Nynaeve s’éveilla le lendemain à l’aube, l’humeur chagrine. Elle sentait venir du mauvais temps, pourtant un coup d’œil par la fenêtre ne décela pas le moindre nuage déparant le ciel blanchissant à peine. La journée promettait déjà d’être une autre fournaise. Sa chemise était trempée de sueur et entortillée autour d’elle à force de s’être tournée et retournée comme une crêpe. Naguère, elle avait pu se fier à sa faculté d’Écouter le Vent, mais ce don semblait avoir perdu son acuité depuis le départ des Deux Rivières, quand il ne lui faisait pas complètement défaut.
Attendre son tour pour se servir de la table de toilette n’arrangea rien non plus, ni écouter le récit d’Élayne concernant ce qui s’était produit après qu’elle les avait quittées dans le bureau d’Élaida. Sa propre nuit avait été une longue recherche vaine dans les rues de Tar Valon, désertes à part elle-même, des pigeons, des rats et des tas d’ordures. Ce qui lui avait causé un choc. Tar Valon était toujours d’une propreté parfaite ; Élaida devait négliger terriblement la cité pour que des ordures paraissent dans le Tel’aran’rhiod. Une fois, elle avait aperçu Leane à travers la vitre d’une taverne près du Port-du-Sud, ce qui était bien le dernier endroit où elle se serait attendue à la découvrir, mais quand elle y était entrée précipitamment la salle commune était vide à part les tables et les bancs fraîchement peints en bleu. Elle aurait bien abandonné ses recherches, si ce n’est que Myrelle l’avait harcelée depuis peu et qu’elle voulait avoir la conscience nette quand elle lui dirait qu’elle avait essayé. Myrelle était plus prompte à déceler une dérobade que quiconque Nynaeve avait jamais connu de vue ou par ouï-dire. Pour comble, en sortant du Tel’aran’rhiod, elle avait trouvé l’anneau d’Élayne déjà reposé sur la table et Élayne profondément endormie. Si un prix avait été décerné aux efforts inutiles, elle l’aurait remporté haut la main. Et maintenant apprendre que Sheriam et les autres avaient été à deux doigts d’être tuées… Même le ramage du pinson dans sa cage d’osier provoqua un coup d’œil hargneux.
« Elles croient tout savoir, murmura Nynaeve avec mépris. Je leur ai parlé des cauchemars. Je les avais mises en garde et la nuit dernière n’était pas la première fois. » Aucune différence que les Aes Sedai aient toutes les six été Guéries avant qu’elle-même soit revenue du Tel’aran’rhiod. Cela aurait pu se terminer trop aisément de façon bien pire – parce qu’elles estimaient être omniscientes. Les saccades d’irritation qu’elle imprimait à sa tresse retardèrent son nattage pour le jour. Le bracelet de l’a’dam s’accrochait aussi parfois dans ses cheveux, seulement elle n’avait aucune intention de l’ôter. C’était au tour d’Élayne de le porter aujourd’hui, mais elle le laisserait aussi bien accroché à une patère sur le mur. De l’inquiétude vibrait par le bracelet et la peur inévitable, mais plus encore que tout la frustration. Sans doute « Marigan » aidait déjà à préparer le petit déjeuner ; être astreinte à des tâches ménagères semblait la bouleverser davantage que d’être prisonnière. « C’était très judicieux de votre part, Élayne. Vous n’avez pas dit comment vous vous êtes finalement retrouvée dedans après avoir tenté d’avertir les autres. »
Se frottant toujours avec son carré de tissu-éponge, Élayne frissonna. « Y penser n’était pas si difficile. Un cauchemar de cette dimension nécessitait que nous nous occupions toutes de le juguler. Peut-être ont-elles appris un peu d’humilité. Peut-être leur rencontre avec les Sagettes ce soir ne se passera-t-elle pas trop mal. »
Nynaeve hocha la tête pour elle-même. C’est bien ce qu’elle avait pensé. Non pas à propos de Sheriam et des autres ; les Aes Sedai découvriraient l’humilité quand les chèvres auront des ailes, et encore un jour avant les Sagettes. À propos d’Élayne. Elle s’était probablement laissée volontairement entraîner dans le cauchemar, mais ne l’admettrait jamais. Nynaeve n’aurait pas su dire si Élayne croyait que reconnaître ouvertement son courage serait de la vantardise ou si seulement elle ne se rendait pas compte à quel point elle était brave. Quoi qu’il en soit, Nynaeve était tiraillée entre l’admiration pour le courage de son amie et le désir qu’Élayne l’admette ne serait-ce qu’une fois. « J’ai l’impression d’avoir vu Rand. » Ce qui provoqua la chute du carré de tissu-éponge.
« Y était-il en chair et en os ? » C’était dangereux, d’après les Sagettes ; le risque était de perdre une partie de ce qui vous rend humain. « Vous l’aviez prévenu à ce sujet.
— Quand a-t-il commencé à écouter le simple bon sens ? Je ne l’ai qu’entraperçu. Peut-être a-t-il juste effleuré le Tel’aran’rhiod dans un rêve. » Peu probable, cela. Il protégeait évidemment ses rêves avec des gardes si efficaces qu’à son avis il ne pouvait atteindre le Monde des Rêves autrement qu’en personne, pas même aurait-il été un Explorateur-de-Rêves et aurait-il possédé un des anneaux. « Peut-être était-ce quelqu’un qui avait une vague ressemblance avec lui. Comme je le disais, je ne l’ai vu qu’un instant, sur la place devant la Tour.
— Je devrais être là-bas avec lui », murmura Élayne. Vidant la cuvette dans le seau de toilette, elle s’écarta pour que Nynaeve accède à la table. « Il a vraiment besoin de moi.
— Ce dont il a besoin, c’est ce dont il a toujours eu besoin. » Nynaeve eut une grimace de mauvaise humeur en remplissant la cuvette avec le broc. Elle détestait se laver dans de l’eau qui avait séjourné dans un récipient toute la nuit. Du moins cette eau n’était pas froide ; l’eau fraîche, cela n’existait plus. « Quelqu’un qui lui tire les oreilles par principe une fois la semaine et le maintienne dans le droit chemin.
— Ce n’est pas juste. » Une chemise propre passant par-dessus la tête d’Élayne assourdit les mots. « Je m’inquiète pour lui tout le temps. » Son visage jaillit par l’encolure, l’air plus soucieux qu’indigné en dépit du ton qu’elle avait adopté, et elle décrocha d’une des patères une robe blanche au bas orné de bandes. « Je m’inquiète pour lui-même dans mes rêves ! Croyez-vous qu’il passe entièrement son temps à se faire du mauvais sang à mon sujet ? Pas moi. »
Nynaeve acquiesça d’un signe de tête, malgré une partie de son esprit qui estimait que la situation n’était pas exactement la même. On avait dit à Rand qu’Élayne était en sécurité auprès des Aes Sedai, encore que pas à quel endroit. Comment Rand pourrait-il jamais être en sécurité ? Elle se pencha sur la cuvette et la chevalière de Lan jaillit hors de sa chemise, oscillant sur son lien de cuir. Non, Élayne avait raison. Quelles que soient les occupations de Lan, quel que soit l’endroit où il se trouvait, elle doutait qu’il pense à elle moitié aussi souvent qu’elle pensait à lui. Cette possibilité la rendit assez furieuse pour qu’elle arrache sa tresse par les racines n’aurait-elle pas eu les mains pleines de savon et de tissu-éponge. « Vous ne pouvez pas vous préoccuper d’un homme tout le temps, dit-elle aigrement, même si vous voulez entrer dans l’Ajah Verte. Qu’ont-elles découvert la nuit dernière ? »
Nynaeve s’assit sur le lit d’Élayne pour écouter et poser des questions. Non pas que les réponses lui apprenaient grand-chose, à la vérité. Ce n’était pas pareil que de voir soi-même les documents. Bel et bon d’apprendre qu’Elaida était finalement au courant de l’amnistie de Rand, mais comment avait-elle l’intention de réagir ? La preuve que la Tour contactait les souverains était peut-être effectivement une bonne nouvelle ; cela avait une chance de mettre le feu aux jupes des Députées de l’Assemblée. Il fallait que quelque chose arrive. Qu’Élaida envoie une ambassade à Rand donnait certes de quoi s’inquiéter, mais il ne pouvait pas être assez bête pour prêter une oreille favorable à quelqu’un venant de la part d’Élaida. Le pouvait-il ? Ce qu’Élayne avait surpris ne contenait pas assez de renseignements. Et qu’avait Rand derrière la tête en hissant le Trône du Lion sur un piédestal ? D’ailleurs, qu’avait-il besoin d’un trône ? Il était le Dragon Réincarné, possible, et ce car-truc-machin aiel, d’accord, mais elle ne parvenait pas à s’ôter de l’esprit qu’elle l’avait soigné quand il était enfant et lui avait administré des fessées lorsqu’il le méritait.
Élayne continuait à s’habiller et en eut terminé avant que son récit le soit. « Je vous raconterai le reste plus tard », dit-elle précipitamment et elle franchit la porte en courant.
Nynaeve grommela et continua à enfiler sans hâte ses vêtements. Élayne faisait un cours à des novices pour la première fois aujourd’hui, ce qui n’avait pas encore été permis à Nynaeve. Par contre, si on ne lui accordait pas encore confiance pour instruire des novices, il y avait toujours Moghedien. Elle ne tarderait pas à avoir achevé ses corvées du petit déjeuner.
Le seul ennui, c’est que, lorsque Nynaeve la trouva, Moghedien avait les bras plongés jusqu’au coude dans de l’eau savonneuse, le collier en argent de l’a’dam paraissant là particulièrement déplacé. Elle n’était pas seule ; une douzaine d’autres femmes frottaient avec application des vêtements sur des planches à laver dans une cour entourée d’une palissade, au milieu de chaudrons fumants pleins d’eau bouillante. D’autres femmes étendaient la première lessive sur de longs fils tendus entre des poteaux, mais des tas de draps de lit, de sous-vêtements et de toutes sortes de choses attendaient leur tour sur les planches à laver. Le regard que Moghedien lança à Nynaeve aurait suffi à lui rôtir la peau. Haine, honte et indignation vibrèrent à travers l’a’dam presque en suffisance pour submerger la peur omniprésente.
La personne en charge des opérations, une femme grisonnante sèche comme un cotret nommée Nildra, s’avança avec empressement, une pale pour remuer le linge dans la lessiveuse dressée comme un sceptre, ses jupes de lainage foncé relevées au genou pour qu’elles ne traînent pas sur le sol rendu boueux par l’eau répandue. « Bonjour, Acceptée. Je suppose que vous voulez Marigan, hein ? » Elle parlait sur un ton qui était un mélange prosaïque de respect et de conscience que demain elle pourrait trouver n’importe quelle Acceptée au nombre de ses blanchisseuses pour une journée ou pour un mois, à faire travailler et à houspiller aussi sévèrement que les autres sinon même plus durement. « Ma foi, il m’est impossible de la libérer maintenant. Je suis à court de personnel pour le moment. Une de mes ouvrières se marie aujourd’hui, une autre s’est enfuie et deux ne doivent effectuer que des travaux faciles parce qu’elles sont enceintes. Myrelle Sedai m’a dit que je pouvais la prendre. Peut-être que je serai en mesure de m’en passer dans quelques heures. Je verrai. »
Moghedien se redressa, ouvrant la bouche, mais Nynaeve lui imposa silence d’un regard ferme – et un geste bien visible pour effleurer le bracelet de l’a’dam sur son poignet – à la suite de quoi Moghedien recommença à travailler. Il suffirait de quelques mots mal choisis, une plainte comme n’en formulerait jamais la paysanne qu’elle avait l’air d’être, pour la propulser sur un chemin menant à la désactivation et au bourreau, et Nynaeve et Élayne sur une voie ne conduisant à guère mieux. Nynaeve ne put s’empêcher d’avaler sa salive avec soulagement quand Moghedien se courba de nouveau sur sa planche, ses lèvres remuant dans un murmure inaudible. Un prodigieux sentiment d’humiliation et un déchaînement de fureur affluèrent par l’a’dam.
Nynaeve réussit à sourire à Nildra et murmura quelque chose, elle ne savait pas trop quoi, puis s’éloigna à grands pas vers une des cuisines communautaires pour chercher son petit déjeuner. Myrelle, encore. Elle se demanda si la Verte l’avait prise en grippe pour une raison ou une autre. Elle se demanda si garder Moghedien allait lui valoir un mal d’estomac permanent. Elle avalait ses herbes apaisantes pratiquement comme des bonbons depuis qu’elle avait referme l’a’dam autour du cou de cette femme.
Ce fut assez facile d’obtenir une chope en terre pleine de thé au miel et un pain au lait tout chaud sorti du four mais, une fois qu’elle les eut, elle marcha en mangeant. La sueur perlait sur sa figure. Même à cette heure matinale, la chaleur augmentait et l’air était sec.
Le soleil levant formait un dôme d’or fondu au-dessus de la forêt.
Les rues à la chaussée en terre battue étaient bondées, comme d’ordinaire dès qu’il faisait assez clair pour voir. Les Aes Sedai passaient d’une démarche sereine et légère, ne tenant pas compte de la poussière et de la chaleur, mystérieuses d’expression en route pour accomplir des lâches mystérieuses, souvent avec des Liges sur les talons, loups au regard froid affectant en vain d’être apprivoisés. Il y avait des soldats partout, habituellement défilant en groupes à pied ou à cheval, encore que Nynaeve ne comprît pas pourquoi on les autorisait à encombrer les rues de pareille façon alors qu’ils avaient des camps dans les bois. Des enfants couraient çà et là comme des bolides, souvent singeant les soldats avec des bâtons en guise d’épée et de pique. Des novices vêtues de blanc se rendaient d’un bon pas à leurs travaux au milieu de la foule. Les serviteurs avaient adopté une allure un tantinet plus modérée, des femmes avec des brassées de draps pour les lits des Aes Sedai ou des paniers remplis de pains en provenance des cuisines, des hommes conduisant des chars à bœufs où s’empilait du bois de chauffage, charriant des coffres ou portant sur leurs épaules des carcasses de mouton pour les cuisines. Salidar n’avait pas été conçu pour recevoir tant de gens ; le village était plein à craquer.
Nynaeve continua à se déplacer. La journée d’une Acceptée était censée lui appartenir en majeure partie, sauf si elle donnait des cours à des novices, et être utilisée à étudier ce qu’elle voulait, seule ou avec une Aes Sedai, mais une Acceptée qui avait l’air inoccupée pouvait être réquisitionnée par n’importe quelle Aes Sedai. Elle n’avait aucune intention de perdre sa journée à aider une Sœur Brune à dresser un catalogue de livres ou à copier des notes pour une Sœur Grise. Elle détestait copier, avec tous ces clappements de langue si elle déposait des pâtés avec sa plume et tous ces soupirs parce que son écriture n’était pas aussi belle que celle d’un gratte-parchemin. Aussi se frayait-elle un chemin dans la poussière à travers la cohue, l’œil aux aguets pour repérer Siuan et Leane. Elle était assez irritée pour canaliser sans se servir de Moghedien.
Chaque fois qu’elle prenait conscience du lourd anneau d’or niché entre ses seins, elle pensait : Il faut qu’il soit vivant. Même s’il m’a oubliée. Ô Lumière, faites seulement qu’il soit en vie. Ce qui, bien sûr, ne la rendait que plus furieuse. Si al’Lan Mandragoran laissait ne serait-ce que la pensée de l’oublier traverser son esprit, elle lui remettrait les idées d’aplomb. Il fallait qu’il vive. Les Liges mouraient souvent en vengeant leur Aes Sedai – aussi certain que le soleil se lève, un Lige ne recule devant rien pour obtenir cette rétribution – mais Lan n’avait pas plus de moyen de venger Moiraine que si elle était tombée de cheval et s’était brisé la nuque. Elle et Lanfear s’étaient entretuées. Il devait être en vie. Et pourquoi éprouverait-elle un sentiment de culpabilité à cause de la mort de Moiraine ? C’est vrai, cette mort avait libéré Lan pour elle, mais elle n’en était aucunement responsable. Toutefois, sa première réaction en apprenant que Moiraine était morte, encore que momentanée, avait été la joie que Lan était libre, et non du chagrin pour Moiraine. Elle ne pouvait se débarrasser d’un sentiment de honte à ce propos, ce qui la rendit plus exaspérée que jamais.
Soudain, elle vit Myrelle s’avancer à grands pas dans la rue dans sa direction avec le blond Croi Makin, un de ses trois Liges, marchant à côté d’elle, mince spécimen d’homme mais dur comme pierre. Aucune marque de la nuit précédente n’apparaissait sur le visage ferme de l’Aes Sedai. Rien n’annonçait que Myrelle la cherchait, mais Nynaeve s’engouffra sans tarder dans un grand bâtiment de pierre qui avait été autrefois une des trois auberges de Salidar.
La vaste salle commune avait été débarrassée et meublée en pièce de réception ; ses murs de plâtre et son haut plafond avaient été restaurés, quelques tapisseries aux teintes gaies avaient été accrochées et quelques tapis aux couleurs vives étaient étalés sur un plancher qui n’était plus précisément fendillé mais qui refusait toujours la cire dont on l’enduisait. L’intérieur plongé dans l’ombre semblait frais au sortir de la rue. Plus frais, du moins. Il était aussi utilisé.
Logain se tenait dans une attitude insolente devant l’une des vastes cheminées où aucun feu ne brûlait, les pans de sa tunique rouge brodée d’or rabattus dans le dos, sous l’œil vigilant de Lelaine Akashi, son châle à franges bleues soulignant ce que cette séance avait de solennel. Svelte femme à l’air digne auquel se substituait parfois un sourire chaleureux, elle était l’une des trois Députées de l’Ajah Bleue siégeant à l’Assemblée de la Tour dans Salidar. Aujourd’hui, c’était son regard pénétrant qui se remarquait le plus tandis qu’elle examinait le public de Logain.
Deux hommes et une femme, éblouissants dans leurs soies brodées et leurs bijoux d’or, tous trois grisonnants, et l’un des hommes presque chauve et portant une barbe coupée en carré et de longues moustaches pour compenser. Puissants seigneurs de l’Altara, ils étaient arrivés la veille avec de solides escortes et autant de suspicion les uns envers les autres qu’envers les Aes Sedai regroupant une armée à l’intérieur de l’Altara. Les natifs de l’Altara juraient allégeance à un seigneur, à une noble dame ou à une ville, et de leur obéissance et fidélité fort peu en restait pour une nation nommée Altara sinon même pas du tout, et rares étaient les nobles qui payaient des impôts ou prêtaient attention à ce que disait la reine à Ebou Dar, mais une armée au sein de leur pays attisait leur vigilance. La Lumière seule savait quel effet produisaient sur eux les rumeurs concernant les Fidèles du Dragon. Pour le moment, toutefois, ils oubliaient d’échanger entre eux des regards hautains ou de dévisager Lelaine d’un air de défi. Leurs yeux étaient fixés sur Logain comme sur une énorme vipère aux couleurs vives.
Pour compléter le cercle, Burin Shaeren au teint cuivré, que l’on aurait dit sculpté dans une souche déterrée, surveillait aussi bien Logain que les visiteurs, prêt en un clin d’œil à se livrer subitement à quelque action violente. Le Lige de Lelaine ne se trouvait ici qu’en partie pour garder Logain – en somme, Logain était censé être à Salidar de son propre gré – et principalement pour protéger ledit Logain contre ses visiteurs et un poignard dans son cœur.
Quant à Logain, il paraissait s’épanouir sous tous ces regards. Un homme de haute taille, aux cheveux bouclés effleurant ses larges épaules, au teint sombre et au beau physique encore que dur de traits, il avait la fierté et l’assurance d’un aigle. Cependant, c’était une promesse de vengeance qui mettait cet éclat dans ses yeux. S’il n’était pas en mesure de prendre sa revanche sur tous ceux qu’il voulait punir, du moins pouvait-il se venger sur quelques-uns. « Six Sœurs Rouges m’ont découvert à Cosamelle un an environ avant que je me proclame, disait-il quand Nynaeve entra. Javindhra, c’est le nom de celle qui était à leur tête, bien que l’une d’entre elles appelée Barasine ait parlé longuement. Et j’ai entendu mentionner Élaida, comme si elle était au courant de ce que celles-là méditaient. Elles m’ont trouvé endormi et je me suis cru mort quand elles m’ont neutralisé.
— Aes Sedai », s’exclama avec rudesse la femme qui écoutait. Trapue, le regard dur, elle avait en travers de la joue une fine balafre que Nynaeve jugea déplacée chez une femme. Les Altaranes avaient une réputation de violence, évidemment, mais très probablement surfaite. « Aes Sedai, comment ce qu’il prétend peut-il être vrai ?
— Je ne sais pas comment, Dame Sarena, répondit Lelaine avec calme, mais cela m’a été confirmé par quelqu’un qui ne peut pas mentir. Il dit la vérité. »
Le visage de Sarena ne changea pas, mais ses mains se crispèrent en poings dans son dos. Un de ses compagnons, le grand aux joues creuses avec plus de gris que de noir dans les cheveux, avait les pouces calés derrière son ceinturon, s’efforçant de paraître à l’aise, mais ses jointures étaient blanchies à force d’être serrées.
« Comme je le disais, reprit Logain avec un sourire plein d’aisance, elles m’ont trouvé et donné le choix de mourir sur-le-champ ou bien d’accepter ce qu’elles offraient. Un choix étrange, pas du tout ce à quoi je m’attendais, mais auquel je n’ai pas eu à réfléchir longtemps. Elles n’ont pas dit franchement qu’elles avaient déjà utilisé cette méthode, mais elles donnaient l’impression de l’avoir pratiquée auparavant. Elles n’ont pas fourni de raisons, mais en y réfléchissant cela semble clair. Arrêter un homme qui peut canaliser ne procure que peu de gloire ; par contre, abattre un faux Dragon… »
Nynaeve fronça les sourcils. Il s’exprimait avec un tel détachement, comme on discute d’une journée de chasse, pourtant c’était de sa propre chute qu’il parlait, et chaque mot était un clou de plus planté dans le cercueil d’Elaida. Peut-être dans un cercueil pour l’ensemble de l’Ajah Rouge. Si les Rouges avaient poussé Logain à se dire le Dragon Réincarné, se pouvait-il qu’elles aient agi de même pour Gorin Rogad ou Mazrim Taim ? Peut-être pour tous les faux Dragons de l’histoire ? Elle voyait quasiment les pensées tourner dans l’esprit des Altarans comme les rouages dans un moulin, avec hésitation d’abord, puis tournant de plus en plus vite.
« Pendant une année pleine, elles m’ont aidé à éviter d’autres Aes Sedai, poursuivait Logain, envoyé des messages quand l’une approchait, mais à l’époque il n’y en avait pas beaucoup. Après que je me suis proclamé et que j’ai commencé à réunir des partisans, elles ont dépêché des renseignements sur la position des armées du roi et du nombre qui était engagé. Comment croyez-vous qu’autrement j’aurais toujours su où attaquer et quand ? » Ses auditeurs passèrent alternativement d’un pied sur l’autre, à cause autant de son sourire féroce que de ses propos.
Il haïssait les Aes Sedai. Nynaeve en était convaincue d’après les rares fois où elle avait réussi à se contraindre à l’étudier. Non pas qu’elle l’avait fait depuis le départ de Min, ou qu’elle avait appris quoi que ce soit lorsqu’elle s’y était résolue. Naguère, elle avait cru que l’étudier serait attaquer le problème sous un angle différent – la différence existant chez les hommes n’était jamais aussi perceptible que lorsque le Pouvoir était utilisé – mais c’était pire que de regarder dans un trou noir ; il n’y avait rien là, pas même le trou. Au total, être en présence de Logain était déstabilisant. Il avait observé chacun de ses mouvements avec une ardente intensité qui lui causait des frissons, quand bien même elle se savait capable de le paralyser avec le Pouvoir ne serait-ce que s’il levait un doigt de travers. Pas avec cette ferveur que les yeux des hommes ont souvent dans le regard qu’ils posent sur les femmes, mais un mépris absolu qui n’affectait nullement son visage, ce qui rendait le fait d’autant plus horrifiant. Les Aes Sedai l’avaient écarté à jamais du Pouvoir Unique ; Nynaeve imaginait bien ses propres sentiments si on lui infligeait ça. Néanmoins, il ne pouvait pas se venger sur toutes les Aes Sedai. Ce qu’il pouvait, c’était détruire l’Ajah Rouge et il le commençait avec maestria.
Cette visite était la première où trois personnes venaient en même temps, mais pratiquement chaque semaine amenait un seigneur ou une noble dame pour entendre son histoire, de l’Altara et parfois d’aussi loin que le Murandy, et tous repartaient atterrés par ce que Logain avait à dire. Pas étonnant ; les seules nouvelles plus bouleversantes auraient été que les Aes Sedai admettent l’existence réelle de l’Ajah Noire. Bon, elles ne s’y préparaient pas, pas publiquement, et pour à peu près les mêmes raisons elles se montraient aussi discrètes que possible en ce qui concernait Logain. Que l’Ajah Rouge ait agi de la sorte, pas de raison d’en douter, mais les Rouges n’en étaient pas moins des Aes Sedai et trop de gens étaient incapables de discerner une Ajah d’une autre. En fin de compte, rien qu’une poignée de gens étaient admis à entendre Logain, toutefois chacun de ceux-là était choisi pour la puissance de la Maison dont il était le chef. Des Maisons qui apporteraient désormais leur appui aux Aes Sedai de Salidar, encore que pas toujours ouvertement, ou au pire retireraient leur soutien à Elaida.
« Javindhra me dépêchait des avertissements quand d’autres Aes Sedai venaient, disait Logain, celles qui me pourchassaient, et me signalait où elles seraient pour que je puisse leur tomber dessus à l’improviste. » Les traits sereins et d’une jeunesse éternelle de Lelaine se durcirent un instant et la main de Burin se porta vers la poignée de son épée. Des Sœurs étaient mortes avant que Logain soit capturé. Logain ne parut pas remarquer leur réaction. « L’Ajah Rouge n’a jamais été déloyale envers moi jusqu’à ce qu’elle me trahisse à la fin. »
Le barbu dévisageait Logain avec une telle persistance que visiblement il s’y obligeait. « Aes Sedai, et ses partisans ? Peut-être était-il sous bonne garde à la Tour, mais il avait été capturé un grand nombre de lieues plus près d’où nous sommes.
— Ils n’ont pas tous été tués ou capturés, ajouta aussitôt après lui le seigneur aux joues creuses. La plupart se sont échappés, se sont fondus dans le paysage. Je connais mon histoire, Aes Sedai. Les partisans de Raolin Fléau-du-Ténébreux ont osé attaquer la Tour Blanche elle-même après qu’il avait été pris et ceux de Guaire Amalasin aussi. Nous nous rappelons trop bien l’armée de Logain traversant nos terres pour souhaiter qu’elle revienne, avec l’intention de lui porter secours.
— Vous n’avez nulle crainte à avoir à ce sujet. » Lelaine dévisagea Logain avec un bref sourire, comme une femme en adresserait à un chien féroce qu’elle sait habitué à la laisse qu’elle lui a passée au cou. « Il ne recherche plus la gloire, il veut seulement compenser un peu le mal qu’il a commis. D’ailleurs, je doute que beaucoup de ses anciens partisans viendraient s’il les convoquait, pas après qu’il a été transporté à Tar Valon dans une cage et neutralisé. » Son rire léger suscita en écho celui des Altarans, mais à retardement et faiblement. La figure de Logain était un masque d’airain.
Soudain, Lelaine remarqua Nynaeve juste à l’intérieur de la salle près de la porte et ses sourcils se haussèrent. Elle avait échangé plus d’une fois des propos aimables avec Nynaeve et avait loué les prétendues découvertes d’elle et d’Élayne, mais elle pouvait tout aussi vite que n’importe quelle autre Aes Sedai rabrouer une Acceptée coupable d’errements.
Nynaeve plongea dans une révérence, en agitant la tasse de thé en grès à présent vide. « Pardonnez-moi, Lelaine Sedai. Je dois rapporter ceci à la cuisine. » Elle sortit comme une flèche dans la rue transformée en étuve avant que l’Aes Sedai ait eu le temps de prononcer un mot.
Par chance, Myrelle n’était maintenant nulle part en vue. Nynaeve n’était pas d’humeur à encaisser un sermon de plus sur la nécessité de se montrer digne de confiance ou de maîtriser son mauvais caractère ou bien une douzaine d’autres idioties du même ordre. Coup de chance encore meilleur, Siuan se trouvait à moins de trente pas, face à Gareth Bryne au beau milieu de la rue, avec le flot de la foule qui se séparait autour d’eux. Comme Myrelle, Siuan n’avait aucune trace des mauvais traitements relatés par Élayne ; peut-être auraient-elles plus de considération pour le Tel’aran’rhiod si elles ne pouvaient pas simplement en sortir et être Guéries des conséquences de leurs bourdes. Nynaeve se rapprocha.
« Qu’est-ce qui vous prend, femme ? » grommelait Bryne à l’adresse de Siuan. Sa tête grise se baissait vers l’apparente jeune tête de Siuan ; ses pieds écartés plantés dans leurs bottes et ses poings sur les hanches lui donnaient l’air aussi massif qu’un bloc de roche. La sueur ruisselant sur son visage aurait aussi bien pu couler sur quelqu’un d’autre pour toute l’attention qu’il y prêtait. « Je vous complimente sur la douceur de mes chemises et vous me rembarrez. Et j’ai dit que vous aviez l’air pleine d’entrain, guère le point de départ d’une bataille, à mon avis. C’était un compliment, femme, encore que pas accompagné de roses.
— Des compliments ? riposta Siuan sur le même ton, ses yeux bleus flamboyants levés vers lui. Je ne veux pas de vos compliments ! Ça vous satisfait simplement que je sois obligée de repasser vos chemises. Vous êtes plus mesquin que je ne l’aurais cru, Gareth Bryne. Vous attendez-vous à ce que je parte à votre suite comme une traîne-patin quand l’armée se mettra en marche, avec l’espoir d’obtenir encore de vus compliments ? Et plus question que vous m’interpelliez de cette façon. Femme ! On croirait entendre “ici, chien !” »
Une veine se mit à palpiter sur la tempe de Bryne. « Cela me satisfait que vous teniez votre parole, Siuan. Et si l’armée se met en marche, je compte que vous continuerez à la tenir. Je n’ai jamais exigé de vous ce serment ; vous l’avez choisi, pour essayer d’esquiver la responsabilité de ce que vous aviez fait. Vous n’aviez jamais pensé que vous seriez appelée à le respecter, hein ? À propos du départ de l’armée, qu’avez-vous entendu pendant que vous rampiez pour les Aes Sedai et leur baisiez les pieds ? »
En une seconde, Siuan passa de la rage bouillonnante à un calme glacé. « Cela ne concerne pas mon serment. » On l’aurait prise pour une jeune Aes Sedai, à la voir droite comme un « i » et avec une expression de défi froidement arrogant, une Aes Sedai qui n’avait pas utilisé le Pouvoir depuis assez longtemps pour acquérir un air d’éternelle jeunesse. « Je n’espionnerai pas pour vous. Vous êtes au service de l’Assemblée de la Tour, Gareth Bryne, selon votre serment à vous. Votre armée se mettra en marche quand l’Assemblée le décidera. Écoutez leurs paroles et obéissez quand vous entendrez. »
Le changement chez Bryne fut aussi fulgurant. « Vous seriez un ennemi avec qui croiser le fer vaut la peine, fut son commentaire ponctué d’un petit rire admiratif. Vous seriez un meilleur… » La mine menaçante remplaça de nouveau en un éclair le gloussement de rire. « L’Assemblée, hein ? Bah ! Dites à Sheriam qu’elle a intérêt à cesser de m’éviter. Ce qui peut être fait l’a été. Dites-lui qu’un lévrier spécialisé dans la chasse aux loups, si on le garde en cage, n’aura pas plus de ressort qu’un cochon quand les loups se présenteront. Je n’ai pas rassemblé ces hommes pour qu’ils soient vendus au marché. » Après un bref salut de la tête, il s’éloigna à grandes enjambées à travers la foule. Siuan le suivit des yeux, les sourcils froncés.
« De quoi s’agissait-il ? » demanda Nynaeve, et Siuan sursauta.
« Rien qui vous regarde, voilà de quoi il s’agissait », dit-elle sèchement en lissant sa robe. On aurait cru que Nynaeve s’était approchée exprès en tapinois. Cette femme prenait toujours tout comme une offense personnelle.
« Passons là-dessus », répliqua Nynaeve d’un ton calme. Elle n’allait pas se laisser entraîner dans un chemin de traverse. « Ce que je ne veux pas qui passe à l’as, c’est mon étude vous concernant. » Elle accomplirait quelque chose d’utile aujourd’hui quand bien même cela la tuerait. Siuan ouvrit la bouche en lançant un coup d’œil à la ronde. « Non, je n’ai pas Marigan et, en ce moment précis, je n’ai pas besoin d’elle. Vous m’avez permis de vous approcher deux fois – deux ! – depuis que j’ai découvert une indication que quelque chose en vous pourrait être Guéri. J’ai l’intention de vous étudier aujourd’hui et, sinon, je vais dire à Sheriam que vous enfreignez ses ordres de vous rendre disponible. Je vous jure que j’irai ! »
Pendant un instant, elle crut que Siuan la mettrait au défi d’y aller mais, finalement, cette dernière répliqua à regret. « Cet après-midi. Je suis occupée ce matin. À moins que vous ne pensiez que ce que vous voulez est plus important que d’aider votre ami des Deux Rivières ? »
Nynaeve se rapprocha. Personne dans la rue ne leur prêtait attention à part un coup d’œil en les croisant, néanmoins elle baissa la voix. « Qu’est-ce qu’elles projettent à son sujet ? Vous répétez sans cesse qu’elles n’arrivent pas à se décider, mais maintenant elles ont dû tout de même aboutir à une conclusion. »
Auquel cas Siuan était au courant, qu’elle fût ou non censée l’être.
Brusquement, Leane fut là et Nynaeve aurait aussi bien pu rester muette. Siuan et Leane échangèrent des regards coléreux, le dos raide comme deux chats qui ne se connaissent pas réunis dans une petite pièce.
« Eh bien ? » questionna Siuan entre ses dents serrées.
Leane aspira avec bruit et dédain par le nez et ses boucles se balancèrent comme elle secouait la tête. Un ricanement moqueur retroussa ses lèvres, toutefois ses paroles ne correspondirent ni au ton ni à l’expression. « J’ai essayé de les en dissuader, lança-t-elle hargneusement mais très bas. Seulement elles ne vous ont pas assez écoutée pour même l’envisager. Vous ne rencontrerez pas les Sagettes cette nuit.
— Tripes de poisson ! » grommela Siuan et, virant sur ses talons, elle s’éloigna à grands pas, mais pas plus vite que Leane dans la direction opposée.
Dans sa frustration, Nynaeve faillit lever les bras au ciel. Parler comme si elle n’était pas là, comme si elle ne savait pertinemment pas de quoi elles parlaient. La tenant pour quantité négligeable. Mieux vaudrait pour Siuan se présenter cet après-midi comme promis, sinon elle trouverait moyen de la tordre à fond et de la suspendre à une corde à linge pour qu’elle sèche ! Une femme parla dans son dos et elle sursauta.
« Ces deux-là devraient être envoyées à Tiana pour une sérieuse séance de coups de badine. » Lelaine s’avança à côté de Nynaeve, suivant des yeux d’abord Siuan puis Leane. Venir traîtreusement surprendre les gens par-derrière ! Il n’y avait pas trace de Logain ou de Burin ni des nobles de l’Altara. La Sœur Bleue assujettit son châle. « Elles ne sont pas ce qu’elles étaient, bien sûr, mais on s’attendrait à ce qu’elles observent un peu de décorum. Ce ne sera pas convenable si elles en viennent à se crêper le chignon au beau milieu de la rue.
— Parfois, les gens s’irritent mutuellement sans le vouloir », commenta Nynaeve. Siuan et Leane déployaient tant d’efforts pour maintenir leur fiction, le moins qu’elle puisse faire était de corroborer celle-ci. Ce qu’elle détestait être prise par surprise !
Lelaine regardait la main de Nynaeve sur sa tresse et elle la retira brusquement. Il y en avait trop qui connaissaient cette habitude ; une habitude dont elle avait tenté avec application de se débarrasser. Néanmoins, ce que dit l’Aes Sedai fut : « Pas quand cela va à l’encontre de la dignité des Aes Sedai, mon enfant. Les femmes qui servent les Aes Sedai devraient observer une certaine réserve en public, quelque sottement qu’elles agissent en privé. » Il n’y avait certes rien à redire à cela ; rien qui soit sans risque, en tout cas. « Pourquoi êtes-vous entrée là où je montrais Logain, à l’instant ?
— Je croyais la salle vide, Aes Sedai, expliqua précipitamment Nynaeve. Je suis désolée. J’espère que je ne vous ai pas dérangée. » Ce qui n’était pas une réponse – elle pouvait difficilement dire qu’elle s’était cachée pour éviter Myrelle – mais la svelte Sœur Bleue se contenta de laisser un moment son regard attaché au sien.
« Que pensez-vous que va faire Rand, mon enfant ? »
Nynaeve cligna des paupières, déroutée. « Aes Sedai, je ne l’ai pas vu depuis six mois. Tout ce que je sais, c’est ce que j’ai entendu ici. Est-ce que l’Assemblée… ? Aes Sedai, qu’est-ce que l’Assemblée a décidé à son sujet ? »
Scrutant le visage de Nynaeve, Lelaine pinça les lèvres. Ces yeux noirs, qui donnaient l’impression de voir à l’intérieur de votre tête, étaient vraiment déconcertants. « Remarquable comme coïncidence. Vous venez du même village que le Dragon Réincarné, ainsi que cette autre jeune fille, Egwene al’Vere. On s’attendait à de grandes choses quand elle est devenue novice. Avez-vous une idée de l’endroit où elle se trouve ? » Elle n’attendit pas de réponse. « Et les deux autres jeunes gens, Perrin Aybara et Mat Cauthon. L’un et l’autre Ta’verens aussi à ce que j’ai cru comprendre. Remarquable, en vérité. Puis il y a vous, avec vos découvertes remarquables en dépit des bornes qui limitent vos capacités. Où que soit Egwene, s’aventure-t-elle aussi où aucune de nous n’est allée ? Vous tous avez suscité bon nombre de débats parmi nos Sœurs, comme vous pouvez l’imaginer.
— J’espère qu’elles disent de bonnes choses », remarqua Nynaeve d’une voix lente. Il y avait eu beaucoup de questions sur Rand depuis leur venue à Salidar, en particulier depuis que l’ambassade était partie pour Caemlyn – certaines Aes Sedai ne semblaient guère capables de s’entretenir d’autre chose – mais ces réflexions-ci avaient une résonance différente. C’était ça l’ennui quand on parlait à des Aes Sedai. La moitié du temps, on ne comprenait pas bien ce qu’elles voulaient dire ou ce qu’elles cherchaient à savoir.
« Avez-vous toujours des espoirs de Guérir Siuan et Leane, mon petit ? » Hochant la tête comme si Nynaeve avait répondu, Lelaine soupira. « Quelquefois, je pense que Myrelle a raison. Nous sommes trop indulgentes avec vous. Quelles que soient vos découvertes, peut-être devrions-nous vous confier à Theodrine jusqu’à ce que votre blocage concernant le canalisage à volonté soit annihilé. Étant donné ce que vous avez accompli ces deux derniers mois, pensez à ce que vous pourriez faire alors. » Agrippant inconsciemment sa natte, Nynaeve s’efforça de glisser un mot, une protestation formulée avec prudence, mais Lelaine ne tint pas compte de sa tentative. Ce qui fut probablement pour le mieux. « Vous ne rendez pas service à Siuan ni à Leane, ma petite. Laissez-les oublier qui et ce qu’elles étaient. D’après la façon dont elles se conduisent, seul ce qui les empêche d’oublier complètement, c’est vous, et vos essais stupides de Guérir ce qui ne peut pas être guéri. Elles ne sont plus Aes Sedai. Pourquoi entretenir de faux espoirs ? »
Il y avait une note de compassion dans sa voix – et aussi une pointe de mépris. Celles qui n’étaient pas Aes Sedai, finalement, appartenaient à une catégorie inférieure – et la ruse de Siuan et de Leane les avait carrément ravalées au dernier barreau de l’échelle. De surcroît, comme de juste, c’était loin d’être une poignée d’Aes Sedai ici dans Salidar qui rendaient Siuan responsable des tracas de la Tour, à cause de ses manigances quand elle était Amyrlin. Elles estimaient très probablement qu’elle méritait tout ce qui s’était abattu sur elle et même davantage.
Toutefois, ce qui s’était abattu compliquait la situation. Désactiver était rare. Avant Siuan et Leane, aucune femme n’avait été jugée et neutralisée en cent quarante ans, et aucune n’avait perdu ce don en forçant son talent depuis au moins une douzaine d’années. Une femme neutralisée tentait ordinairement de fuir les Aes Sedai aussi loin que possible. Aucun doute que, serait-ce le cas de Lelaine, elle voudrait oublier son statut d’Aes Sedai dans la mesure du possible. Aucun doute qu’elle aimerait oublier que Siuan et Leane avaient eu ce statut aussi, que tout cela leur avait été ôté. Si elles pouvaient être considérées comme deux femmes n’ayant jamais eu la capacité de canaliser, n’ayant jamais été Aes Sedai, une quantité notable d’Aes Sedai se sentiraient mieux.
« Sheriam Sedai m’a autorisée à essayer », déclara Nynaeve avec autant de fermeté qu’elle l’osait envers une Aes Sedai de plein droit. Lelaine soutint son regard jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux. Ses jointures blanchirent sur sa natte avant qu’elle obtempère, mais elle maintint son expression neutre. Essayer de se livrer à un duel de regards avec une Aes Sedai était pure idiotie de la part d’une Acceptée.
« Nous nous conduisons toutes bêtement quelquefois, cependant une femme avisée apprend à en limiter la fréquence. Puisque vous semblez avoir fini votre petit déjeuner, je vous suggère de vous débarrasser de cette chope et de vous trouver une occupation avant de vous retrouver vous-même dans le pétrin. Avez-vous jamais songé à vous couper les cheveux court ? Peu importe. Filez. »
Nynaeve plongea dans une révérence, mais celle-ci s’adressa au dos de l’Aes Sedai d’ici que Nynaeve ait eu le temps de finir de s’incliner. Ne risquant pas d’être aperçue par Lelaine, elle darda sur cette dernière un regard furibond. Couper ses cheveux ? Elle souleva sa natte et la secoua à l’adresse de l’Aes Sedai qui s’éloignait. D’avoir attendu que ce soit sans risque l’exaspérait mais, si elle n’avait pas attendu, elle serait presque certainement sur le point de rejoindre Moghedien à la blanchisserie, avec un arrêt en cours de route pour voir Tiana. Des mois à rester ici dans Salidar les bras ballants – dans la pratique tel semblait être le résultat, nonobstant ce qu’elle et Élayne avaient réussi à soutirer de Moghedien – au milieu d’Aes Sedai qui se contentaient de parlotes en se tournant les pouces pendant que le monde courait à sa perte sans elles, et Lelaine pensait qu’elle devrait se couper les cheveux ! Elle avait poursuivi l’Ajah Noire, été capturée et s’était échappée, avait à son tour capturé une des Réprouvés – d’accord, personne parmi les Aes Sedai ne le savait – aidé la Panarch de Tarabon à recouvrer son trône même si c’était pour un temps bref, et maintenant elle en était réduite à accepter sans remuer le petit doigt de recueillir des compliments pour ce qu’elle pouvait extirper de Moghedien. Couper ses cheveux ? Autant se raser complètement le crâne pour tout le bien qui en découlerait !
Elle repéra Dagdara Finchey qui fendait la cohue, aussi massive qu’un des hommes dans la rue et plus grande que la majorité d’entre eux, et la Jaune au visage rond la mit en rage aussi. Une des raisons pour lesquelles elle avait choisi de demeurer à Salidar était étudier avec les membres de l’Ajah Jaune, car elles en connaissaient plus que quiconque sur l’art de Guérir ; tout le monde le disait. N’empêche, s’il y en avait qui en savaient davantage qu’elle-même, elles ne partageaient pas avec une simple Acceptée. Les Jaunes auraient dû être les plus favorables à son désir de Guérir tout et n’importe quoi, même la neutralisation, mais c’est elles qui l’étaient le moins. Dagdara l’aurait obligée à frotter des sols de l’aube au crépuscule jusqu’à ce qu’elle renonce « à des notions stupides et à perdre son temps » si Sheriam n’était pas intervenue, tandis que Nisao Dachen, une minuscule Jaune au regard qui aurait enfoncé des clous, refusait même d’adresser la parole à Nynaeve aussi longtemps qu’elle persisterait à tenter de « modifier ce que le Dessin avait tissé ».
Pour comble, son instinct continuait à l’avertir qu’une tempête arrivait, plus proche à présent, alors que le ciel sans nuages et le soleil ardent la narguaient.
Murmurant entre ses dents, elle fourra la tasse de grès aux bords verticaux à l’arrière d’une charrette de bois qui passait et se faufila dans la rue bondée. Il n’y avait pas d’autre solution que de continuer à se déplacer jusqu’à ce que Moghedien soit disponible, et la Lumière seule pouvait dire jusqu’à quand il faudrait attendre. Une matinée entière perdue, ajoutée à une file de journées gâchées.
Beaucoup parmi les Aes Sedai la saluaient et lui souriaient mais, par le simple expédient de sourire à son tour avec un air d’excuse et de presser l’allure pendant trois ou quatre pas comme si elle se hâtait de se rendre quelque part, elle évitait de s’arrêter pour les inévitables questions sur les nouveautés qu’elles pourraient attendre de sa part. Dans son humeur présente, elle risquerait de leur exposer exactement le fond de sa pensée, ce qui serait stupide à l’extrême. Se croiser les bras. Lui demander à elle ce que Rand allait faire. Lui dire de se couper les cheveux. Bah !
Bien sûr, toutes n’étaient pas tout sourires. Non seulement le regard de Nisao l’effleura comme si elle n’existait pas, mais Nynaeve eut à s’écarter promptement de son chemin sans quoi cette petite bonne femme lui marchait dessus. Et une Aes Sedai blonde à l’air hautain, avec un menton saillant, qui guidait un grand hongre rouan à travers la cohue, lui jeta en fronçant les sourcils un regard aigu de ses yeux bleus quand elle passa à cheval à côté d’elle. Nynaeve ne la reconnut pas. Cette femme était d’une parfaite élégance dans une tenue de cheval en soie gris clair, mais le léger manteau de toile pour se protéger de la poussière plié sur le devant de sa selle évoquait un voyage et la désignait comme une nouvelle arrivante. Ajoutant à la probabilité qu’elle était une nouvelle venue, le Lige grand et maigre vêtu de vert sur ses talons sur un haut cheval de guerre gris avait l’air mal à l’aise. Les Liges n’avaient jamais l’air mal à l’aise, mais Nynaeve supposa que se joindre à une rébellion contre la Tour autorisait une exception. Par la Lumière ! Même de nouvelles arrivées survenaient à point pour la hérisser !
Puis il y eut Uno le balafré, la tête rasée à part un chignon et son œil manquant couvert par un cache où était peint un remplaçant rouge à la hideuse expression furibonde. S’interrompant dans la semonce tonitruante destinée à un jeune homme confus en armure à plates et mailles qui se tenait debout avec en main les rênes d’un cheval, une lance attachée à sa selle, Uno adressa à Nynaeve un sourire chaleureux. Eh bien, qui aurait été chaleureux sans le cache-œil. La grimace de Nynaeve lui fit cligner des paupières et se remettre bien vite à tancer vertement le soldat.
Ce n’est pas Uno ou son cache-œil qui donnait à Nynaeve des crampes d’estomac. Pas exactement. Il les avait accompagnées, elle et Élayne, à Salidar et avait une fois promis de voler des chevaux – « emprunter », il appelait ça – si elles voulaient s’en aller. Aucune chance d’y compter maintenant. Uno portait à présent un galon doré sur les manchettes de sa tunique râpée de couleur foncée ; il était un officier, assurant l’instruction d’une cavalerie lourde pour Gareth Bryne, et beaucoup trop occupé pour se soucier de Nynaeve. Non, ce n’était pas vrai. Si elle disait qu’elle voulait partir, il procurerait des chevaux en quelques heures, et elle s’en irait avec une escorte d’hommes du Shienar à chignon qui avaient juré allégeance à Rand et n’étaient à Salidar que parce qu’elle et Élayne les y avaient amenés. Seulement, elle serait obligée de reconnaître qu’elle avait eu tort de décider de rester, reconnaître qu’elle avait menti toutes ces fois où elle lui avait affirmé qu’elle était heureuse là où elle était. Prononcer ces aveux, elle n’en avait pas la force. La principale raison d’Uno pour rester est qu’il estimait devoir veiller sur elle et Élayne. Il ne l’entendrait pas admettre quoi que ce soit !
Toute cette idée de quitter Salidar était nouvelle, suscitée par Uno, et elle déclencha dans son esprit un flot impétueux de réflexions. Si seulement Thom et Juilin n’étaient pas allés se balader en Amadicia. Non pas qu’ils eussent entrepris ce voyage pour le plaisir. À l’époque où les Aes Sedai d’ici avaient réellement paru prêtes à agir, ils s’étaient proposés pour découvrir ce qui se passait de l’autre côté du fleuve. Ayant l’intention de s’infiltrer jusqu’à Amador même, ils étaient absents depuis bien plus d’un mois et ne seraient pas de retour avant des jours, au mieux. Ils n’étaient pas les uniques éclaireurs, naturellement ; même des Aes Sedai et des Liges avaient été dépêchés là-bas, bien que pour la plupart plus loin à l’ouest, à Tarabon. Une manière d’avoir l’air d’agir – et le délai avant que l’un d’eux rapporte des nouvelles une bonne excuse pour attendre. Nynaeve regrettait d’avoir laissé partir les deux hommes. Aucun n’aurait bougé si elle avait dit non.
Thom était un vieux ménestrel, encore qu’ayant été jadis considérablement plus, et Juilin un preneur-de-larrons de Tear, l’un et l’autre des hommes compétents qui savaient se débrouiller dans des endroits inconnus et étaient habiles de bien des façons. Ils les avaient aussi accompagnées, elle et Élayne, à Salidar et aucun n’aurait posé de questions si elle leur avait annoncé qu’elle ne voulait plus rester ici. Sans aucun doute, ils auraient dit pas mal de choses derrière son dos, mais pas sous son nez comme le ferait Uno.
C’était irritant d’admettre qu’elle avait vraiment besoin d’eux, mais elle n’était pas certaine de savoir comment s’y prendre pour voler un cheval. En tout cas, on remarquerait une Acceptée qui baguenauderait autour des chevaux, dans les écuries autant qu’à l’extérieur près des pieux d’attache des soldats et, si elle troquait la robe blanche ornée de bandes contre une autre, elle serait certainement vue et dénoncée avant d’avoir approché un cheval. Même si elle y parvenait, elle serait poursuivie. Les Acceptées fugitives, comme les novices fugitives, étaient presque toujours ramenées pour subir un châtiment qui annulait toute pensée d’une seconde tentative. Quand vous commenciez votre formation pour devenir Aes Sedai, les Aes Sedai n’en avaient fini avec vous que quand elles-mêmes le décrétaient.
Ce n’était pas la peur de la punition qui la retenait, bien sûr. Qu’est-ce qu’une volée ou deux de coups de fouet en comparaison du risque d’être tuée par l’Ajah Noire ou de la confrontation avec une des Réprouvés ? La question était simplement de juger si elle voulait réellement partir. Où irait-elle, par exemple ? Auprès de Rand, à Caemlyn ? D’Egwene à Cairhien ? Élayne viendrait-elle ? Certainement, si elles se rendaient à Caemlyn. S’agissait-il d’un réel désir d’agir ou était-ce la crainte que Moghedien soit bientôt découverte ?
La punition pour s’enfuir ne serait pas grand-chose à côté de ça ! Elle n’était parvenue à aucune conclusion quand elle franchit un coude de la rue et se retrouva les yeux fixés sur la classe de novices d’Élayne rassemblée dans un espace libre entre deux maisons de pierre coiffées de chaume d’où avaient été enlevées les ruines écroulées d’une troisième.
Plus de vingt femmes vêtues de blanc étaient assises en demi-cercle sur des tabourets bas, observant Élayne qui guidait deux d’entre elles en train de s’exercer. L’aura de la Saidar les entourait toutes les trois. Tabiya, une jeune fille aux yeux verts et au teint constellé de taches de rousseur âgée d’environ seize ans, et Nicola, une svelte jeune femme aux cheveux noirs contemporaine de Nynaeve, se passaient et repassaient maladroitement une petite flamme. Laquelle oscillait et parfois disparaissait un instant quand l’une était trop lente à l’attraper de l’autre et à la maintenir. Dans l’état actuel de son humeur, Nynaeve voyait nettement les flots qu’elles tissaient.
Dix-huit novices avaient été escamotées quand Sheriam et les autres s’étaient enfuies – Tabiya était l’une de celles-là – mais la majeure partie du groupe était comme Nicola, nouvellement recrutées depuis que les Aes Sedai s’étaient établies à Salidar. Nicola n’était pas la seule plus âgée que d’ordinaire pour une novice ; une bonne moitié l’était. Quand Nynaeve et Élayne étaient allées à la Tour, les Aes Sedai soumettaient rarement à un test les jeunes femmes comptant plus d’années que Tabiya – Nynaeve avait été remarquée autant à cause de son âge que du fait qu’elle était une Irrégulière[1] – mais, peut-être en désespoir de cause, les Aes Sedai d’ici avaient étendu leurs recherches à des femmes ayant un an ou deux de plus que Nynaeve. Le résultat était que Salidar avait à présent plus de novices que la Tour n’en avait hébergé depuis des années. Ce succès avait incité les Aes Sedai à dépêcher des Sœurs dans tout l’Altara pour enquêter de village en village.
« Aimeriez-vous être chargée de l’enseignement de cette classe ? »
La voix résonnant à côté d’elle fit se retourner l’estomac de Nynaeve. Deux fois dans la même matinée. Elle regretta de ne pas avoir un peu de son herbe digestive dans son aumônière. Si elle continuait à se laisser prendre par surprise, elle allait se retrouver en train de trier des paperasses pour une Sœur Brune.
Certes, la Domanie aux joues en pomme d’api n’était pas Aes Sedai. À la Tour, Theodrine aurait déjà été élevée au rang où elle aurait porté le châle mais, ici, elle avait été élevée à quelque chose de plus important qu’Acceptée, de moins qu’une Sœur confirmée. Elle avait l’anneau au Grand Serpent à la main droite et non à la gauche – et une robe verte qui était bien assortie à son teint cuivré, par contre elle n’avait pas le droit de choisir une Ajah ou de se parer du châle.
« J’ai mieux à faire qu’à donner des leçons à une bande de novices à la tête de bois. »
Theodrine se contenta de sourire à ce ton acerbe. Elle était très gentille, c’est vrai. « Une Acceptée à la tête dure pour former des novices à la tête dure ? » Elle était gentille… ordinairement. « Eh bien, une fois que nous vous aurons amenée à canaliser sans être prête à leur taper sur la tête, vous donnerez aussi des leçons à des novices. Et je ne serais pas surprise que vous soyez promue peu après, étant donné ce que vous avez découvert. Vous savez, vous ne m’avez jamais dit quel était votre déclencheur. » Les Irrégulières avaient presque toujours un système qu’elles avaient appris, la première révélation de la faculté de canaliser. L’autre chose que la plupart des Irrégulières avaient en commun, c’est un blocage, une sorte de rempart qu’elles avaient échafaudé dans leur esprit pour dissimuler leur don, y compris à elles-mêmes.
Nynaeve garda son expression calme avec un effort. Être capable de canaliser chaque fois qu’elle le voulait. Être promue Aes Sedai. Ni l’un ni l’autre ne résoudrait le problème de Moghedien, mais elle serait enfin en mesure d’aller où elle le désirait, d’étudier ce qu’elle désirait sans que personne lui dise que ceci ou cela ne pouvait simplement pas être Guéri. « Les gens se remettaient alors qu’ils ne l’auraient pas dû. J’enrageais tellement que quelqu’un soit près de mourir, que tout ce que je connaissais sur les herbes ne suffise pas… » Elle haussa les épaules. « Et ils guérissaient.
— Bien meilleur que le mien. » La jeune femme svelte soupira. « Je pouvais inciter un garçon à vouloir m’embrasser ou à ne pas le vouloir. Mon blocage était en liaison avec les hommes, pas avec la colère. » Nynaeve la dévisagea d’un air incrédule et Theodrine rit. « Eh bien, l’émotion entrait aussi en jeu. Si un homme était présent et que j’éprouvais une forte sympathie ou antipathie à son égard, j’étais capable de canaliser. Si je ne ressentais rien ni dans un sens ni dans l’autre, ou s’il n’y avait pas d’homme présent, j’aurais aussi bien pu être un arbre en ce qui concernait la Saidar.
— Comment avez-vous réussi à surmonter ça ? » questionna Nynaeve avec curiosité. Élayne avait maintenant les novices groupées par deux s’efforçant gauchement de se passer des petites flammes de l’une a l’autre.
Le sourire de Theodrine s’accentua, mais du rouge lui était aussi monté aux joues. « Un jeune homme nommé Charel, un palefrenier des écuries de la Tour, s’est mis à me lancer des œillades. J’avais quinze ans et il avait le plus merveilleux des sourires. L’Aes Sedai l’a laissé assister à mes leçons, assis en silence dans un coin, pour que je puisse canaliser. Ce que je ne savais pas, c’est que le fait que nous nous soyons rencontrés avait été organisé par Sheriam. » Sa rougeur s’accentua. « Je ne savais pas non plus qu’il avait une sœur jumelle et que, au bout de quelques séances, le Charel assis dans le coin était en réalité Marel. Quand, un jour, au beau milieu de ma leçon, elle a ôté son surcot et sa chemise, j’ai éprouvé un tel choc que je me suis évanouie. Seulement, après, j’ai canalisé chaque fois que je le voulais. »
Nynaeve éclata de rire – elle ne put s’en empêcher – et en dépit de ses rougissements Theodrine se joignit à elle sans retenue. « J’aimerais que ce soit aussi facile pour moi, Theodrine.
— Quoi qu’il en soit, dit Theodrine dont le rire s’éteignit, nous réduirons à néant votre blocage. Cet après-midi…
— J’étudie Siuan, cet après-midi », interrompit vivement Nynaeve, et la bouche de Theodrine se pinça.
« Vous m’évitez, Nynaeve. Le mois dernier, vous vous êtes débrouillée pour esquiver tous les rendez-vous sauf trois. Je peux accepter vos essais et vos échecs, mais je n’accepterai pas que vous ayez peur d’essayer.
— Je n’ai pas peur », commença Nynaeve avec indignation, tandis qu’une petite voix demandait si elle s’efforçait de se dissimuler la vérité. C’était si décourageant d’essayer, d’essayer encore… et d’échouer.
Theodrine ne lui laissa pas prononcer plus que ces quelques mots. « Étant donné que vous avez des engagements à présent, déclara-t-elle avec calme, je vous verrai demain et tous les jours suivants, sinon je serai forcée de prendre d’autres dispositions. Je ne tiens pas à en arriver là et vous n’y tenez pas non plus, mais j’ai l’intention d’annihiler votre blocage. Myrelle m’a demandé de m’y consacrer spécialement et je jure que je m’y efforcerai. »
Pratiquement l’écho de ce qu’elle avait dit à Siuan suffoqua Nynaeve. Voilà bien la première fois que son vis-à-vis usait de l’autorité accrue de son statut. Ce serait bien la tournure de sa veine aujourd’hui qu’elle se retrouve assise côte à côte avec Siuan faisant antichambre pour voir Tiana.
Theodrine n’attendit pas de réponse. Elle se contenta de hocher la tête comme si elle avait reçu un acquiescement puis elle remonta la rue d’une allure de cygne glissant sur l’eau. Nynaeve avait presque l’impression de distinguer un châle drapé sur ses épaules. Cette matinée ne s’annonçait pas agréable du tout. Et encore Myrelle ! Elle avait envie de pousser un hurlement.
Là-bas au milieu des novices, Élayne lui adressa un sourire éclatant, mais Nynaeve se contenta de secouer la tête et se détourna. Elle allait revenir dans sa chambre. C’est la mesure de la façon dont se déroulait la journée que, avant d’en être à mi-chemin, Dagdara Finchey qui courait lui rentra dedans et la renversa à plat dos. Elle courait ! Une Aes Sedai ! Ce colosse de femme ne s’arrêta pas non plus, ni même ne cria un mot d’excuse par-dessus son épaule en se creusant un passage à travers la cohue.
Nynaeve se releva, s’épousseta, clopina le reste du chemin jusqu’à sa chambre et claqua la porte derrière elle. L’air était chaud et sentait le renfermé, les lits resteraient défaits jusqu’à ce que Moghedien soit libre de s’en occuper et, pis encore, l’instinct de Nynaeve lui disait qu’un orage de grêle devrait à cette minute se déchaîner sur Salidar. Par contre, elle ne serait pas prise par surprise ici, ni piétinée.
Se jetant sur ses draps en fouillis, elle resta étendue à tripoter le bracelet d’argent, ses pensées sautant de ce qu’elle aurait une chance de tirer de Moghedien au point d’interrogation que posait la venue ou non de Siuan dans l’après-midi, de Lan à son blocage, à la question de savoir si elle resterait à Salidar. Ce ne serait pas s’enfuir, à proprement parler. Elle se rendrait probablement à Caemlyn, auprès de Rand ; il avait réellement besoin de quelqu’un pour que sa tête n’enfle au-delà du raisonnable, et cela plairait à Élayne. Elle regrettait seulement que partir – non pas s’enfuir ! – n’ait commencé à paraître une option encore plus séduisante qu’après que Theodrine avait annoncé ses intentions.
Elle comptait que dans les émotions filtrant à travers l’a’dam elle trouverait une indication que Moghedien avait terminé son travail et qu’elle serait obligée d’aller la chercher – Moghedien se cachait souvent quand elle boudait – mais l’humiliation et la colère ne diminuaient en rien et le fracas de la porte qui s’ouvrait fut une surprise totale.
« Ah, vous êtes là, s’écria Moghedien d’une voix grinçante. Regardez ! » Elle leva les mains. « Esquintées ! » Aux yeux de Nynaeve, elles ne paraissaient pas différentes de mains qui ont lessivé du linge ; blanches et ridées, exact, mais cela s’estomperait.
« Ce n’est pas assez que je doive vivre de façon sordide, aux ordres comme une servante, maintenant on attend de moi que je trime comme quelque primitif… ! »
Nynaeve lui coupa la parole par un expédient simple. Elle pensa à un vif coup de badine, à la sensation qu’il provoquait, puis déplaça cette pensée dans la partie de son esprit qui contenait les émotions que recevait Moghedien. Les yeux noirs de cette dernière se dilatèrent et sa bouche se referma brusquement, les lèvres serrées. Pas un coup violent, mais de quoi rafraîchir la mémoire.
« Fermez la porte et asseyez-vous, dit Nynaeve. Vous pourrez faire les lits plus tard. Nous allons avoir une leçon.
— Je suis habituée à mieux que cela, grommela Moghedien en obtempérant. Un travailleur de nuit dans Tojar était habitué à mieux !
— À moins que je ne me trompe, lui répliqua sèchement Nynaeve, un travailleur de nuit dans je ne sais où ne courait aucun risque d’une sentence de mort. Quand vous voudrez, nous expliquerons à Sheriam exactement qui vous êtes. » C’était pur bluff – l’estomac de Nynaeve se crispa en une boule brûlante rien qu’à l’idée – mais une vague de terreur hurlante à vous serrer le cœur jaillit de Moghedien. Nynaeve admira presque le calme que gardait son visage : ressentirait-elle la même chose qu’elle pousserait des cris d’orfraie et grincerait des dents en se roulant par terre.
« Que voulez-vous que je vous montre ? » dit Moghedien d’une voix égale. Elles étaient toujours obligées de lui indiquer ce qu’elles désiraient obtenir d’elle. Elle ne proposait pratiquement rien à moins qu’elles n’insistent à un point que Nynaeve considérait la limite de la torture.
« Nous essaierons quelque chose que vous n’avez pas très bien réussi à enseigner. Déceler le canalisage d’un homme. » Jusqu’ici, c’était la seule technique qu’elle et Élayne n’avaient pas été capables de saisir rapidement.
« Pas facile, surtout sans homme sur qui s’exercer. Dommage que vous n’ayez pas réussi à Guérir Logain. » Il n’y avait pas de raillerie dans le ton ou l’expression de Moghedien, mais elle jeta un coup d’œil à Nynaeve et se hâta de poursuivre. « Néanmoins, nous pouvons revoir les formes. »
La leçon ne fut vraiment pas facile. Elles ne l’étaient jamais, même concernant ce que Nynaeve assimilait aussitôt que les tissages devenaient clairs. Moghedien ne canalisait pas sans l’autorisation de Nynaeve, sans que Nynaeve la guide, en fait, mais lors d’une leçon nouvelle Moghedien devait démontrer d’abord comment les flux s’organisaient. Un drôle de méli-mélo, la principale raison pour laquelle elles n’étaient pas en mesure d’apprendre de Moghedien une douzaine de processus nouveaux par jour. Dans le cas présent, Nynaeve avait déjà une petite idée de la façon dont les flux étaient tissés, mais c’était un entrelacement complexe de la totalité des Cinq Pouvoirs auprès duquel Guérir semblait simple, et le dessin se modifiait avec une rapidité aveuglante. Sa difficulté était la raison justifiant qu’il n’ait jamais été utilisé souvent, prétendit Moghedien. Cela donnait aussi un mal de tête fendant quand on s’y appliquait trop longtemps.
N’empêche, Nynaeve s’allongea sur son lit et s’y exerça de toutes ses forces. Si elle se rendait auprès de Rand, cela lui serait peut-être nécessaire, et qui sait si cela ne tarderait pas. Elle canalisait aussi les flux par elle-même ; la pensée de Lan ou de Theodrine qui lui traversait de temps en temps l’esprit aidait à maintenir sa colère au niveau requis. Tôt ou tard, Moghedien rendrait fatalement compte de ses crimes et, alors, où en serait Nynaeve, habituée à puiser dans les dons de cette femme chaque fois qu’elle le désirait ? Theodrine arriverait-elle à découvrir un moyen de détruire son blocage ? Il fallait que Lan soit en vie, afin qu’elle le rejoigne. Le mal de tête devint une douleur lancinante qui lui vrillait les tempes. Une tension apparut autour des yeux de Moghedien, qui se massa par moments le crâne mais, sous la peur, le bracelet transmettait un courant de quelque chose qui ressemblait presque à du contentement. Nynaeve supposa que, même quand on n’avait pas envie d’enseigner, cela devait procurer une certaine satisfaction. Elle n’était pas certaine d’apprécier que Moghedien ait ce genre de réaction humaine normale.
Elle n’aurait pas su dire depuis combien de temps durait la leçon, avec Moghedien murmurant « Presque » et « Pas tout à fait » mais, quand la porte se rouvrit brutalement de nouveau, elle faillit sauter en l’air au-dessus du matelas. Le soudain élan de peur de Moghedien aurait été accompagné d’un hurlement chez une autre femme.
« Est-ce que vous êtes au courant, Nynaeve ? s’écria Élayne en repoussant la porte. Il y a une émissaire de la Tour, dépêchée par Élaida. »
Nynaeve oublia les mots qu’elle aurait vociférés si son cœur ne lui était pas remonté dans la gorge. Elle oublia même son mal de tête. « Une émissaire ? Vous êtes sûre ?
— Évidemment que j’en suis sûre, Nynaeve. Pensez-vous que je me précipiterais ici au pas de course pour des ragots ? Tout le village est en émoi.
— Je ne vois pas pourquoi », dit Nynaeve avec humeur. L’espèce de râpe à l’intérieur de son crâne recommençait son manège. Et toutes les herbes digestives de sa panetière aux simples rangée sous le lit n’auraient pas apaisé la brûlure dans son estomac. Cette gamine n’apprendrait-elle jamais à frapper ? Moghedien avait les deux mains pressées sur son ventre comme si elle de même avait eu besoin de ces simples. « Nous leur avions bien dit qu’Élaida était au courant pour Salidar.
— Peut-être nous avaient-elles crues, répliqua Élayne en se laissant tomber sur le pied du lit de Nynaeve, et peut-être que non, mais cela le leur a enfoncé dans la tête. Élaida sait où nous sommes et probablement ce dont nous avons l’intention. N’importe qui parmi les serviteurs pourrait être ses yeux-et-oreilles. Peut-être même quelques-unes des Sœurs. J’ai aperçu l’émissaire, Nynaeve. Une Rouge appelée Tarna Feir, d’après Faolaine. Un des Liges qui montait la garde l’a escortée à l’intérieur. Quand elle vous regarde, c’est comme si elle regardait une pierre. »
Nynaeve jeta un coup d’œil à Moghedien. « Nous en avons fini avec la leçon pour l’instant. Revenez dans une heure et vous vous occuperez des lits. » Elle attendit que Moghedien soit partie, lèvres pincées et poings crispés sur ses jupes, puis se tourna vers Élayne. « Quel… message a-t-elle apporté ?
— On ne me l’a évidemment pas dit, Nynaeve. Toutes les Aes Sedai que j’ai croisées se demandaient la même chose. On m’a raconté que quand Tarna s’est entendu annoncer qu’elle allait être reçue par l’Assemblée de la Tour, elle a ri. Et pas comme si elle était amusée. Vous ne croyez pas… » Élayne se mordilla la lèvre inférieure pendant un instant. « Vous ne croyez pas qu’elles aient réellement décidé de…
— De repartir là-bas ? termina Nynaeve d’une voix incrédule. Élaida exigera qu’elles parcourent les quatre dernières lieues à genoux et la lieue finale sur le ventre ! Même si elle ne l’exigeait pas, même si cette Rouge déclarait : “Revenez. Tout est pardonné et le repas est prêt”, vous imaginez-vous qu’elles pourraient écarter si facilement l’affaire Logain ?
— Nynaeve, les Aes Sedai feraient l’impasse sur n’importe quoi pour que la Tour Blanche retrouve son unité. N’importe quoi. Vous ne comprenez pas aussi bien que moi ; il y avait des Aes Sedai dans le palais depuis le jour de ma naissance. La question maintenant est : qu’est-ce que Tarna dit aux Députées de l’Assemblée ? Et que lui disent-elles ? »
Nynaeve se frotta les bras d’un geste irrité. Elle n’avait pas de réponses, rien que de l’espoir, et son sens de l’atmosphère lui disait que cet orage de grêle qui n’était pas là martelait les toits de Salidar comme des tambours. Cette impression subsista pendant des jours.