Chapitre 6 Aressa Sessamo

« Voici notre proposition de division du Nouveau Monde, qui n’a toujours pas de nom, en dix-neuf cellules. »

Ram jeta un œil à l’hologramme 3D du globe et lui fit effectuer quelques rotations. « Vous excluez les trois plus petits continents, observa-t-il.

— Des réserves pour le biotope originel de la planète sans nom.

— Appelez-la “Jardin”, puisqu’il vous en faut un. Que nous serons les seuls à utiliser, soit dit en passant.

— Les colons diront “là-bas sur Terre” et “ici dans le Jardin”, déclara le sacrifiable. Vous serez peut-être intéressé d’apprendre que vous avez déjoué tous nos pronostics. Aucun n’avait parié sur ce nom. “Ram” arrivait en tête, mais certains vous savaient trop modeste pour ça.

— Ce n’est pas une question de modestie. Vous imaginez le ridicule si je demande aux colons d’appeler ce monde par mon nom. Je n’ai pas envie de me les mettre à dos.

— C’était mon raisonnement. Mais j’ai un avantage sur les autres : je vous côtoie tous les jours.

— Je ne savais pas les sacrifiables si joueurs.

— Simple test de nos algorithmes prédictifs. Il n’y a pas d’enjeu.

— La division des deux plus gros continents me va. Et les ressources ? Il y a ce qu’il faut ?

— Pour ?

— À votre avis… Pour vivre en tant qu’humains !

— Air respirable, eau potable, terres arables, climat humainement supportable. Pour nous, il y a ce qu’il faut.

— Je pensais plutôt à du fer, du charbon…

— Aucun combustible fossile. Sans lune pour créer de vraies marées, la vie s’est développée au ralenti sur le Jardin. Sa végétation est cependant en pleine explosion, avec une teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère trois fois supérieure à celle de la Terre. Si on était arrivés quelques centaines de millions d’années plus tard, on aurait trouvé des combustibles fossiles – mais maintenant qu’on va s’y installer, il ne faut plus y compter.

— Pourquoi ?

— Parce que les humains ne pourront pas digérer la flore et la faune locales. Les chances de trouver uniquement des protéines lévogyres comme sur Terre sont de cinquante-cinquante, mais pour les acides aminés essentiels, et d’une chiralité correcte, c’est sans espoir. Vos seules chances de survie sont d’importer la faune et la flore terrestres.

— Aux dépens des espèces indigènes ? Vous êtes sérieux ?

— L’éradication de toute vie, ou presque, à notre arrivée fait partie du plan… Depuis le début. On ne vous a pas prévenu ?

— Donc les trois petits continents…

— Toutes les formes de vie originelles du Jardin seront réintroduites après leur extinction sur notre lieu d’implantation. Notre plan comprend quatre étapes. D’abord, exploration de surface et collecte de toutes les espèces indigènes possibles. Ensuite, crash volontaire des vaisseaux après calcul des pentes et des vitesses nécessaires aux autres changements visés, parmi lesquels l’extinction massive des espèces. S’ensuivra une période d’attente, jusqu’au retour d’une atmosphère respirable. La dernière étape consistera à replanter la planète. D’ici deux siècles environ, les colons humains, vous compris, seront réveillés. Alors seulement pourra commencer la véritable colonisation du Jardin.

— On fête notre arrivée par un massacre. On ne peut pas faire autrement ?

— Ce sont les consignes. Elles seront d’autant plus faciles à appliquer que nous disposons dorénavant de dix-neuf vaisseaux.

— Et les “autres changements” ?

— Comme vous avez pu le constater, cette planète n’a pas de lune. Elle a dû capturer par le passé un astéroïde assez volumineux, mais dans sa limite de Roche, car il s’est pulvérisé en un anneau stellaire. Cet anneau inonde la planète de lumière, de jour comme de nuit, favorisant ainsi la faune nocturne mais pas les marées, qui sont exclusivement solaires.

— On va fabriquer une lune ?

— Et moi qui croyais que vous craigniez le ridicule.

— Vous pensez à quoi, alors ?

— Sans lune pour ralentir la vitesse de rotation du Jardin, les jours ne comptent que 17,335 heures. C’est en dehors des limites de tolérance de l’horloge biologique humaine. Il faut donc tout faire pour ramener la fréquence de rotation au-dessus de la barre fatidique des vingt heures, à vingt-deux – voire vingt-six, si possible. Le plan initial prévoyait de bombarder la planète d’astéroïdes selon des angles et des vitesses précis. Mais avec dix-neuf vaisseaux, un crash groupé savamment calculé, dans la direction opposée à celle de rotation de la planète et à vitesse élevée, peut suffire.

— Vous allez envoyer les vaisseaux s’écraser à la surface…

— Les unités contenant les doubles des ordinateurs et des bases de données seront placées en orbite géosynchrone, à intervalles réguliers. Mais le corps principal de chaque vaisseau viendra frapper la planète selon un angle opposé à la direction de rotation, oui.

— Nous pulvériser pour faire de jolis cratères… réjouissant programme !

— Les champs qui nous protègent en vol des objets célestes nous protégeront lors de l’impact. Leur taille et leur forme seront telles qu’ils fractureront juste ce qu’il faut de la croûte du Jardin pour bloquer les rayons solaires pendant plusieurs décennies. Avec un retour du rayonnement à sa puissance maximale d’ici deux cents ans.

— Nous sommes une catastrophe écologique…

— Exactement, approuva le sacrifiable. Nous poursuivons notre but : implanter la race humaine sur une seconde planète en orbite autour d’un nouveau soleil pour éviter son extinction au premier cataclysme venu.

— Et on inflige au Jardin ce qu’on voulait éviter à la Terre.

— Aucune forme de vie sensible n’a été détectée à la surface du Jardin. Si, lors de notre phase d’exploration, nous en détectons une, alors on cherchera un nouveau monde.

— Si on m’avait dit qu’on serait sans pitié…

— Cela n’a pas été rendu public ni même discuté avec la branche politique du programme de colonisation. Être sans pitié est une nécessité mais ne récolte pas beaucoup de voix.

— Mais ce n’est pas à nous de décider de la vie ou de la mort de ces espèces !

— Nous ne sommes pas ici pour étudier l’historique d’évolution d’espèces extraterrestres. Ce ne serait ni rentable ni une réussite. On finirait par contaminer le Jardin ou, pire, par se faire contaminer, avec des risques de ramener sur Terre des formes de vie potentiellement mortelles. Les trois réserves continentales suffiront aux biologistes pour étudier tous les organismes voulus le moment venu. Et si vous pensiez coloniser ce monde sans le faire ‘‘nôtre’’, c’est qu’on s’est trompés sur vous.

— J’étais loin de me douter…

— Dites plutôt que vous n’y avez pas réfléchi une seconde, le coupa le sacrifiable. Se voiler la face est le meilleur moyen qu’ont trouvé les êtres humains pour ignorer les conséquences morales de leurs actes. C’est ce qui explique d’ailleurs la survie de certaines communautés humaines.

— Et vous, n’êtes-vous pas aveugles à la morale ?

— Nous percevons très clairement ses ambiguïtés. Nous nous en moquons éperdument. »


* * *

L’entrée dans Aressa Sessamo parut interminable. Aucun mur d’enceinte, seulement des chaussées s’étirant à travers les marécages du delta, s’élargissant au fil des kilomètres et bordées de bâtisses çà et là. Les larges pans de terrain surélevés finissaient par se rejoindre à perte de vue en un seul et même plateau.

Les habitations se densifiaient, de hameaux en villages, de villages en ville.

« On arrive bientôt ? » finit par demander Umbo.

La question amusa Miche. « Ça fait des heures qu’on est arrivés.

— Ça ne ressemble à rien, il y en a dans tous les sens, s’étonna Umbo. On est entrés quand ?

— À la sortie des marais, à partir des routes surélevées et des premiers bâtiments.

— Et les fortifications ?

— Elles sont inutiles, la ville est constamment inondée. L’hiver, à la saison des tempêtes, de gigantesques vagues viennent s’abattre par le nord. Au printemps, les rivières débordent et l’inondent par le sud. Les murs se feraient grignoter en quelques années. Regarde les maisons, elles sont toutes sur pilotis. Comme des hérons.

— Mais c’est la capitale, s’offusqua Umbo.

— Les parties qui doivent être protégées le sont, expliqua Miche. D’ailleurs, rester en garnison à Aressa, pour un soldat, c’est le pire qui puisse arriver. Un an ici et tu n’es plus bon à rien au combat – il faut reprendre les bases depuis le début. »

Umbo décrochait immédiatement quand Miche commençait à parler armée. Il n’avait aucune intention de porter un jour les armes, ni même de prendre parti pour un camp ou un autre.

Lors de leur entrée à O, le but avait été de se faire remarquer sans en donner l’air. Ils devaient refléter l’image d’un groupe sous les ordres d’un riche jeune homme, Rigg, habitué à commander. À Aressa Sessamo, l’effet recherché était inverse : passer incognito, mais sans se forcer. Leur évasion avait-elle marqué la fin de l’intérêt que leur portait le Conseil révolutionnaire du Peuple ? Ils n’auraient su le dire ; jusqu’à preuve du contraire, ils étaient toujours recherchés.

En vérité, Umbo nourrissait peu de craintes à ce sujet. Pour lui, le Conseil n’avait d’yeux que pour Rigg. Un homme voyageant seul avec un garçon n’intéressait personne. Umbo le vivait d’ailleurs plutôt mal. Je ne suis pas Rigg, donc je ne compte pas ? Lorsqu’il s’en était plaint à Miche, le tavernier l’avait vite rassuré en rigolant. « Rigg n’intéresse les autres que lorsqu’il est lui-même avec Rigg – et regarde où ça l’a mené ! Il est prisonnier de “Rigg” le prince ! Je n’aimerais pas être à sa place, crois-moi ! »

Ils marchèrent et marchèrent encore, à travers des marais, sur des ponts – et lorsqu’ils dépassaient enfin une allée d’arbres, c’était pour mieux replonger dans ces ruelles étranglées qu’ils avaient délibérément contournées une heure auparavant pour gagner un peu de temps.

À O, le dialecte le plus répandu était celui de la rivière ; la langue soutenue de Rigg, une rareté. Umbo s’était imaginé l’entendre parler à tous les coins de rue à Aressa Sessamo, mais il n’en fut rien : non seulement on y parlait la Rivière, avec toutes sortes d’accents, mais aussi des langues étrangères. Umbo avait bien entendu causer d’autres langues, mais c’était la première fois qu’il y était confronté en vrai. La surprise fut de taille – l’effraya, même.

« Ils parlent de quoi, Miche ? demanda-t-il. Je ne comprends rien. »

Miche lui indiqua le nom de la langue, qu’il s’empressa d’oublier. « On la parle dans l’Est, pas très loin du Mur, ajouta le tavernier.

— Pourquoi ? l’interrogea Umbo. Pourquoi ils ne parlent pas le Commun, comme chez nous ? On n’y comprend rien.

— Eux se comprennent, continua Miche. Toi non, c’est tout. Qui apprendrait une langue que personne ne comprend ? »

Lorsque Miche précisa que des centaines de langues étaient parlées dans l’entremur, chacune par des milliers de locuteurs, Umbo pouffa.

« Pourquoi tu rigoles ? demanda le tavernier, lui-même amusé.

— Parce qu’ils sont drôles, tous ces gens, se justifia Umbo. Déjà qu’ils n’ont pas envie de parler comme les autres, mais en plus, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur quelle langue adopter !

— Avant la domination des Sessamoto, ils vivaient tous dans des nations différentes. Pourquoi auraient-ils appris la même langue ? Ce qu’on appelle Commun n’est que celle qu’on parle sur les bords de la Stashik pour le commerce. Chacun utilise sa variante pour faciliter les échanges. Flaque et moi, par exemple, on parlait une autre langue quand on était petits.

— Vas-y, dis-moi quelque chose dans ta langue ! s’enthousiasma Umbo, soudain curieux.

— Mm eh keuno oidionectopafala, prononça Miche.

— Ça veut dire quoi ?

— C’est du Mo’onohonoi typique, ça ne se traduit pas.

— Parce que c’est “interdit aux enfants”, à coup sûr, ricana Umbo.

— Disons que si tu parlais ma langue, tu m’aurais déjà tué, sourit Miche.

— Entre vous, vous parlez Mohononotruc, avec Flaque ?

— Ça nous arrive. Mais personne d’autre ne le comprend à la taverne. Et quand les gens ne pigent pas, ils ont l’impression que tu médis dans leur dos. Ils le prennent mal. »

Leur conversation s’arrêta là. Ils venaient d’entrer dans un marché au bétail, à proximité d’un carrefour à six voies orné d’un puits, où régnait un vacarme de tous les diables ; impossible de s’entendre. Les stalles se livraient à un concours de puanteur et de bruit, et le seul moyen pour maîtriser ses bêtes – mules, bœufs et chevaux – était manifestement de hurler à qui mieux mieux les pires insanités. Les mendiants ne cherchaient même plus à se faire entendre : ils sautillaient, tels des mare-becs dans des herbes hautes, et à une hauteur impressionnante. Rien que pour l’exploit, Umbo fut tenté de lancer un tour à l’un d’eux. Miche le stoppa net dans son élan.

« Jette-le-lui, et ils te mettront en charpie en moins de cinq secondes », lui hurla-t-il à l’oreille, tête contre tête.

Ils atteignirent en fin d’après-midi un quartier aux larges rues pavées et aux bâtiments imposants, faits de matériaux nobles. Une garde montée veillait à l’ordre public. Le tintamarre des faubourgs avait cédé la place aux discussions feutrées, les tenues crottées aux vestes taillées – habillés comme ils étaient, Miche et Umbo détonnaient.

« On n’est pas chez nous, là, fit remarquer Umbo.

— Bon sens de l’observation », répliqua Miche. Sur quoi il attrapa le bras d’Umbo et le traîna jusqu’à un garde à cheval. « Monsieur, l’interpella-t-il, mon fils et moi venons d’arriver en ville. Nous cherchons une auberge. Ce quartier semble un peu au-dessus de nos moyens… pourriez-vous nous indiquer… »

Le garde prit tout juste la peine de les toiser de la tête aux pieds. Il donna une imperceptible secousse à sa monture, qui s’éloigna en claquant des fers contre le pavé.

« Trop aimable, commenta Umbo.

— C’était prévu, lui confia Miche. Le but était de lui confirmer qu’on n’était pas d’ici. Et pas très futés non plus. Si je m’apprêtais à faire un coup fourré, j’aurais tout fait pour l’éviter. Surtout avec mon petit monte-en-l’air derrière moi.

— Ton petit monte-en-l’air ?

— On a dû lui faire cette impression – celle d’un cambrioleur et de son complice, qui grimpe sur les balcons et les toits avant de se glisser à l’intérieur par une cheminée ou une fenêtre ouverte.

— Et pourquoi on ne passerait pas pour un père et son fils ?

— Dans ce quartier, habillés comme ça ? Il y a peu de chances !

— Et qu’est-ce qu’on fait ici, alors ?

— On se rapproche de Rigg, en espérant qu’il est encore en vie. On laisse nos traces un peu partout. Il finira bien par tomber dessus. Même à travers les murs, il les voit. C’est bien ce que tu m’as dit, non ? S’il est quelque part, c’est ici, dans ce genre de quartier.

— Je n’y avais même pas pensé, grommela Umbo.

— Et à quoi tu avais pensé ? À demander l’adresse de la famille royale, et à te faire inviter pour le thé ?

— Je croyais que le Conseil révolutionnaire autorisait les citoyens ordinaires à leur rendre visite, et même à repartir avec leurs habits et des trucs comme ça.

— Oui, c’est vrai, mais pas n’importe quel citoyen. Et pas n’importe quand non plus. Seulement quand le Conseil cherche à les humilier, à lancer un avertissement ou à faire passer un message politique. Et on n’a rien de “citoyens ordinaires”.

— C’est juste pour en mettre plein la vue, quoi.

— Comme tout en politique, acquiesça Miche. À part les coups de poignard dans le dos. Là, c’est ni vu ni connu. »

Au lieu de retourner vers des quartiers plus sûrs – enfin, surtout pour les pauvres –, Miche s’engagea dans des artères encore plus cossues. Les maisons y faisaient désormais la taille de dix, sans une fenêtre sur la rue, sauf aux derniers étages.

« Ils vivent dans le noir ? s’étonna Umbo.

— Les maisons ont de grandes cours intérieures, leurs fenêtres donnent sur des jardins privés. De vrais petits châteaux.

— Petits, petits… il faut le dire vite, objecta Umbo.

— C’est parce que tu n’as jamais vu un château.

— Et il n’y a qu’une famille par maison ? s’enquit Umbo.

— Une famille, plus leurs domestiques, leurs gardes, leurs invités, leurs trésors, leurs bibliothèques et leurs animaux de compagnie. De quoi faire tenir tout un village.

— La fenêtre, remarqua Umbo. Un peu haute pour un monte-en-l’air, non ?

— Oui, confirma Miche. Et sois discret quand tu regardes en l’air. »

La rue déboucha soudain sur un parc aux vastes pelouses plantées de massifs fleuris, de bosquets, et de quelques arbres, ici et là. Même le drain creusé pour assécher ces terres surélevées se bordait d’un joli tapis herbeux, maintenu bien ras par quelques chèvres en liberté. De cet écrin de verdure s’élevaient, épars, plusieurs édifices massifs plafonnés à trois étages, trapus et de facture magnifique. Leurs façades étaient d’un blanc éclatant.

« Nous y voilà, annonça Miche. La Grande Bibliothèque d’Aressa Sessamo.

— Où ça ?

— Tout ça, balaya Miche de la main. D’où la “grande” bibliothèque, tu saisis ?

— On entre ?

— Parce qu’on a l’air de rats de bibliothèque, d’après toi ? rétorqua Miche. Ils nous prendraient pour deux fous échappés de l’asile.

— Je sais lire, moi !

— Et ton dernier bain, il remonte à quand ? siffla Miche. Oublie ça. Si Rigg est autorisé à sortir, c’est ici qu’il viendra chercher les réponses aux questions qu’il se pose, sur son pouvoir, ses ancêtres, la politique. En traînant dans le coin, on multiplie les chances qu’il nous retrouve.

— Franchement, j’ai du mal à comprendre ce que les gens lui trouvent, à cette ville, commenta Umbo.

— On a quand même devant nous la plus grande bibliothèque du monde, lui rappela Miche.

— Oui, mais on ne peut pas entrer, alors bon…

— Si tu y tiens tant, on peut aller acheter ce qu’il faut comme habits, suggéra Miche. Mais il faudra aussi s’installer dans un autre quartier – chez ceux parmi lesquels la garde municipale et les espions du Conseil vont vite nous repérer.

— Je les voyais plutôt chez les pauvres, moi.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que les criminels sont là-bas.

— Les mendiants et les voleurs à la tire, oui, mais sans émeute, la garde n’y met pas les pieds. Tant que ce sont les paysans, les ouvriers et les commerçants qui se font détrousser, ça leur va. Par contre, si tu commences à te payer de beaux habits et une chambre dans les quartiers huppés… là, tu éveilles les soupçons. C’est que tu vas essayer d’escroquer les riches, de t’infiltrer dans la haute, d’espionner les puissants ou encore de flamber sans t’être assuré au préalable de graisser les bonnes pattes. Tu deviens suspect, tu vois ?

— Inutile d’entrer à la bibliothèque alors. Je préfère encore rester invisible, trancha Umbo.

— C’est que tu deviendrais presque intelligent, toi, à force de me côtoyer. »

Miche s’assura qu’Umbo ne rate rien des jardins et des bâtiments de la bibliothèque, le tout à bonne distance et en mouvement, pour ne pas paraître suspects. Ils prirent ensuite la direction du sud et, en se fiant aux effluves et au bruit croissant, ne tardèrent pas à se rapprocher de la rivière. Ils allaient enfin pouvoir se fondre dans la foule. Au premier garde croisé, Miche refit le coup du touriste perdu : « Ces bâtiments blancs, là, c’est le palais du roi ? »

Le garde sourit, mais surtout de mépris. « Bibliothèque, indiqua-t-il, laconique. La royauté, c’est fini, au cas où vous auriez manqué la Révolution.

— Ah… fit Umbo d’un ton de queuneu attardé. Le Conseil les a tous tués finalement ? »

Miche le foudroya du regard – et pas uniquement pour coller à son rôle de père impatient. « Tu as fini de faire perdre son temps à l’officier avec tes idioties ! » le tança-t-il d’un taquet sur le crâne. La tête d’Umbo plia sous la force du tavernier… en apparence seulement. Umbo avait anticipé, rentrant le cou pour épouser la courbe du poing ; un mouvement répété entre eux à leurs heures perdues.

« Circulez ! » hurla le garde.

Miche fit traverser Umbo à coups de botte dans le train, vers la partie la plus crasseuse, animée, bruyante, vivante, colérique et joyeuse d’Aressa Sessamo ; là où vivaient les vraies gens.

Ils dénichèrent une taverne qui ne devait pas souvent afficher complet – il n’y aurait pas de charmante pension des faubourgs cette fois ; celles d’Aressa Sessamo étaient bien trop excentrées. Pas plus haute que les maisons à trois étages des quartiers riches, la taverne réussissait tout de même l’exploit d’en caser cinq dans sa carcasse, chacun gagnant un demi-mètre sur la rue par rapport au précédent.

« Tu crois que ça va se voir, si je paie un extra pour une chambre au deuxième ? »

Déjà fatigué à l’idée de devoir monter l’escalier, Umbo suggéra : « Et pourquoi pas au premier ?

— Au premier, ça risque de renifler les odeurs de la rue.

— C’est toi qui sais, dit Umbo. Je ne suis jamais venu, moi ! »

Le maître des lieux était d’humeur joviale, mais se fichait pas mal de savoir que Miche tenait lui-même une taverne sur la rivière. « Les bateliers, c’est de la vermine, lâcha-t-il. Ils rentrent pas chez moi.

— Bonne chose qu’on n’en soit pas alors, déclara Miche. J’en croise assez comme ça chez moi. On est arrivés par la route. »

Ils tombèrent d’accord sur le prix de la chambre, plus un supplément pour le bain. Après les avoir toisés d’un air narquois, l’aubergiste ajouta : « Prenez-en deux, va. Sauf si le deuxième veut prendre un bain de boue. »

Miche gloussa et accepta. « Ça sent bon chez vous, dites-moi ! fit-il remarquer.

— La salle à manger est ouverte à tous les clients du second, les informa l’homme. Si vous avez faim tout de suite, il y a la salle commune. Certains ne vont peut-être pas apprécier, mais bon…

— Qu’est-ce que tu choisis, fils ? demanda Miche.

— Je suis affamé, monsieur, dit Umbo.

— La salle commune, dans ce cas, trancha Miche. On essaiera la salle à manger demain.

— Je vous laisse avec mon gars, il va monter vos bagages. »

Le « gars » en question s’avéra être une jeune adolescente au regard insolent. Miche lui lança un bout, qu’elle attrapa au vol en reniflant. « Si vous pensez qu’un tel pourboire vous autorise à voir ce qui se passe sous ma robe, vous vous fourrez le doigt dans l’œil.

— J’espérais surtout qu’il permette à nos bagages d’arriver au second, sans que le porteur soit trop regardant sur leur propreté. Mais si vous préférez un valdecoche, marché conclu. »

Pour toute réponse, elle empocha la pièce dans son tablier, souleva les sacs à bout de bras et entreprit tant bien que mal l’ascension des deux étages.

Umbo se guida au bruit et aux odeurs vers la salle commune. Il était encore tôt pour dîner – le soleil se couchait à peine –, mais la gargote était comble, signe que la cuisine devait y être de qualité, ou du moins bon marché, pour attirer plus de clients que les chambres ne pouvaient en compter. On y croisait de tout, du balafré à la petite famille attablée. Même les piliers de bar couperosés ne se faisaient pas particulièrement remarquer. En fait, il y régnait un joyeux bazar.

On leur fit glisser leurs assiettes. Umbo ne sut dire ce qu’il y avait dedans mais, en tout cas, c’était un vrai délice, copieux, et il y avait même du rab.

« Aressa Sessamo n’est pas connue pour son architecture, expliqua Miche en se pourléchant les babines entre deux boulettes de poisson épicé, mais pour sa cuisine. La meilleure de l’entremur.

— Pas étonnant que ce soit plein, observa Umbo.

— Ici, les paysans mangent comme des princes », continua Miche.

Sa remarque manqua un peu de discrétion. « Les princes seraient bien inspirés de manger comme des paysans ! » beugla l’un des buveurs accoudés à l’autre bout de la salle.

Plusieurs têtes se tournèrent – le ton belliqueux de l’homme semblait déplacé, ici.

Miche se contenta d’un sourire : « Vous m’enlevez les mots de la bouche, monsieur ! lança-t-il.

— Et v’là-t-y pas qu’ils nous ont retrouvé un petit bâtard qui se fait passer pour l’un d’eux », enchaîna l’homme.

Le regard d’Umbo croisa celui de Miche. Rigg est vivant.

« C’est quoi leur plan, à votre avis ? continua de déblatérer l’ivrogne. Restaurer la monarchie, mobiliser nos enfants et repartir en guerre ! Pour mieux nous enlever le pain de la bouche et nous saigner à blanc ! »

Miche souriait maintenant de toutes ses dents – oh, oh, pensa Umbo, danger. Ce sourire n’annonçait jamais rien de bon. Umbo pouvait même lire dans les pensées du tavernier. Ah, parce que tu ne paies pas d’impôts, toi ? Le Conseil révolutionnaire n’a pas d’armée, peut-être ?

Mais à la place, il entendit une petite voix monter de sous la table et sentit une main posée sur son genou. « Ne dis rien ! » s’empressa de chuchoter la voix d’un ton sec.

Umbo baissa la tête et vit une silhouette disparaître. Il eut le temps de la reconnaître – ou plutôt de se reconnaître, habillé comme maintenant, un œil au beurre noir et une lèvre gonflée en plus.

Umbo releva le front. Miche avait visiblement reçu le même message ; il en était même le principal destinataire. Le tavernier semblait déboussolé. « J’allais juste dire… »

Umbo écarquilla grands les yeux et lui intima de se taire en décollant les deux mains de la table de quelques centimètres. Si Umbo avait fait le voyage jusqu’ici la tête en sang pour leur dire de la boucler, il valait mieux l’écouter.

L’hésitation de Miche n’échappa pas à l’ivrogne, qui s’engouffra dans la brèche. « Le petit prince de mes deux a des amis, qu’on dirait ? le héla-t-il. C’est ça que vous voulez, un enfant roi ? Hagia la non-reine, elle suffit bien, pour les nostalgiques. Ça fait pas de mal, ça a pas d’ambition. Mais le gamin ! Bientôt il aura une main dans nos poches et une autre sous les jupes de nos femmes ! »

Il s’était levé, et d’autres avec lui.

« Y a pas plus loyal citoyen que moi ! beugla-t-il. Mais par le coude gauche de Ram, que je vous croise pas ici à racoler pour ce Rigg-là !

— Plutôt le flageller ! cria Miche en se levant à son tour, une boulette de poisson entre les doigts, le bras levé bien haut. Qu’on promène la reine en laisse, mon ami, s’il plaît au Conseil, je vote pour. Mais là, tout de suite, mon ventre crie famine, alors je dis : Gloire aux boulettes ! »

Tous les hommes debout trinquèrent en l’honneur des boulettes, le belliqueux buveur compris, sous les vivats de la salle. Tout rentra rapidement dans l’ordre.

La jeune servante vint débarrasser leurs assiettes et leurs coupes dès qu’ils eurent terminé. Elle se pencha vers Miche : « Bien joué, monsieur. Mais mon maître aurait dû vous prévenir : les fidèles de la reine se réunissent régulièrement ici.

— Et l’emblème royal ? murmura Miche. Je ne le vois nulle part.

— Pour s’attirer les foudres du Conseil et finir en prison ? Sans façon, glissa-t-elle. Vous avez évité les débordements, merci. »

De retour dans leur chambre, où un bain chaud les attendait, Miche ordonna à Umbo de se déshabiller et de sauter dedans. « N’oublie pas le savon. Et frotte plutôt deux fois qu’une, crapaud boueux. »

La tête dans la chemise, Umbo lui lança : « Même pas un petit merci pour t’avoir prévenu de tenir ta langue et nous éviter une dérouillée ?

— Mmm… non, sourit le tavernier, étendu à même le plancher.

— Tu es au courant qu’on a des lits ? s’assura Umbo.

— Oui, mais je préfère m’y allonger propre après mon bain, indiqua Miche.

— Pas de merci, pas de lit propre, dit Umbo.

— Pour commencer, ce n’est pas toi qui m’as prévenu, lança Miche, c’est une version future de toi, qui n’existe déjà plus. Deuxièmement, c’est moi qu’il faut remercier, car c’est sûrement moi qui t’ai dit de le faire. Troisièmement, vu la tête de ton futur toi, tu étais le seul à avoir dérouillé ; m’étonnerait que ces pochetrons m’aient fait bien mal. Et enfin, si je t’ai demandé de le faire, c’est sûrement pour nous éviter d’avoir à retrouver une chambre après avoir été mis à la porte par le tavernier.

— Pff, n’importe quoi. Tout ça pour pas dire merci, bougonna Umbo.

— Frotte. »

Le lendemain matin, ils firent encore bombance au petit déjeuner, mais Umbo prit conscience que ce train de vie ne pouvait durer éternellement. Quelques mois, passait encore ; plus, ils finiraient à sec. Comment faire si Rigg ne les retrouvait pas, s’il restait prisonnier ?

« Rassemblement, ordonna Miche. Conseil de guerre.

— Si c’est ta manière à toi de dire qu’il faut planifier la suite, traduisit Umbo, je t’écoute.

— Mission numéro un, retrouver Rigg, se lança Miche. Mais attention, gros danger. Surtout si on se cantonne à ça, et qu’on entreprend nos recherches à peine arrivés en ville. Il vaut mieux tromper l’ennemi en se trouvant d’autres occupations, le temps de glaner des informations sur le lieu de résidence forcée de la famille royale et la présence éventuelle de Rigg là-bas.

— La petite altercation d’hier nous a appris qu’il était en ville et vivant, c’est déjà ça, se réjouit Umbo. Même si ça semble déplaire à certains.

— Disons qu’on a appris que certains le pensent en ville et vivant, rectifia Miche. Attendons de voir par nous-mêmes.

— Mission numéro deux ? poursuivit Umbo.

— Tu te rappelles le nom de la banque à laquelle était adressée la lettre de crédit de Rigg ? »

Umbo fronça les sourcils. « C’était il y a longtemps. Et c’est Rigg qui était chargé des négociations.

— Je me demandais juste si tu avais pris la peine d’écouter.

— Vas-y, toi, c’était quoi ? le testa Umbo.

— Ah, je l’ai sur le bout de la langue… mais tu sais, à mon âge, on a le cerveau fatigué et plein comme un œuf. Je sais plus où stocker les nouvelles informations. Elles s’accrochent un temps comme elles peuvent et hop, elles lâchent.

— Il y avait Grandeau…

— Grandeau & Grandeau, compléta Miche. Celle-là, c’est celle de l’escompte.

— Si tu as si bonne mémoire…

— J’oublie les noms, mentit Miche. Essaie encore.

— Roudoudougris…

— Presque, l’encouragea Miche. Il y a de ça.

— Rududory et Fils ! cria Umbo, triomphant.

— Oui, c’est la maison qui a pris la note de Tonnelier sans escompte, confirma Miche. On pourrait aller y faire un tour, voir si on apprend quelque chose. En même temps, sans Rigg… et ça ne nous rapprochera pas de notre objectif.

— Qui est ? s’enquit Umbo.

— La pierre, lui rappela Miche.

— Ils ne vont pas nous la tendre comme ça en nous demandant de nous servir, nota Umbo.

— Si on sait où ils la cachent, tu pourras y aller et remonter dans le temps pour la voler dès qu’ils l’auront mise.

— On ne me laissera jamais entrer, où qu’elle soit.

— L’avenir nous le dira, voyons déjà où ils la cachent.

— Donc, si je résume, poser des questions sur l’emplacement de la pierre légendaire qui a valu à Rigg son arrestation, c’est plus discret que de poser des questions sur Rigg tout court ?

— Oui, synthétisa Miche. Parce qu’on va la jouer un peu plus fine qu’en posant simplement “des questions”, comme tu dis.

— Ah oui, fin et subtil, c’est tout nous, ça, ironisa Umbo. La dernière fois, c’était Rigg aux baguettes, je te rappelle. Lui, il sait faire dans le charabia princier – et encore, il s’est fait prendre, alors…

— On fera à notre sauce, coupa Miche. Toute la ville ne peut être du même bord. Il y a forcément des repaires de partisans de la lignée royale mâle. Ils nous aideront.

— Fricoter avec l’opposition… le Conseil va apprécier, anticipa Umbo.

— Donc on ne fait rien du tout, c’est ça ton idée ? s’agaça Miche.

— Je pense qu’il faut aller chercher la pierre, si c’est faisable. L’idée du “petit monte-en-l’air” me plaît bien. Mais je n’oublie pas non plus que, quelle que soit l’aventure dans laquelle on décide de se lancer, il y aura danger.

— Parfait, le danger, c’est mon métier. »

Umbo se leva.

« Dans l’eau, et frotte.

— Je ne peux pas être plus propre ! protesta Umbo. Et au cas où tu aurais oublié, tu n’es pas mon père et je ne cherche pas à en avoir un.

— Alors dégote-toi des habits mettables et arrange-toi pour qu’on monte l’eau de mon bain. Si ce n’est pas trop demander à la petite peste qui se croit plus maligne que les autres, bien sûr ! Quand je serai dans le bain, trouve-nous une laverie.

— Seulement si tu dis le mot magique…

— Et si je te promettais plutôt de ne pas recevoir la dérouillée qui t’était prédestinée ?

— D’accord, j’y vais. »

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