Ram fut réveillé par les rayons du soleil.
Il ne se sentait pas sonné ; il avait toujours les idées claires au réveil. Quand il était réveillé, il était réveillé.
Certains détails le troublèrent immédiatement, à commencer par la lumière. À bord du vaisseau, il n’y en avait pas. Il n’était donc pas à bord. De deux choses l’une : soit ils s’étaient échoués par suite d’une quelconque avarie, soit ils étaient arrivés à destination.
« Bienvenue sur le Jardin, le salua un sacrifiable.
— Le Nouveau Monde est déjà baptisé, à ce que je vois, observa Ram.
— Un nom sans doute plus optimiste que pertinent, Ram. L’atmosphère porte encore les stigmates d’un impact cosmique, il y a deux cents ans de cela, avec un certain nombre d’objets extraplanétaires. Un épisode d’une rare violence. Toute vie a été rasée, et nous avons dû réimplanter à la surface la faune et la flore terrestres que nous avions embarquées à bord. Mais, comme vous pouvez vous en rendre compte par vous-même, le soleil brille haut dans le ciel, désormais. La photosynthèse est bonne et la végétation aujourd’hui luxuriante. La colonisation peut commencer. »
Ram se leva de sa couche spartiate. « Je suis le premier que vous réveillez ?
— Comme prévu.
— Comme prévu ? s’exclama Ram. Ce qui était prévu, c’est que vous me réveilliez dès notre sortie d’orbite, et que je reste conscient pendant le saut. J’étais censé prendre quelques décisions, il me semble.
— En cas de nécessité absolue uniquement. Tout était sous contrôle, nous n’avons pas eu besoin de vous réveiller.
— On aurait laissé cette décision à votre seule discrétion ? J’en doute fort.
— Si vous croyez à un possible problème d’exécution de nos programmes, n’ayez crainte, nous mènerons notre enquête.
— Vous mènerez ? Parce que vous êtes programmés pour conclure vous-mêmes à votre propre dysfonctionnement ?
— Si faute il y a eu, alors nous la signalerons en toute transparence. Nous ne possédons aucune fonctionnalité de protection de notre ego susceptible de vous mentir, et encore moins de nous mentir. Chose que vous êtes en train de faire, soit dit en passant. Vous vous pensiez indispensable et découvrez que vous ne l’êtes pas. Vous êtes déçu, cela me paraît normal.
— Inquiet, surtout. À votre propos. Nous sommes censés dépendre de vous pendant les premières années de colonisation, jusqu’à l’arrivée éventuelle de ravitaillements et de nouveaux colons.
— Ce que vous nommez “inquiétude” n’est autre qu’un banal réflexe reptilien. Vous venez de découvrir que vous n’êtes plus le mâle dominant. Une telle anxiété conduit parfois à des élans de jalousie maladive. Mais rassurez-vous. Premièrement, nos bases de données n’indiquent aucun cas de mort directe par épuisement de l’ego, même si les tentatives de l’homme pour le regonfler peuvent induire des comportements à risque. Deuxièmement, maintenant que vous êtes réveillé, vous voilà à nouveau le mâle dominant. Nous attendons vos instructions – dans la limite de nos capacités programmatiques d’exécution.
— Dans la limite de vos capacités programmatiques d’exécution.
— C’est ce que je viens de dire.
— Et quelles sont ces limites ?
— Il n’est pas dans mes capacités programmatiques d’exécution de vous informer de mes capacités.
— Donc je suis un mâle dominant soumis à votre bonne volonté.
— Vous semblez éprouver des difficultés à surmonter votre problème d’ego. »
Que se passerait-il si les sacrifiables jugeaient son estime de lui-même tellement faible qu’ils en viennent à craindre une attitude suicidaire de sa part ?
« Vous n’y êtes pas, rectifia-t-il. J’essayais juste de faire le point sur la situation. Alors, ce saut ? Aucun incident à déplorer ?
— Le saut lui-même peut être considéré comme un incident. Mais un incident maîtrisé, et conforme aux lois fondamentales de la physique. En fait, ce sont surtout les données collectées pendant le saut qui nous ont renseignés à son sujet.
— Bon, l’essentiel, c’est qu’on soit sains et saufs. » Ram jeta un coup d’œil circulaire. « Je veux bien sortir de ce module portatif, mais je ne vois ni combinaison ni respirateur.
— Inutile, l’atmosphère est respirable.
— Et les autres colons ?
— À la surface du Jardin, prêts à être réveillés. Nous n’attendons plus que votre ordre.
— Quelle… obéissance !
— Votre ton ironique nous incite à nous interroger sur la signification profonde de votre propos.
— Ne cherchez pas, ce n’est pas dans vos capacités programmatiques d’exécution, le nargua Ram.
— C’est plus que de l’ironie, estima le sacrifiable. Je le sais, car toutes vos insinuations et toutes vos intentions sont, par définition, dans nos capacités programmatiques d’exécution.
— Allons faire un tour dehors, que je voie si ça vaut la peine de réveiller les autres. »
Ram suivit le sacrifiable dans la lumière éclatante du jour. Une dizaine de bâtiments de plastique étincelaient au soleil, resplendissants sans être éblouissants. Autour d’eux s’étendaient à perte de vue des champs bientôt mûrs pour la récolte.
« Beau travail, le félicita Ram.
— Nous n’avons fait que suivre les consignes : nous assurer de la viabilité du sol et du climat et surveiller la croissance des plants. Aux colons de jouer, maintenant. Nous allons leur apprendre à récolter, à conserver leurs vivres sans chambres froides et à les transformer, pour en consommer une partie tout de suite.
— Pourquoi ne pas continuer vous-mêmes ? Vous étiez bien lancés.
— Ce n’est pas une colonie de sacrifiables. L’idée, s’il est besoin de vous le rappeler, est d’implanter sur le Jardin une race humaine capable de survivre avec une technologie minimale.
— Vous êtes bien capables de remplacer vos pièces défectueuses et celles des autres machines, non ?
— Nous sommes programmés pour implanter sur le Jardin une race humaine capable de survivre avec une technologie minimale. »
Ram n’en apprendrait pas plus. Il n’avait plus qu’à espérer que, passé un certain stade, les sacrifiables se retireraient de la vie des colons. Mais ça, seul l’avenir le lui dirait. À partir de ce jour, les sacrifiables lâcheraient leurs informations au compte-gouttes. Sans doute avaient-ils déjà commencé à lui mentir. Ram n’avait plus le contrôle.
En conclusion, la vie ici ressemblerait dans les grandes lignes à une vie terrestre, avec des sacrifiables aux manettes. Tant qu’ils dépendraient de ces machines pour leur pain quotidien, Ram ne serait qu’un vulgaire prête-nom.
Si les sacrifiables étaient programmés pour se rendre eux-mêmes obsolètes en formant les humains à l’autosuffisance, le plus tôt serait le mieux, songea Ram.
« Venez, mon ami, lança-t-il au sacrifiable. Allons réveiller ces gens. »
L’homme qui ressemblait à Père était assis en tailleur à même le sol, face à Rigg et Umbo. Param avait pris place à côté de ce dernier. De l’autre côté se tenaient Miche et Olivenko. Comme une classe en plein air sur les pelouses de Gué-de-la-Chute.
« Je ne comprends rien à ce qu’il baragouine, murmura Umbo.
— Je n’ai jamais entendu cette langue non plus, admit Rigg.
— Ce n’est pas ton père, si ? l’interrogea Umbo.
— Si c’est lui, il est amnésique, répondit Rigg. Ou il fait comme s’il ne nous reconnaissait pas. »
L’homme qui ressemblait à Père leva la main pour qu’ils se taisent. Il pointa le Mur du doigt et dit quelque chose comme : « Ochto-zheck gho-boishta-jong-nk. »
Au haussement de sourcils perplexe qui accompagna ses mots, Rigg traduisit par : Êtes-vous arrivés par le Mur ? Il se pointa le torse, puis désigna un à un ses compagnons avant de tracer dans l’air un cercle qui les englobait tous, puis fit mine de déposer ce cercle de l’autre côté du Mur. Ensuite, il mima à l’aide de son index et de son majeur une marche : la traversée à pied du Mur. Enfin, il ajouta à voix haute : « Nous étions de l’autre côté du Mur et l’avons traversé. »
L’homme qui ressemblait à Père fit un signe de tête puis ferma les paupières.
Il les rouvrit trois secondes plus tard. « Est-ce votre langue ? demanda-t-il.
— Oui », déclara Rigg. Les autres poussèrent un soupir de soulagement. Ils allaient pouvoir discuter.
« Ainsi donc, vous avez traversé le Mur, reprit l’homme qui ressemblait à Père.
— Toi aussi, poursuivit Rigg.
— Non, pas moi », le contredit l’homme.
Montrant Param et Umbo, Rigg ajouta : « Nous t’avons connu. Nous aurais-tu oubliés ? »
Le sosie de Père secoua la tête d’un air de négation. « Ce Mur a été dressé il y a onze mille ans, et je ne l’ai jamais traversé. Vous me confondez sans doute avec l’un de vos sacrifiables. »
Rigg échangea avec les autres un regard surpris. « Sacrifiables ?
— Vos sacrifiables auraient-ils gardé secrète leur véritable nature ?
— On dirait, commenta Rigg.
— Vous avez franchi le Mur sans aucune aide extérieure ? s’étonna le sacrifiable.
— Oui, lâcha laconiquement Rigg pour éviter d’interminables explications.
— Aucune machine, nota le sacrifiable. Et je vois que le Mur est toujours actif. »
Nouvel échange de regards perplexes. « Actif ? s’exclama Umbo.
— Vous êtes passés à travers sans le désactiver, poursuivit le sacrifiable, et sans machines. Et sans rien y comprendre non plus, apparemment.
— Qu’entendez-vous par “nos sacrifiables” qui ne nous auraient pas révélé leur “vraie nature” ? grogna Miche.
— Avant, j’aimerais comprendre comment vous avez traversé le Mur, poursuivit le sacrifiable.
— Et moi, j’aimerais une réponse, insista Miche.
— Je répondrai au premier humain à avoir maîtrisé et traversé le Mur.
— Nous l’avons traversé ensemble, intervint Rigg. Umbo et moi avons combiné nos pouvoirs pour nous projeter, ces deux hommes et moi, dans le temps, avant que le Mur n’existe. On s’est tous aidés les uns les autres à traverser.
— Et eux deux ? questionna le sacrifiable en désignant Param et Umbo.
— Je ne sais pas trop, hésita Rigg. Je pensais qu’il leur faudrait des jours, voire des semaines pour arriver, et j’ai l’impression qu’ils étaient là avant nous, alors qu’ils sont partis après.
— Juste après que Param nous a rendus invisibles, expliqua Umbo, je nous ai envoyés quelques semaines en arrière. Après, on a traversé à notre rythme.
— Mais comment ? » interrogea le sacrifiable.
Umbo jeta un regard désespéré à Param, qui se tourna, tout aussi désespérée, vers Rigg.
« Elle peut devenir invisible, expliqua ce dernier. Elle limite sa présence dans le réel à d’infimes fractions de seconde, entrecoupées de vides. D’où un déplacement “au ralenti”. Elle progresse par minuscules bonds dans le temps. »
Le sacrifiable resta silencieux.
« Le fait de n’exister que par intermittence annule les effets du Mur. C’est comme ça qu’ils ont pu passer, même s’il leur a fallu plusieurs semaines… hé, mais vous êtes là depuis quand ?
— Quelques jours, indiqua Umbo.
— Explication irrecevable, déclara le sacrifiable. On m’a envoyé ici à la suite d’une alerte indiquant que le Mur avait été pénétré, il y a quelques jours justement. Il n’y avait personne à ce moment-là.
— Si, nous étions là, le contredit Umbo.
— Nous, on vous a vu en tout cas, confirma Param.
— Elle peut devenir invisible, on vous dit, insista Rigg. Elle ne capte pas assez de lumière pendant ses fractions de seconde d’existence pour qu’on puisse la voir.
— Nous n’avions ni nourriture ni eau, poursuivit Umbo. On a laissé les journées défiler en attendant que vous apportiez les provisions. On n’a pas attendu plus de quinze minutes, à la louche. »
Rigg porta son regard de l’autre côté du Mur. À deux kilomètres de là, les barres des soldats du Général Citoyen tournoyaient toujours. « Ils peuvent chercher longtemps, observa-t-il.
— On y est encore, précisa Umbo. On tombe seulement du rocher. Quand je nous ai envoyés dans le passé, on était à mi-hauteur. Ce sera demain, si mes souvenirs sont bons.
— Après-demain, corrigea Param. Mère nous sentait, elle aurait fait continuer ses hommes pendant des semaines s’il le fallait. Umbo nous a sauvé la vie.
— Comme tu as sauvé la nôtre sur le rocher, lui renvoya Umbo. Et comme toi, Rigg, tu nous as sauvés en envoyant le signal. On ne te remerciera jamais assez. Les derniers mètres ont dû être affreux. »
Olivenko en frémit. « Je ne les souhaite pas à mon pire ennemi !
— Vous avez franchi une partie complètement à découvert ? s’étonna le sacrifiable.
— Les cinquante dernières foulées à peu près, confirma Olivenko.
— Et ils sont revenus me chercher, ajouta Rigg. Mon corps avait capitulé, ils m’ont sauvé.
— Une fois sortis du Mur, poursuivit le sacrifiable en se tournant vers Miche et Olivenko, vous y êtes retournés de votre plein gré, pour aller chercher cet enfant ?
— Nous sommes des soldats, répondit Miche.
— Il est notre ami », renchérit Olivenko au même moment.
Ils se tournèrent l’un vers l’autre. « J’allais le dire. » Ils éclatèrent de rire.
« Vous cinq n’êtes pas des humains comme les autres. Vous avez tous fait, chacun à votre manière, ce qu’il est humainement impossible de faire.
— Ça veut dire que vous nous croyez ? » s’exclama Param. Elle semblait soulagée.
« Pendant votre récit, confia le sacrifiable, je suis resté en communication avec le sacrifiable actif de votre entremur. Il confirme vos propos sur vos extraordinaires capacités. » Il montra Param du doigt : « Vous, votre capacité à effectuer des microbonds dans le futur. » Puis, se tournant vers Umbo : « Vous, l’opposé : la capacité de démultiplier l’activité sensorielle, jusqu’à perception d’un temps au ralenti. Il apparaît également que vous maîtrisez aujourd’hui, à votre niveau, ce que lui sait faire. »
Le sacrifiable se tourna vers Rigg. « Le voyageur du temps, celui à qui le passé ouvre ses portes. Il peut choisir le fil de vie de n’importe quelle créature et la rejoindre dans son “présent”. »
Puis, à la surprise générale, il désigna ensuite Miche et Olivenko. « Vous deux possédez, à des degrés divers, une résistance naturelle hors norme au champ-mur. Aucun être humain ne peut le supporter plus de quelques secondes. Au-delà, sa volonté l’abandonne : il sombre dans la folie, s’écroule puis meurt. »
Olivenko et Miche se tournèrent l’un vers l’autre. « Quelle probabilité d’avoir les mêmes… » commença Olivenko.
Miche le coupa. « On ne doit pas être les seuls…
— C’est au contraire exceptionnel. Le sacrifiable actif dans votre entremur m’apprend que les individus présentant une sensibilité particulière aux champs, comme vous, sont naturellement attirés vers ceux capables de les manipuler, comme eux. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que vos routes se soient croisées. Toujours d’après le sacrifiable actif dans votre…
— Vous voulez dire mon père, l’interrompit Rigg.
— Oui, dit le sacrifiable. Il vient de me confirmer que vous l’appeliez Père.
— Mais il est mort.
— Dans les entremurs où les sacrifiables font perdurer la coutume de passer pour des humains, poursuivit le sacrifiable, il leur est nécessaire de mourir de temps à autre. Un humain qui ne vieillit pas, ça finit forcément par devenir louche.
— Vous êtes quoi, au juste ? le questionna Umbo.
— Une machine », indiqua le sacrifiable.
Rigg se sentit submergé par l’émotion – pas par de la colère, juste par du chagrin. Quand les premiers sanglots éclatèrent, il en fut le premier surpris. Il ne les arrêtait plus.
« Désolé, je… »
Umbo lui posa la main sur l’épaule. « Ton père n’est pas mort, dit-il.
— Une machine, dit Rigg au sacrifiable, refrénant ses sanglots. J’aurais dû comprendre. Vous n’avez pas de trace ! Ni vous ni Père. »
Param lui sourit. « On dirait que toi aussi, tu as été élevé par un monstre qui prétendait être ton père. »
Rigg lui retourna son sourire tout en séchant ses larmes. « Encore un point commun.
— Le sacrifiable que vous appeliez “Père” n’a rien d’un monstre, précisa le sacrifiable. C’est un serviteur de la race humaine.
— Il n’a pas passé un jour sans me mentir, bougonna Rigg.
— À Param et à moi aussi ! s’emporta Umbo.
— Il vous a formés et préparés, rectifia le sacrifiable. À devenir les premiers êtres humains à traverser le Mur.
— Si l’on excepte Knosso Sissamik, intervint Olivenko.
— Qui ? demanda le sacrifiable.
— Leur vrai père, poursuivit Olivenko en se tournant vers Param et Rigg. Il a traversé le Mur par la Grande Baie, en état de narcose. »
Le sacrifiable le contredit d’un signe de tête. « Les drogues sont impuissantes face au Mur. Lorsqu’il a atteint l’autre bord, cet homme avait perdu l’usage de ses fonctions cérébrales. » Il marqua une pause. « Le sacrifiable de votre…
— L’Homme en Or, suggéra Param. Ce sera plus simple.
— L’Homme en Or me le confirme. Le règlement a été appliqué à la lettre par le sacrifiable actif de l’autre côté de la baie. Il l’a euthanasié sur-le-champ.
— Euthanaquoi ? s’exclama Umbo.
— Tué, traduisit Olivenko. Assassiné.
— L’homme que vous aviez connu sous le nom de Knosso n’existait plus, continua le sacrifiable. À ce stade, le cerveau reposant dans ce corps humain n’avait plus qu’un désir : mourir. »
Ce fut au tour d’Olivenko de craquer. Miche tenta de le consoler d’une petite tape dans le dos, au moment où il s’effondrait en larmes, le visage dans les mains.
Param regarda le sacrifiable. « Pourquoi vous croirions-nous ?
— Parce que vous êtes les premiers humains à traverser le Mur, répliqua-t-il.
— Et alors ?
— Et alors c’est vous qui commandez, désormais.
— Qui… commandez ? Mais qui ? Et quoi ? le questionna Rigg.
— Moi, précisa le sacrifiable.
— Ce qui signifie ? demanda Umbo.
— Qu’il vous suffit d’ordonner et que je m’exécuterai, dans la limite de mes possibilités.
— C’est insensé, lâcha Param. Il ment. En plus, comment nous obéir à nous tous ? Si on vous donne des instructions contradictoires, vous ferez quoi ?
— Elle n’a pas tort, là, fit observer Miche.
— J’obéis au premier humain à avoir atteint un niveau de technologie suffisante pour traverser le Mur.
— Les deux premiers, c’étaient Param et Umbo, rappela Rigg.
— La première, c’était Param, précisa Umbo. Moi, j’étais là en touriste.
— Non, je ne suis pas d’accord ! s’insurgea Param. On vous a vus traverser en premier, vous trois, avant de sauter du rocher.
— Et comment tu définis “avant” ? » s’enquit Umbo.
Le sacrifiable hésita. Rigg comprit pourquoi : lui et Père étaient en pleine conversation.
« Qui a les pierres ? » finit par demander le sacrifiable.
Rigg se tourna vers Umbo, puis se souvint qu’il les lui avait remises avant la traversée du Mur. Il plongea la main dans son pantalon et en ressortit la sacoche.
« Celles-ci ?
— Dix-neuf pierres ? questionna le sacrifiable en retour.
— Dix-huit », rectifia Rigg en ouvrant la bourse devant lui.
Le sacrifiable se pencha et regarda sans toucher. « Où est la dernière ? Vous ne l’avez pas enchâssée, pourtant.
— Dans un coffre du Conseil révolutionnaire, aux dernières nouvelles. Ou aux mains des sbires du Général Citoyen, l’informa Rigg.
— On avait entrepris d’aller la récupérer, ajouta Umbo. Mais on a dû quitter la ville précipitamment. »
Le sacrifiable opina du chef. « Vous allez en avoir besoin, déclara-t-il. Celle qui manque est à vous.
— Elles ne sont pas toutes à moi ? s’exclama Rigg. Enfin… à nous ?
— Ce que je veux dire, c’est que celle qui manque est celle qui vous permettra de désactiver le Mur qui ceint votre entremur, celui de votre naissance.
— Les pierres désactivent les Murs ? s’étouffa Miche. On avait dans les poches de quoi…
— Tous les autres doivent être désactivés avant le vôtre, vous n’auriez pas pu les utiliser, le consola le sacrifiable. Donc, une fois tous les Murs désactivés, vous retournerez chez vous, récupérerez la pierre manquante et désactiverez le vôtre.
— Et pourquoi on ferait ça ? le questionna Param.
— Pourquoi être passé de ce côté du Mur sinon ? interrogea à son tour le sacrifiable.
— Pour rester en vie », répondit Rigg.
Umbo se pencha en arrière pour voir où en étaient Mère et le Général Citoyen. Ils n’avaient pas quitté leurs selles. « Tu crois qu’ils penseraient à regarder par ici ? pouffa-t-il.
— Pas une seconde, rit Param.
— Derrière Miche et Olivenko, ils ne risquent pas de vous voir », blagua Rigg.
Le sacrifiable fit signe à Rigg de ranger les pierres. « Si je comprends bien, vous ignorez tout des véritables raisons de votre présence ici », reprit le sacrifiable.
Rigg referma la sacoche. « Nous savons parfaitement pourquoi nous sommes ici, au contraire. Ce que nous ignorons, c’est pourquoi vous pensez que nous sommes ici et pourquoi Père – l’Homme en Or – m’a remis ces pierres et nous a poussés vers vous.
— Je crois que nous n’avons plus besoin de vous, décréta Param.
— L’avenir le dira », conclut le sacrifiable. Il se leva et commença à s’éloigner.
« Un instant ! » hurla Miche.
Le sacrifiable poursuivit sa route.
« Qu’est-ce que tu attends ? lança Miche à Rigg. Dis-lui de revenir !
— Attendez ! cria Rigg. Revenez. »
Le sacrifiable fit demi-tour. « Je déteste ça, grommela Rigg alors que le sacrifiable revenait parmi eux. Commander, ce n’est vraiment pas mon truc.
— Si ça peut te consoler, lâcha Umbo, avec nous, tu peux toujours essayer, ça ne servira à rien !
— Nous avons besoin de votre aide pour survivre ici, reprit Rigg. Nous ne parlons pas votre langue.
— Si, lui assura le sacrifiable.
— On n’a rien compris tout à l’heure, quand vous parliez, insista Rigg.
— Toutes les langues jamais parlées dans le monde sont contenues dans le Mur. C’est son seul moyen de communiquer avec vous.
— Le Mur connaît les langues ? tenta de comprendre Rigg.
— Et vous aussi, maintenant que vous l’avez traversé, indiqua le sacrifiable. Elles dorment juste dans un coin de votre cerveau, mais se réveilleront le moment voulu.
— J’ai faim, annonça Miche. Assez parlé.
— Éloignons-nous, ajouta Olivenko. On a assez vu le Général Citoyen et ses clowns comme ça.
— Ce n’est pas fini, fit observer Param. On risque de les croiser à notre retour.
— Et pourquoi on y retournerait ? interrogea Miche.
— Pour aller chercher la dernière pierre, lui rappela Param. Pour désactiver le dernier Mur.
— Parce qu’il faut faire ce qu’ils attendent de nous selon toi ? reprit Rigg.
— Je pense qu’ils ne nous lâcheront pas tant qu’on ne l’aura pas fait, déclara Param. Et que leur soi-disant obéissance est un leurre. Ils vont continuer à nous contrôler comme ils l’ont toujours fait.
— Au cas où vous auriez oublié, intervint Olivenko, les gens ne sont pas des saints. À commencer par ceux de notre entremur. Prenez le Général Citoyen. Si ce Mur venait à disparaître, quel serait son premier réflexe ?
— Venir nous tuer, devina Umbo.
— Pas si je m’occupe de lui avant, grogna Miche.
— Les guerres de conquête, rappela Olivenko. Jusqu’à maintenant, l’exploit réalisé par les Sessamoto a été d’unir l’entremur sous une même bannière. Mais si les murs tombent, combien de temps avant que les uns et les autres ne se déchirent pour de nouveaux territoires ? On ne change pas la nature humaine comme ça. À moins que… » Il se retourna vers le sacrifiable. « L’Homme aurait-il par hasard perdu ses instincts de prédateur et de conquérant dans certains entremurs ?
— Difficile à dire, éluda le sacrifiable. Chaque sacrifiable s’en tient à l’étude de son entremur. »
Rigg en profita pour faire valoir son autorité. « Qu’attendez-vous pour demander aux autres ? Nous voulons savoir. Si on doit désactiver ces Murs, autant connaître les conséquences.
— Je crains malheureusement de ne pas pouvoir vous être d’une grande aide, indiqua le sacrifiable.
— Tu parles d’un serviteur… » nota Param.
Le sacrifiable lui fit face. « Les Murs n’ont jamais été ni désactivés ni traversés avant votre arrivée. Nous n’avons aucune idée de la réaction possible des habitants des autres entremurs. Je n’en sais pas plus. Tout ce que je peux vous dire, c’est : Demandez, je m’exécuterai, dans la limite de mes possibilités.
— Le monde entier dépend de nous, résuma Rigg.
— De toi, rectifia Umbo. C’est toi qui as les bijoux de famille dans ton pantalon.
— Arrête avec ça, souffla Rigg. On est tous ensemble sur ce coup-là. S’il te plaît. »
Umbo rigola. « Détends-toi un peu, Rigg. Il faut bien s’amuser un peu. Sinon le temps va nous paraître long, entre deux Murs à désactiver.
— Et leurs mensonges à démêler, ajouta Param. Vous pouvez compter sur cette machine pour nous mentir bien comme il faut. Regardez, elle ne nie même pas. »
Le sacrifiable la scruta calmement. « Je ne confirme pas non plus.
— Ce qui n’est qu’une forme détournée de mensonge, persista Param.
— On ne peut mentir, se défendit le sacrifiable, sur ce que l’on ignore. On peut juste avoir tort ou être silencieux. Des deux, je préfère encore le silence. Surtout que je ne suis pas programmé pour savoir quand j’ai tort.
— Menteur et philosophe, enfonça Param.
— Lorsque nous vous interrogerons à l’avenir, intervint Rigg, dites-nous la vérité ou tentez de la déduire par vous-même en fonction de ce que vous savez. Et répondez aux questions de tout le monde, pas uniquement aux miennes.
— Entendu, obtempéra le sacrifiable.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda Rigg.
— Je n’ai pas de nom, indiqua le sacrifiable.
— Il vous en faut un. Il en faudrait un également pour celui que j’appelais Père.
— Le sacrifiable actif se fait appeler par le nom de son entremur d’affectation, lui apprit le sacrifiable.
— Qui est ? Je parle du nôtre, celui dans lequel on est nés, dont on vient de s’enfuir.
— L’entremur “Ram”, déclara le sacrifiable. Le nom de code du sacrifiable posté là-bas est donc “Ram”.
— Et comment appelez-vous votre entremur ? demanda à son tour Umbo.
— “Vadesh”. L’entremur “Vadesh”.
— Hé, il y a déjà du progrès, vous avez vu ? Il n’a pas répondu qu’à mes questions, il a aussi répondu à Umbo.
— Y a-t-il une source à proximité ? l’interrogea Miche. Avec de l’eau potable ? De l’eau claire ? De l’eau sûre ? En quantité suffisante pour pouvoir remplir nos outres… vous comprenez ma question ?
— Je vais vous y mener, déclara Vadesh. Mais vous faire boire, je ne peux pas. »
Rigg regarda les autres sans comprendre, puis à nouveau Vadesh. « Pourquoi dites-vous cela ? Quel besoin de nous “faire boire” ?
— Un dicton vieux de douze mille ans, au moins, expliqua Vadesh. Qui vient de la Terre, le berceau de la race humaine. C’est une traduction, mais en gros il dit : “On ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif.”
— Merci pour la leçon d’histoire, lui lança Olivenko.
— Et de comportement équin », ajouta Param.
Rigg pouffa devant leur humeur moqueuse, tandis que Vadesh les guidait vers une allée d’arbres proche, à l’opposé du Mur. Une chose le fit tout de même tiquer : le sacrifiable n’avait pas relevé quand ses amis l’avaient raillé. « Vadesh, l’interpella-t-il, vos références au monde d’où viennent les hommes, et votre vieux dicton, ce n’était pas gratuit, n’est-ce pas ? Vous cherchez à nous apprendre quelque chose sur la Terre ?
— Oui, confirma Vadesh.
— Eh bien, allez-y, développez », l’invita Rigg.
Vadesh resta silencieux.
« Vous avez oublié ? continua à le taquiner Rigg. Ou vous n’avez plus envie de nous le dire ?
— Je ne peux pas formuler de réponse claire et précise à une telle question. Tout ce que je sais, c’est que plus vite vous en apprendrez sur la Terre, mieux ce sera.
— Pourquoi ? s’enquit Rigg.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi plus vite nous en apprendrons sur la Terre, mieux ce sera ?
— Parce qu’ils arrivent, déclara Vadesh.
— Oui ça, “ils” ? s’enquit Param.
— Les habitants de la Terre.
— Quand ? le pressa Miche.
— Je ne sais pas, avoua Vadesh.
— Et que feront-ils en arrivant ? s’inquiéta Umbo.
— Je ne sais pas, répéta Vadesh.
— Essayons autrement : que peuvent-ils faire ? » insista Rigg.
Vadesh marqua une pause. « Des milliards de choses, reprit-il. Par souci de gain de temps, je vous propose de hiérarchiser mes réponses.
— Excellente initiative, le félicita Rigg. Commençons par la plus importante.
— Ils peuvent rayer ce monde des cartes.
— Pourquoi feraient-ils ça ? s’exclama Olivenko. Qu’est-ce qu’on leur a fait ?
— Vous m’avez demandé ce qu’ils pouvaient faire, pas ce qu’ils allaient faire. Et avant que vous redemandiez : je ne sais pas. Il y a des milliards de réponses possibles à la première question, aucune à la seconde. C’est ce que l’on appelle le futur, et même vous cinq, vous ne pouvez pas le visiter, à part très lentement, un jour après l’autre, comme tout le monde.
— Voici l’eau, annonça Rigg. Elle a l’air bonne. Remplissons nos outres et buvons. »