Chapitre 3 Angle mort

Ram regardait flotter devant lui l’hologramme géant du nouveau monde.

« Comment allez-vous l’appeler ? demanda le sacrifiable.

— Quelle importance ? répondit Ram. Son nom signifiera “ce monde qui est le nôtre”, quel qu’il soit. Comme “Terre”.

— Vous pensez que les colons oublieront d’où ils viennent ?

— Non, affirma Ram. Mais leurs enfants entendront parler de la Terre comme d’une planète lointaine. Et dans trois générations s’éteindra le dernier à l’avoir vue de ses propres yeux.

— Nous autres sacrifiables sommes également curieux de savoir comment vous comptez expliquer au reste des colons le saut en arrière de 11 191 années.

— Pourquoi leur en parler ? s’étonna Ram.

— Certains pourraient s’attendre à voir arriver des vaisseaux de réapprovisionnement.

— Ce ne sera pas le cas ?

— Qui les enverra ? Pour la Terre, nous n’avons effectué aucun saut. Nous avons juste disparu.

— Vous voyez les choses à l’envers. Pour la Terre, nous avons disparu, donc nous avons effectué le saut, rectifia Ram. Nous n’aurions pas effectué le saut si nous avions poursuivi notre route ou explosé. Sans débris ni autre signe de notre présence, ils ne peuvent conclure qu’à sa réussite. Ce qui veut dire qu’ils enverront des vaisseaux à notre suite, qui traverseront la contraction à leur tour pour en ressortir 11 191 ans en arrière, en dix-neuf copies chacun. On va même manquer de place pour accueillir tout le monde.

— Nous avons réfléchi à tout cela, indiqua le sacrifiable. Le renvoi dans le passé et les réplications ne répondent à aucune logique. Pour les ordinateurs, s’il y a un nouveau monde, c’est que le saut a réussi, un point c’est tout. Vous ne l’avez toujours pas baptisé, d’ailleurs.

— Merci du rappel, s’agaça Ram. Ça ne peut pas attendre ?

— Disons qu’un nom simplifierait les choses, débita le sacrifiable. Nous, les sacrifiables, et les ordinateurs de ce vaisseau échangeons dix mille messages à la seconde.

— Revenons à nos moutons, esquiva Ram. Si tous les champs générés nous ont fait réaliser le saut parfait, pourquoi nous retrouvons-nous à dix-neuf vaisseaux 11191 ans dans le passé ?

— À cause de vous », assena le sacrifiable.


* * *

Alors que le petit déjeuner se terminait, Rigg prit conscience que les choses sérieuses allaient commencer vraiment. Il devait gagner la confiance de Mère – en se rachetant de l’avoir poussée à faire étalage de son affection en public. Ensuite viendrait celle de Param. Comme elle restait invisible à longueur de journée, Mère lui transmettrait ses messages. Il gagnerait donc sa confiance par procuration.

Il se leva. « Mère, votre fils se pose une question à propos de son père. Permettez-vous que l’on se retire dans votre chambre ? Vous m’y parlerez de lui, de l’héritage qu’il m’a laissé. S’il vous plaît de le faire, bien entendu. » Se tournant vers les convives, il précisa : « Je ne parle pas d’héritage matériel autre que ce corps qu’il m’a légué.

— Que pourrait vouloir une mère plus ardemment qu’un peu d’intimité avec son fils lors de leurs retrouvailles ? lança Mère en se levant de table. J’ose espérer qu’on ne nous en tiendra pas rigueur. »

Flacommo se mit debout à son tour. « La loi vous interdit d’être seuls mais que tous ceux qui m’entendent se le tiennent pour dit : le premier qui interrompra ces retrouvailles chéries entre une mère et son fils perdra, et mon amitié, et celle de ma maison. »

Tu parles, pensa Rigg. Entre ces murs, l’intimité n’existait pas.

Alors que Rigg et sa mère prenaient congé de leurs invités, tous deux côte à côte – ou tous trois plutôt, Param le long du mur –, Rigg se pencha et glissa à l’oreille de Mère : « Je ne vous apprends rien en vous disant que votre chambre est sous haute surveillance. »

Elle se raidit sans marquer le pas pour autant. « J’en doute fort », contesta-t-elle. Ils traversaient maintenant une galerie aux murs couverts d’immenses toiles représentant des scènes totalement étrangères à Rigg.

« Des passages secrets dans les murs, poursuivit Rigg. Un espion s’y cache pour observer vos faits et gestes. »

Mère jeta un œil à droite, un à gauche, puis s’arrêta. « À moins d’être l’un des leurs, comment le saurais-tu ?

— D’autres que Param ont un don, chuchota Rigg. Lorsque nous serons dans votre chambre, je lui masquerai la vue en me postant devant son trou d’observation. Ça le forcera à bouger. Je recommencerai autant de fois qu’il le faudra.

— Tu n’as jamais mis les pieds ici, même enfant ! » chuchota Mère. Elle se bornait à se demander d’où il tenait ses informations au lieu de simplement accepter le fait qu’il puisse avoir un don lui aussi.

Rigg s’approcha joue contre joue de sa mère en une tendre embrassade. « Chaque être humain laisse une trace où qu’il passe. Je vois ces traces. Toutes, même celles vieilles de dix mille ans. Je vois Param. Chaque fois que vous pensiez être seules, quelqu’un vous observait. »

Elle pâlit. Cette révélation sembla la dévaster – mais que croyait-elle, que le Conseil révolutionnaire la laisserait sans surveillance ? Qu’il accepterait ses explications sur la disparition de sa fille sans chercher à savoir ni où, ni quand, ni comment ?

Suis-je meilleur à ce jeu qu’elle, malgré sa vie passée en prison ?

Non, pas meilleur. Je possède un don, elle un autre : la sagesse. Mais il ne lui fera jamais percevoir l’imperceptible.

Plus ils approchaient de la chambre, plus se multipliaient les traces d’allées et venues de Mère le long du corridor. Il y en avait des milliers. Toujours surveillée, toujours soupçonnée, haïe par beaucoup, méprisée par d’autres. Comment avait-elle tenu toutes ces années ?

Ces foules animées par une même haine du Conseil et par une même volonté de voir un jour la monarchie restaurée avaient dû insuffler en elle leur énergie, leurs rêves, leurs espoirs. Peut-être au fond d’elle-même se sentait-elle reine malgré tout, et prête à endurer le pire pour ne pas les décevoir ?

Peut-être au fond d’elle-même, la main sur la poignée de cette chambre qu’elle avait crue son sanctuaire jusqu’à ce que Rigg lui apprenne le contraire, planifiait-elle la mort de son fils.

Non, se refusa-t-il d’imaginer. Tu t’es engagé à la croire, honore cet engagement et reçois sa confiance en retour. Ne laisse aucune place au doute, aie foi en tes convictions. Aime-la ou déteste-la, mais choisis ton camp.

Il entendait la voix de son père : « Les enfants prennent l’amour pour un sentiment d’adultes, pour une décision délibérée. Ils ne déclarent leur amour authentique que s’il résiste à l’épreuve du temps ; les adultes le rendent authentique en ne déviant jamais de leur engagement. »

Oui, enfin, Rigg en savait désormais suffisamment sur ce monde pour comprendre que, par définition, les adultes étaient rares et les enfants présents à tout âge. Et puis, il ne pouvait s’empêcher de se juger à l’aune de ses propres standards. J’aimerai cette femme aussi longtemps qu’elle m’y autorisera.

Mère poussa la porte – qui restait ouverte par semi-respect des lois révolutionnaires. Pour les suivre à la lettre, il aurait fallu carrément l’enlever. Le Conseil révolutionnaire devait juger plus utile de faire croire à un minimum d’intimité.

Rigg entra et referma derrière lui. Il prétendit inspecter les murs mais avait déjà repéré l’espion, accroupi, l’œil collé au judas. « Les pires artistes de l’entremur sont exposés ici, on dirait.

— Combien de temps a duré ta richesse, trois semaines ?

— Je m’y suis vite habitué.

— Le temps de devenir expert en toiles de maîtres, à ce que je vois. » Le ton de Mère était un tantinet sarcastique.

« Je suis expert en ce qui me plaît, repartit Rigg. Aucun peintre ne sait rendre la réalité avec exactitude. L’épaisseur de l’air est toujours ratée, par exemple. J’ai donc appris, en qualité de jeune homme provisoirement riche, que les peintures qui me plaisaient le plus étaient celles qui ne prétendaient pas décrire la réalité. Avec une préférence pour les vieux maîtres, à cette époque où O régnait sur son petit empire, qui n’avait d’ailleurs rien de comparable au… aux terres actuellement sous la coupe du Conseil révolutionnaire. » Il avait failli parler du « Royaume de Stashi », mais les Sessamoto avaient rayé ce nom des cartes lors de leur prise de pouvoir. Mère n’aurait peut-être pas apprécié.

« Les peintures de l’âge d’or d’O ont toutes disparu, commenta Mère. Tu me parles de copies.

— De copies de copies de copies, débita Rigg. Chacune plus fidèle à l’original que la précédente.

— Une toile qui arrive au copiste est en général déjà bien abîmée. Ce que tu sembles ignorer, c’est que les originaux sont en tout point aussi pseudo-réalistes que ceux que tu estimes “ratés”, sans savoir que c’est justement le processus de reproduction, génération après génération, qui confère aux copies ce manque de réalisme qui te plaît tant.

— Qu’il soit accidentel n’y change rien », balaya Rigg. Il se tenait désormais dos à l’épieur, lui-même courbé en deux pour mieux observer. « La vue n’a jamais été aussi bonne, continua-t-il, que maintenant. »

Mère hocha la tête, l’air pensif. Elle se rappelait sans doute les moments passés ici, au vu et au su de cet inconnu dans les murs.

L’espion se déplaça. Rigg vit sa trace éclatante de fraîcheur grimper d’un coup puis s’arrêter. Il avait dû monter sur une grosse caisse ou un tabouret. Rigg ne pouvait rien faire pour lui boucher la vue cette fois ; il était trop haut. Il s’appuya contre le mur, à l’aplomb du trou. « Vous ne verrez jamais les choses de mon point de vue. Certaines personnes, pour y voir plus clair, préfèrent prendre de la hauteur », poursuivit-il d’une voix claire tout en pointant le doigt vers le haut.

Mère déchiffra instantanément le message – « vous ne verrez jamais » – tout en résistant à l’envie de chercher le second judas du regard. Rigg se tenait dans les angles morts ; ici, elle savait déjà qu’elle serait tranquille à l’avenir.

À en juger par ses traces, Param, elle, les avait toujours évités sans le vouloir. Les espions n’avaient donc rien dû rater de ses réapparitions dans le monde réel pour manger, dormir, se laver, se changer. Question intimité, c’était loupé. Et question secret, celui de son invisibilité n’en était plus un pour personne.

Rigg savoura l’impassibilité de Mère, exception faite de ses faux élans d’émotion, pour les besoins de la conversation. Inutile de lui rappeler combien il était important de laisser les espions croire qu’elle ignorait tout de leur présence. Cela dit, déplacer le lieu de la tinette ne ferait peut-être pas de mal.

« Je ne sais pas encore si je t’aime ou non, reprit Mère. Tu sembles incroyablement imbu de ta personne. C’est à notre humilité que nous devons d’être encore en vie. Jamais nous n’avons donné au Conseil la moindre raison de nous considérer comme une menace pour la République – ce que nous ne sommes pas, d’ailleurs. Nous ne faisons rien d’anormal, les gens savent à peine que nous existons. Et cela nous va très bien. Mais ton comportement nous met tous en danger. On ne doit parler que de toi à cette heure. Je fais confiance aux domestiques pour se répandre à ton sujet.

— Oui, je m’en rends compte maintenant, s’excusa Rigg. Pardonnez mon égoïsme. Désormais, je serai aussi humble, inoffensif et ennuyeux que possible. » Autrement dit : Maintenant que tout le monde me sait vivant et dans cette maison avec vous, je peux me permettre un peu plus de circonspection. Mère avait compris où il voulait en venir, inutile de lui faire un dessin.

« Que comptes-tu faire, à présent ?

— Je suis à Aressa Sessamo, répondit Rigg, comme si cette réponse suffisait.

— Si on veut… tempéra Mère. Tu es surtout dans cette maison. Pour ce que tu vas voir d’Aressa Sessamo…

— Vous vous méprenez, chère mère. Je n’ai aucune intention de me mêler à la foule. Nous avions un rêve, avec Père : venir étudier ici, à la bibliothèque.

— Il y en a des centaines à Aressa Sessamo, l’arrêta Mère, et aucune ne t’ouvrira ses portes.

— J’en suis parfaitement conscient, approuva Rigg. Mais celles qui forment la Grande Bibliothèque d’Aressa… ne sont-elles pas publiques ? Je pensais les chercheurs autorisés à retirer des ouvrages pour leurs travaux.

— Tu es l’un d’eux, sans doute ? demanda Mère, amusée.

— Peut-être, si mon unique professeur, Père, a bien fait son travail, suggéra Rigg. Il m’a transmis son amour du savoir avant de partir. Tout le savoir de notre entremur est concentré dans cette bibliothèque. Certaines de mes questions sont restées en suspens, j’y trouverai peut-être une réponse.

— Quelles questions en particulier ?

— Pourquoi la Tour d’O a-t-elle été construite ? commença Rigg, avec dans la voix le feu d’une passion non feinte. Que sait-on des terres qui bordent notre entremur ? Par qui sont-elles habitées, si elles le sont ? Pourquoi un Mur a-t-il été dressé entre nous ? Que faut-il savoir à son sujet ? L’homme l’a construit, c’est évident, ça ne peut être une barrière naturelle. Voilà, ce genre de choses.

— Et quand tu auras tes réponses, qu’en feras-tu ?

— Je les aurai, ce sera déjà bien ! s’exclama Rigg. Et si le Conseil estime mes trouvailles utiles à d’autres, je les publierai. Ne comprenez-vous pas ? Ne comprennent-ils pas ? Aussi longtemps qu’ils nous maintiendront dans l’inactivité, nous resterons sclérosés dans notre rôle d’ancienne famille royale. Mais si je peux devenir un chercheur crédible, auteur de publications reconnues, alors le regard des autres changera !

— Tu n’en seras pas moins un chercheur royal.

— Bien entendu. Mais au fil des années, mes publications prendront le pas sur ma parenté. Plus personne ne me craindra ou ne mettra ses imbéciles espoirs révolutionnaires en moi ou en nous, car nous serons devenus autre chose.

— Ne rêve pas trop. Pour toi, les portes des bibliothèques resteront closes.

— Peut-être Flacommo acceptera-t-il de porter mes lettres aux bibliothécaires et d’en revenir avec les ouvrages qu’il me faut ?

— Tu n’es pas plus chercheur que moi, voilà ce que te répondra Flacommo.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas en faire venir de vrais ici ? Ils jugeront par eux-mêmes. Inutile de les obliger à un tête-à-tête, surtout s’ils sont allergiques à la politique. Faisons-les asseoir dans une pièce. Ils m’enverront leurs questions par écrit et j’y répondrai à voix haute, qu’ils entendent ma voix et sachent que c’est bien moi. Je m’en remettrai entièrement à leur jugement.

— Ça me paraît compliqué, et je vois mal ce qu’ils auraient à y gagner.

— Rien. Mais ils n’ont rien à perdre non plus. Essayons.

— J’en parlerai à Flacommo.

— N’oubliez pas de lui dire que mon père était un homme d’exception. Un professeur comme seules les meilleures institutions de l’entremur savent en produire.

— De la République, plutôt, corrigea Mère.

— Les frontières sont les mêmes.

— Oui, mais on croirait que tu dis “entremur” pour éviter de dire “République”. »

Rigg s’assombrit. « Oh, je n’ai jamais voulu… d’accord, à partir de maintenant ce sera “République”. Évitons aux gens de penser que j’ignore ou méprise le Conseil révolutionnaire. Pour moi, le Conseil et le Mur sont tout aussi immuables.

— Une chose m’inquiète, continua Mère. Ton père – le vrai, mon mari, mon bien-aimé Knosso Sissamik – était obsédé par le Mur, par tout ce qui avait été écrit à son sujet. Il a passé sa vie à chercher un moyen théorique de le traverser. Il en est mort.

— Je ne savais pas que le Mur pouvait tuer, dit Rigg.

— Son idée était de le traverser en bateau, poursuivit Mère.

— D’autres y sont arrivés avant lui, au moins par accident. On parle de pêcheurs emportés de l’autre côté par la tempête.

— Mais on ne dit pas dans quel état mental ils sont arrivés et on ne les a jamais revus. Le Mur rend fous ceux qui essaient de le franchir. Plus ils s’en approchent, plus la démence les gagne, jusqu’à ce qu’ils finissent par le fuir en hurlant. Les moins chanceux basculent définitivement dans la folie. Ceux-là errent sans fin, le regard vide à jamais.

— Vous semblez partager l’intérêt de mon père pour le Mur.

— Pas le moins du monde, se défendit Mère. J’écoutais ses théories avec l’oreille d’une femme aimante, et j’y contribuais, comme aujourd’hui aux tiennes, en soulevant des objections.

— Comment Père Knosso comptait-il s’y prendre ?

— En traversant le Mur en état d’inconscience, déclara Mère. Grâce à des herbes bien connues des chirurgiens. Ils en font des décoctions à forte dose, qu’ils injectent à leurs patients avant de les opérer. La narcose est profonde. Quand les patients reprennent conscience, après quelques heures, ils ont tout oublié de l’opération.

— Cette histoire me rappelle vaguement quelque chose, hésita Rigg. Je pensais les secrets de ces herbes disparus.

— Ils ont été retrouvés, sourit Mère.

— Dans la Grande Bibliothèque ? l’interrogea Rigg.

— Par Knosso ton père, poursuivit-elle. Tu vois, d’autres avant toi ont nourri l’ambition de devenir de grands savants dans la famille.

— J’en étais sûr ! clama Rigg. L’a-t-on autorisé à se rendre à la bibliothèque ?

— En effet, confirma Mère. Sans escorte, et à pied – ce n’est pas très loin.

— Et tout le monde a fini par en profiter, les chirurgiens d’Aressa Sessamo, l’entremur aussi… enfin, la République !

— Ton père fut couché dans une embarcation mise à l’eau dans un courant rapide, qui l’a emporté vers le Mur, au nord, loin de la côte occidentale. Il s’était injecté lui-même la dose préconisée par les chirurgiens pour plonger les patients de son poids dans un sommeil profond de trois heures environ. Son embarcation était équipée de flotteurs de chaque côté, pour l’empêcher de chavirer, même en cas de grosse collision contre des récifs côtiers. Il avait emporté des doses supplémentaires pour faire le retour par des courants contraires, toujours inconscient.

— A-t-il réussi ? s’enquit Rigg, piaffant d’impatience.

— Oui. Mais nous ne saurons jamais si cette traversée eut raison ou non de sa lucidité. Il est mort avant son réveil.

— Comment le savez-vous ?

— À peine était-il arrivé de l’autre côté que son embarcation a sombré.

— Sombré ?

— Des scientifiques le suivaient à la longue-vue, à quatre kilomètres de là. Les flotteurs se sont détachés l’un après l’autre ; le bateau a coulé à pic. Knosso est réapparu à la surface quelques secondes avant de disparaître à son tour.

— Un bateau ne coule pas comme ça ! s’emporta Rigg.

— Certains ont parlé de sabotage. D’amarres de flotteurs cisaillées. D’un trou percé dans la coque puis obstrué d’un simple bouchon soluble dans l’eau de mer.

— Dans ce cas, c’est un meurtre, dit Rigg.

— Beaucoup le pensent, confirma Mère. L’un des observateurs, Tokwire l’astronome, a proposé une autre version des faits, mais personne ne l’a cru, car il utilisait une jumelle de sa fabrication, remplie de miroirs bizarroïdes. Il jure pourtant avoir pu observer la scène bien mieux que quiconque. Selon lui, des mains seraient sorties de l’eau, d’abord pour défaire les flotteurs, ensuite pour saborder le bateau.

— Des mains ? Des mains humaines ?

— On ne saura jamais. Il s’est rétracté de peur de saborder lui-même sa réputation parmi la communauté scientifique.

— Mais vous, vous le croyez.

— Je crois que personne ne peut dire ce que nous cache l’autre côté du Mur, éluda Mère.

— Vous pensez qu’il existe des gens qui vivent sous l’eau là-bas ? Qui peuvent respirer sous l’eau ? insista Rigg.

— Je ne pense rien. “Possible” et “impossible” ne font pas partie de mon vocabulaire, continua Mère.

— Mais il a franchi le Mur.

— Et ne s’est jamais réveillé.

— Pourquoi la République garde-t-elle cette histoire sous silence ?

— Pour ne pas voir des milliers d’idiots rappliquer pour l’imiter et courir au suicide, répondit Mère.

— Mais s’il existait vraiment un peuple de l’eau dans cet entremur ? suggéra Rigg. Eux non plus n’ont jamais traversé le Mur ! Comprendraient-ils seulement ce que sont nos bateaux ? Ce que représente une créature étrangère comme Père Knosso ? Ils pourraient très bien s’imaginer que, comme il leur ressemble, lui aussi peut respirer sous l’eau.

— On ne sait rien de leur morphologie, indiqua Mère.

— On sait déjà qu’ils ont des mains.

— On sait que ce que Tokwire a vu, il l’a appelé mains.

— Mère, la tentative de Père ne doit pas être répétée, je l’entends bien, déclara Rigg. J’aimerais néanmoins beaucoup lire ses écrits, ou à défaut ce qu’il avait lui-même lu à la bibliothèque. Pour savoir ce qu’il savait, ou pressentir ce qu’il avait commencé à pressentir. Mais je vous jure solennellement de ne jamais commettre l’idiotie de tenter la traversée moi-même, ni inconscient ni en bateau. Si je suis trop stupide pour apprendre des échecs des autres, alors il n’y a rien d’érudit en moi.

— Tu m’en vois soulagée. Mais autant te dire que de t’entendre parler un jour seulement après ton arrivée de répéter l’expérience fatale de ton père ne me rassure guère.

— Je n’ai pas attendu votre récit sur Père Knosso pour m’intéresser au Mur, Mère. Partir de ses conclusions accélérerait mon travail, mais j’ai d’autres pistes.

— Je vais voir avec Flacommo ce que l’on peut faire pour la bibliothèque. Mais promets-moi de me laisser t’assister comme ton père avant toi. Tout ce que tu découvriras, tout ce qui te posera problème ou te mettra sur la voie, j’aimerais que tu viennes m’en parler.

— Ici ? demanda Rigg. C’est votre sphère d’intimité, Mère. Je ne m’y sens pas à ma place.

— Je ne suis pas certaine que les invités de Flacommo apprécient. Nous allons les assommer avec nos discussions.

— Et pourquoi pas dans le jardin ? proposa Rigg. En flânant parmi les arbres, les bosquets et les massifs fleuris. Ou sur les bancs. Quoi de plus inspirant que la compagnie des plantes ?

— Tu sembles oublier celle des éléments. L’hiver est déjà là.

— J’ai passé plus d’un hiver dans les hautes montagnes du Surplomb, à dormir dehors nuit après nuit.

— Est-ce censé m’aider à avoir chaud dans un jardin en plein hiver ? sourit Mère.

— Nous limiterons nos entrevues aux jours de grand soleil. Ma sœur pourrait se joindre à nous. Nous partagerons un banc à trois, vous entre nous. Nous vous tiendrons chaud !

— Si ta sœur consent à sortir de sa retraite.

— Une retraite qui exclut son seul frère, à peine revenu après tant d’années d’absence, est à mon avis plus qu’une retraite.

— Seul son avis importe, assena Mère.

— Et vos conseils, ne les écoute-t-elle pas ? poursuivit Rigg.

— Écouter et obéir sont deux choses différentes.

— Et si vous me montriez la maison ? lança Rigg de but en blanc. Cet endroit semble empreint d’histoire, il doit regorger de vieilles techniques de construction.

— Allons bon, tu t’intéresses à l’architecture, maintenant ? le taquina Mère.

— Les vieilles choses me fascinent. Surtout les vieilles bâtisses. Vous n’imaginez pas dans quel état m’a mis la Tour d’O !

— J’aurais du mal, rétorqua Mère. Je n’y ai jamais mis les pieds.

— Je vous ferai quelques croquis.

— J’en ai déjà vu, merci, s’agaça Mère.

— Oui mais pas les miens ! fanfaronna Rigg. Venez, suivez-moi, allons visiter cette maison. »

Mère se laissa entraîner et, ensemble, ils commencèrent à arpenter les couloirs, main dans la main. Rigg savait qu’ils laissaient Param derrière eux, invisible, mais ils n’avaient pas le choix.

Lorsque Rigg sentait une trace proche, suffisamment du moins pour surprendre leur conversation, il tenait Mère à distance. Une fois les curieux hors de portée d’oreille, il se collait à elle, sa main dans les siennes.

C’est ainsi qu’il lui parla de Miche et d’Umbo, des sauts dans le passé, des pierres précieuses – enfin, d’une, la fameuse, pour commencer –, de son périple en bateau avec Général Citoyen, de la tentative d’assassinat d’Aboyeur, de son incapacité à remonter le temps sans l’aide d’Umbo. Elle resta tout ouïe, ne l’interrompant pas une seconde.

De son côté, elle se confia peu, s’excusant de n’avoir guère plus à lui apprendre qu’il ne sache déjà. Le don de Param restait un mystère – elle disparaissait simplement de temps à autre, toute petite déjà, avant de réapparaître au milieu de nulle part, affamée et transie. Plus d’une gouvernante avait payé de son poste d’avoir égaré la petite. On avait fini par déménager tout ce monde-là dans la maison de Flacommo, où, avec son labyrinthe de murs, elle ne risquait pas de s’enfuir.

« C’était plutôt à cause des passages secrets, soupçonna Rigg. Pour la garder à l’œil.

— Ils en savent donc autant que moi. Petite, son invisibilité se déclenchait avec la peur. Elle se retournait pour s’enfuir, sa silhouette s’estompait et, avant qu’elle ait fait trois pas, on ne la voyait plus.

— Et aujourd’hui ? s’enquit Rigg.

— Aujourd’hui, c’est le dégoût qui la fait disparaître. Le dégoût des autres. Elle ne supporte que moi.

— Ça n’a pas toujours été le cas.

— Non, elle était autrefois très entourée. Courtisans, savants, commerçants, amis, tous se retrouvaient chez Flacommo. Elle était devenue très proche de certains. Un des savants l’a aidée, par le plus grand des hasards, à comprendre son invisibilité. Suffisamment pour disparaître à la commande, et aussi longtemps que voulu.

— Un homme de grande sagesse, assurément.

— Et très chanceux, ajouta Mère. Dans son immense sagesse, jamais il n’aurait pu imaginer que ses mots aideraient tant ma fille, car il ignorait tout de son invisibilité. Cette histoire est restée secrète. Pour les domestiques et les courtisans, Param est juste une fille maladivement timide qui préfère se murer dans sa solitude. Ils ont interdiction de partir à sa recherche. Ils pourraient chercher longtemps, de toute façon.

— Suppliez-la pour moi de se joindre à notre prochaine balade en plein air, voulez-vous ?

— Peine perdue, dit Mère. Elle n’en fait qu’à sa tête.

— Alors dites-lui au moins que je m’excuse de l’avoir traversée dans le jardin.

— De l’avoir quoi ?

— De l’avoir traversée. Je savais où elle se tenait, je suis passé à travers elle.

— J’ignorais une telle chose possible.

— Ça doit lui arriver souvent, pourtant. Lorsqu’elle est invisible, elle n’est pas assez rapide pour s’écarter. Elle a beau raser les murs, elle a dû se faire traverser une flopée de fois.

— Elle ne m’en a jamais parlé.

— Pour ne pas vous inquiéter. Et pour que vous n’ayez pas à vous demander où elle est ni comment l’éviter, supposa Rigg.

— Tu ne l’as jamais rencontrée. Ne me fais pas croire que tu sais ce qu’elle pense être bien pour moi, par pitié.

— Simple déduction, expliqua Rigg. Comment expliquer sinon tous les crochets et détours que font ses traces, et pourquoi elle se colle aux murs ? »

Cette fois, ils avaient passé en revue toute la maison, chaque étage, chaque pièce, chaque recoin, chaque terrasse – tout sauf les appartements privés de Flacommo, quelques salles verrouillées et les passages secrets, bien sûr. Ils se permirent tout de même de jeter un œil aux entrées secrètes. Rigg y reviendrait plus tard. S’il devait se faire surprendre à proximité, autant que ce soit seul.

Mère se retira dans sa chambre et Rigg repartit vers la cuisine, où levaient déjà les pâtes pour les tartes du soir. Le fonctionnement à deux temps des boulangères en chef – l’une à la préparation de ce que l’autre cuisinerait le lendemain – n’était pas pour lui déplaire. Une saine compétition régnait entre Lolonga et Elella, à celle qui sortirait les meilleurs pains pour Rigg. Peut-être mourrait-il ici… mais pas de faim !

Les jours suivants, Rigg entra dans la peau des arpètes sans toutefois chercher à les imiter. Il se contentait de prêter main-forte aux cuistots, courait chercher les ustensiles, fonçait dans le jardin cueillir quelques herbes qu’il apprit à reconnaître par leur nom, leur odeur, leur forme – et recevait régulièrement son avoine comme les autres. Il ne lui fallut pas longtemps pour se faire accepter et traiter d’égal à égal par les garçons de l’alcôve. Son accent de queuneu de Gué-de-la-Chute ressortait naturellement avec eux, ce qui les faisait bien rire.

« Mais c’est qui, le vrai Rigg ? lui lança Long un jour, au cours d’une discussion.

— Ben moi, celui qui te parle, répondit Rigg.

— Ah bon, le petit bouseux qui sort des blagues salaces et fait marrer tout le monde avec ses histoires de vache bourrée, c’est le même que celui qui pique les courtisans d’un trait d’esprit dans un langage châtié ?

— Je fais ça, moi ? sourit Rigg. Me rappelle pas avoir piqué qui que ce soit.

— Quand tu es la risée de tout le monde ici, tu es détruit. Certains ne sont pas près de revenir, crois-moi.

— Et ils vont manquer à quelqu’un ? »

Long rigola.

« Un chasseur qui n’a qu’une arme sait par avance que les animaux hors de sa portée sont en sécurité.

— Toi, tu as celles des deux camps, l’esprit bouseux et l’esprit péteux, si je comprends bien ? devina Long.

— Disons… une moitié de chacun.

— Une moitié de deux, un donc, le taquina Long.

— Alors en garde ! » hurla Rigg avant que les deux ne s’empoignent dans le potager, pris de fous rires, avant qu’un cri tonitruant sorti de la cuisine ne les fasse rentrer illico.

La réponse tomba une semaine plus tard. Flacommo l’annonça au cours du dîner.

« Jeune Rigg, démarra l’hôte, j’ai plaidé votre cause auprès du Conseil révolutionnaire, qui a jugé par trop contraignant pour les bibliothécaires d’avoir à répondre à vos infinies requêtes, sans compter le temps passé à sortir et rentrer tous les ouvrages demandés. »

Rigg ne s’alarma pas. Vu le soin mis par Flacommo pour tourner autour du pot et son air faussement attristé, les nouvelles étaient bonnes.

« En contrepartie, si un panel d’érudits vous déclare apte à vous compter parmi les leurs, vous serez autorisé à vous déplacer, sous bonne escorte, à la bibliothèque, une fois par jour et pour la durée de votre choix – à condition d’être rentré pour le souper. » Rigg bondit de sa chaise et poussa le cri de joie le plus tonitruant, gamin, queuneu et peu princier que possible. Toute la tablée éclata de rire, même Mère.

Загрузка...