Trois années s’étaient écoulées depuis que la capsule de stase s’était refermée sur le corps inerte de Ram. Trois années durant lesquelles toutes les formes de vie du Jardin avaient été minutieusement répertoriées et échantillonnées. Elles aussi étaient entrées dans leur période de stase ; elles ne seraient réintroduites que bien après leur extinction, dans l’océan et sur les trois petits continents isolés.
Les sacrifiables ne se parlaient pas. Sans humains avec qui papoter, leurs synthétiseurs analogiques ne leur servaient plus à rien. Ils préféraient communiquer par flux numériques, partageant leurs expériences et leurs conclusions en une conversation ininterrompue, comme si chacun se trouvait dans la tête des autres.
Les ordinateurs de bord n’étaient ni contents ni mécontents du commandement de Ram consistant à obéir aux sacrifiables. Savoir de qui émanaient les ordres était le cadet de leurs soucis, s’ils en avaient. Les sacrifiables aussi au demeurant, mais à une différence près : eux avaient une mission programmée dans les tréfonds de leur code, et cette mission, même Ram ne pouvait la contrecarrer. Ils ne pouvaient donc se contenter d’un raisonnement purement mécanique, comme les calculateurs.
Les ego n’existaient pas. Aucune de ces technologies, sacrifiables ou ordinateurs, n’accordait d’intérêt à « arriver à ses fins ». Ils n’avaient pas de « fins ». Ils n’avaient qu’un programme, des données et une finalité : en tirer des conclusions.
Les dix-neuf vaisseaux quittèrent leur orbite basse pour s’élever à leur altitude optimale, d’une demi-unité astronomique environ. Ils configurèrent ensuite leurs champs de collision pour obtenir le niveau d’absorption, de dissipation, de rigidité et de stockage voulu, et s’élancèrent à tour de rôle vers le Jardin.
Ils heurtèrent sa surface l’un après l’autre, selon un angle et à intervalles précis. À l’issue de la série d’impacts, l’obliquité du Jardin était suffisante pour créer des saisons et sa fréquence de rotation, à peine supérieure à vingt-trois heures.
Contrairement aux météorites, pulvérisées en cas de collision, les vaisseaux ne souffrirent en rien de l’impact, subissant tout au plus un arrêt brutal. Ce léger désagrément fut même amoindri par la présence d’enveloppes magnétiques dans les coques des vaisseaux, qui transférèrent vers le champ magnétique du Jardin l’énergie libérée par le sec passage à zéro de la vélocité des vaisseaux.
Les gigantesques pelletées de croûte terrestre propulsées dans les airs à l’impact retombèrent bientôt à la surface – sans toutefois traverser les colonnes magnétiques dressées à la verticale des vaisseaux. Le visage du Jardin en fut profondément remodelé, sa surface désormais creusée de dix-neuf cônes aux surfaces bien lisses, volontairement ouverts vers le ciel pour garder le contact avec les satellites en orbite géostationnaire.
En les privant de lumière, un épais écran de poussière finit de faire mourir à petit feu les végétaux ayant survécu aux déflagrations de projectiles et de chaleur. La plupart des animaux qui n’étaient pas morts sur le coup, ou asphyxiés dans les minutes suivantes, moururent de faim. Seules survécurent quelques espèces végétales et animales : celles des cavernes ou de vallées encaissées ou, dans les océans, capables de vivre dans le noir au milieu d’une vase épaisse.
Le Jardin n’était pas mort. Mais toute vie avait déserté sa surface.
« La première chose à faire, lança Olivenko, c’est de trouver de meilleurs vêtements. Ou pires, selon la façon dont on voit les choses.
— Demande aux royaux, dit Umbo. Miche et moi, on porte ce qu’il faut.
— Évite de nous appeler comme ça, rétorqua Rigg.
— Il a raison, appuya Miche. Perds cette mauvaise habitude, tu vas finir par nous faire griller.
— Désolé, s’excusa Umbo à contrecœur.
— Vous êtes vraiment habillés comme des queuneux, lâcha Olivenko. Et je dis ça pour être gentil.
— En même temps, c’est un peu l’impression qu’on est censés donner, reprit Miche. Vu qu’on est des queuneux.
— Le problème, c’est que elle, on ne pourra jamais la faire passer pour une de chez vous, nota Olivenko. Donc enfilez une livrée de domestiques ou ce que vous voulez, mais on doit penser que vous voyagez ensemble. »
Rigg tenta de déchiffrer le langage corporel des uns et des autres. « Écoutez, dit-il enfin. Olivenko n’essaie pas de nous donner des ordres, il nous explique juste des choses qu’on ne peut pas savoir.
— Qui a dit que j’essayais de commander ? se défendit Olivenko avec vigueur.
— Personne, reprit Rigg. Je dis juste que chacun contribue à son niveau. Toi, Olivenko, tu connais la ville mieux que quiconque. Mieux que ma sœur, notamment.
— Et pour l’argent, on a ce qu’il faut ? s’enquit Olivenko. Moi, j’ai même pas de quoi chausser un cul-de-jatte.
— Ne t’inquiète pas pour ça », répondit Miche.
Param se tenait immobile à côté de Rigg, les yeux baissés, presque effacée. Sa stratégie de survie, comme chez Flacommo. Pourquoi changer, c’était son meilleur déguisement, songea Rigg. Personne ne savait à quoi ressemblait la princesse – elle n’était plus apparue en public depuis des lustres. Personne ne s’attendrait à tant d’humilité de la part d’une fille de sang royal.
Rigg, lui, tenait de Père l’art de s’adapter aux circonstances, de diriger le regard. Il pouvait passer d’une présence magnétique presque envahissante à une transparence absolue, même seul dans une pièce avec un autre. « Les gens te renvoient le regard que tu attends d’eux », lui avait dit Père un jour. « Ça me fait une belle jambe, on ne croise que des animaux », lui avait alors rétorqué Rigg en substance. Il ne lui restait plus aujourd’hui que ce doute : savait-il ? avait-il tout planifié depuis le début ?
« On pourrait utiliser une carte ? proposa Rigg.
— Pas besoin, je sais aller au Mur, intervint Miche.
— Tous les chemins y mènent, de toute façon, ajouta Olivenko.
— Ce qui est sûr, c’est qu’ils vont bientôt nous coller au train, poursuivit Miche. Même si on quitte la ville aujourd’hui, qui sait combien de temps on a avant de se faire reprendre par les hommes de Citoyen sur la route ? Je n’ai pas l’impression que la demoiselle soit taillée pour les longues cavales.
— On a besoin d’un endroit qui est resté de niveau pendant ces onze mille dernières années, indiqua Rigg.
— Je ne vois pas le rapport avec la carte, sourcilla Miche.
— Il faut un sol rocheux, plutôt régulier et lisse. Avec de l’herbe, sans rivières ni arbres. Le moins d’arbres possible.
— J’ai quelques lieux en tête, lâcha Miche.
— Quel est le plus proche ?
— Dans l’est. Et loin au sud.
— Est-ce que l’un de vous deux se souvient de quoi avaient l’air les frontières sur le globe de la Tour d’O ? demanda Rigg à Miche et Umbo. Si on peut éviter de tomber dans le même entremur que Père Knosso… »
Miche s’arrêta et ferma les yeux quelques secondes. « C’est bien au sud de la frontière qui nous sépare de l’entremur voisin. Je pense qu’on ne risque rien de ce côté-là.
— Bien, souffla Rigg. Ses habitants ne sont pas très… accueillants.
— Les saints déconseillent les contrées pas très accueillantes, déclara Umbo.
— Tout ce qu’on leur demande, c’est de ne pas nous tuer tout de suite. »
Olivenko retrouva sa boutique. « Je n’y ai jamais rien acheté, prévint-il. Mais leurs habits seront parfaits. Ils vont à tout le monde. Pour le sur-mesure, on verra plus tard. »
Ils décrivirent en deux mots ce qu’ils cherchaient : « Du solide et pratique, pour la route. »
Le vendeur les examina des pieds à la tête, en prenant bonne note des différences de gabarit entre Miche et Umbo d’une part, et entre Rigg et Param de l’autre.
« On préfère passer relativement inaperçus, ajouta Rigg. Ces deux-là se sont assez fait remarquer comme ça. On recherche quelque chose entre deux, assez chic pour rassurer les aubergistes, mais pas trop, pour ne pas tenter les brigands. »
Le vendeur rit de bon cœur. « Faudrait en avoir pour aller se frotter à vos deux mercenaires !
— Justement, le but c’est qu’une fois sortis d’ici on ne ressemble plus à des mercenaires », déclara Olivenko.
L’homme les toisa à nouveau. « Ne vous attendez pas à un miracle. Vous n’aurez jamais l’air de deux gringalets sophistiqués.
— Et moi, je pourrais avoir l’air grand ? se risqua Umbo.
— Ça oui, je peux – si ça ne te dérange pas de marcher sur des échasses. »
Les essayages prirent près d’une heure mais ils finirent par sortir dans des tenues à peu près seyantes et confortables. Ils sentaient encore l’argent – mais pas le gros magot non plus. Le commerce prospère, disons.
« Alors, on est qui ? s’enquit Olivenko quand ils furent à nouveau dans la rue. Je suis trop jeune pour passer pour le père de qui que ce soit. Et vous, sauf votre respect, monsieur, bien trop vieux pour ça.
— On fait comme avant, c’était très bien, grogna Miche.
— Miche est notre père à Param et moi, expliqua Rigg. Et Umbo, ton cousin d’en amont de la rivière, descendu à Aressa Sessamo pour recevoir une éducation sous ta supervision.
— Trop crédible, râla Umbo.
— Disons : en attente de recevoir une éducation », dit Rigg en souriant. Ce sourire ne les dérida pas : Umbo continua à faire la tête et Param à rester silencieuse, plus timide que jamais. L’ambiance semblait plombée, tendue. La faute à leurs nouveaux habits qui les mettaient mal à l’aise, peut-être… ou plus sûrement à la peur des événements à venir.
« Écoutez, poursuivit Rigg. Je sais, je vous en demande beaucoup. Nous ne sommes que deux à être réellement en danger ici. Mais sans vous, jamais on ne pourra se mettre en sécurité – si on peut appeler comme ça ce qui nous attend de l’autre côté du Mur. Surtout sans toi, Umbo.
— J’ai rien dit, moi ! protesta Umbo.
— Je pensais juste que tu préférerais peut-être…
— Arrête de t’excuser d’être encore en vie ! le coupa Umbo. Sais-tu seulement qui sont tes vrais amis ? Et ce qu’est l’amitié ?
— Tu n’avais pas l’air très heureux.
— Manquerait plus que ça, grommela Umbo. Ça fait pas un jour qu’on connaît ce type, qui jusqu’à preuve du contraire travaille pour la garde civile, et entre nous ça devrait déjà être à la vie à la mort.
— En ce moment, il manque à l’appel. Demain, c’est un déserteur, rappela Rigg.
— À moins qu’il ne soit justement en service, supputa Umbo.
— C’est vous qui êtes venus me chercher ! riposta sèchement Olivenko.
— Mon père lui faisait confiance – mon vrai père.
— Pour ce que ça lui a rapporté, poursuivit Umbo. Mortel, ton ami. »
Rigg contempla Olivenko. Il s’interdit de réagir à chaud. Il laissa le soldat prendre le relais. « Tu ne me connais pas, répondit celui-ci. J’aimais son père. Personne n’a souffert de sa disparition plus que moi.
— Si, moi, intervint Param d’une voix douce.
— Mais en secret, fit remarquer Olivenko. Tu avais déjà disparu, comment pouvait-on savoir ? Avec le temps, nous apprendrons à mieux nous connaître. Je vous fais confiance car Rigg vous fait confiance. Je remets ma vie, ma carrière et mon avenir entre vos mains. Rigg vous demande juste de me rendre la pareille. S’est-il déjà trompé sur quelqu’un ?
— Oui, intervint Rigg lui-même. Sur ma mère.
— Tu ne lui as jamais entièrement fait confiance, rectifia Param.
— Non, c’est vrai. Mais je voulais tellement croire en elle.
— Si c’est pareil avec Olivenko, l’interrompit Miche, dis-le tout de suite.
— Non. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que l’un des gardes puisse être une personne à qui je puisse me confier. Olivenko n’a jamais menti sur ses intentions, on est juste devenus amis, c’est tout.
— Ça prouve simplement qu’il est fortiche à ce jeu-là, nota Umbo.
— Si jeune et déjà tellement cynique, commenta Miche.
— Quand on sera au Mur, reprit Rigg, j’aurai besoin de vous tous. On aura tous besoin les uns des autres. Si on part comme ça, je ne donne pas cher de notre peau. »
Ils s’observèrent en silence, détournèrent le regard, puis se regardèrent à nouveau.
« Commençons par sortir de la ville, décida Param. On réglera cette histoire en cours de route. »
Ils prirent une carriole jusque dans les faubourgs de la ville où, après avoir payé le cocher, ils se mirent en quête d’une diligence de voyage et de quatre chevaux d’attelage, qu’ils achetèrent comptant. « À ce rythme-là, demain, on est à sec », grommela Miche. Toutefois, après un rapide coup d’œil à la bourse, Rigg nota qu’il y avait encore de la marge. Ils achetèrent également divers vivres et fournitures – tentes, outres, outils, quelques armes. Rien d’inhabituel pour des voyageurs partant à l’aventure loin de la civilisation. L’un des commerçants les avertit tout de même qu’à l’écart des routes entretenues par le Conseil plusieurs roues et un essieu de rechange ne seraient pas de trop. « Et un cinquième cheval attaché à l’arrière, leur conseilla-t-il. Sur ces chemins cabossés, même la meilleure des diligences finira par lâcher. Et là, vous serez pas mécontents d’avoir cinq chevaux.
— Et là, vous essayez de nous refourguer cinq selles en plus.
— Pas besoin, tout est dans les fesses et les cuisses, rigola l’homme froidement. Et dans le coup d’étrier, surtout si votre bourrin se met en tête de trotter – et avec des chevaux d’attelage, vous allez pas y couper. »
Rigg ne voyait pas très bien de quoi l’homme parlait. Pour ce qu’il avait monté dans sa vie… une vieille came tout au plus, quand il était petit. « Si seulement on pouvait reprendre la rivière, regretta-t-il.
— Elle ne va pas où on veut », lâcha Miche.
Les deux prirent soudain conscience de leur gaffe. Dans un jour, deux maximum, Général Citoyen viendrait questionner cet homme et il savait déjà qu’ils ne rentraient pas chez eux.
Pire, ils échangèrent dans la foulée un regard affreusement coupable – qui ne manquerait pas de rester gravé dans sa mémoire. Pour s’enfoncer davantage, ils pouvaient aussi lui demander de se taire, histoire qu’il aille tout déballer au garde le plus proche dès qu’ils auraient quitté sa boutique.
Seule parade possible : justifier leur embarras.
« En fait, lança Rigg, on se demandait… vous n’auriez pas une carte, par hasard ? On part dans un endroit qu’on ne connaît pas bien.
— Je n’en ai pas en réserve, s’excusa l’homme. Quand les gens partent d’ici, ils savent où ils vont. Les commerçants s’échangent leurs cartes ou se disent par où passer. Les autres, ils rentrent juste chez eux – en général, ils connaissent le chemin.
— Tant pis, on demandera dans les auberges sur la route.
— Faut encore qu’ils sachent. Les tenanciers, ils ne bougent pas de leurs relais, à part les alentours ils connaissent peau de balle. Et méfiance avec les autres voyageurs ! Certains hésiteront pas à vous envoyer au fond d’une ruelle sombre. Et le seul truc qui en ressortira à peu près en état, c’est votre bourse !
— C’est une mauvaise idée, estima Miche.
— Tu n’es pas obligé de venir, déclara Rigg tout en notant le clin d’œil complice du premier : Tu peux y aller. C’est toi qui as dit que le Mur était le meilleur moyen de savoir qui était un homme. Maintenant, libre à toi de te défiler… »
Miche leva les yeux au ciel. « Un peu qu’on va y aller ! Et tout de suite ! » Ils tournèrent le dos à l’homme et sortirent de la boutique. Voilà, maintenant qu’ils lui avaient dévoilé toute la vérité, mais seulement après avoir fait mine de la taire, leur interlocuteur pouvait croire à un gros mensonge – et les soldats qui viendraient lui poser des questions aussi. Et même si le Général Citoyen décidait de gober leur histoire, des Murs, il y en avait plein.
Les préparatifs étaient bouclés, la route les attendait. À cette heure avancée de la journée, la première étape ferait office de mise en jambes. Un palefrenier leur avait remis quelques bonnes adresses de relais à l’extérieur de la ville. Ils poussèrent jusqu’au second, s’arrêtant au crépuscule, et y passèrent la nuit, Param dans une chambre, sa porte cadenassée à double tour, et les quatre hommes et garçons dans une autre. « Si tu entends du bruit à ta porte cette nuit, la prévint Miche, gueule un coup. On viendra voir. »
Param le remercia d’un signe de tête. « Si quelqu’un entre, il trouvera une chambre vide. »
Miche fronça les sourcils sans comprendre, puis se souvint de quoi elle était capable. Il soupira et haussa les épaules. « Dans quel monde étrange on vit, quand même… »
Plus ils s’enfonçaient dans les terres, plus le trajet tournait à l’expédition. Ils avaient délaissé les grandes voies pour les petites routes de campagne, celles qu’utilisaient les paysans pour aller aux champs, les maraîchers pour faire les marchés et les villageois pour aller saluer les voisins. Elles traçaient parfois directement à travers prés et pâtures, se réduisant à quelques ornières, au point que Miche devait enfourcher le cinquième cheval pour retrouver des chemins carrossables et y guider le cocher, Olivenko.
« On n’est vraiment pas discrets, fit remarquer ce dernier au matin d’une nuit que Param avait passée dans une chambre et les garçons dans le foin chez un fermier prospère et accueillant. Les premiers jours, les éclaireurs du Général Citoyen vont limiter leurs recherches aux deux enfants de la reine ou, au pire, à eux deux plus leurs amis queuneux, un garçon et un vieux soldat. Mais les cinq chevaux et la diligence vont vite remonter à la surface ; le calcul ne va pas être long pour savoir combien on est. S’ils sont à un jour de nous, deux maxi, c’est déjà beau. Surtout avec nos arrêts quotidiens dans les auberges, les tavernes et les fermes.
— Au moins, on est sur des petits chemins, fit remarquer Umbo.
— Donc d’autant plus repérables, intervint Miche. Tu vas dans son sens, mon garçon.
— Que peut-on faire ? questionna Rigg. Si on vend la diligence ou qu’on l’abandonne, ça ne changera rien : ils chercheront cinq personnes à cheval.
— Et si on la faisait disparaître ? suggéra Umbo.
— Peine perdue, dit Miche. En tant que soldat, si on me lançait à vos trousses, je la retrouverais où qu’elle soit.
— Je suis d’accord avec Miche, acquiesça Rigg. Avec Père, c’était pareil, quand on traquait du gibier, pas un ne pouvait nous échapper.
— Oui, en suivant leurs traces… » minimisa Umbo.
Param mit son grain de sel. « Je pense qu’Umbo a raison, il faut cacher la diligence.
— Et ensuite ? la questionna Rigg. Tu es déjà montée à cheval ?
— Oui, petite, une fois, sourit-elle. Je suis bien consciente que, sans moi, vous seriez bien plus rapides et discrets. Sans cette diligence, je ne tiendrais pas cent mètres. »
Rigg acquiesça en haussant les épaules. « On est comme on est, Param. On ne t’a pas donné l’occasion de travailler ton endurance.
— Non, mais maintenant en voilà une, reprit-elle. Et cette diligence ne m’aide pas. Débarrassons-nous-en.
— Et où ? demanda Olivenko.
— Et comment ? renchérit Miche en même temps.
— Dans le passé, lâcha Rigg, vexé de ne pas y avoir pensé le premier. Suffisamment loin. Soit quelqu’un la trouve et la vole, soit elle reste à moisir pendant un siècle et quand les hommes de Citoyen tomberont dessus, ils ne se douteront pas une seconde que c’était la nôtre. »
Ils bifurquèrent vers un chemin remontant à fleur de crête jusqu’au faîte d’une petite colline, dont chaque flanc dévalait en pente douce vers des cours d’eau, à un kilomètre ou deux en contrebas. À peine dételés, les chevaux partirent paître et gambader dans les prés. Trois d’entre eux, harnachés par la main experte de Miche, se chargeraient des provisions.
« Désolé de ne pas avoir pu t’aider, s’excusa Olivenko. À la garde civile, on ne nous a pas appris à équiper nos montures.
— Comme dirait Rigg, on est comme on est, l’excusa Miche.
— Voilà ce qu’on va faire, les rattroupa Rigg. Nous quatre, on va aller dans le passé pour faire basculer la diligence dans la pente. L’idée est qu’elle finisse dans le ruisseau, pour faire croire à un accident. Pendant ce temps, Param reste avec les chevaux.
— Et moi avec elle, proposa Umbo.
— Tu n’es pas le plus costaud mais tes bras ne seront pas de trop pour pousser ce truc, fit remarquer Miche.
— Hors de question que j’aille dans le passé avec vous, refusa Umbo. Surtout si Param nous attend et qu’on doit la rejoindre après. »
Rigg ne comprenait pas. « Quel est le problème ? »
Umbo se tourna vers Miche : « Tu te rappelles quand on a déterré les pierres ? À O ? »
Miche acquiesça. « Il a raison. Lorsque Umbo part lui-même dans le passé et y manipule des choses, il ne retrouve pas son point de départ. La dernière fois, il a visé un jour à côté, un jour trop tôt.
— Et c’était après un petit saut de quelques mois seulement, précisa Umbo. Alors, sur cent ans, qui sait de combien je peux me rater ?
— Bon, tu restes ici avec Param, trancha Rigg. Ça ne résout pas tout. Lorsque j’ai poussé Param dans le passé, je vous ai donné sa main. La diligence, on va la donner à qui ?
— Et pourquoi ne pas juste l’emporter dans le passé, la pousser et revenir ? émit Miche.
— Une vraie histoire de fous, commenta Olivenko. Sortie tout droit de la Bibliothèque du Rien.
— Aucune idée, répondit Rigg. Je ne suis même pas certain qu’on puisse “emporter” quelque chose de plus gros que nous. Dans ce cas, pourquoi ne pas poser nos mains sur une montagne, filer dans le passé et la laisser là-bas ?
— Nos habits voyagent avec nous, en tout cas, ce qui, à mon sens, est déjà une bonne chose, observa judicieusement Param.
— Tout ce qui est relié à la terre est relié au monde et à son temps, suggéra Umbo. Ça ne peut donc être détaché du présent. Tu te rappelles, Rigg ? Sinon on se retrouverait nous-mêmes à flotter au milieu de l’espace et des étoiles après un saut dans le temps.
— Donc la question est : doit-on considérer cette carriole comme reliée au sol ? s’interrogea Rigg. Ou va-t-il falloir la soulever ?
— Il faut espérer que non, fit observer Miche. Parce que si, en plus, il faut se tenir la main…
— Assez parlé, essayons », proposa Rigg.
Quelques minutes plus tard, Umbo, Miche et Rigg agrippaient un morceau de la diligence par la main droite tout en se tenant par la gauche, formant un nœud à trois mains.
Rigg rechercha une trace sur laquelle s’ancrer. Il tomba sur celle d’une vache qui avait traversé le champ plus d’un siècle plus tôt. « J’en ai une, Umbo », lança-t-il.
Il ressentit alors ce changement désormais familier qui accompagnait la matérialisation des traces en êtres vivants – en l’occurrence, en villageois, à pied ou à cheval. Il ne se laissa pas distraire, focalisant toute son attention sur le bovin. Ses mouvements étaient si inhabituels qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas le perdre. Pour une première avec un animal, il n’était pas déçu. L’intelligence du cerveau humain facilitait-il l’accrochage ? La vision de cette vache lui échappait, naviguait de floue à nette. Comme si Rigg essayait de fixer un objet de ses yeux endormis aux premiers rayons de l’aube.
Il parvint finalement à la stabiliser et vit le monde alentour se métamorphoser. La vache paissait désormais derrière une clôture qui longeait la route. Rigg n’avait pas prévu ça. La colline, plus peuplée à l’époque, avait troqué ses prairies fleuries pour des pâtures. Et la route, elle, son tapis herbeux pour une terre battue du matin au soir par les sabots des chevaux et les roues des charrettes.
« Vous voyez les clôtures ? interrogea Rigg.
— Oui, répondirent en chœur Olivenko et Miche.
— Bon, on est tous là, alors. Ne lâchez pas encore. Mais l’un de vous – Olivenko, d’accord ? – peut me lâcher la main.
— Pourquoi ?
— Pour voir si tu nous quittes ou si tu restes.
— Mais Umbo est juste là, indiqua Olivenko.
— Normal. C’est lui qui contrôle, il est toujours avec nous. Maintenant, lâche-moi, qu’on voie ce que ça donne. »
Olivenko lâcha – il resta agrippé à la diligence. Il était toujours là.
« On va essayer autre chose », continua Rigg. Il lâcha la main de Miche, se baissa, ramassa une pierre et la lança dans la diligence. Elle rebondit en toquant et raclant contre le plancher puis ressortit de l’autre côté. « Je ne sais pas où on est, en conclut-il, mais ce truc est bien là avec nous.
— Sacrée découverte, le félicita Miche. Et quel soulagement d’apprendre qu’on ne s’accroche pas à rien !
— Si ces pierres du passé peuvent rebondir comme ça dedans, c’est qu’il est dans le passé aussi.
— Ou que tu as rapporté les pierres dans le futur, nota Miche.
— Essayons de le bouger, lança Rigg.
— Essayez de le bouger, toi et Olivenko, tu veux dire. Avec ton poids, tu ne vas pas bouger grand-chose.
— J’ai bien tenté de grossir chez Flacommo, mais sans grande réussite, admit Rigg.
— Si, un peu, nota Miche. Et grandi aussi. Mais pas beaucoup.
— Surtout, ne lâche pas la diligence ! » lui ordonna Rigg.
Miche lâcha aussitôt.
« Merci, ça fait plaisir… grimaça Rigg.
— C’est bien d’être prudent, se justifia Miche, mais à un moment donné, c’est bien aussi de savoir une bonne fois pour toutes ce que ça fait de lâcher. Je vois toujours la vache et les clôtures. Conclusion, quand on est dans le passé, on est dans le passé. Tant qu’Umbo le veut, en tout cas.
— Très bien, s’inclina Rigg. Mais ce qui m’inquiétait, c’était plutôt de savoir si la diligence allait y rester, elle.
— Eh bien, lâchons tous et retournons voir Umbo et Param ! On aura notre réponse.
— Mais je ne veux pas la laisser là.
— Il suffira de revenir la déplacer. Au moins, on saura, insista Miche. Si on peut s’épargner la peine de la balancer dans le ruisseau pour se rendre compte qu’en fait elle est toujours dans le présent… et qu’en plus on ne voit qu’elle depuis la route. Parce que je peux t’assurer que, d’ici, le Général Citoyen ne va pas la louper !
— Pas bête, apprécia Rigg.
— Tu dis ça, nota Olivenko, comme si le simple fait que le sergent Miche y ait pensé, et pas toi, signifiait que toi, tu étais bête.
— Il va falloir t’y faire, le prévint Miche. Rigg se croit le meilleur, alors forcément, quand quelqu’un dit un truc intelligent, ça le surprend.
— On a tous lâché, dit Rigg en faisant la sourde oreille. Umbo, ramène-nous. »
Les clôtures disparurent. La vache disparut. La diligence aussi.
« Beau boulot, les félicita Umbo. Nous voilà débarrassés.
— On l’a laissée sur place, précisa Olivenko. Pourtant, elle a disparu. »
Rigg trouva la réponse à ce mystère dans les traces ; il la trouva. « Le lendemain de notre passage, une demi-douzaine de personnes se sont approchées. Avec des chevaux… non, les traces sont trop petites… des ânes. Pas l’idéal, mais apparemment, ça leur a suffi pour emporter la diligence vers cette grange.
— Où tu vois une grange ? s’étonna Olivenko.
— Les planches de bois pourries là-bas, pointa du doigt Umbo. C’était une grange. »
Rigg s’élança sans prévenir dans la pente, Umbo dans son sillage. « Reste ici, Param ! » hurla Rigg. Il pouvait être sûr qu’après une telle consigne il la verrait débouler avec Olivenko et Miche dans moins d’une minute.
Des restes de mur dessinaient un vague rectangle au milieu duquel se décomposait depuis cinquante bonnes années le toit effondré de la grange. Des décombres émergeaient les vestiges encore identifiables de la diligence : les roues et quelques pièces métalliques grignotées par la rouille.
« Ça, c’est quelque chose, s’émerveilla Miche.
— Quel gâchis, ajouta Olivenko. La dégager de la route pour la laisser pourrir ici.
— Bravo pour la cachette, en tout cas, salua Umbo.
— Ils l’ont sortie à plusieurs reprises au début, indiqua Rigg. En l’attelant à quatre chevaux. Des gens différents chaque fois, comme s’ils se l’étaient partagée. Je compte cinq groupes… mais toujours les mêmes chevaux.
— Ils ont acheté quatre chevaux ? » s’exclama Umbo.
Sa surprise était facile à comprendre. Personne à Gué-de-la-Chute ne pouvait se payer quatre chevaux. Surtout d’un coup.
« Ils ont dû organiser une collecte, supposa Miche.
— En tout cas, à en croire les traces, ils ne les ont jamais remplacés, continua Rigg. Ils ont fini par la tirer à trois chevaux, puis à deux, puis elle n’est plus jamais sortie.
— Les pauvres bourrins ont dû tirer des charrues, des herses et des charrettes de foin à en crever, imagina Miche.
— Notre petit cadeau leur a coûté cher, conclut Rigg.
— N’exagérons rien, tempéra Umbo. Tu n’aurais pas aimé faire des tours de diligence quand tu étais petit, toi, Rigg ?
— Rappelle-toi les sacrifices que faisait ton père pour vous payer un porc, alors quatre chevaux ! Surtout pour les partager. »
Umbo haussa les épaules. « Retournons à la route. Il y en a d’autres qui n’ont pas dû chômer pendant qu’on faisait nos petites affaires. S’ils arrivent maintenant, on fait quoi ? »
Rigg partit en tête vers les chevaux. Il vit Param tirer un peu la langue dans la montée, mais Olivenko veillait. Arrivé au sommet de la colline, une main flattant l’encolure du cheval sur lequel il avait jeté son dévolu, Rigg se lança à la recherche de traces fraîches, scrutant la route sur des kilomètres à la ronde. Rien, hormis quelques animaux et la population locale vaquant à ses occupations. Il n’y avait pas encore urgence.
Il envisagea un instant la possibilité d’un saut de quelques jours en arrière, tous les cinq, montures comprises, pour creuser un peu plus l’écart entre eux et leurs poursuivants. Il finit par rejeter l’idée sans même la soumettre aux autres. Le problème demeurait entier : il fallait trouver quelqu’un sur qui s’ancrer dans le passé, quelqu’un qui s’en souviendrait le jour où les hommes du Général Citoyen viendraient l’interroger. Ils en déduiraient vite que les fuyards savaient voyager dans le temps.
Et s’ils remontaient de dix, de quinze, ou même de cent ans en arrière, qu’arriverait-il ? Comment deviner quelles autres complications les attendaient ? Ou quelle influence auraient leurs actes sur le futur ? Feraient-ils naître une nouvelle légende, celle des voyageurs tombés du ciel – ou, pire, du prince et de la princesse tombés du ciel ? Le Général Citoyen ou Mère en tireraient leurs propres conclusions et auraient tout le temps de planifier une embuscade sur cette route. C’était décidé : à partir de maintenant, ils voyageraient dans le présent et uniquement dans le présent, sauf en cas d’urgence.
Sans diligence, leur progression s’accéléra nettement, même si elle se faisait à pied pour trois d’entre eux. Param avait démarré à califourchon sur un cheval – ce qui n’était déjà pas de tout repos –, tandis que Miche avait pris l’autre pour partir en éclaireur. Param insistait de temps à autre pour descendre de sa monture et prendre ses tours de marche comme les autres. « Ce n’est pas en restant assise sur un cheval que je me ferai les cuisses. En plus, je les ai en feu tellement ça frotte, et je me sens toute cassée. »
Le voyage dura plusieurs semaines. Param avalait de plus en plus de kilomètres, jusqu’à tenir des journées entières de marche. Ils se ravitaillèrent dans deux fermes. En arrivant à la seconde, le fermier leur lança : « Je sais pas où que vous croyez aller, mais c’est pas par là.
— Qu’est-ce qui n’est pas par là ? s’enquit Olivenko.
— Tout, répondit le fermier. Par là-bas, c’est nulle part.
— Peut-être qu’on cherche à aller nulle part, poursuivit Olivenko.
— Peut-être que vous cherchez le Mur… devina l’homme.
— Le Mur ? s’exclama Olivenko.
— Ouaip, lâcha le fermier. C’est donc ça. Oooh, vous allez tomber dessus. Tout droit par là. À un jour ou deux de là.
— La route est sûre ? Pas de brigands ? questionna Miche.
— Je sais pas trop, répondit le fermier. Si y en a, ils nous emmerdent pas.
— Plutôt rassurant, conclut Olivenko.
— Qu’est-ce que vous fuyez comme ça ? » demanda l’homme.
Rigg n’appréciait guère la tournure que prenait la conversation. « Vous, pour commencer, assena-t-il. Et tous ceux qui fourrent leur nez dans les affaires des autres.
— Des soldats patrouillent dans le coin, poursuivit le fermier sans relever. Sortent toujours quand on les attend plus. Enfin moi je dis ça… »
L’homme remonta tout de suite dans l’estime de Rigg. « Merci de nous avoir prévenus.
— Pour venir s’installer dans un coin pareil, faut une bonne raison, ajouta le fermier avec un clin d’œil. Avoir piqué la femme d’un autre, par exemple. Surtout quand le cocu a de gros moyens et qu’on veut éviter de le recroiser… le mieux, dans ces cas-là, est de partir très très loin. Près du Mur, mais pas trop. La cavale, je connais. Ma femme aussi. »
Rigg lorgna vers la femme édentée, empatouillée avec ses cinq marmots. Il se demanda si elle y avait gagné au change. Il remarqua qu’elle avait été belle.
Ils réglèrent leurs provisions – la somme exacte, sans marchander. Une manière de lui acheter son silence tout en le remerciant pour ses conseils.
Passé le dernier bout de route, la nature s’étendait à perte de vue. Les cinq voyageurs poursuivirent en pleine brousse, à travers collines et vallons. Rigg ne pouvait s’empêcher de penser au fermier et à sa femme. « Pour quelle raison irait-elle abandonner son confort pour une telle vie ? finit-il par se demander à haute voix.
— Elle n’a pas vu venir, supposa Umbo. Après, il était trop tard.
— Elle avait tout prévu, au contraire, le contredit Olivenko. Elle savait qu’une fois sa beauté fanée une plus fraîche qu’elle viendrait prendre sa place dans le lit de son mari.
— Elle l’a suivi par amour, ajouta Miche. Ils s’aimaient sans doute avant même qu’elle ne se marie – ou que ses parents la marient, vu qu’il avait de l’argent. Mauvaise pioche, mais elle a su rectifier le tir. Voilà comment ça s’est passé ! »
Rigg se tourna vers Param. Elle sourit timidement et dit : « Elle voulait porter ses enfants, pas ceux de l’autre. »
Sa remarque les fit bien rire.
« C’est aussi simple que ça, tu crois ? continua à glousser Rigg.
— Elle s’est peut-être raconté une autre histoire, poursuivit Param, mais oui, c’est aussi simple que ça. C’est ce que disait Mère. »
Ah oui, Mère… « Est-ce la raison qu’elle a donnée pour s’être mariée avec Père Knosso ? l’interrogea Rigg.
— Non, c’était des autres femmes qu’elle parlait, déclara Param. Des raisons qui poussaient les autres femmes à se marier.
— Et elle, alors ?
— Elle, c’était pour le bien de la lignée royale.
— Autrement dit, intervint Miche, elle voulait porter ses enfants ! »
Son intervention provoqua un éclat de rire général.
Ils furent au Mur en quatre jours contre deux annoncés, mais sans grande surprise : ils avaient dévié au sud-est en pensant tirer plein est. Ils trouvèrent le Mur non pas avec leurs yeux, mais avec leur esprit.
« Vous avez remarqué comme on a dérivé au sud ? les questionna Miche.
— Ah bon ? » s’étonna Olivenko.
Rigg et Umbo savaient déjà pourquoi. « Les chevaux n’iront pas plus à l’est, lança Umbo.
— Eux aussi la sentent… Et mieux que nous. L’aversion, explicita Miche. Voyez comme ils sont rétifs. »
Param frémit. « Cette sensation, c’est donc le Mur.
— Le simple fait de se décider à y aller rend irritable, vous aussi, vous le sentez ? ajouta Miche.
— Comme plonger de son plein gré dans un cauchemar, glissa Param.
— Absolument », approuva Miche.
Olivenko tendit les rênes de sa monture à Rigg. Il mit cap à l’est d’un pas résolu, attaquant par l’ascension d’un talus. Il disparut rapidement de l’autre côté.
« Il va revenir », indiqua Miche.
Effectivement, Olivenko réapparut, tirant au sud cette fois, l’air toujours aussi déterminé. Il entendit leurs appels et se tourna vers eux. Il écarquilla des yeux comme des billes et les rejoignit au pas de course. « Comment vous avez fait ? s’exclama-t-il. Vous êtes arrivés là comment ? »
Ils s’esclaffèrent de bon cœur. Miche ne le fit pas mariner plus longtemps. « C’est le Mur. Il te dévie. Tu as foncé comme un bélier pas vrai, sans te poser de questions ? En pensant que tu pourrais passer en force. Mais le Mur t’a fait plier. À chaque pas il te dévie un peu plus, jusqu’à ce que tu t’écartes complètement, tout en restant persuadé de suivre la bonne direction.
— Vous n’avez pas bougé ? » Il jeta un coup d’œil aux chevaux ; ils broutaient toujours la même motte. « Vous avez juste attendu là ?
— Donc le Mur te trompe pour t’éloigner ? tenta de comprendre Param.
— Pas exactement, rectifia Miche. Il te submerge de terreur et de peine. C’est ton cerveau qui t’embrouille volontairement l’esprit pour ne pas avoir à le supporter.
— J’étais curieux de voir ce qu’on ressentait, admit Olivenko. Je n’ai jamais vraiment pensé pouvoir traverser.
— Pour ressentir quelque chose, il faut choisir un point fixe de l’autre côté. Quand je dis “choisir”, je parle de l’écrire noir sur blanc sur un morceau de papier et de se relire de temps en temps pour ne pas oublier ce que c’est. Choisis ce point et marche droit dessus sans le lâcher des yeux. C’est le seul moyen pour s’en approcher suffisamment et ressentir quelque chose.
— J’y retourne, dans ce cas, lança Olivenko. Il faut que je sache.
— Tu n’as jamais fait de cauchemar ? Tu ne t’es jamais réveillé dans une mare de sueur froide, les larmes aux yeux ? »
Olivenko frémit. « Tu veux dire que… je sais déjà ?
— Tu n’as pas besoin d’en savoir plus, crois-moi. Plus tu t’approches, plus ton esprit te donne de bonnes raisons d’être terrifié et ravagé par le chagrin. Petit à petit, tu commences à avoir des visions, de monstres, de gens mutilés, de ta famille torturée à mort. Et tout ce qui te reste après cela, jusqu’à la fin de tes jours, ce sont ces images envoyées par ton cerveau pour justifier cette douleur et cette horreur que tu as ressenties.
— Dans ce cas, comment les gens ont-ils fait pour comprendre que c’était le Mur, et pas juste un endroit maudit ? questionna Olivenko, son âme de chercheur refaisant surface.
— N’as-tu pas vécu cela avec Père Knosso ? » l’interrogea Rigg.
Olivenko fit non de la tête. « Ton père nous avait demandé de rester à bonne distance. Mais j’ai pu m’approcher suffisamment pour voir que le Mur est balisé par des bouées sur toute sa longueur. C’est le cas depuis plus de mille ans. Une précaution pour éviter que les bateaux s’aventurent trop près. Tout le monde sait qu’une mauvaise rafale peut les rabattre et coûter aux marins leur raison – mais un seul a émis l’idée de pouvoir le traverser inconscient : Père Knosso.
— Il ne craignait pas d’être assailli de cauchemars pendant la traversée ?
— Pendant un sommeil narcotique, il n’y a pas de rêves, expliqua Olivenko. Mais on ne saura jamais si ça a marché.
— Continuons, proposa Miche. À moins que tu ne veuilles réessayer, Olivenko ?
— Non, trembla celui-ci. Des démons, on en verra assez de l’autre côté. » Il se tourna vers Rigg. « Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?
— Un terrain lisse. Rocheux, sans arbres, mais pas escarpé. Père et moi l’avons aperçu du haut du Surplomb. Tout n’était alors qu’un immense lac qui se vidait du haut des falaises pour former les Chutes de Stashi. Puis, en émiettant la roche, le haut des chutes a reculé, le lac a commencé à se vider plus bas, puis encore plus bas, jusqu’à se réduire à une vaste étendue dans la rivière qui se jette dans des gorges profondes, inexistantes il y a douze mille ans encore.
— Tu as vu le passé ? lui demanda Param. Le lac ?
— J’ai vu les traces des anciens, expliqua Rigg. Les vieux ponts sur lesquels ils traversaient. Là où ils nageaient aussi. Les traces étaient suspendues dans les airs, à hauteur d’un sol aujourd’hui érodé. L’homme n’a pas encore appris à voler. Il nous faut un lieu qui n’a connu qu’une faible érosion, où les traces ne seront pas à trois mètres du sol. Et suffisamment désert pour ne pas attirer les animaux en quête de nourriture, qu’on ne tombe pas nez à nez avec un prédateur affamé. Un lieu resté tel quel pendant douze mille années.
— Si ce n’est que ça… ironisa Miche.
— Pourquoi ? réagit Rigg. Tu sais où aller ?
— Je n’ai travaillé qu’au Mur de l’Ouest, lui rappela Miche. Et je disais ça en rigolant, au cas où tu n’aurais pas remarqué.
— Avant l’arrivée des humains, des animaux vivaient ici, continua Rigg. Pas des petits, comme les mare-becs, les ornyx et les pipours. Certains étaient énormes. Et leurs prédateurs encore plus. J’essaie de les repérer depuis qu’on s’est approchés du Mur. Les plus anciens d’entre eux ne ressemblent à rien que je connaisse. Leurs traces sont si faibles, si passées ; ils n’ont rien à voir avec ceux que l’on traquait pour leur fourrure. C’est la première fois que j’ai l’occasion de vraiment les étudier. Ils sont différents. Ils viennent d’ailleurs.
— Pas d’ici… d’une autre planète, tu veux dire ? avança Umbo.
— Exactement, confirma Rigg.
— Mais de laquelle ? l’interrogea Param.
— De celle-ci, dit Rigg. Du Jardin. Sur cette planète, les intrus, les étrangers, c’est nous. Nous ne sommes arrivés ici qu’il y a un peu plus de 11 191 années. Avant notre arrivée, ce monde était différent. Il grouillait d’une vie tout autre, de plantes et d’animaux aujourd’hui disparus. C’est en suivant l’un d’eux qu’on va traverser le Mur.
— Tu es en train de nous expliquer qu’on va devenir les premiers humains à marcher sur cette planète ? résuma Olivenko. Tu es encore plus tordu que ton père.
— Bien plus tordu, admit Rigg. Même moi j’ai du mal à me croire… sauf que c’est vrai. »
L’endroit rêvé resta introuvable. Ils passèrent bien par un plateau aride et désolé, tout juste égayé de quelques arbres décharnés et arbustes rachitiques, mais Rigg nota au même moment la présence de traces fraîches qui convergeaient vers eux. Elles étaient encore à des kilomètres mais s’ils s’arrêtaient maintenant, leurs poursuivants seraient sur eux en quelques heures à peine. Leur avance avait bien fondu.
Lorsqu’il en informa les autres, leur premier réflexe fut de forcer l’allure. Rigg les arrêta. « Le Mur est juste là. Le sol est rocheux. Je ne vois aucune vraie rivière entre nous et le Mur. Il ne reste qu’à trouver une surface suffisamment plane – et des traces à suivre. On sera partis avant qu’ils nous aperçoivent.
— Si ça marche, le doucha Miche.
— Merci pour tes encouragements, dit Rigg.
— Si ça ne fonctionne pas, s’immisça Param, je vous le demande à tous : pas de lutte. Ils nous prendront, Rigg et moi, et le reste d’entre vous pourra repartir librement.
— Pas sûr qu’ils soient de cet avis, s’interposa Miche. Quoi qu’ils aient promis, je doute qu’ils respectent la parole donnée.
— Ils n’auront pas à le faire, poursuivit Param. Umbo se chargera de vous faire disparaître dans le passé, à un mois d’ici. Ou un an. Vous aurez tout le temps de vous faire oublier. Ils ne vous retrouveront pas. Vous n’avez pas besoin de traverser le Mur pour être saufs. C’est notre privilège à nous, les élus, les chanceux royaux. » Elle leur lança un sourire malicieux. « Maintenant, laissons Rigg se concentrer. »
Umbo exhiba la sacoche de pierres fraîchement sortie de son entrejambe. « Rigg, lança-t-il. Tu devrais peut-être les prendre.
— Félicitations, il va être bien concentré maintenant, fit remarquer Param de sa voix douce.
— Pourquoi ? s’étonna Rigg. Elles étaient en sécurité dans ton pantalon !
— Parce qu’elles sont à toi, répliqua Umbo. L’Homme en Or te les a léguées.
— Qui ? tenta de comprendre Rigg.
— Ton père.
— Personne ne l’a jamais appelé comme ça !
— Si, nous, les enfants, confia Umbo. On l’appelait tous comme ça, mais toujours dans son dos. Et dans le tien aussi.
— Mais l’Homme en Or et l’Immortel sont un seul et même homme ! le contredit Rigg. Mon père ne répond plus vraiment au titre du second…
— Il t’a donné ces pierres, elles t’appartiennent. Et à quoi nous serviraient-elles, à Miche, Olivenko et moi, au fin fond de notre cachette ? Rappelle-toi comme la vente d’une seule nous a déjà réussi. » Umbo mit ensuite la main à sa ceinture et sortit la dague de son fourreau.
« Garde-la, le pria Rigg. Elle est à toi, maintenant. » Umbo tenta bien de protester mais Rigg leva la main : « En souvenir de notre amitié. »
Param prit une profonde inspiration et se lança. « Rigg, pourquoi ne pas rester groupés ? Umbo peut nous ramener dans le passé tous ensemble, il l’a déjà fait.
— Ce n’est pas tant le saut dans le passé qui l’inquiète, c’est plutôt le retour dans le présent, expliqua Umbo.
— Oui, je sais, la dernière fois, Miche et Umbo sont revenus un jour trop tôt. Mais qu’est-ce qu’un jour ? Ce n’est pas important ! protesta Param.
— Tu l’as dit, intervint Umbo, la dernière fois, c’était un jour. Mais imaginons que le raté soit proportionnel au saut. Un jour pour six mois, deux jours pour un an, vingt-deux jours pour onze ans. Sur onze mille ans, l’écart monte vite à vingt-deux mille jours. Plus de cinquante ans. »
Param acquiesça. « Mais si nous quittons cet entremur, quelle importance ?
— Et si on veut revenir un jour ? avança Rigg. Si on trouve un moyen de contrecarrer les desseins du Général Citoyen, par exemple ? Car j’ai l’affreux pressentiment que lui et Mère sont sur le point de rappeler à tout le monde pourquoi la Révolution du Peuple a éclaté la première fois. À quoi servira-t-on si on arrive trente ans avant notre naissance ?
— Ou trois cents ans, renchérit Umbo. C’est peut-être complètement aléatoire.
— Ou pire encore, si Umbo nous projette tellement loin dans le passé qu’on y reste bloqués. Vivre dans un monde avant même l’arrivée des premiers humains, non merci ! C’est un luxe qu’on ne peut pas se permettre vu l’urgence de la situation.
— Donc on maintient nos positions, décréta Umbo. Je reste dans le présent. Rigg, Miche et Olivenko, je vous envoie dans le passé avant que le Mur n’existe. Ensuite, vous attendez qu’on traverse avec Param grâce à son pouvoir d’invisibilité. Si le Mur veut bien nous laisser faire.
— Et s’il refuse ? s’inquiéta Param.
— Je reviens, intervint Rigg. Et je t’emmène avec nous.
— Ce qui veut dire qu’on abandonne Umbo.
— Sans nous, il ne court aucun danger.
— Pourquoi les intéresserais-je ? » lança Umbo avec une jovialité forcée qui n’échappa pas à Rigg. Le fait de n’être personne, aux yeux de l’histoire du moins, laissait à son ami un goût amer.
« Tu as raison, rebondit Rigg. Pourquoi les intéresserais-tu ? Ils sont trop stupides pour le savoir. Tu n’es que celui qui détient le plus grand pouvoir d’entre nous, après tout. Et le seul capable de nous faire voyager dans le temps et de changer le cours des choses ! »
Param se tourna à nouveau vers Umbo. Elle, digne héritière d’un monde où, pour exister, il fallait naître de sang royal, semblait voir pour la première fois en lui quelqu’un de spécial. Lui, le fils d’un paysan de Gué-de-la-Chute, était aussi le seul être au monde à maîtriser le temps. Elle aurait au moins appris quelque chose, aujourd’hui : que, chez un homme, la noblesse ne se définissait pas à la naissance mais aux actes – et au choix des actes.
Ils poussèrent encore un peu, jusqu’au sommet d’un faux plat qui ferait l’affaire, selon Rigg. L’endroit n’était pas idéal – des rochers affleuraient çà et là, et certaines zones avaient souffert de l’érosion due au sable et au vent. Mais il formait une dépression circulaire et le sol était sec, sans rivière autour et, surtout, des traces animales d’un autre âge traversaient le Mur de part en part en suivant une belle courbe de niveau.
« Nous voilà sauvés, annonça Rigg. “Si ça marche”, comme dirait Miche. »
Ils approchèrent les chevaux au plus près du rayon d’influence du Mur et les déchargèrent. Les pauvres se mirent à brouter le peu qu’ils trouvèrent.
Rigg grimpa sur un bloc rocheux qui offrait une vue dégagée jusqu’au Mur et au-delà. Umbo le rejoignit au sommet. Rigg évalua aux traces millénaires la distance à parcourir.
« Entre un et deux kilomètres, annonça-t-il. Tu vois ce petit chêne nain bossu contre l’éperon rocheux ? Quand on l’aura atteint, tu pourras nous ramener.
— Ça fait plutôt deux kilomètres… rectifia Umbo.
— Oui, plutôt deux, confirma Rigg.
— Combien de temps il vous faudra, chargés comme vous serez ?
— Sans Param, pas beaucoup.
— Et comment on fera, nous, si on ne peut pas traverser ?
— Vous resterez invisibles le temps que les autres abandonnent leurs recherches.
— On devrait peut-être traverser les premiers, suggéra Umbo, pour être sûrs ?
— Si on avait plus d’une heure d’avance sur les autres, je dirais oui, déclara Rigg. Mais Param est tellement lente quand elle est invisible. Pour faire ces deux kilomètres, ça peut vous prendre une semaine.
— Ça me va, indiqua Umbo. Je vous observerai d’ici. Tu fais monter Param ?
— Les saints veillent sur vous ! lança Rigg, et il descendit du roc.
— Attends, le stoppa Umbo. Vous nous laissez quelques provisions, au moins ? »
Rigg rigola. « Umbo, pour vous, une heure s’écoulera tout au plus. Quel que soit le temps qu’il vous faille réellement pour faire ces deux kilomètres. »
Arrivé au sol, Rigg chercha Param. En vain.
Sa sœur était introuvable.
Il finit par repérer sa trace… en pleine tentative de traversée du Mur ! Elle avait pris l’initiative de tester seule finalement. Elle se mouvait plus vite qu’il ne l’avait jamais vue faire en étant invisible – ce qui signifiait qu’elle s’était légèrement accélérée. Il pouvait d’ailleurs la suivre au miroitement de l’air à son passage, à sa silhouette à la frange du visible et de l’invisible.
Son allure était tout de même nettement plus lente que n’importe quel marcheur normal. Jusqu’où avait-elle l’intention d’aller ? Derrière, leurs poursuivants cravachaient et gagnaient rapidement du terrain. La marge de manœuvre du groupe était déjà critique. Il leur fallait suffisamment de temps pour traverser le Mur avant qu’Umbo et Param ne puissent disparaître à leur tour. Quelle attitude irresponsable que de gâcher ces minutes précieuses juste « pour voir ». Dire qu’en plus elle devait croire qu’une ou deux minutes à peine s’étaient écoulées. Et elle n’avait même pas fait quinze mètres… Il avait du mal à comprendre le but de la manœuvre.
Il la vit réapparaître.
Elle se mit à hurler.
Rigg se rua vers elle. Olivenko et Miche aussi.
« J’y vais ! cria Rigg. Restez où vous êtes ! » Il sentait déjà le chagrin et la douleur le submerger. Il comprit qu’il ne pourrait jamais la rejoindre, que tout était perdu. Il comprit ce qui l’avait fait hurler.
Elle tituba dans sa direction, son visage déformé en un masque de douleur et de folie. « Cours vers moi ! lui hurla-t-il. Surtout reste visible ! Nous n’avons plus le temps ! »
Après quelques mètres seulement vers elle, sa peur n’était déjà plus supportable. Son esprit se mit à le harceler de bonnes raisons de craindre le pire. Ils étaient prisonniers du Mur et n’en sortiraient jamais. La terre allait s’ouvrir et les engloutir. Le Général Citoyen fondait sur eux, prêt à faire voler leurs têtes d’un coup de sabre. Tout ce qu’il avait entrepris n’était qu’un lamentable échec.
Son invisibilité l’avait forcément protégée ; sans ça, elle ne serait jamais arrivée si loin à découvert. En y replongeant, elle pouvait même espérer terminer la traversée. Mais alors, le pire serait effectivement à craindre : le temps qu’elle y parvienne, leurs poursuivants les auraient rejoints et tout serait terminé.
Rigg n’aurait jamais cru sa sœur armée d’un tel courage. Il s’étonna lui-même de sa propre volonté. Non seulement elle avait enduré les souffrances du Mur sans les fuir, mais lui ne l’avait pas exhortée à le faire, si forte fût son envie.
Ils firent un nouveau pas ensemble, puis un second, et la peur lâcha peu à peu son emprise. Deux de plus, et elle avait complètement disparu. Leurs amis les entouraient.
« Il fallait que je sache, s’excusa Param. Que je sache si mon pathétique petit pouvoir nous ferait traverser ce Mur.
— Et alors ? demanda Rigg.
— Même invisible, j’ai senti ses effets, raconta Param. C’était horrible ! Tellement horrible que j’ai pensé que mon pouvoir ne servait à rien au début. Alors je suis sortie… et c’est devenu bien pire. Insupportable. Tu sais de quoi je parle. Donc oui, mon pouvoir m’a protégée. Il suffira de ralentir encore un peu et on ne devrait rien sentir avec Umbo. Enfin, rien de trop insupportable… Autre chose : les tourments montent crescendo mais n’empirent plus passé un certain stade. C’est là que je me suis arrêtée, quand ils ont commencé à stagner. Ce qu’on a vécu là, mon frère, c’est le pire que le Mur puisse nous faire.
— C’était bien suffisant, déclara Rigg.
— Tu as des larmes et de la morve plein la tête, lui fit remarquer Miche. Tu es mignon comme ça. »
Rigg s’essuya la bouche et le nez avec un mouchoir, l’air vexé. « Sautez sur le rocher, vous deux. Faites monter Param et Umbo et redescendez chercher vos sacs. Si on veut faire ces deux kilomètres avant que le Général Citoyen et ses hommes n’arrivent, il va falloir foncer.
— Le Général Citoyen en personne ?
— J’ai vu sa trace, déclara Rigg.
— Sans Mère, j’imagine », dit Param.
Elle allait être déçue. « Si, avec Mère, annonça Rigg.
— Elle est venue assister à notre capture ? À notre mort ?
— Ou à notre traversée du Mur, hasarda Rigg. Ils ont lancé leurs chevaux au galop ! Vite, sur le rocher ! »
Même en se dépêchant, il fallut cinq bonnes minutes aux deux hommes pour faire grimper Param et Umbo et redescendre se charger les sacs sur le dos.
« Prêts ? lança Rigg.
— Prêt ! cria Olivenko.
— Plus que jamais ! » confirma Miche.
Rigg les conduisit vers la vieille trace, à quelques mètres de là, qui les guiderait droit au Mur. Il saisit la main de Miche et Miche celle d’Olivenko. Puis, son attention tout entière captée par la trace à l’éclat terni par les millénaires, il leva le bras et pompa l’air du poing.
Un animal lui apparut, remontant la trace encore et encore dans une course folle. Non ! s’affola-t-il. Il va trop vite, nous ne pourrons jamais suivre ! Mais l’impression était trompeuse : le temps de stabiliser la trace, l’animal avait ralenti la cadence. Il se mit à gambader, puis à marcher.
C’était la première fois qu’il rencontrait une telle créature : de la taille d’un petit cerf, visiblement herbivore – il avait au moins eu le flair de ne pas choisir un carnassier –, elle était recouverte, non pas de fourrure ou d’écailles, mais de plumes armées de pointes aux extrémités.
Magnifique, un porc-épic géant.
En appuyant leur main fermement dessus et en la caressant dans le sens des plumes, ils ne les sentiraient pas.
Touche-la, pensa-t-il.
Mais s’il la faisait paniquer ? Si elle s’enfuyait, il aurait tout gagné. Il essaya de repérer, le long de sa trace, le dernier point sorti de son champ de vision. En apparaissant juste là, il pourrait la toucher sans qu’elle s’en aperçoive.
Il tendit le bras et posa la main sur le bombé de son épaule, calant immédiatement leur allure sur la sienne. Les plumes de l’animal étaient rêches sous sa paume, mais pas douloureuses. Le paysage s’était métamorphosé ; la lumière était devenue aveuglante, la température plus chaude. Ils étaient dans le passé.
L’animal ne tenta pas de fuir cette main, cette présence. Peut-être ne percevait-il aucun danger car il n’avait jamais vu ni senti un humain. Peut-être n’en croyait-il pas ses yeux. Peut-être que poursuivre son chemin comme si de rien n’était était sa manière à lui d’exprimer sa peur.
Rigg se permit un regard en arrière ; les autres étaient toujours là.
Olivenko tendit le bras à son tour et toucha la croupe de l’animal de sa main libre, juste au-dessus d’une queue épaisse, presque reptilienne. L’animal ne broncha pas. Olivenko lâcha la main de Miche, invitant le tavernier à toucher lui aussi.
Une fois la main de Miche posée sur le dos de l’animal, Olivenko entreprit de le contourner, d’abord par un petit saut – avec tout son équipement sur le dos – par-dessus la queue, puis en remontant le flanc opposé à Rigg, jusqu’à sa hauteur.
Pas plus loin, l’avertit Rigg en silence.
Olivenko anticipa de lui-même. Se tenir hors de son champ de vision, c’était le plan. Dans leur position actuelle, la bête ne pouvait pas les voir – ses yeux pointaient droit devant, comme ceux des lémuriens, des chouettes ou, plus simplement, des hommes. Et si elle ne sentait pas leurs mains sur elle, c’était peut-être parce que les terminaisons nerveuses de sa peau étaient moins sensibles que chez les mammifères… Ou parce que ses plumes l’empêchaient de percevoir quoi que ce soit – tant qu’ils s’en tenaient à un contact léger, du moins.
Ils savaient par expérience qu’ils pouvaient même la laisser filer ; maintenant qu’ils étaient dans son temps, ils y resteraient. Mais Rigg ne parvenait pas à s’en persuader. Ils n’étaient jamais allés aussi loin dans le passé. Si Rigg perdait l’animal de vue, le pouvoir d’Umbo suffirait-il à les y maintenir ?
Ils avaient parcouru près d’un quart de la distance totale quand Rigg repensa au Mur. Ils ne ressentaient rien, comme s’il n’existait pas. Parce qu’il n’existait pas. Ils étaient arrivés avant les premiers hommes du Jardin, il n’y avait pas encore de Mur, pas d’ennemis lancés à fond de train derrière eux non plus.
Rigg n’osa pas regarder où en étaient Mère et Citoyen, de peur de perdre l’animal. Leur propre progression lui sembla infiniment plus lente que ne le laissait penser leur allure : le soleil avait déjà bien décliné à l’horizon et leurs ombres s’allongeaient maintenant devant eux. Combien de temps avaient-ils marché ? Quelques minutes à peine mais pourtant, à leur arrivée, la lumière était au zénith.
Les épaules de l’animal saillaient puis se relâchaient en cadence, ses muscles roulaient sous la main de Rigg. Ce n’était pas un animal de meute, sinon Rigg ne l’aurait pas choisi – les meutes étaient trop dangereuses. Une bête solitaire. Il rêvait de pouvoir la suivre des jours durant, une année entière, pour découvrir comment elle vivait, s’accouplait, donnait naissance – par une mise bas, une ponte ou un type de parturition radicalement différent, encore inconnu de l’homme ? –, comment elle passait l’hiver, se nourrissait, qui la mangeait. Et comment ses ancêtres avaient pu avoir la cruauté de la faire disparaître, elle et toute son espèce.
Pour nous faire de la place, songea Rigg. Pour que l’on puisse vivre ici. Ce monde a été nettoyé de sa vie primitive et offert aux humains de l’entremur, de tous les entremurs.
Rigg risqua un regard vers Umbo et Param. Il les distingua très clairement, agenouillés ensemble sur leur promontoire ; mais aussi entourés d’un rocher de plusieurs fois la taille du premier. Le résultat de douze mille ans d’érosion. Umbo et Param ne craignaient rien – ils resteraient dans le présent et ce rocher appartenait au passé.
Rigg s’apprêtait à détourner la tête quand il vit Param faire volte-face, paniquée. Quand elle lui fit face à nouveau, ce fut pour gesticuler dans tous les sens. Plus vite, leur intimait-elle. Dépêchez-vous, plus vite, plus vite. Le Général Citoyen arrivait.
« Il faut s’activer, lança-t-il à ses amis en chuchotant. Vous pensez qu’on peut forcer cet animal à galoper ? »
Ils avaient déjà parcouru plus de la moitié du chemin, les trois quarts même. Mais leurs ombres ne mentaient pas : ils étaient trop lents.
Une pression à la base des plumes lui apporta la réponse : l’animal accéléra, mais ses plumes devinrent aussi plus tranchantes. En plus de la pointe évidente en bout de plume, chacune des barbes se transforma en petite lame, contre lesquelles ils pressaient maintenant leurs paumes. Des gants n’auraient pas été de trop, mais Rigg ignora la douleur et appuya plus fort. L’animal se mit à trotter, et eux, à allonger leurs foulées.
Un rai de lumière déchira soudain le ciel, comme une étoile filante de plus en plus brillante, aveuglante même. Ils couraient désormais. Rigg craignit un moment d’avoir lancé l’animal à un rythme trop rapide et de ne plus pouvoir suivre, mais ils s’accrochèrent, bien aidés par le sol souple sous leurs pieds. Les pointes ne pressaient plus contre sa peau : elles avaient fini par percer, en force. Elles étaient probablement prises dans la chair.
Avec ma chance, elles sont toxiques et ma main va pourrir et tomber d’ici la fin de la journée.
Il se retourna et vit Param gesticuler plus furieusement encore. Mais il vit aussi autre chose : la traînée lumineuse n’était pas une étoile filante. C’était quelque chose de gros et de noir, qui fondait vers le sol à une vitesse telle que l’objet doubla de volume sous les yeux de Rigg avant de disparaître sous l’horizon. Il va s’écraser, pensa Rigg.
Une lumière aveuglante jaillit au loin, suivie d’un champignon de fumée noir et blanc et d’une onde de choc d’une extrême violence. Rigg remercia la bête pour son équilibre ; sans elle, il aurait voltigé la tête la première. Il prit alors conscience de son erreur : avoir choisi la dernière trace à avoir traversé le Mur avant que tout ne change. Par cette simple bévue, il avait réussi à envoyer tout le monde, lui et ses amis, au moment précis où les humains atterrissaient avec fracas sur le nouveau monde. Cette chose noire devait être leur vaisseau. Et ce soulèvement de terre, cette immense éruption nuageuse à l’horizon, c’était la fin du monde. L’éruption se transforma en un gigantesque nuage noir qui se mit à rouler dans le ciel. S’il les atteignait, ils mourraient asphyxiés.
Il leva le poing et pompa dans les airs. Ramène-nous maintenant.
Umbo ne réagit pas. Rigg regarda devant et comprit pourquoi. Le chêne nain, qui marquait leur arrivée dans la zone de sécurité derrière le Mur, était encore loin.
Agoniser de peur et de désespoir n’était rien à côté de ce qui les attendait. Rigg pompa à nouveau. Ramène-nous au présent ou nous allons tous y rester, Umbo !
Après la secousse vécue, quelle qu’en fût la cause, les deux compagnons ne furent pas surpris de voir Rigg lancer le signal. Si Umbo exécutait les consignes et les sortait de là maintenant, le Mur tenterait de les broyer de ses peurs et de son désespoir sur toute la distance restante. Seule leur volonté leur permettrait de s’arracher à ses griffes et de tenir jusqu’à l’entremur voisin.
Rigg pompa une troisième fois.
Mais que faisait Umbo, bon sang ? Et pourquoi cet animal était-il toujours sous sa main ? Et pourquoi…
Son ombre – elle ne s’allongeait pas, il n’en avait pas. Ils étaient revenus au matin. Le sol était immobile. La bête était là, sous sa main, mais paniquée, pour la première fois. Et à juste titre. L’effroi du Mur s’était abattu sur eux tel un poing géant fracassant leurs dernières velléités d’espoir, n’épargnant ni hommes ni animaux.
« Cours ! » hurla Rigg.
Olivenko essaya d’attraper sa main mais Rigg sprintait déjà, les coudes collés aux hanches, activant les bras et les jambes aussi vite que possible. Il avait l’avantage d’avoir déjà ressenti cette douleur et de savoir qu’elle disparaîtrait s’il tenait encore quelques mètres. Mais les autres étaient des soldats. Des combattants. Des durs à cuire.
Et ils le montrèrent. Ils le doublèrent – les deux en étaient capables. Rigg savait qu’il aurait été injuste de leur en vouloir, mais n’en ressentait pas moins du désespoir de savoir qu’eux vivraient, et lui, non… tout cela parce qu’il était trop lent ! Leur propre vitesse semblait le ralentir. Dans son effroi, il imagina le sol trembler, le nuage de poussière fondre sur eux et les asphyxier tous. Son cerveau essaya bien de lui envoyer un autre signal, une information cruciale sur ce nuage, mais son esprit était obnubilé par la pensée terrifiante et insupportable de cette poussière. Il ne pourrait jamais la chasser. Et pourtant, il le devait !
Olivenko avait stoppé sa course. Il s’était retourné et hurlait des mots que Rigg ne pouvait entendre. Miche s’arrêta à son tour. Il fit un signe de bras et brailla quelque chose.
Ils étaient loin devant. Il ne pouvait pas les rattraper et le nuage allait le rattraper, lui – et l’avaler. Là, il sentait maintenant l’épaisse poussière s’infiltrer dans ses poumons, obstruer sa respiration, l’obligeant à cracher et tousser. Il bloquait jusqu’à sa vision. Il ne pouvait plus les voir, il ne voyait plus rien du tout. Le monde était plongé dans une obscurité noire et totale. Et dans l’obscurité, il trébucha. Et tomba.
Sa terreur, sa peine et sa détresse dépassèrent son seuil de tolérance. Elles arrêteraient bientôt de faire battre son cœur comme elles avaient bouché ses poumons et aveuglé ses yeux. Il voulait mourir.
Mais le vent le souleva de terre et l’emporta au loin. Loin de l’obscurité. Loin du nuage de poussière. Il fit rejaillir la lumière, insuffla de l’air dans ses poumons. Et à la clarté, Rigg vit que le vent n’était pas du vent mais les mains de Miche et d’Olivenko. En le voyant tomber dans le Mur, ils avaient fait demi-tour, affrontant à nouveau les affres du Mur pour venir le secourir. Et ils avaient réussi : il était sauvé.
« Merci, soupira Rigg. J’étouffais, je ne voyais plus rien.
— Je sais, dit Miche en le serrant contre lui.
— C’était la fin du monde », ajouta Olivenko, et Rigg vit que son visage était mouillé de larmes.
Rigg se tourna ensuite vers le point que les deux hommes fixaient au loin. Vers le rocher, à deux kilomètres de là, où s’étaient tenus Umbo et Param et où ils n’étaient plus.
Il vit à la place une dizaine d’hommes armés de lourdes barres de métal qui couraient çà et là, fauchant l’air à la base du rocher ; deux autres silhouettes se découpaient à son sommet, armées de barres elles aussi, balayant l’air comme les autres, aussi loin devant le rocher que leur équilibre leur permettait.
Mère et le Général Citoyen attendaient sur leurs montures, sans un regard pour leurs hommes, tous deux tournés vers le Mur et la plaine herbeuse. Citoyen tenait une longue-vue ; il la tendit à Mère.
Rigg pensa au début qu’ils regardaient dans leur direction, mais il n’en était rien.
Il suivit leur regard.
La créature les avait suivis dans leur présent, seule représentante au monde d’une espèce disparue. Mais ce n’était pas tout : un homme se tenait debout à côté d’elle, caressant ses plumes tremblantes. Ses manières étaient douces ; son visage amène et d’une force tranquille. Rigg le connaissait mieux que n’importe quel autre visage au monde.
C’était celui de Père.