Orson Scott Card Pisteur Livre 1. Partie 2

Chapitre 1 Chez Flacommo

« On s’est fait prendre dans un hoquet, nota le sacrifiable. En gros, tout ce qu’on ne voulait pas… Dans un hoquet, qui sait ce qui peut vous arriver ? La plupart des calculateurs ont misé sur un découpage net du vaisseau ou sa disparition pure et simple… »

Ram avait épluché un à un les comptes rendus générés pour chaque centimètre carré de vaisseau. « Pourtant, ni découpage ni disparition… On est intacts.

— Plus qu’intacts, nuança le sacrifiable.

— Comment ça, “plus qu’intacts” ? s’étonna Ram.

— Dix-huit copies de notre vaisseau ont franchi la contraction, et nous en plus. »

Ram tenta de visualiser la scène.

« Mais pas tous en même temps, ni au même endroit, constata-t-il.

— Non, du fait de sa nature quantique, la contraction nous a fait passer l’un derrière l’autre, à quatre secondes d’intervalle environ. Juste ce qu’il faut pour ne pas se tamponner. Tant qu’on n’accélère pas subitement et qu’on ne joue pas trop avec nos champs magnétiques.

— Et à l’instant même, continua Ram, nos propres copies sont en pleine discussion dans chaque vaisseau ?

— D’après les comptes rendus des autres sacrifiables, tous les Ram Odin ont perdu conscience à la nanoseconde près. Ils ont tous été sanglés à leur fauteuil dans la même position, et se sont réveillés avant de transmettre les mêmes instructions en même temps. En ce moment, chacun de nous parle à son Ram Odin et lui dit mot pour mot ce que je suis en train de vous dire.

— Foutu espace-temps, jura Ram.

— Enregistré, dit le sacrifiable. Dix-neuf fois.

— Donc tous les moi disent la même chose au même moment, dit Ram. Ça manque cruellement d’originalité, non ?

— Non, la répétition a du bon.

— À un moment donné, il y en a bien un qui va faire quelque chose de différent. Il va y avoir divergence.

— C’est ce que dit chaque Ram à l’heure actuelle, lui rappela le sacrifiable.

— Si ça arrive, ça va devenir ingérable, pressentit Ram. Vous n’allez plus savoir à qui obéir. Abattez immédiatement tous les Ram vivants, sauf moi. »


* * *

La reine – sa mère – fit descendre Rigg de la chaise à porteurs sur les galets polis de la cour attenante au jardin. « Mon bel enfant, se réjouit-elle en reculant d’un pas pour mieux l’admirer.

— J’ai déjà eu meilleure mine », s’excusa-t-il, un peu désarmé par le compliment. C’était bien la première fois qu’il entendait dire ça de lui. À O, on l’admirait surtout pour ses habits et sa bourse.

Elle le prit dans les bras. « Je te regarde avec les yeux d’une mère qui a longtemps cru son fils mort.

— Vraiment, Mère ? murmura Rigg. Vous me pensiez mort ? »

La question n’était pas que personnelle – elle était aussi politique et historique. Si elle l’avait cru mort, en toute logique, elle n’avait donc pas cherché à le faire mettre hors de danger… Il n’avait pas été enlevé non plus, sinon elle l’aurait cru vivant – peut-être même nourri et éduqué par l’ennemi, pour en faire un instrument de restauration monarchique. Non : pour que sa mère l’ait cru mort, il fallait que ses ravisseurs aient monté un scénario macabre – un cadavre calciné, du sang sur les murs – ou alors, que sa mère elle-même ait commandité son assassinat.

D’autant qu’il y avait un lourd passif dans la famille. Les femmes n’avaient pas toujours été très douces avec leurs petits.

« Ne pose pas trop de questions… » lui susurra-t-elle à l’oreille.

Le message était clair : de la tenue, nous sommes en public. Ses réponses seraient dictées non par la vérité mais par ce qu’elle estimait audible et crédible pour les oreilles tendues autour d’eux. Il n’apprendrait pour l’heure rien de son passé ni de celui de sa mère.

En même temps, inutile de lui rappeler sa nécessaire discrétion – sa survie en dépendait. Et puis, qu’entendait-elle au juste par discrétion ? Elle lui demandait simplement de la boucler.

Rigg pouvait patienter. Cela ne l’empêchait pas de se sentir triste pour cette femme qui, le jour des retrouvailles, devait encore peser chaque parole, chaque geste, chaque acte, chaque décision.

Prisonnière des crimes de ses ancêtres, elle pense comme un détenu qui vit dans la crainte de ses geôliers – qu’elle considère tous comme des délateurs en puissance.

Et sa sœur, où se cachait-elle ? Qu’attendaient-ils pour la lui présenter ? Il se garda bien de poser la question. Un peu de patience.

Sa mère relâcha son étreinte. Il recula et jeta un coup d’œil circulaire. Une vingtaine de personnes avait pris place dans la cour et l’entourait. Une affluence royale. L’impératrice Hagia Sessamin n’avait pas attendu de le voir en chair et en os pour annoncer publiquement le retour du prince – elle s’en était tenue aux rapports des messagers du Général Citoyen. Celui-ci n’avait pas lésiné, signe qu’il devait être en bonne entente avec la famille royale. Rigg avait eu droit à une cellule individuelle sur le bateau et à une arrivée en fanfare, encapuchonné, menottes aux poignets et fers aux pieds. Regardez comme j’en ai bavé pour ramener le fils royal porté disparu, semblait dire cette débauche de moyens. À son arrivée, la chaude embrassade d’Hagia Sessamin avait aussi fait partie du spectacle – même si le faire disparaître à la première occasion, au nom du règne matriarcal instauré par sa grand-mère Aptica, était son souhait le plus cher.

« Je vous complique la vie, n’est-ce pas, Mère ? », glissa-t-il dans un sourire.

Il observa attentivement sa réaction. Un rictus de colère d’abord, puis… de peur ? Oui, la peur se lisait dans son regard. Peut-être craignait-elle sa curiosité, finalement ; que d’un seul mot, tout son petit monde s’écroule. Mais par quel moyen lui faire comprendre qu’il avait conscience de son dilemme, indépendamment de ce qu’elle comptait faire de lui ? S’il restait planté là, bouche bée, elle penserait qu’il jouait un jeu et se poserait mille et une questions sur lui : qui l’a formé ? qui l’a conseillé ? que sait-il au juste ? Sauf qu’il n’en jouait aucun, sinon le sien, celui d’un naïf. Si elle était sensée, elle comprendrait d’elle-même et le laisserait faire, car plus il paraîtrait ignorant, moins les antiroyalistes le redouteraient et moins les restaurateurs de la monarchie mâle seraient tentés de la renverser pour mettre ce roi – de nom seulement – sur le trône.

« C’est la mienne que vous ne facilitez pas, mon garçon », répondit un homme.

Rigg le regarda. Grand, les épaules carrées, il portait des habits parfaitement taillés dans de riches étoffes et d’une sobriété raffinée. Sa tenue semblait dire qu’il avait beaucoup d’argent en toute modestie.

« Êtes-vous l’aimable hôte de ma mère ? s’enquit Rigg. Est-ce votre maison que nous voyons là ? »

L’homme s’inclina en une profonde révérence.

Rigg connaissait déjà la réponse – entre les mots du nouveau venu et ce qu’il avait appris du quotidien de la cour royale, ce ne pouvait être que lui. Lui, peut-être même doublé d’un suppôt du Conseil. Ledit Conseil ne laisserait jamais la garde de la famille royale à un autre qu’à l’un de ses sous-fifres.

Bien sûr, le doute était permis. Il n’était peut-être qu’un royaliste après tout, d’une couleur ou d’une autre ? Mais comme aimait à le répéter Père, quand deux camps ennemis font confiance au même homme, c’est qu’il ne mérite celle d’aucun. Comment savoir lequel il trompe ? Les deux, bien souvent. La seule certitude le concernant, c’est qu’il n’était pas de son côté à lui.

« J’aimerais pouvoir honorer l’hospitalité de ma poche, s’excusa Rigg. Mais si, comme semble le penser Hagia Sessamin, je suis bien son fils, alors me voilà privé de mes biens. Je crains de devoir m’en remettre à votre charité.

— Dans ce cas, veuillez voir en moi un ami en toutes choses, comme je le suis envers votre mère.

— Vous ne manquez pas de courage, renchérit Rigg. Peu de personnes doivent goûter qu’on abrite sous leur toit les tyrans maudits qui ont opprimé des générations durant le Monde-Entre-Les-Murs. Et encore moins qu’un rejeton mâle de la famille royale s’ajoute à la liste, surtout quand on ne l’attend plus. »

Quelques murmures consternés s’élevèrent de l’auditoire. Rigg nota avec satisfaction que sa mère n’était pas de ceux à trahir ses émotions aussi ouvertement.

Rigg se campa face à cette foule de domestiques, de courtisans, de citoyens hostiles voire de membres du Conseil révolutionnaire, puis ajouta : « Vous pensiez que j’allais jouer les ignorants ? C’est vrai, je l’étais il y a peu encore. L’homme qui m’a élevé a veillé à ce que je le reste. Je n’ai eu vent de mon éventuel lien avec la famille royale que récemment, il y a quelques semaines à peine. Depuis, j’ai appris pas mal de choses. Que mon existence en contrarie plus d’un, par exemple. Moi y compris.

— Eh bien, qu’elle les contrarie ! coupa Mère. Moi, elle me remplit de joie !

— J’ai rêvé d’une mère toute ma vie, lui lança Rigg. Mais, nourri au biberon de la République, jamais d’une reine. Pardonnez-moi si c’est l’amour d’une mère que je recherche, et non celui d’une douairière.

— Vous êtes tout pardonné, s’immisça le maître de maison. Il est évident que la notion de “royauté” n’est qu’affaire de généalogie. Je ne connais pas une seule âme dans toute cette ville qui ne soit reconnaissante d’être gouvernée par le Conseil révolutionnaire plutôt que par la progéniture accidentelle d’une quelconque maison. »

La mielleuse hypocrisie de l’homme était un vrai régal. Ce discours de faux cul lécheur de bottes révolutionnaires visait soit à asseoir sa loyauté vis-à-vis de ses maîtres, soit à étouffer sa véritable loyauté sous un épais matelas de mensonges. Dans un cas comme dans l’autre, ses mots sonnaient tellement faux que Rigg ne douta pas une seconde que l’homme ne cherchait l’adhésion de personne.

Ou alors, autre possibilité, c’était un crétin fini qui ne s’était jamais entendu parler.

« Regardez sa coiffe, osa l’un des curieux.

— Et ses riches habits », chuchota un second.

Rigg le fixa. « Ces riches habits, comme vous dites, ont été achetés avec l’héritage de mon père. Hormis ceux que je porte, pour être présentable à mon arrivée. Le Général Citoyen me les a tous confisqués lors de mon arrestation. Mais s’ils vous manquent plus à vous qu’à moi, mon ami, prenez-les, c’est avec grand plaisir que je vous les échange contre votre défroque. »

À nouveau, quelques murmures.

« Et ce rôle, on ne vous l’a pas fait répéter peut-être ? intervint un homme d’âge mûr.

— Mon père, celui que j’ai toujours appelé ainsi, du moins, m’en a fait répéter plus d’un.

— Un comédien ? le railla le vieil homme en prenant la foule à partie.

— Oui, et de la pire espèce, confirma Rigg. Un politicien. »

Les murmures gonflèrent en une clameur confuse d’où s’échappèrent quelques rires étouffés et des éclats de voix.

« Laissez-moi deviner… Monsieur le Secrétaire du Conseil révolutionnaire du Peuple, c’est bien cela ? » devina Rigg. Les cours de politique de Père lui revenaient. Le Secrétaire du Conseil révolutionnaire du Peuple était aussi son chef. Dans ce gouvernement à l’envers, le titre le moins honorifique était attribué à la tête de l’organigramme, au plus haut gradé. Les mots perdaient leur sens premier : « secrétaire » signifiait ainsi « dictateur », « roi » ou encore « empereur ».

« C’est bien mon poste actuel, concéda l’homme.

— S’il vous plaît, monsieur. Je ne vois que de loyaux citoyens ici, dit Rigg. Nous savons tous que vous détenez ce poste à vie.

— Non, pour un mandat fixe, d’une année.

— Mais déjà renouvelé quatorze fois, se permit de préciser Rigg avec un grand sourire. Avant la prochaine, puis la suivante, et ainsi de suite jusqu’à ce que votre carcasse ratatinée et baveuse ne s’écroule d’elle-même en admettant enfin être passée de vie à trépas. »

Rigg ne faisait qu’exprimer ce que tout le monde savait. Mais le clamer en public était un jeu dangereux et peu subtil. Voix et rires étaient retombés, seuls demeuraient les murmures. Et ce rôle-là, il te plaît, Mère ? Lis-tu clair dans mon jeu, clairvoyante comme tu l’es ?

Le Secrétaire, un homme du nom d’Erbald, fit un pas en avant, rouge de colère.

« Mon père me répétait souvent : “Ne nie surtout jamais l’évidence”, ajouta Rigg. L’admirable service que vous rendez aux habitants de ce monde, et votre dévouement pour ainsi dire sacrificiel à servir pour le reste de votre existence, est tout à votre honneur. » Rigg s’agenouilla face à l’homme.

« Mon fils se croit intelligent et honnête, intervint Mère derrière lui. Veuillez pardonner son outrecuidance. Que n’ai-je pu l’élever moi-même ! Vous auriez retenu de cette première entrevue un peu plus de courtoisie et moins d’arrogance. »

Voilà, Mère, pensa Rigg pour lui-même. Laissons-les croire à une dissension entre nous.

Il se tourna vers la reine, l’air faussement peiné. « Mère, se défendit-il, quel mal y a-t-il, dans cette république de l’honnêteté, à nommer les gens et les choses par leur nom ? » Il fallait enfoncer le clou, maintenant. « Prenons notre généreux hôte, par exemple : sans le consentement du Conseil, il ne pourrait héberger la famille royale, ce qui en fait un sbire de M. Erbald. Puisqu’il est de notoriété publique que le Conseil mettra tout en œuvre pour étouffer dans l’œuf n’importe quelle tentative d’insurrection d’une autre dynastie héréditaire que la nôtre, le fait qu’Urbain, père d’Erbald, fut secrétaire avant lui, le tout grossièrement masqué par trois années de gouvernement fantoche du jovial Chaross entre-temps, montre bien à quel point les talents de stratège du père ont été hérités par le fils. Il faudrait être fou pour croire que de tels dons courent les rues. »

Quelques spectateurs s’éclipsèrent. Pour Erbald, l’affront était de taille – même si Rigg avait dit vrai – et les témoins malvenus. Rigg mémorisa leurs traces. Il ne manquerait pas de les suivre à la première occasion. S’il devait trouver un soutien quelque part, c’était parmi eux : ceux qui se savaient redoutés du gouvernement.

Rigg ne regretta sa prise de risque à aucun moment. Tous les écoliers connaissaient le credo révolutionnaire : « dire sa vérité à la face des puissants ». Jamais ses paroles ne pourraient être utilisées contre lui, ce qui rendait son élimination d’autant plus difficile. Maintenant que tout le monde le savait déterminé à dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas, le Conseil y réfléchirait à deux fois avant de l’envoyer vider son sac à la barre d’un tribunal.

Un régime qui se drape lui-même dans l’étendard de la transparence craint la vérité plus que tout. Si le moindre doute s’installe quant à la véracité de ses propos, adieu l’autorité !

Rigg s’amusait bien. Père lui avait au moins remis les clés des manœuvres politiques et le mode d’emploi pour les utiliser. Il n’avait pas la moindre idée de ce que la vie lui réservait ni aucune envie de servir les plans d’un autre, alors pourquoi ne pas se faire plaisir et l’ouvrir un peu, quitte à y passer ?

« Vous avez là un jardin somptueux, observa Rigg. Et la demeure attenante ne l’est pas moins. Je m’étonne que le Conseil accepte d’en laisser la propriété à un seul homme, quand tant vivent dans la misère. Quel est votre nom, honorable hôte ? Je veux connaître l’identité de celui que le Conseil estime digne d’un tel trésor public. »

L’hôte, rouge de confusion, accueillit la question d’une légère courbette. « Flacommo, pour vous servir.

— Mon cher Flacommo, mon cher ami, le flatta Rigg, que diriez-vous d’entrer ? Les moustiques d’Aressa Sessamo semblent beaucoup m’aimer, ils sont en train de me dévorer.

— Le delta sur lequel nous vivons est un vrai marécage, expliqua Flacommo, soudain plein d’entrain. Le minimum ici est d’une bonne demi-douzaine de piqûres par personne, mais nous autres habitants des lieux y sommes habitués. Puisqu’il est question de dévorer, suivez-moi à la cuisine. Mon petit doigt me dit que si vous vous y prenez bien, le cuistot pourrait bien avoir un petit quelque chose pour vous.

— Je serai ravi de jouer les commis le temps de mon séjour, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, sieur Flacommo. Je m’y entends en découpe, surtout s’il y a du gibier au menu. »

Rigg avait conscience de l’image un tant soit peu déroutante qu’il renvoyait de lui-même : franchise frisant l’incorrection, manières de trappeur, pas contre l’idée de mettre la main à la pâte… les échos de cette première rencontre avec le prince présumé feraient vite le tour de la ville. Le Conseil aurait beau essayer de les taire, Rigg avait rendu ses déclarations trop croustillantes pour que les témoins de la scène les gardent pour eux.

Il les avait soudoyés, mais avec bien plus qu’un peu de monnaie : avec des secrets merveilleusement scandaleux. Quel prestige plus grand pour ces domestiques et courtisans que de devenir les dépositaires de la vérité sur l’intimité des puissants ? Aucun ne résisterait à l’envie de la confier au voisin. Et de voisin en voisin, d’ici au lendemain matin, des milliers d’oreilles auraient eu vent de l’histoire.

Plus il ferait jaser et plus ils seraient nombreux à se soucier de lui, à l’apprécier, à en redemander, et plus ils le protégeraient malgré eux, en devenant autant de témoins du traitement qu’on lui ferait subir. Et si Umbo et Miche passaient par là, ils se fieraient aux ragots pour le retrouver.

Mère désapprouvait, Rigg le voyait bien. Le contraire aurait été surprenant. Pour autant qu’il le sache, elle le préférait plutôt mort que vif, laissant le Conseil se salir les mains à sa place si possible. Flacommo n’avait pas dû apprécier lui non plus. Lui, l’ami fidèle, le dévoué serviteur prêt à se sacrifier pour le bien-être de la famille royale, avait soudain pris un tout autre visage : celui de son geôlier.

La réaction la plus théâtrale fut celle d’Erbald. Alors que Mère accompagnait Rigg vers la maison, impatiente de pouvoir profiter de son fils pour la première fois depuis sa brutale disparition, Erbald annonça son congé, puis jeta subitement le bras autour des épaules de Rigg. « Voulez-vous, jeune Rigg, m’accompagner au portail ? » clama-t-il.

Rigg l’accompagna volontiers.

« Bien joué, pour un amateur, lui susurra le Secrétaire à l’oreille.

— Joué ? dit Rigg en reculant, affable. Vous avez vu quelqu’un jouer ?

— À popularité provisoire, sécurité provisoire. N’oublie pas que le soutien du peuple ne dure qu’un temps. Qu’une seule rumeur vienne te salir – surtout si elle est fondée – et il te mettra en morceaux. »

À ces mots, il sortit à grandes enjambées, laissant Rigg seul face aux portes qui se rabattaient sur la ville.

Dans la cuisine, Rigg se mêla aux domestiques en pleine préparation des ragoûts et tartes du lendemain. La gastronomie et lui, ça faisait deux – c’était tout juste s’il n’attribuait pas la levée du pain à quelque acte de sorcellerie –, mais il savait tout de même émincer une carotte, peler une patate, évider une pomme ou dénoyauter une pêche. Flacommo n’avait pas donné ses consignes au chef qu’il jouait déjà du couteau pour aider son jeune voisin.

« Ce n’est pas un travail pour un fils de la maison royale », s’indigna Flacommo.

Rigg s’étonna de cette remarque. « Si maison royale il y avait, très certainement, monsieur. Or il n’y en a point. Pas de maison royale, pas de fils de la maison royale. En revanche, quand il y a du travail, je le fais, cela me paraît normal. » Rigg se tourna vers le chef. « En êtes-vous satisfait, monsieur ? »

— Pleinement, monsieur, lui répondit le chef, mais ce n’est pas à vous de m’appeler monsieur.

— Pourquoi ? questionna Rigg. Mon père m’a toujours dit de m’adresser aux aînés par “monsieur” et “madame”, par respect pour leur sagesse et la bonne fortune de leur âge.

— Sagesse et bonne fortune, s’esclaffa Flacommo comme s’il n’avait jamais rien entendu d’aussi drôle. Il n’y a vraiment que les jeunes pour croire à la “bonne fortune” des vieillards, avec leurs rhumatismes, leur calvitie et leurs ballonnements incessants.

— Je me considérerai comme extrêmement chanceux, monsieur, si je vis suffisamment longtemps pour souffrir de ce que vous décrivez. »

Flacommo, décidément bon public, rit de plus belle. Rigg aperçut, l’air de rien, sa mère bouger imperceptiblement la tête. Comprenait-elle enfin son manège ? L’approuvait-elle ?

« Nous prendrons soin de nourrir le jeune, monsieur, dit le chef à l’adresse de Flacommo. L’un des garçons peut déjà lui montrer sa chambre, ils savent tous laquelle est prête.

— Une chambre ? demanda Rigg. Pour moi ? Pourquoi pas, après tout, un peu de confort ne me fera pas de mal après ce périple. Encore quelques pommes et nous pourrons monter. Pour ce qui est du repas, du fromage et une tranche de pain feront l’affaire. »

Rigg n’avait aucune intention de monter où que ce fût, et certainement pas dans une chambre préparée spécialement pour lui. C’était le piège parfait. Sa meilleure défense serait d’aller dormir dans un endroit où personne ne l’attendait, avec beaucoup de témoins si possible.

« Je crois savoir que votre mère brûle de vous parler, déclara Flacommo.

— Il y a un tabouret, montra Rigg. Pourquoi n’y prendrait-elle pas place pendant que je finis de peler ces pommes ? »

Cette simple suggestion fit passer un vent de panique parmi les domestiques. Rigg l’accueillit d’un éclat de rire. « Eh bien, on dirait que c’est une première ? C’est le moment de faire sa connaissance !

— Je crains que notre bien-aimée Dame Hagia ne soit pas autorisée à aider en cuisine, comme vous semblez le suggérer, l’arrêta Flacommo. L’usage des couteaux lui est formellement interdit. »

Rigg brandit son vide-pomme. « Vous appelez ça un couteau, vous ?

— Oui, dans la mesure où vous poignardez la pomme, opina Flacommo.

— Gare à la boucherie, pouffa Rigg. Imaginez, être vide-pommé à mort ! » Il se pressa l’ustensile contre le plexus. « La force qu’il faut… venez m’aider ! »

Plusieurs domestiques éclatèrent de rire malgré leurs efforts pour rester impassibles. Cette nouvelle anecdote s’ébruiterait vite hors de la cuisine.

« Mère, la soirée est déjà bien avancée. Je vous invite à retrouver votre chambre pour une bonne nuit de sommeil. Nous pourrions discuter demain à tête reposée. J’ai pour ma part déjà bien dormi, bercé par le roulis du bateau et les doux ballants de la chaise à porteurs. » Rigg disait vrai, il ne dormait jamais à heure fixe – il s’y était d’ailleurs entraîné sur le bateau, pour que personne ne puisse prévoir ses coups de fatigue.

Flacommo et Mère s’attardèrent un moment. Sans l’intervention du maître de maison, elle se serait très certainement jointe aux apprentis cuistots pour discuter un peu avec son fils, même sans intimité.

« Bien, bien, finit par dire Flacommo. Quel jeune homme imprévisible vous faites, Maître Rigg !

— Vous trouvez ? On me jugeait sans intérêt à Gué-de-la-Chute. J’étais un garçon tout ce qu’il y a de plus normal.

— Difficile à croire, repartit l’autre.

— Sans doute trouveriez-vous tout notre village imprévisible, dans ce cas. Les coutumes y sont complètement différentes. Par exemple, lorsque tous les habitants se rejoignent pour laver et découper la récolte du jour, ça chante de partout. Pas comme ici.

— Oh, on en connaît des chansons, vous savez, jeune maître, dit une vieille dame.

— Les chansons d’ici elles te terrifient, font se dresser les ch’veux su’l’cou », entonna un garçon.

Rigg reconnut l’air et reprit au vol : « Mais ta p’tite chérie abandonne sa moue au son d’l’amour doux. »

Tous les domestiques s’esclaffèrent en même temps.

« On a les mêmes chansons ! se réjouit Rigg. Finissons celle-ci et enchaînons sur deux ou trois autres. Le tout est de travailler dur et de chanter doux… il ne manquerait plus que notre hôte nous trouve bruyants ! »

Flacommo leva les bras au ciel et quitta la cuisine en pestant. Rigg osa enfin se tourner vers sa mère. Ils échangèrent un regard. L’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres, sembla-t-il ; elle se retourna et emboîta le pas à Flacommo.

La pile de pommes descendue – avec un sourire reconnaissant du garçon qu’il avait sauvé du déshonneur –, Rigg ne fit qu’une bouchée du pain et du fromage, qu’il arrosa d’un peu d’eau. Le pain était bien plus fin que les miches grumeleuses que Nox fourrait dans les sacs de Père et de Rigg pour leurs expéditions en forêt, ce qui signifiait juste qu’il lui en faudrait le double pour se sentir rassasié. Le fromage était délicieux, d’un goût inédit pour son palais.

« Merci pour tout, dit le garçon à celle qui avait préparé son modeste dîner. J’ai goûté le meilleur pain et le meilleur fromage d’O, mais je crois pouvoir dire sans trop m’avancer que les domestiques d’ici mangent mieux que les seigneurs de là-bas ! »

Bien sûr, il en faisait des tonnes dans ses flatteries à l’égard des cuistots, des boulangers et des domestiques – mais ne méritaient-ils pas, eux aussi, des éloges ? Combien de fois Mère avait-elle daigné franchir le seuil de la cuisine ? Combien en connaissait-elle par leur nom ? Après une heure passée en leur compagnie, Rigg en savait déjà mille fois plus qu’elle sur la plupart d’entre eux. Il connaissait leur prénom, leur histoire, leur manière d’être et de s’exprimer. S’il n’avait pas encore gagné leur loyauté, il avait au moins leur sympathie. C’était un bon début.

« Laissez-moi vous conduire à votre chambre, se proposa un apprenti boulanger appelé Long, malgré sa petite taille.

— Avec plaisir, dit Rigg, même si je jurerais qu’elle n’est pas aussi chaude et douillette que ce petit recoin accolé à l’âtre qui sert de dortoir aux apprentis.

— Sur de la vieille paille et à même le pavé, s’exclama le jeune boulanger. J’ai déjà vu plus confortable !

— J’ai dormi dans des caves moisies d’humidité, sous des arbres ruisselants de pluie et sur des sols gelés avec la neige pour seule couverture. Elle est magnifique, cette chambre à coucher ! » Rigg parla bien fort pour être entendu des garçons de journée qui faisaient semblant de dormir sur leurs couches, et fut récompensé de voir plusieurs têtes en émerger en se demandant qui pouvait bien sortir des sottises pareilles.

« La neige pour couverture, n’importe quoi ! lança le plus jeune.

— Il faut creuser la couche supérieure comme un lapin. Une fois en dessous, il n’y a pas plus chaud.

— Elle te fond dessus et elle te noie, oui ! Ou alors elle s’écroule et tu finis congelé !

— Pas si tu choisis les premières couches. Celles-ci gardent leur forme au fil des jours. Tu peux même voir de petits animaux s’y installer après, tellement c’est douillet. Ce n’est pas parce qu’on vit au nord qu’on connaît la neige. Passez un hiver en montagne et vous verrez. »

Sur ce, il rejoignit Long, qui le guida à travers la salle à manger vers les corridors de la maison. Rigg lui demanda de ralentir. Il voulait savoir à quoi servait chaque pièce, où débouchait chaque porte. À chaque nouvelle information se précisaient les contours de sa carte mentale – encore un truc de Père. Il repérait aux dimensions des salles quand quelque chose ne collait pas et, une fois conscient de leur existence, situait rapidement les passages dérobés à l’aide des pistes qui y menaient. Celles-ci ne lui livraient pas le mystère de leur ouverture mais, au moins, il savait où les trouver. La maison était un vrai labyrinthe, entre les escaliers et les couloirs de service zébrés de traces, les couloirs publics réservés aux pensionnaires et aux visiteurs importants, et les conduits secrets très peu parcourus mais omniprésents. Chaque pièce ou presque avait le sien.

Rigg s’intéressait aux salles, mais pas seulement. Il avait repéré suffisamment de traces de sa mère pour reconstituer avec précision ses allées et venues. Il savait désormais quels endroits elle visitait régulièrement, lesquels elle évitait invariablement. Les passages secrets n’étaient pas trop son truc : elle n’en avait utilisé qu’un, et à de rares occasions. Soit elle ne connaissait que celui-là, soit elle préférait rester visible aux yeux de tous, de peur qu’on ne la croie enfuie peut-être.

Plus surprenant encore, de toutes les traces de Flacommo, aucune n’empruntait un passage secret. Connaissait-il les lieux encore moins bien qu’elle ?

À la première occasion, Rigg fouillerait jusqu’à retrouver la sienne quand, bébé, il s’était volatilisé. Elle lui apprendrait peut-être avec qu’elle aide, et par où.

Mais après mûre réflexion, les chances de la retrouver étaient infimes. La famille royale se faisait bringuebaler d’une maison à une autre. Elle ne possédait rien, ni biens ni patrie, condition normale au regard de la Révolution. Dès qu’on le lâcherait un peu, il prendrait quand même le temps de partir à sa recherche.

Rigg et Long parvinrent finalement à la porte d’une chambre à coucher de taille démesurée, au milieu de laquelle trônait un lit aux allures de forteresse en nid d’aigle postée sur quatre colonnes massives, et renforcée de rideaux et baldaquins. Un tabouret, à son pied, permettait d’y grimper.

Rigg se tint sur le pas de la porte, en silence et faussement admiratif, le temps de scruter la chambre à la recherche de traces récentes, et pour prévenir une éventuelle embuscade. Personne, évidemment. En revanche, quelqu’un s’était affairé sous son lit une heure ou deux auparavant. Il y avait déposé là un étrange mécanisme que Rigg décrypta à la vue des traces à peine perceptibles de six foudroyants, la race de lézards la plus mortelle de l’entremur. Sous son poids, le matelas s’affaisserait et briserait la cage. À la seconde même où ces gentilles bestioles seraient libérées, elles se rueraient vers la première source de chaleur, lui en l’occurrence, pour le tuer.

« C’est tellement beau, dit Rigg de sa voix la plus innocente et pure. Mais jamais je ne pourrai dormir dans un lit si haut, j’aurais trop peur de tomber et je ne vais pas fermer l’œil de la nuit. Viens, on retourne à la cuisine, je préfère dormir avec les autres ! » Il tourna les talons et remonta sa trace d’un pas vif.

Long tenta bien de protester, mais Rigg se retourna vers lui et chuchota, le doigt sur la bouche : « Il y en a qui dorment ! Tu vas les réveiller ! »

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