3 Les yeux d’une femme

Muselant son irritation – et les murmures de Lews Therin – Rand attira à lui le Saidin, se lança dans la lutte maintenant familière pour le dominer et survivre en plein néant. La souillure s’insinua en lui tandis qu’il canalisait ; même à l’intérieur du Vide, il le sentait comme s’infiltrant dans ses os, peut-être dans son âme. Il n’avait pas de mots pour décrire ce qu’il faisait à part former un pli dans le Dessin, un trou au travers. Cela, il l’avait appris par lui-même et, d’ailleurs, même en ce qui concernait ce que son professeur enseignait, ce dernier n’avait pas été très habile à en expliquer le mécanisme. Une ligne verticale brillante apparut dans l’air, s’élargit vite en une ouverture de la taille d’un vaste portail. À vrai dire, elle donna l’impression de pivoter et la perspective qu’elle découvrit – une clairière inondée de soleil au milieu d’arbres dépouillés par la sécheresse – s’immobilisa.

Enaila et deux autres Vierges de la Lance ajustèrent leur voile et bondirent de l’autre côté presque avant que le portail se fixe ; une demi-douzaine d’autres suivirent, certaines avec l’arc en corne bandé. Rand ne comptait pas qu’il y ait là-bas quelque chose contre quoi le protéger. Il avait placé l’autre extrémité – si une autre extrémité existait ; il ne comprenait pas mais il lui semblait que seulement une existait – dans la clairière parce qu’un portail qui s’ouvrait risquait de mettre des gens en danger, mais dire aux Vierges, ou à n’importe quel Aiel, qu’être sur ses gardes était inutile, aurait été comme de dire à un poisson que nager n’était pas nécessaire.

« Ceci est un portail, dit-il à Taim. Je vous montrerai comment en faire un au cas où vous n’auriez pas saisi la méthode. » Taim le regardait intensément. S’il avait observé avec attention, il devait avoir vu le tissage de Saidin de Rand ; n’importe qui capable de canaliser pouvait le voir.

Taim se joignit à lui quand il franchit le portail et entra dans la clairière, tandis que Suline et le reste des Vierges suivaient le mouvement. Certaines jetèrent un coup d’œil dédaigneux à l’épée que Rand portait au côté quand elles le dépassèrent, et le langage des mains particulier aux Vierges s’échangea silencieusement entre elles. Avec dégoût, sûrement. Enaila et l’avant-garde s’étaient déjà égaillées prudemment au milieu des arbres en train de dépérir ; leur tunique et leurs chausses – le cadin’sor – les rendaient des ombres parmi les ombres, qu’elles aient ou non ajouté du vert aux teintes gris et brun. Avec le Pouvoir en lui, Rand distinguait chaque aiguille sèche sur chacun des pins ; les pins morts étaient plus nombreux que les vivants. Il sentait l’odeur amère de la sève des lauréoles. L’air lui-même était brûlant, sec et poussiéreux. Ici, il n’y avait pas de danger pour lui.

« Attendez, Rand al’Thor », dit une voix féminine d’un ton pressant de l’autre côté du portail. La voix d’Aviendha.

Rand abandonna aussitôt le tissage et le Saidin – et le portail disparut en un clin d’œil exactement comme il était apparu. Il y avait dangers et dangers. Taim le regarda avec curiosité. Quelques-unes des Vierges de la Lance, voilées et sans voile, prirent le temps de lui jeter aussi un coup d’œil. Désapprobateur. Les doigts s’agitèrent dans le langage muet des Vierges. Toutefois, elles eurent le bon sens de tenir leur langue ; il s’était montré clair à ce sujet.

Ne se préoccupant pas plus de cette curiosité que de cette désapprobation, Rand se mit en route au milieu des arbres, Taim à côté de lui, brindilles et feuilles sèches craquant sous leurs pieds. Les Vierges, déployées en large cercle autour d’eux, ne faisaient aucun bruit avec leurs bottes souples, lacées jusqu’aux genoux. La vigilance avait anéanti leur réaction de blâme. Certaines avaient déjà accompli ce parcours avec Rand, toujours sans incident, mais rien ne les convaincrait jamais que ces bois n’étaient pas un endroit rêvé pour une embuscade. Avant Rand, la vie dans le désert avait été presque trois mille ans de raids, d’escarmouches, de dissensions et de guerres, pratiquement sans interruption.

Il y avait sûrement des choses qu’il pouvait apprendre de Taim – encore que peut-être pas autant que le pensait Taim – mais l’enseignement allait dans les deux sens et le moment était venu pour lui de commencer l’instruction de son aîné. « Tôt ou tard, puisque vous me suivez, vous aurez à affronter les Réprouves. Peut-être avant la Dernière Bataille, probablement avant. Vous n’avez pas l’air surpris.

— J’ai entendu courir des rumeurs. Ils devaient forcément arriver à se libérer. »

Donc le bruit se répandait. Rand sourit malgré lui. Les Aes Sedai ne seraient pas contentes. En dehors de toute autre chose, il y avait un plaisir certain à les moucher. « Attendez-vous à n’importe quoi, à n’importe quel moment. Des Trollocs, des Myrddraals, des Draghkars, des Hommes Gris, des gholams… »

Il hésita, sa paume où était imprimé au fer rouge un héron caressant la longue poignée de son épée. Il n’avait aucune idée de ce qu’était un gholam. Lews Therin ne s’était pas manifesté, mais Rand savait que c’était lui la source de ce nom. Des bribes de ci ou de ça franchissaient parfois ce qu’il y avait de mince barrière entre lui et cette voix et s’intégraient dans les souvenirs de Rand, généralement sans rien qui les explique. Cela se produisait plus souvent, ces temps derniers. Ces fragments n’étaient pas quelque chose qu’il pouvait combattre, comme la voix d’homme. L’hésitation ne dura qu’une seconde.

« Pas seulement au nord, près de la Grande Dévastation. Ici, ou n’importe où. Ils utilisent les Voies. » C’était encore un autre problème qu’il devait résoudre. Mais comment ? Établies grâce au Saidin, les Voies étaient maintenant sombres, aussi souillées que le Saidin. Les Engeances de l’Ombre ne pouvaient pas éviter tous les dangers des Voies qui tuaient des hommes ou leur infligeaient pire, cependant ces Engeances parvenaient quand même à s’en servir et, si les Voies n’étaient pas aussi rapides qu’un portail et que Voyager, ou même Planer, elles permettaient néanmoins de parcourir en un jour des centaines de lieues. Un problème pour plus tard. Il avait trop de problèmes pour plus tard. Il avait trop de problèmes dans l’immédiat. Avec irritation, il fouetta un lauréole avec le Sceptre du Dragon ; des morceaux de larges feuilles rigides tombèrent, la plupart jaunis.

« Si jamais vous avez eu vent d’une légende à leur sujet, attendez-vous à les rencontrer. Même les Chiens Noirs, bien que, s’ils constituent vraiment la meute de la Chasse Sauvage, du moins le Ténébreux n’était-il pas libre de chevaucher à leur suite. Ils sont déjà assez redoutables par eux-mêmes. Certains, on peut les tuer comme le disent les légendes, mais d’autres ne meurent de rien de moins que du malefeu, j’en ai eu la preuve. Connaissez-vous le malefeu ? Si vous ne le connaissez pas, c’est une chose que je ne vous enseignerai pas. Si vous le connaissez, ne l’utilisez que contre des Engeances de l’Ombre. Et ne l’enseignez à personne.

« La source de certaines de ces rumeurs que vous avez entendues pourrait être… J’ignore comment les appeler sauf “bulles de mal”. Pensez à elles comme aux bulles qui parfois montent à la surface des fondrières, seulement celles-là montent du Ténébreux depuis que les sceaux sur sa prison faiblissent et, au lieu d’odeurs pestilentielles, elles sont pleines de… oh, de mal. Elles glissent le long du Dessin jusqu’à ce qu’elles éclatent et quand cela se produit n’importe quoi peut arriver. N’importe quoi. Votre propre reflet peut jaillir du miroir et tenter de vous tuer. Croyez-moi. »

Si cette litanie troubla Taim, il ne le montra pas. Il se contenta de dire : « Je suis allé dans la Grande Dévastation ; j’ai déjà tué des Trollocs… et des Myrddraals. » Il écarta de leur chemin une branche basse et la retint pour que Rand passe. « Je n’ai jamais entendu parler de ce malefeu mais, si un chien de l’Ombre me court après, je trouverai un moyen de l’abattre.

— Bien. » Ce qui était autant pour l’ignorance de Taim que pour sa détermination. Le malefeu était quelque chose que Rand verrait sans inconvénient disparaître complètement des connaissances du monde. « Avec de la chance, vous ne trouverez rien de pareil ici, mais on ne sait jamais. »

Les bois cédaient brusquement la place à une cour de ferme, avec un bâtiment couvert de chaume comportant un rez-de-chaussée et un étage vieillis par les intempéries, de la fumée montant d’une de ses cheminées, et une vaste étable qui était nettement de guingois. La journée n’était pas plus fraîche ici que dans la cité à quelques lieues de là, le soleil pas moins cuisant. Des poules grattaient la poussière, deux vaches à la robe jaunâtre ruminaient dans un enclos fermé par une palissade, un troupeau de chèvres noires attachées à des piquets s’affairaient à brouter les feuilles des buissons à leur portée, et une charrette à hautes roues stationnait dans l’ombre de l’étable, mais l’endroit ne ressemblait pas à une ferme. Il n’y avait pas de champs en vue ; la forêt s’étendait tout autour de la cour, interrompue seulement par le chemin de terre qui serpentait en direction du nord, utilisé pour de rares excursions à la ville. Et il y avait trop de gens.

Quatre femmes, dont une seule parmi elles d’âge mûr, suspendaient du linge sur deux cordes et près d’une douzaine d’enfants, aucun ayant plus de neuf ou dix ans, jouaient au milieu des poules. Il y avait aussi des hommes dans les parages, la plupart occupés à des tâches journalières. Vingt-sept en tout, bien que dans certains cas c’était exagéré de les appeler des hommes. Eben Hopwil, le garçon maigrichon qui tirait un seau d’eau du puits, prétendait avoir vingt ans et en avait sûrement quatre ou cinq de moins. Son nez et ses oreilles semblaient ce qu’il y avait de plus gros chez lui. Fedwin Morr, un des trois couvreurs transpirant sur le toit à remplacer le vieux chaume, était beaucoup plus robuste et loin d’être aussi enlaidi par l’acné, mais n’était à coup sûr pas plus âgé. Plus de la moitié des hommes n’avaient que trois ou quatre ans de plus que ces deux-là. Rand avait failli renvoyer dans leurs foyers certains d’entre eux, en tout cas Eben et Fedwin, si ce n’est que la Tour Blanche accueillait des novices aussi jeunes et parfois plus jeunes encore. Du gris apparaissait au milieu de cheveux plus foncés sur quelques têtes et Damer Flinn au visage creusé de rides qui utilisait des branches dépouillées de leur écorce pour apprendre à deux des plus jeunes comment manier une épée, là-bas devant l’étable, boitait et n’avait conservé qu’une mince couronne de cheveux blancs. Damer avait servi dans les Gardes de la Reine jusqu’à ce qu’il reçoive un coup de lance murandienne dans la cuisse. Il n’était pas homme d’épée, mais il semblait avoir la compétence nécessaire pour montrer aux autres à ne pas s’embrocher le pied. La plupart étaient originaires d’Andor, quelques-uns du Cairhien. Aucun encore ne venait du Tear, bien que l’amnistie ait été proclamée là-bas aussi ; il faudrait du temps pour que des hommes viennent d’aussi loin.

Damer fut le premier, naturellement, à remarquer les Vierges de la Lance ; il jeta sa branche et dirigea vers Rand l’attention de ses élèves. Puis Eben laissa choir son seau d’eau avec un grand cri, s’éclaboussant de la tête aux pieds, et tous se précipitèrent vers la maison en appelant, pour se grouper anxieusement derrière Damer. Deux autres femmes surgirent de l’intérieur, un tablier autour d’elles et le visage rougi par les feux de cuisine, et aidèrent les autres à rassembler les enfants derrière les hommes.

« Les voici, dit Rand à Taim. Il vous reste presque une demi-journée. Combien pouvez-vous en tester ? Je veux savoir aussi vite que possible qui est capable de recevoir une formation.

— Cette bande-là a été ramassée au fond de… » commença Taim d’un ton méprisant, puis il s’immobilisa au milieu de la cour en regardant fixement Rand. Des poules grattaient la poussière autour de ses pieds. « Vous n’avez testé aucun d’eux ? Pourquoi, au nom de… Vous ne savez pas, hein ? Vous savez Voyager, mais vous ne savez pas comment tester pour déceler le talent.

— Certains n’ont pas vraiment envie de canaliser. » Rand desserra son étreinte sur le pommeau de son épée. Cela lui déplaisait d’avouer à cet homme des manques dans ses aptitudes. « Il y en a qui n’ont pas réfléchi au-delà d’une chance de gloire, de richesse ou de puissance. Néanmoins, je veux garder tout homme qui peut apprendre, quelles que soient ses motivations. »

Les étudiants – les hommes qui seraient des étudiants – les observaient, lui et Taim, devant l’étable avec un air fort proche du calme. En somme, ils étaient tous venus à Caemlyn avec l’espoir d’être formés par le Dragon Réincarné, ou pensant qu’ils le seraient. C’était les Vierges, déployées en cercle autour de la cour et patrouillant dans la maison et l’étable, qui attiraient leurs regards avec une fascination inquiète, et même de l’appréhension. Les femmes serraient les enfants contre leurs jupes, les yeux fixés sur Rand et Taim, leur expression allant du neutre à l’anxieux mordillement des lèvres.

« Venez, dit Rand. Il est temps que vous fassiez connaissance avec vos étudiants. »

Taim ne bougea pas. « Est-ce vraiment rien que pour cela que vous voulez de moi ? Pour essayer de former cette lie pitoyable ? En admettant qu’il y en ait un parmi eux à qui il soit possible d’enseigner quelque chose. Combien pensez-vous réellement trouver dans une poignée de gens juste venus à vous au petit bonheur la chance ?

— C’est important, Taim ; je m’en chargerais moi-même, si je le pouvais, si j’en avais le temps. » Le temps était toujours l’important, qui manquait toujours. Et il avait confessé son ignorance, quoique cela lui ait écorché la langue. Il se rendait compte qu’il n’aimait pas beaucoup Taim, mais il n’était pas obligé d’avoir de la sympathie pour lui. Rand n’attendit pas et, au bout d’un instant, l’autre le rattrapa à grandes enjambées. « Vous avez parlé de confiance. Je me fie à vous pour cela. » N’accordez pas de confiance ! cria la voix haletante de Lews Therin dans son recoin obscur. Jamais se fier ! La confiance, c’est la mort. « Testez-les et commencez à enseigner dès que vous savez qui peut apprendre.

— Comme le désire le Seigneur Dragon », murmura d’un ton caustique Taim quand ils arrivèrent à la hauteur du groupe qui attendait. Saluts et révérences, aucun très raffiné, les accueillirent.

« Voici Mazrim Taim », annonça Rand. Les bouches s’entrouvrirent et les yeux s’écarquillèrent, évidemment. Certains parmi les plus jeunes avaient une mine ébahie comme s’ils pensaient que lui et Taim étaient venus ici pour se battre ; quelques-uns paraissaient se réjouir d’avance de voir cela. « Présentez-vous à lui. À partir d’aujourd’hui, il sera votre instructeur. » Taim lança à Rand un coup d’œil en pinçant les lèvres tandis que les étudiants se rassemblaient avec lenteur devant lui et commençaient à donner leur nom.

À la vérité, leurs réactions variaient. Fedwin joua des coudes pour arriver au premier rang, juste à côté de Damer, tandis qu’Eben restait au dernier, le visage blême. Les autres étaient répartis çà et là entre eux, hésitants, incertains, mais finissant par parler. L’annonce de Rand mettait un terme à des semaines d’attente pour certains, d’années de rêverie peut-être. La réalité commençait aujourd’hui et la réalité pouvait signifier le talent de canaliser, avec tout ce que cela impliquait pour un homme.

Un gaillard trapu aux yeux noirs, de six ou sept ans plus âgé que Rand, ne se préoccupa pas de Taim et s’écarta discrètement de ses compagnons. Vêtu d’une cotte grossière de paysan, Jur Grady reportait alternativement son poids d’un pied sur l’autre devant Rand et tortillait son bonnet de drap entre des mains épaisses. Il regardait tantôt son bonnet tantôt le sol sous ses pieds, ne levant que de temps en temps les yeux pour un bref coup d’œil à Rand. « Heu… mon Seigneur Dragon. J’ai pensé à… heu… mon papa veille sur ma petite ferme, une bonne pièce de terre si le ruisseau ne se dessèche pas… il pourrait y avoir encore une récolte au cas où il pleuvrait et… et… » Il écrasa son bonnet, puis le remit soigneusement en forme. « Je pensais rentrer chez moi. »

Les femmes n’étaient pas rassemblées autour de Taim. Formant un alignement silencieux d’yeux inquiets, elles retenaient solidement contre elles les enfants et observaient. La plus jeune, une blonde potelée, un garçonnet de quatre ans jouant avec ses doigts, était Sora Grady. Ces femmes avaient suivi leurs maris ici, mais Rand se doutait que la moitié des conversations entre mari et femme s’achevaient sur l’idée de s’en aller. Cinq hommes étaient déjà partis et si aucun ne donnait le mariage comme raison, tous étaient mariés. Quelle épouse regarderait avec sérénité son mari attendre d’apprendre à canaliser ? Ce devait être comme de le regarder attendre de se suicider.

D’aucuns diraient que les familles n’avaient pas leur place ici, cependant il y avait de grandes chances que ces mêmes personnes diraient aussi que les hommes ne devraient pas y être non plus. De l’avis de Rand, les Aes Sedai avaient commis une erreur en se coupant du monde. En dehors des Aes Sedai, peu nombreux étaient ceux qui entraient à la Tour Blanche, des femmes qui voulaient devenir Aes Sedai, et ceux qui les servaient ; ce qui n’était relativement qu’une poignée de gens venaient en quête d’assistance, et encore sous l’effet de ce qu’ils considéraient comme des circonstances pressantes. Quand des Aes Sedai quittaient la Tour, la plupart se montraient distantes et quelques-unes n’en sortaient jamais. Pour les Aes Sedai, les gens étaient des pions dans un jeu dont le monde était l’échiquier, pas un endroit où vivre. Pour elles, seule la Tour était réelle. Aucun homme ne peut oublier le monde et les gens ordinaires quand il voit sa famille devant lui.

Cela ne devait durer que jusqu’à la Tarmon Gai’don – combien de temps ? Un an ? Deux ? – mais cela durerait-il jusqu’à ce moment, là était la question. Il le ferait durer. Les familles rappelaient aux hommes pour quoi ils allaient combattre.

Les yeux de Sora étaient attachés sur Rand.

« Partez si vous voulez, dit-il à Jur. Vous pouvez partir n’importe quand avant d’avoir effectivement commencé à apprendre à canaliser. Une fois franchi ce pas, vous serez comme un soldat. Vous savez que nous aurons besoin de tous les soldats que nous trouverons avant la Dernière Bataille, Jur. L’Ombre aura de nouveaux Seigneurs de l’Épouvante prêts à canaliser ; comptez-y. Mais à vous de choisir. Peut-être réussirez-vous à passer ce cap sans dommage dans votre ferme. Il doit bien y avoir quelques endroits dans le monde qui échapperont à ce qui se prépare. Je l’espère. En tout cas, le reste d’entre nous s’efforcera d’agir au mieux pour assurer qu’en survivent autant que possible. Cependant, donnez du moins votre nom à Taim. Ce serait dommage de partir avant même de savoir si vous étiez en mesure d’apprendre. » Se détournant de Jur qui avait une mine confuse, Rand évita le regard de Sora. Et tu condamnes les Aes Sedai parce qu’elles manipulent les gens, songea-t-il âprement. Il faisait ce qu’il avait à faire.

Taim recueillait encore les noms du groupe mouvant et lançait encore à Rand des coups d’œil dont l’irritation était tout juste contenue. Brusquement, la patience de Taim l’abandonna. « Cela suffit comme ça ; les noms peuvent attendre, pour ceux d’entre vous qui seront toujours ici demain. Qui est le premier à être testé ? » Aussi vite, leurs langues se figèrent. Quelques-uns le regardèrent fixement sans même cligner des paupières. Taim pointa le doigt vers Damer. « Autant que je me débarrasse de vous. Venez ici. » Damer ne bougea pas jusqu’à ce que Taim le saisisse par le bras et l’entraîne à quelques pas des autres.

Rand qui l’observait se rapprocha aussi.

« Plus on use du Pouvoir, plus il est facile de percevoir la résonance, dit Taim à Damer. D’autre part, une trop forte résonance risque d’avoir des conséquences fâcheuses sur votre esprit, peut-être de vous tuer, je commencerai donc par un afflux léger. » Damer cilla ; manifestement, il en comprenait à peine un mot, sauf peut-être ce qui concernait les conséquences fâcheuses et la mort. Rand devinait toutefois que cette explication lui était destinée ; Taim masquait son ignorance.

Subitement apparut une petite flamme, d’un pouce de haut, qui dansait en l’air à distance égale des trois hommes. Rand sentait le Pouvoir en Taim, bien que ce fût seulement une quantité minime, et sentait le mince flux de feu qu’il tissait. Cette flamme apporta un soulagement étonnant à Rand, étonnant parce qu’elle était la preuve que Taim savait réellement canaliser. Les premiers doutes de Bashere avaient dû s’imprimer dans son inconscient.

« Concentrez-vous sur la flamme, dit Taim. Vous êtes la flamme ; le monde est la flamme ; rien n’existe que la flamme.

— Sens seulement que je commence à avoir mal aux yeux, marmotta Damer qui essuya la sueur sur son front avec le dos d’une dure main calleuse.

— Concentrez-vous ! ordonna Taim d’un ton sec. Ne parlez pas, ne pensez pas, ne bougez pas. Concentrez-vous. »

Damer hocha la tête, puis cligna des paupières devant la mine sévère de Taim et se figea, fixant en silence la petite flamme.

Taim semblait absorbé, mais par quoi, Rand n’aurait su le dire ; il donnait l’impression d’écouter. Une résonance, avait-il expliqué. Rand se focalisa, l’oreille tendue, guettant… quelque chose.

Les minutes se succédèrent sans qu’aucun d’eux ne bouge un muscle. Cinq, six, sept lentes minutes, pendant lesquelles c’est à peine si Damer battit des paupières. Le vieil homme respirait fort et il transpirait au point que l’on aurait cru que quelqu’un lui avait renversé un seau d’eau sur la tête. Dix minutes.

Soudain, Rand la perçut. La résonance. Peu de chose, un faible écho du minuscule flux de Pouvoir qui vibrait chez Taim, mais cela semblait venir de Damer. Ce devait être ce que recherchait Taim, mais ce dernier ne bougeait pas. Peut-être y avait-il davantage ou peut-être cela n’était-il pas ce que supposait Rand.

Une ou deux minutes encore s’écoulèrent et finalement Taim hocha la tête et laissa disparaître la flamme et le Saidin. « Vous pouvez apprendre… Damer, c’était ? » Il paraissait surpris ; nul doute qu’il n’avait pas imaginé que le tout premier homme testé réussirait – et un vieil homme presque chauve par-dessus le marché. Damer sourit faiblement ; il donnait l’impression d’être sur le point de vomir. « Je suppose que je ne devrais pas être étonné si chacun de ces tristes bougres réussit le test, marmotta l’homme au nez en bec d’aigle avec un coup d’œil à Rand. Vous avez apparemment assez de chance pour dix personnes. » Des bottes raclèrent le sol dans un mouvement de malaise parmi le reste des « bougres ». Indubitablement, quelques-uns espéraient déjà échouer. Ils ne pouvaient plus se retirer maintenant mais, s’ils échouaient, ils pourraient rentrer chez eux sachant qu’ils avaient essayé sans avoir à affronter ce qui est inhérent au succès.

Rand éprouvait lui-même un peu de surprise. Somme toute, il n’y avait eu rien de plus que cet écho et il l’avait perçu avant Taim, l’homme qui savait ce qu’il recherchait.

« Plus tard, nous évaluerons la force que vous pouvez avoir », conclut Taim tandis que Damer rentrait dans le groupe. Lequel s’écarta légèrement et évita de croiser son regard. « Peut-être deviendrez-vous assez fort pour m’égaler, moi ou le Seigneur Dragon ici présent. » L’espace autour de Damer s’élargit un peu. « Seul le temps le dira. Soyez attentif pendant que je teste les autres. Si vous avez l’esprit vif, vous en saisirez la méthode d’ici que je découvre quatre ou cinq de plus. » Un bref coup d’œil vers Rand précisait que cette phrase lui était destinée. « Voyons, qui passe le test ensuite ? » Personne ne bougea. Le Saldaean se frotta le menton. « Vous. » Il désigna un bonhomme pataud qui avait largement dépassé la trentaine, un tisserand aux cheveux noirs nommé Kely Huldin. Dans le rang des femmes, l’épouse de Kely poussa un gémissement.

Vingt-six tests encore prendraient ce qui restait de clarté. En dépit de la chaude température, les journées raccourcissaient toujours comme si l’hiver approchait réellement, et un test raté nécessiterait quelques minutes de plus qu’un test réussi, juste pour avoir une certitude. Bashere attendait et il y avait Weiramon à qui rendre visite, et…

« Continuez ceci, dit Rand à Taim. Je reviendrai demain voir quels résultats vous avez obtenus. Rappelez-vous la confiance que je mets en vous. » Ne vous fiez pas à lui, grommela Lews Therin. Cette voix semblait venir d’un personnage gambadant dans les ombres de la tête de Rand. Ne faites pas confiance. Se fier est mortel. Tuez-le. Tuez-les tous. Oh, mourir et en avoir fini, fini avec tout, dormir sans rêves, des rêves d’Ilyena, pardonne-moi, Ilyena, pas de pardon, seulement la mort, je mérite de mourir… Rand se détourna avant que la lutte qui se livrait en lui se lise sur son visage. « Demain, si je peux. »

Taim le rattrapa avant que lui et les Vierges de la Lance soient à mi-chemin des bois. « Si vous restez un peu plus longtemps, vous pouvez apprendre comment faire le test. » Il y avait une nuance d’exaspération dans sa voix. « En admettant que j’en trouve quatre ou cinq autres, ce qui franchement ne m’étonnerait pas. Vous semblez avoir la chance même du Ténébreux. Je présume que vous désirez apprendre. À moins que vous n’ayez l’intention de vous en décharger entièrement sur moi. Je vous préviens, cela demandera du temps. Quelque pression que j’exerce, ce Damer mettra des jours, des semaines avant même d’être capable de sentir le Saidin, pour ne pas parler de le capter. Rien que le capter, pas canaliser la moindre étincelle.

— J’ai déjà compris la méthode du test, répliqua Rand. Ce n’était pas difficile. Et j’ai bien l’intention de m’en décharger totalement sur vous, jusqu’à ce que vous découvriez de nouveaux postulants valables et les formiez suffisamment pour vous seconder dans vos recherches. Souvenez-vous de ce que j’ai dit, Taim. Apprenez-leur vite. » Ce qui représentait des dangers. Apprendre à canaliser la moitié féminine de la Vraie Source était apprendre à se laisser aller à une étreinte – selon l’explication donnée à Rand – apprendre à se soumettre à quelque chose qui obéirait une fois que l’on s’y était abandonnée. C’était guider une énorme force qui ne vous ferait du mal que si vous en mésusiez. Élayne et Egwene estimaient cela naturel ; pour Rand, c’était presque incroyable. Canaliser la moitié masculine était un combat constant pour la maîtriser et survivre. S’immerger dedans trop profondément et trop vite, c’était être un gamin jeté nu dans une bataille rangée contre des ennemis en armure. Même lorsque vous aviez appris, le Saidin pouvait vous détruire, vous tuer ou annihiler votre cerveau, s’il ne réduisait pas simplement en cendres votre don pour canaliser. Le même prix que les Aes Sedai extorquaient des hommes capables de canaliser qu’elles capturaient, vous pouviez l’extorquer de vous-même dans un moment d’inattention, un instant où vous aviez baissé la garde. Non pas que certains parmi les hommes massés devant l’étable ne soient pas prêts à payer ce prix à la minute même. L’épouse au visage rond de Kely Huldin l’avait agrippé par le devant de sa chemise et lui parlait d’un ton pressant. Kely remuait la tête d’un côté à l’autre d’un air hésitant et les autres hommes mariés regardaient avec malaise en direction de leurs femmes. Mais il s’agissait d’une guerre et les guerres comportaient des pertes, même parmi les hommes mariés. Par la Lumière, il devenait assez endurci pour écœurer une chèvre. Il se détourna légèrement, pour ne pas être obligé de voir les yeux de Sora Grady. « Frôlez les limites avec eux, dit-il à Taim. Apprenez-leur autant qu’ils peuvent apprendre aussi vite qu’ils peuvent l’assimiler. »

La bouche de Taim se serra légèrement aux premiers mots de Rand. « Autant qu’ils peuvent apprendre, répéta-t-il d’un ton neutre. Mais quoi ? Des choses qui soient utilisées comme armes, je suppose.

— Des armes », acquiesça Rand. Il leur fallait tous être des armes, lui-même compris. Des armes pouvaient-elles se permettre d’avoir une famille ? Une arme pouvait-elle se permettre d’aimer ? Voyons, d’où cette réflexion pouvait-elle venir ? « Tout ce qu’ils sont capables d’apprendre, mais cela en premier lieu. » Ils étaient si peu nombreux. Vingt-sept et, s’il y en avait même un en plus de Damer qui soit capable d’apprendre, Rand se féliciterait de ce qu’être Ta’veren avait attiré cet homme à lui. Les Aes Sedai se contentaient de capturer et de neutraliser les hommes qui canalisaient, mais elles s’étaient montrées très habiles à ce petit jeu au cours des trois mille dernières années. Certaines Aes Sedai étaient apparemment persuadées qu’elles réussissaient quelque chose qui n’avait jamais été leur intention première, éliminer de l’humanité le don de canaliser. La Tour Blanche avait été bâtie pour loger de façon permanente trois mille Aes Sedai et beaucoup plus si elles devaient toutes se réunir là, avec des chambres pour des centaines de jeunes filles venues faire leur apprentissage mais, avant la scission, il n’y avait eu qu’une quarantaine de novices dans la Tour et moins de cinquante Acceptées. « J’ai besoin d’un plus grand nombre, Taim. D’une façon ou d’une autre, trouvez-en davantage. Apprenez-leur le test avant tout.

— Vous avez donc l’intention d’essayer d’égaler en nombre les Aes Sedai ? » Taim n’avait pas l’air déconcerté, même si tel était le plan de Rand. Ses yeux noirs obliques avaient un regard ferme.

« Combien y a-t-il d’Aes Sedai au total ? Mille ?

— Pas autant, je pense », répliqua Taim d’un ton mesuré.

Éliminer le don chez la race humaine. Que la Lumière les réduise en cendres, quelles que soient les raisons qu’elles aient eues d’agir de la sorte. « Bah, ce n’est pas les ennemis qui manqueront, de toute façon. » Des ennemis, il n’en manquait certes pas. Le Ténébreux et les Réprouvés, les Engeances de l’Ombre et les Amis du Ténébreux. Sûrement les Blancs Manteaux et très probablement les Aes Sedai, ou une partie d’entre elles, celles qui appartenaient à l’Ajah Noire et celles qui voulaient lui dicter sa conduite. Ces dernières, il les considérait comme des ennemies, bien qu’elles ne se voient nullement sous cet angle. Il y aurait certainement des Seigneurs de l’Épouvante, ainsi qu’il l’avait dit. Et d’autres que ceux-là encore. Assez d’ennemis pour réduire à néant tous ses plans, réduire tout à néant. Sa main se crispa sur la hampe gravée du Sceptre du Dragon. Le temps était le plus grand ennemi de tous, celui qu’il avait le moins de chances de battre. « Je vais les battre, Taim. Tous. Ils pensent pouvoir tout détruire. Toujours abattre, jamais construire ! Je vais construire quelque chose, laisser quelque chose derrière moi. Quoi qu’il advienne, je le ferai ! Je vaincrai le Ténébreux. Et purifierai le Saidin, pour que les hommes ne redoutent plus de devenir fous et que le monde ne craigne plus les hommes qui canalisent. Je vais… »

La houppe vert et blanc se balança quand, dans un geste de colère, il imprima une saccade au fragment de lance qu’il tenait. C’était impossible. La chaleur et la poussière le narguaient. Une partie devait être accomplie, mais c’était impossible pour la totalité. Le mieux que chacun d’eux pouvait espérer était vaincre et mourir avant de devenir fou – et il ne voyait pas comment parvenir même à rien que cela. Tout ce qu’il pouvait était de continuer à tenter d’y parvenir. Pourtant un moyen devait exister. S’il y avait une justice, il devrait y avoir un moyen.

« Purifier le Saidin, répéta Taim à mi-voix. Je crois que cela demanderait plus de puissance que vous ne l’imaginez. » Ses yeux se plissèrent pensivement. « J’ai entendu parler de choses appelées sa’angreals. En avez-vous un que vous estimez capable réellement…

— Peu importe ce que j’ai ou que je n’ai pas, riposta sèchement Rand. Instruisez qui peut apprendre, Taim. Puis dénichez-en d’autres et formez-les. Le Ténébreux ne nous attendra pas. Par la Lumière ! Nous n’avons pas assez de temps, Taim, mais nous devons nous débrouiller quand même. Il le faut !

— Je ferai ce que je peux. Seulement ne comptez pas que Damer renverse demain les murailles d’une cité. »

Rand hésita. « Taim ? Méfiez-vous d’un étudiant qui apprend trop vite. Prévenez-moi immédiatement. Un des Réprouvés pourrait essayer de se glisser au milieu des étudiants.

— Un des Réprouvés ! » C’était presque un chuchotement. Pour la deuxième fois, Taim avait l’air troublé, cette fois carrément déconcerté. « Pourquoi voudrait…

— Quelle est votre force ? l’interrompit Rand. Attirez à vous le Saidin. Allez-y. Autant que vous pouvez en maîtriser. »

Pendant un instant, Taim se contenta de le regarder, sans expression, puis le Pouvoir afflua en lui. Il n’y avait pas d’aura comme en voyaient les femmes les unes autour des autres, seulement une sensation de force et de menace, mais Rand la percevait avec netteté, et la jugeait. Taim avait assez de Saidin pour dévaster en quelques secondes la ferme et tous ceux qui y étaient, assez pour ravager le pays à perte de vue. Ce n’était pas beaucoup moins que ce que Rand lui-même pouvait faire, sans aide. Mais aussi bien Taim pouvait dissimuler. On ne sentait aucun effort et peut-être qu’il ne voulait pas montrer à Rand l’ampleur exacte de sa force ; comment aurait-il su ce que serait la réaction de Rand ?

Le Saidin, la sensation du Saidin, disparut de Taim et, pour la première fois, Rand se rendit compte que lui-même était empli de la moitié mâle de la Source, un raz-de-marée déchaîné, le moindre filet qu’il était en mesure d’extraire à travers l’angreal dans sa poche. Tuez-le, marmotta Lews Therin. Tuez-le tout de suite ! Pendant un instant, Rand fut paralysé par le choc ; le vide qui l’environnait vacilla, le Saidin s’enfla et fit rage, et il relâcha le Pouvoir de justesse avant que celui-ci ne pulvérise à la fois le vide et lui-même. Est-ce lui qui avait appelé à lui la Source ou était-ce Lews Therin ? Tuez-le ! Tuez-le !

Furieux, Rand cria à l’intérieur de sa tête : « Taisez-vous ! » À sa surprise, l’autre voix ne dit plus mot.

La sueur coulait sur sa figure et il l’essuya d’une main qu’il retenait de trembler. Il s’était emparé lui-même de la Source ; c’est ce qui avait dû se passer. La voix d’un mort ne pouvait pas y réussir Inconsciemment, il n’avait pas été disposé à se fier à Taim en possession d’une telle quantité de Saidin alors qu’il était désarmé. Oui, c’était ça.

« Veillez bien à repérer si quelqu’un apprend trop vite », dit-il entre ses dents. Peut-être en expliquait-il trop à Taim, mais les gens avaient le droit de savoir à quoi s’attendre. Autant qu’ils avaient besoin de le savoir. Il n’osait pas laisser Taim ou quiconque d’autre découvrir où il avait appris une bonne partie de ce qu’il connaissait. S’ils se rendaient compte qu’il avait retenu prisonnier un des Réprouvés et l’avait laissé s’échapper… Les rumeurs occulteraient toute mention de prisonniers si cela venait à se savoir. Les Blancs Manteaux soutenaient qu’il était un faux Dragon, et très probablement en plus un Ami du Ténébreux ; ils le disaient de quiconque avait un contact avec le Pouvoir Unique. Si le monde apprenait l’existence d’Asmodean, beaucoup d’autres gens en seraient convaincus. Peu importe que Rand ait eu besoin d’un homme pour lui enseigner le Saidin. Pas une femme ne le pouvait, pas plus que les femmes ne pouvaient voir ses tissages, ou lui les leurs. Les hommes croient aisément le pire et les femmes croient que ce pire cache quelque chose de pire encore ; c’était un vieux dicton des Deux Rivières. Il disposerait lui-même d’Asmodean si jamais ce dernier se représentait, « N’oubliez pas d’ouvrir l’œil. Discrètement.

— Comme l’ordonne mon Seigneur Dragon. » Taim s’inclina bel et bien légèrement avant de retraverser la cour de la ferme.

Rand s’aperçut que les Vierges le regardaient. Enaila et Somara, Suline et Jalani et les autres, une expression soucieuse dans les yeux. Elles acceptaient presque tout ce qu’il faisait, toutes les choses qui lui causaient une crispation quand il les faisait, toutes les choses qui provoquaient un recul chez tout le monde sauf les Aielles ; ce qui les hérissait était d’ordinaire des choses qu’il ne comprenait absolument pas. Elles acceptaient et s’inquiétaient pour lui.

« Vous ne devez pas vous fatiguer », dit Somara à mi-voix. Rand la regarda et les joues de la Vierge à la chevelure couleur de lin s’empourprèrent. Cet endroit ne comptait peut-être pas comme lieu public – Taim était déjà trop loin pour entendre – néanmoins la remarque dépassait les bornes.

Ce qui n’empêcha pas Enaila de tirer de sa ceinture une shoufa de rechange et de la lui tendre. « Trop de soleil n’est pas bon pour vous », murmura-t-elle.

Une des autres dit entre ses dents : « Il a besoin d’une épouse pour veiller sur lui. » Il était incapable de savoir laquelle ; même Somara et Enaila réservaient ce genre de propos aux moments où il avait le dos tourné. Toutefois, il savait à qui elles pensaient. Aviendha. Qui voir de mieux s’unir en mariage avec le fils d’une Vierge de la Lance qu’une Vierge qui avait renoncé à la lance pour devenir Sagette ?

Réprimant un élan de colère, il enroula la shoufa autour de sa tête, et en fut reconnaissant. Le soleil était vraiment ardent et l’étoffe gris-brun repoussait une étonnante quantité de la chaleur. Sa sueur la trempa aussitôt. Taim connaissait-il quelque chose d’approchant le procédé des Aes Sedai pour empêcher la chaleur ou le froid de les atteindre ? La Saldaea était située tout au nord, pourtant il ne semblait guère transpirer autant que les Aielles. En dépit de sa gratitude, ce que Rand répliqua fut : « Ce que je ne dois pas faire, c’est rester planté là à perdre du temps.

— Perdre du temps ? » répéta la jeune Jalani d’un ton trop innocent, qui se recoiffait de sa shoufa, découvrant momentanément des cheveux courts presque aussi roux que ceux d’Enaila. « Comment le Car’a’carn peut-il perdre du temps ? La dernière fois que j’ai transpiré autant que lui, j’avais couru depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. »

De larges sourires et de francs éclats de rire jaillirent de proche en proche parmi les autres Vierges, la rousse Maira qui avait au moins dix ans de plus que Rand se donna une claque sur la cuisse, Desora la blond doré masquait ses sourires derrière sa main comme toujours. Liah au visage balafré bondissait sur la pointe des pieds, tandis que Suline se pliait presque en deux. L’humour aiel était au mieux bizarre. Les héros des contes n’étaient jamais l’objet de plaisanteries à leurs dépens, pas même obscures, et il doutait que les rois en soient également victimes. Une partie du problème était qu’un chef aiel, même le Car’a’carn, n’était pas un roi ; il en avait peut-être l’autorité dans bien des cas, mais n’importe quel Aiel pouvait – et ne s’en privait pas – aller trouver un chef et lui dire exactement ce qu’il pensait. Toutefois, la plus grande partie du problème était autre.

Bien qu’élevé dans le pays des Deux Rivières par Tam al’Thor et, jusqu’à sa mort quand il avait cinq ans, par l’épouse de Tam, Kari, la vraie mère de Rand était une Vierge de la Lance morte en lui donnant naissance sur les pentes du Mont du Dragon. Pas une Aielle, bien que son père ait été aiel, mais du moins une Vierge de la Lance. À présent, les coutumes aielles plus puissantes que les lois s’appliquaient à lui. Non, ne s’appliquaient pas ; s’imposaient. Aucune Vierge ne pouvait se marier et continuer à manier la lance et, à moins qu’elle ne renonce à la lance, tout enfant qu’elle mettait au monde était confié par les Sagettes à une autre femme, de telle sorte que la Vierge ne connaissait jamais qui était cette femme. Un enfant né d’une Vierge était censé porter chance, à la fois par lui-même et quand on l’élevait, encore que personne sauf la femme qui l’élevait et son mari ne soit au courant qu’il n’était pas leur enfant. Cependant malgré cela, la Prophétie aielle de Rhuidean annonçait que le Car’a’carn serait un de ces enfants, élevé par des gens des Terres Humides. Aux yeux des Vierges, Rand était tous ces enfants de retour, le premier enfant né d’une Vierge qu’elles aient jamais connu.

La plupart, plus âgées que Suline ou aussi jeunes que Jalani, l’accueillaient comme un frère perdu depuis longtemps. En public, elles lui témoignaient autant de respect qu’à n’importe quel chef, si limité que cela puisse être parfois, mais quand il n’y avait que lui et l’une d’elles il aurait aussi bien pu être ce frère, bien qu’être frère aîné ou frère cadet ne parût pas avoir un rapport quelconque avec l’âge de la Vierge en question. Il était tout bonnement content que rien qu’une poignée d’entre elles ait pris le même chemin qu’Enaila et Somara ; en public ou pas, c’était franchement irritant qu’une femme pas plus âgée que lui se conduise comme s’il était son fils.

« Alors il nous faut aller quelque part où je ne transpirerais pas », conclut-il en réussissant à sourire. Il le leur devait. Certaines étaient déjà mortes pour lui et d’autres mourraient avant que ce soit fini. Les Vierges maîtrisèrent vite leur gaieté, prêtes à se rendre où le dirait le Car’a’carn, prêtes à le défendre.

La question était : où aller ? Bashere attendait sa visite d’apparence prudemment fortuite mais, si Aviendha en avait eu vent, elle pourrait bien avoir rejoint Bashere. Rand l’avait évitée autant que possible, avait évité surtout d’être seul avec elle. Parce qu’il avait envie d’être seul avec elle. Ce qu’il avait réussi jusqu’ici à cacher aux Vierges ; si jamais elles s’en doutaient, elles lui rendraient la vie insupportable. Le fait est qu’il devait se tenir à distance d’elle. Il était porteur de mort comme d’une maladie contagieuse ; il était une cible et des gens mouraient à côté de lui. Il avait été obligé de s’endurcir le cœur et de laisser mourir des Vierges – que la Lumière le réduise à jamais en cendres pour cette promesse ! – mais Aviendha avait renoncé à la lance pour étudier avec les Sagettes. Il ne savait pas très bien ce qu’il ressentait pour elle, seulement que si elle mourait à cause de lui quelque chose en lui mourrait aussi. C’était une chance qu’elle n’éprouve pas de complications sentimentales en ce qui le concernait. Elle s’efforçait de rester près de lui uniquement parce que les Sagettes voulaient qu’elle le surveille pour elles, et parce qu’elle voulait le surveiller pour Élayne. Aucune de ces raisons ne rendait la situation plus facile pour Rand ; exactement le contraire.

La décision était facile à prendre, en réalité. Bashere devrait attendre pour qu’il puisse éviter Aviendha, et la visite à Weiramon, projetée pour commencer au palais des tentatives de discrétion furtives destinées à être percées à jour, serait pour maintenant. Une façon ridicule de parvenir à une décision, mais que reste-t-il à faire à un homme quand une femme refuse de voir ce que le bon sens exige ? De cette façon, les choses s’arrangeraient peut-être au mieux. Ceux qui étaient censés apprendre l’existence de cette visite seraient ainsi encore au courant et peut-être croiraient ce qu’ils étaient censés croire parce que cette visite avait eu lieu réellement en cachette. Peut-être que passer voir Bashere et les Saldaeans semblerait encore plus fortuit s’il laissait ce passage pour la fin de la journée. Oui. Un enchevêtrement d’intrigues digne d’un Cairhienin jouant au Jeu des Maisons.

Saisissant le Saidin, il ouvrit un portail, le trait de lumière s’élargissant et montrant l’intérieur d’une grande tente à rayures vertes, vide à part un sol couvert de tapis aux vives couleurs tissés de motifs de labyrinthe caractéristiques de Tear. Il n’y avait pas de risque d’embuscade dans cette tente, même moins qu’aux alentours de la ferme, ce qui n’empêcha pas Enaila, Maira et d’autres de se voiler et de franchir comme des flèches ce portail. Rand s’arrêta pour regarder en arrière.

Kely Huldin se dirigeait vers le corps de ferme, la tête basse, sa femme poussant devant elle leurs deux enfants à côté de lui. Elle ne cessait d’allonger la main pour le caresser dans un geste de consolation mais, même depuis l’autre côté de la cour, Rand distinguait l’expression rayonnante du visage de la jeune femme. Manifestement, Kely avait échoué. Taim se tenait en face de Jur Grady, l’un et l’autre regardant fixement une petite flamme oscillant entre eux. Sora Grady, son fils serré contre sa poitrine, n’observait pas son mari. Ses yeux étaient toujours rivés sur Rand. Les yeux d’une femme ont un regard plus tranchant qu’un poignard, un autre dicton des Deux Rivières.

Il franchit le portail et attendit que suivent le reste des Vierges, puis laissa aller la Source. Il faisait ce qu’il avait à faire.

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