsieur, s’amusa Umbo dans le langage châtié de Rigg. Quoique, si vous faites référence à ma mère, je devrais vous occire sur-le-champ pour le principe.

— La pierre », s’impatienta Miche. Il ferma les yeux.

« Tu ne regardes pas ? s’étonna Umbo.

— Pour te voir tendre le bras vers un trou invisible et en sortir une pierre précieuse, non merci.

— Moi je dis : regarde. Tu ne peux pas rater ça.

— Ne me dis pas ce que je dois faire », gronda Miche, qui sentait la moutarde lui monter au nez. Il détestait qu’on lui donne des ordres. Surtout un vulgaire gamin, même si celui-ci était bien plus intelligent que la plupart des clowns à qui il avait dû obéir à l’armée.

« Je me suis mal exprimé. Je ne veux pas que tu rates ça, parce qu’on va faire quelque chose d’inédit : je vais te prendre avec moi.

— Si je savais le faire, ça se saurait, déclara Miche. Fais-le et qu’on n’en parle plus.

— Prends ma main, insista Umbo. Et surtout, garde les yeux ouverts. »

Miche ferma les paupières.

Umbo lui saisit la main.

« Ouvre les yeux, répéta-t-il.

— Non », refusa Miche. Il voulait en profiter pour se perdre dans ses rêves.

« Allez, quoi, râla Umbo. Ne fais pas ta tête de mule. Fais-le pour moi. »

Miche soupira et s’exécuta.

Dans les feuillages, au-dessus d’eux, éclataient les teintes vives de l’automne. Une bruine commença à tomber. Miche la sentait maintenant contre son visage.

« Par l’oreille droite de Silbom ! s’étouffa-t-il.

— Je vais te lâcher la main maintenant, indiqua Umbo. Tout en essayant de te garder avec moi. »

Il lâcha.

« Toujours l’automne ? s’enquit-il.

— Oui, répliqua Miche. Mais tu n’es plus là ! »

Umbo ne se sentit pas rassuré. « Comment ça ?

— Je vois toujours tes habits, mais tu n’es plus dedans !

— Menteur, le démasqua Umbo. Tu serais autrement paniqué si j’avais disparu.

— Si ça te plaît de le croire, continua Miche. Maintenant, creuse et prends la pierre, petit voleur. »

Umbo creusa à mains nues. « Tu les as cachées profond, dis…

— Pas autant que ça.

— Mince… je me serais trompé ? J’ai visé trop loin ?

— Peut-être. Ou alors tu ne creuses pas au bon endroit, suggéra Miche.

— J’ai bien vu d’où tu les as sorties !

— Oui, mais de cet angle-là, et de loin aussi. Tu chauffes. Recule d’un pas. Mais avant, rebouche bien le premier trou.

— Pourquoi ? Il n’y a rien dedans.

— Inutile d’aller mettre le doute dans l’esprit de celui qui le verra, surtout aussi près de la vraie cache. Je te rappelle quand même qu’on laisse derrière nous dix-sept pierres précieuses et qu’on ne va pas venir les récupérer avant un bail.

— Et pourquoi tu ne le bouches pas toi-même ? râla Umbo. C’est toi le pro de la cachette. »

Miche reboucha le trou et le recouvrit de cailloux et de branchettes. Entre-temps, Umbo avait déterré la sacoche. Il l’avait posée au sol, ouverte. Dix-huit pierres étincelaient devant lui.

« Je ne sais plus laquelle j’ai prise, hésita-t-il.

— Ce n’est pas le moment, grogna Miche. Quelqu’un peut venir d’un instant à l’autre – dans notre temps ou dans l’autre.

— Je ne blague pas, poursuivit Umbo. Ouvre ta sacoche qu’on regarde celle qui manque.

— Tu me prends pour un bleu ? C’est pour faire ton expérience, renifla Miche.

— Qui perd du temps maintenant ? » le pressa Umbo.

Miche soupira, sortit la sacoche de sa jambe de pantalon et l’ouvrit. « Je ne sais pas laquelle c’est. Je peux juste te dire celles que j’ai.

— Pose-les à côté des autres, on verra bien.

— Non, refusa Miche.

— Alors compare par toi-même. »

Miche s’exécuta à contrecœur, son regard passant d’une sacoche à l’autre. Il enrageait de voir dédoublées comme ça ces gemmes absolument uniques. Il finit par identifier la manquante. Il la pointa du doigt. « Celle-ci.

— Ben prends-la », lâcha Umbo.

Miche ressentit une impression bizarre au moment où il sortit la pierre de la sacoche pour la déposer dans l’autre.

« Maintenant, une deuxième ! le testa Umbo. Allez quoi, comme ça on verra !

— Ça suffit, s’énerva Miche.

— Ça ne craint rien ! Soit la pierre disparaît du sac, soit pas.

— Écoute, Umbo, s’impatienta Miche. Je ne sais pas si ça craint ou non. Personne ne le sait. Ce n’est pas un jeu. Et Rigg nous attend à Aressa Sessamo, au cas où tu aurais oublié. »

Umbo respira un grand coup et referma la sacoche – depuis que Miche le connaissait, jamais il n’avait fait tant de caprices. « Rebouche le trou », commanda Miche en comptant les pierres enfin au complet. Il referma sa propre sacoche et la glissa dans son pantalon.

Il fit disparaître la cachette sous quelques feuilles et une poignée de terre sèche, comme la première.

« Ça fera l’affaire, jugea-t-il. Maintenant, ramène-nous au présent.

— On ne l’a jamais quitté, indiqua Umbo. On s’est dédoublés dans les deux temps.

— Fais-nous disparaître du passé, alors. »

Comme par magie, l’automne et ses feuilles rougeoyantes laissèrent place aux verts bourgeons du printemps.

« Parfait, dit Umbo. Mission accomplie. Maintenant, en route pour Aressa Sessamo.

— Pas si vite, le stoppa Miche. Et tes deux messages ? Tu ne les as pas encore envoyés.

— Bien sûr que non, lui confirma Umbo. Je n’ai pas à les envoyer, pas plus qu’à toi pour te prévenir d’aller aider Flaque. »

Miche se laissa tomber sur une pierre basse, la tête dans les mains. « Au risque de paraître aussi borné que Flaque, Umbo, on doit le faire.

— Et qu’est-ce que je vais me dire ? Je ne m’en souviens même plus, déclara Umbo. Idem pour le message que j’ai laissé à Rigg.

— Improvise, tu ne peux pas te tromper.

— Si, rétorqua Umbo. Parce que si je le dis maintenant, ce ne sera pas avec le même sentiment d’urgence. Ce sera différent. Écoute, j’ai déjà envoyé ces messages. La preuve, c’est que la sacoche était cachée, comme j’avais demandé à Rigg de le faire. Et on a la dague, ce qui prouve bien que moi aussi, j’ai reçu mon message. Nous vivons dans le monde que mes messages ont créé !

— Alors pourquoi être retournés à Halte-de-Flaque le temps que tu apprennes à voyager dans le passé ?

— Parce qu’il fallait bien récupérer cette pierre ! Et parce que ça me sert de savoir le faire. Me contenter de savoir que je sais le faire, sans chercher à comprendre comment, ça n’a aucun sens ! »

Miche secoua la tête. « Je sais, j’étais de ton côté quand on en a discuté avec Flaque, acquiesça-t-il. Mais là… il y a trop d’enjeux.

— Tu as raison, approuva Umbo. Il y a trop d’enjeux pour qu’on prenne le risque de repartir dans cette chambre à l’auberge, juste pour que je puisse délivrer un message à mon double endormi, debout au chevet de mon lit. Trop d’enjeux pour aller se planter là où Rigg a payé ce cocher, juste pour lui transmettre un message qu’il a déjà reçu. C’est trop risqué. On nous reconnaîtrait. C’est un coup à se faire embarquer par la garde et après, adieu Aressa Sessamo et Rigg !

— Sauf qu’on sait qu’on n’a pas été arrêtés parce que… parce qu’on ne l’a pas été, c’est tout !

— On ne sait rien là-dessus, riposta Umbo. Et rappelle-toi : cette fois, si on se fait prendre, on a les pierres. »

Il n’eut pas le temps d’ajouter « précieuses », alerté par un signe de Miche. Quelqu’un venait de déboucher à l’angle des latrines.

Des soldats. Deux. En balade, et l’air pas pressés. Mais pourquoi ici ? Quelqu’un les avait-il vus creuser alors qu’ils avaient délaissé le présent pour se concentrer sur le passé ? Umbo n’avait pas été très inspiré d’emmener Miche ; dans le présent, il aurait pu guetter.

« Partons d’ici, lança Miche.

— Pour aller où ? l’interrogea Umbo.

— À la pension.

— Hein ? Mais pourquoi ?

— Pour se changer, l’informa Miche. Et pour demander à la veuve de nous faire le plein de vivres.

— Mais si ces soldats sont après nous…

— Alors on n’aura aucun mal à les semer dans la foule. Si on se met à courir dans les bois, on signe notre arrêt de mort. » Umbo sembla peu convaincu, jusqu’à ce que Miche l’attrape sans ménagement par la main, comme un père à bout ; il figea ses traits en un masque de colère si criant de vérité qu’Umbo en trembla malgré lui.

« Fais ce que je te dis, et quand je te le dis. Tu m’entends ? » hurla-t-il sur le ton de la colère la plus noire. Umbo n’en menait plus très large.

« Voilà, c’est ça, lança l’un des soldats. Et hésitez pas à cogner, aussi.

— Il faut leur enfoncer les choses dans le crâne tant qu’ils sont jeunes, renchérit le second avant d’éclater de rire.

— Vraiment ? les interpella Miche avec une pointe de sarcasme. C’est ce qu’ont fait vos pères avec vous ?

— Chaque maudit jour, acquiesça l’un, approuvé par le second.

— Alors vous êtes la preuve vivante que ça ne marche pas, assena Miche. Et mon fils est mon problème, pas le vôtre. »

Les soldats prirent la mouche, et auraient pu ne pas en rester là – après tout, Miche piétinait leur autorité – si le tavernier n’avait rapidement poussé Umbo devant lui en faisant mine d’être sur le départ. « J’ai fait trois guerres sur trois frontières différentes, petits rigolos de gardes municipaux. Tout ce que vous avez combattu, ce sont des ivrognes et des lavettes. J’en ai embroché à la douzaine au corps à corps, et des plus gros que vous. Je pourrais vous enfoncer le crâne si fort l’un contre l’autre que vous verriez à travers les yeux de votre copain pendant une semaine. Allez, viens par ici, toi. »

L’un des deux était mûr pour en découdre. Le second, moins sanguin, le retint. « Ils ne font rien de mal, le calma-t-il. Et on a autre chose à faire que de l’emmener en cellule et rédiger un rapport.

— S’il est mort, pas de rapport, s’entêta le plus idiot.

— Si on tue tous ceux qui nous traitent d’imbéciles, continua le plus sage, on leur donne raison. »

Les deux soldats firent place à Miche et Umbo. Miche lança un signe de tête respectueux au plus raisonné. « Un bon soldat sait reconnaître les combats inutiles », ajouta-t-il.

Le garde hocha la tête, tandis que l’autre les fixait de son regard de bovin.

De retour dans la foule, Umbo grogna entre ses dents : « C’est la dernière fois que tu me broies la main comme ça.

— C’était le seul moyen d’être crédible. On n’avait plus rien à faire là, l’heure du repas était passée depuis longtemps.

— J’ai quitté mon père pour moins que ça.

— Je ne te retiens pas, répliqua Miche.

— Tu l’auras cherché. La prochaine fois, je disparais.

— Et si je te dis que tu as gagné, pour les messages, tu me pardonnes ?

— Non, je ne te pardonnerai jamais, continua à bougonner Umbo.

— Je rêve, il boude. Exactement comme cet idiot qui était prêt à mourir pour l’honneur.

— Mais je ne suis qu’un enfant ! cria Umbo. J’ai encore le droit de me comporter en enfant si j’en ai envie !

— Oui, petit gars, mais comme tu m’as habitué à des réactions d’homme, excuse-moi si je m’attends à des réactions d’homme !

— Si seulement Flaque avait pu t’assommer avec ce chou », marmonna Umbo. À son ton blagueur, et malgré la rancœur, sa colère retombait.

« C’était une laitue, quenouille, rétorqua Miche. Et si elle avait visé la tête, elle m’aurait pas loupé, crois-moi. »

Ils partirent se régaler d’une bonne assiette de riz et d’œufs à leur échoppe favorite, sans crainte d’être reconnus ; à leur dernière visite, ils étaient habillés comme des rois. Ils se remirent en route en fin de matinée.

Alors qu’ils remontaient la route principale, parlant de tout et de rien, Miche interrompit leur conversation : « Regarde ces deux-là, pointa-t-il du menton. Ils prennent à droite, exactement comme nous. »

Un homme et un garçon les devançaient, cassés par la route et noirs de crasse. « J’espère qu’ils ont de quoi se payer un bon bain.

— Umbo, réfléchis un peu. Ils vont prendre le même bain que nous. »

Umbo comprit alors que cet homme et ce garçon, c’étaient eux.

Impossible ! Umbo était remonté des mois en arrière pour aller chercher la pierre, et eux étaient là, à un jour à peine.

« Tu peux me dire à quoi tu joues, là ? le tança Miche.

— À rien ! se défendit Umbo. Je ne comprends pas. On aurait dû revenir au même endroit… Quand on part dans le passé, on ne quitte pas le présent.

— Tu as l’air bien sûr de toi, douta Miche.

— Quand on l’a fait avec Rigg…

— Tu es resté assis à regarder.

— C’est vrai, approuva Umbo.

— Et qui était assis pour nous voir revenir avec la pierre ce matin ?

— Personne… On s’en est même assuré, répliqua Umbo.

— On est partis ensemble, on a fouillé le sol et on en a sorti quelque chose. On n’a pas fait que parler. On a pris quelque chose de concret qu’on a rapporté.

— Je sais bien, poursuivit Umbo. Mais c’était pareil quand Rigg a rapporté le couteau.

— Non, parce que tu n’étais pas avec lui. Tu es resté dans le présent et tu l’as envoyé dans le passé. Il est revenu vers toi.

— Alors, vers qui je reviens, moi, quand je pars me parler ?

— Quand tu remontes le temps pour parler à quelqu’un, ton image voyage mais ton corps reste, supposa Miche. Mais quand tu pars faire quelque chose, tout ton être traverse le temps. Il faut ensuite revenir… Pensant que ça fonctionnait tout seul, tu n’as pas fait attention et tu as manqué de précision. Peut-être t’est-il même impossible de te projeter vers un futur qui n’existe pas encore. En visant notre point de départ, en fait, tu nous as ramenés au point le plus proche déjà vécu.

— Ce truc me donne une migraine chaque fois qu’on en parle.

— Dis plutôt que ton cerveau est trop fainéant pour réfléchir, le piqua Miche.

— Mais je n’ai rien visé du tout, j’ai laissé faire, c’est tout, comme d’habitude.

— Eh bien, tu sauras dorénavant que “laisser faire”, ça nous ramène à un jour près.

— Partir, revenir… on “part” dans le passé avant de “revenir” à un endroit du “futur” qu’on a quitté dans le “passé”. Il nous faut des mots plus clairs.

— Il nous faut surtout un endroit où dormir, constata Miche.

— Et pourquoi pas continuer, moi je suis prêt – il faut retrouver Rigg, maintenant qu’on a ce qu’on était venus chercher. Ou alors, on part reprendre la pierre qu’il a vendue à Tonnelier.

— Reprendre ? tenta de comprendre Miche. Tu veux dire voler ?

— Il nous a bien volé notre argent.

— Une partie seulement – que crois-tu qu’on ait dépensé ?

— Qui l’a achetée, cette pierre, de toute façon ? Personne, si tu veux mon avis. Le Conseil révolutionnaire a prétendu l’acheter avant de récupérer l’argent.

— Donc tu vas aller la réclamer ?

— Non, réfuta Umbo. Je vais retrouver où elle est, y aller, remonter au jour de son dépôt et la piquer. Ensuite, je disparais.

— Tu disparais ? Tu sais faire ça, toi, maintenant ?

— Non, mais c’est ce qu’ils croiront !

— Si on te voit, on se souviendra de toi et on t’arrêtera.

— Personne ne s’en souviendra. On ira avant que je ne sois retourné dans le passé pour la voler. »

Miche se tapa le front. « Tu ne maîtrises pas ce truc. Si c’était le cas, tu ne nous aurais pas ramenés la veille de notre arrivée.

— Qu’est-ce qui nous oblige à passer la nuit ici ? l’interrogea Umbo.

— Trois fois rien, répondit Miche. On peut tout laisser, nos vivres, nos vêtements de rechange et même mon rasoir. Tu n’en auras pas besoin de toute façon, à part pour te trancher la gorge dans le futur avant de revenir te prévenir de ne pas le faire.

— Et nos couvertures, ajouta Umbo. C’est peut-être mieux de rester, finalement. À moins que… et si on les chipait pendant leur bain ?

— En espérant qu’ils ne remarquent rien ? C’est ça, ton plan ? Parce que si quelqu’un nous a volé quelque chose à nous hier soir, on s’en est rendu compte.

— Sauf qu’on ne s’est rendu compte de rien !

— Mais parce qu’on ne s’est rien fait voler ! Umbo ! Réfléchis, bon sang ! »

Umbo avait beau réfléchir, rien n’y faisait – il parvenait toujours à une conclusion ou à son contraire. Les règles de ce voyage temporel étaient un vrai casse-tête.

Ils finirent par payer le double de la veille pour un lit étriqué infesté de puces et un mauvais repas. Le lendemain matin, ils frappaient à la porte de la pension, une heure à peine après le départ de leurs doubles. La tenancière leur ouvrit, toute surprise.

« Il y avait trop d’attente, expliqua Miche.

— Tout ce chemin pour rien ! Et votre déjeuner ?

— Mangé, sourit Umbo.

— Mais vous venez déjà d’avaler un énorme petit déjeuner. Énorme ! »

Le petit déjeuner avait été énorme. Et délicieux.

« On doit continuer vers Aressa Sessamo, déclara Miche. Sans perdre une minute, surtout pour visiter l’intérieur d’une tour. »

Umbo lui adressa son plus beau sourire. « Vous nous prépareriez un autre petit repas ? Pour la route.

— À peine partis, vous l’aurez déjà boulotté, grogna-t-elle.

— Possible, dit Miche. Mais on l’aura aussi acheté. »

La veuve céda mais pesta tout le temps de sa préparation, puis encore à leur départ – « … bande de gloutons qui se goinfrent sans penser une seconde au futur ».

Ne nous parlez pas de futur, m’dame, songea Umbo. Dans le futur, si on a besoin de quelque chose, on viendra le chercher dans le passé. Le seul problème, c’est qu’après, comme on ne retrouvera pas le chemin du présent, il faudra tout reprendre à zéro.

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