Les hommes assis autour de la table dans la salle de La Vagabonde étaient du pays pour la plupart. Ceux qui portaient le long gilet l’arboraient en soie éclatante, souvent brochée, sur des chemises claires aux larges manches. Des grenats ou des perles ornaient les bagues, les anneaux d’oreilles étaient en or et non en plaqué, et des pierres de lune et des saphirs scintillaient sur le manche des poignards incurvés passés dans les ceintures. Plusieurs avaient des tuniques de soie jetées sur l’épaule, avec une chaîne d’argent ou d’or fixée entre les étroits revers brodés de fleurs ou d’animaux. Les tuniques avaient l’air bizarre, en réalité – trop petites pour être endossées ; jamais prévues pour être autre chose qu’une cape – mais ceux qui les avaient étaient armés de longues épées étroites en plus de la dague incurvée et semblaient prêts à utiliser également l’une ou l’autre, pour un mot, un regard de travers, ou parce que la fantaisie les en prenait.
Au total, la clientèle était variée. Deux négociants du Murandy avec des moustaches retroussées et ces petites barbes ridicules à la pointe du menton, ainsi qu’un Domani aux cheveux descendant au-dessous des épaules et de fines moustaches, qui portait un bracelet en or, un collier en or enserrant son cou et une grosse perle dans l’oreille gauche. Un Atha’an Miere à la peau sombre en tunique vert vif, avec les mains tatouées et deux poignards glissés dans une ceinture-écharpe rouge, un natif du Tarabon avec un voile transparent par-dessus d’épaisses moustaches qui lui dissimulaient presque la bouche, et un certain nombre d’étrangers qui pouvaient être originaires de n’importe où. Par contre, chacun avait une pile de pièces devant lui, encore que d’une dimension variable. Aussi près du Palais Tarasin, La Vagabonde attirait des clients avec de l’or à revendre.
Secouant les cinq dés dans le cornet de cuir, Mat les lança sur la table. Ils s’immobilisèrent avec deux couronnes, deux étoiles et une coupe. Un coup médiocre ; pas plus. Sa chance se manifestait par vagues et, pour le moment, la vague était modeste, autrement dit il ne gagnait au maximum pas plus de la moitié de ses lancers de dés. Jusqu’à présent, il avait réussi à en perdre dix à la suite, une séquence inhabituelle pour lui n’importe quand. Les dés allèrent à un étranger aux yeux bleus, un homme dur au visage étroit qui paraissait avoir une masse de pièces à risquer en dépit de sa simple tunique marron.
Vanin se pencha pour chuchoter à l’oreille de Mat. « Elles sont de nouveau dehors. Thom dit qu’il ne comprend toujours pas comment. » Mat adressa une grimace au gros homme qui le fit se redresser plus vite que l’on aurait pu le penser de quelqu’un de son volume.
Avalant la moitié du punch à la pastèque contenu dans sa coupe d’argent, Mat regarda la table d’un air sombre. Encore ! Le contenu du cornet lancé par l’homme aux yeux bleus roula sur la table et les dés s’arrêtèrent montrant trois couronnes, une rose et une crosse. Des murmures s’élevèrent autour de la table devant ce gain.
« Sang et cendres, dit Mat entre ses dents. La prochaine fois, la Fille des Neuf Lunes va entrer me revendiquer. » L’homme aux yeux bleus s’étrangla avec la gorgée qu’il buvait pour célébrer l’événement. « Vous connaissez ce nom ? questionna Mat.
— J’ai avalé mon punch de travers, répondit l’autre avec un accent doux escamotant les syllabes que Mat ne reconnut pas. Quel nom était-ce ? »
Mat eut un geste pacificateur ; il avait vu des bagarres se déclencher pour moins. Ramassant ses pièces d’or et d’argent qu’il enfouit dans sa bourse, il la fourra dans sa poche de tunique en se levant. « Je m’arrête. La bénédiction de la Lumière soit sur tous ici. » Tous à la table répétèrent la bénédiction, même les étrangers. Les gens étaient très polis à Ebou Dar.
Même avant que l’on en soit au milieu de la matinée, la salle de l’auberge était pratiquement pleine et une autre partie de dés ajoutait sa part de rires et de lamentations. Deux des plus jeunes fils de Maîtresse Anan aidaient les servantes à apporter les petits déjeuners tardifs. L’aubergiste, quant à elle, était assise au fond de la salle près de l’escalier de pierre blanche sans rampe, ayant l’œil à tout, en compagnie d’une jolie jeune femme dont les grands yeux noirs recelaient une étincelle de gaieté, comme si elle songeait à une plaisanterie connue d’elle seule. Sa figure était un ovale parfait encadré par de brillants cheveux noirs, et la profonde encolure de sa robe grise à ceinture rouge offrait une vue tentante. L’amusement dans son regard s’accentua quand elle sourit à Mat.
« Avec votre chance, Seigneur Cauthon, dit Maîtresse Anan, mon mari devrait vous demander où envoyer ses bateaux de pêche. » Pour une raison quelconque, le ton qu’elle avait était très sec.
Mat accepta le titre sans broncher. Dans Ebou Dar, rares étaient ceux qui défieraient un seigneur excepté d’autres seigneurs ; c’était pour lui un simple calcul de nombres. Il y avait beaucoup moins de seigneurs que de roturiers, ce qui impliquait moins de risques que quelqu’un tente de lui planter une lame dans le corps. Même ainsi, il avait été obligé de fendre trois têtes ces dix derniers jours. « Malheureusement, ma chance ne joue pas dans ces cas-là, Maîtresse. »
Olver parut juste se matérialiser à son côté. « Pouvons-nous aller aux courses, Mat ? » demanda-t-il avec ardeur.
Frielle, celle des enfants de Maîtresse Anan née au milieu de la lignée, survint au pas gymnastique pour attraper le garçonnet par l’épaule. « Votre pardon, Seigneur Cauthon, dit-elle d’une voix anxieuse. Il m’a tout simplement échappé. La vérité de la Lumière, il s’est enfui. » Près de se marier – le collier d’argent pour suspendre sa dague de noces encerclait déjà étroitement son cou svelte – elle s’était portée volontaire pour s’occuper d’Olver, disant en riant qu’elle désirait avoir six fils. Mat soupçonnait qu’elle commençait à espérer des filles.
C’est Nalesean, descendant l’escalier, qui reçut si bien de plein fouet le regard furieux de Mat que le Tairen s’arrêta net. C’est Nalesean qui avait introduit Le Vent dans deux courses, avec Olver comme jockey – les gamins montaient les chevaux ici – et Mat ignorant tout jusqu’à ce que ce soit fini. Que Le Vent se soit révélé aussi rapide que son nom n’arrangeait pas les choses. Deux victoires avaient donné à Olver envie de continuer. « Pas votre faute, Maîtresse, dit Mat à Frielle. Mettez-le dans un baril s’il le faut, avec ma bénédiction. »
Olver lui jeta un coup d’œil accusateur mais, une seconde après, il se retourna d’un bloc pour adresser à Frielle un regard insolent qu’il avait copié on ne sait où. Le contraste était bizarre avec ses grandes oreilles et sa large bouche ; il ne serait jamais un beau garçon. « Je resterai tranquille si je peux regarder vos yeux. Vous avez des yeux magnifiques. »
Frielle tenait beaucoup de sa mère, et pas seulement sa beauté. Elle rit gentiment et le gratifia d’une tape sous le menton, ce dont il rougit. Sa mère et la jeune femme aux grands yeux sourirent au-dessus de la table.
Secouant la tête, Mat commença à monter l’escalier. Il devait sermonner le garçon. Il ne pouvait pas continuer à sourire comme ça à toutes les femmes qu’il voyait. Et dire à une femme qu’elle a de beaux yeux ! À son âge ! Mat se demanda où Olver avait péché ça.
Comme il arrivait à la hauteur de Nalesean, ce dernier dit : « Elles sont de nouveau sorties en cachette, n’est-ce pas. » Ce n’était pas une question et, quand Mat acquiesça d’un signe de tête, il tira d’une secousse sa barbe en pointe et jura. « Je vais rassembler les hommes, Mat. »
Nerim s’affairait dans la chambre de Mat, essuyant la table avec un chiffon comme si les femmes de chambre n’avaient pas déjà épousseté ce matin. Il partageait avec Olver une plus petite chambre à côté et quittait rarement La Vagabonde. Ebou Dar était une ville dissolue et barbare, affirmait-il.
« Mon Seigneur sort ? » dit Nerim d’un ton lugubre, comme Mat prenait son chapeau. « Dans cette tunique ? Je crains qu’il n’y ait une tache de vin de la nuit dernière sur l’épaule. Je l’aurais ôtée si mon Seigneur n’avait pas endossé hâtivement cet habit ce matin, sans compter une entaille dans la manche – par un poignard, je crois – que j’aurais raccommodée. »
Mat le laissa apporter une tunique grise avec des volutes d’argent brodées sur les manchettes et le col officier et lui donna la verte brodée d’or.
« Je compte que mon Seigneur essaiera au moins de ne pas mettre du sang dessus aujourd’hui. Les taches de sang sont très difficiles à faire disparaître. »
C’était le compromis auquel ils étaient parvenus. Mat supportait la mine lugubre et les mornes observations de Nerim, et ne s’opposait pas à ce qu’il aille chercher des choses, nettoie et lui présente ce qu’il aurait aussi bien pu prendre lui-même ; en échange, Nerim acceptait, à regret, de ne pas essayer de l’habiller de la tête aux pieds.
Mat vérifia que ses poignards étaient bien nichés dans ses manches, sous sa tunique et dans le revers de ses bottes, laissa sa lance appuyée dans le coin avec son arc débandé et descendit devant l’auberge. Cette lance semblait attirer des imbéciles qui voulaient se battre comme le miel attire des mouches.
En dépit de son chapeau, des perles de sueur suintèrent sur le visage de Mat dès qu’il émergea de l’ombre et de la fraîcheur relative de l’auberge. Le soleil matinal aurait pu passer en temps ordinaire pour le plein soleil de midi au cœur de l’été, mais la Place Mol Hara était bondée de gens. Il s’immobilisa d’abord pour regarder en fronçant les sourcils le Palais Tarasin. Avec Juilin et Thom montant la garde à l’intérieur et Vanin au-dehors, comment s’étaient-elles arrangées pour s’en aller sans être vues ? Elles s’en allaient pratiquement chaque jour. Après que cela s’était produit trois fois, Mat avait placé des hommes en surveillance à chaque issue de cette masse à coupole de pierre blanche et de plâtre, qui prenaient leur poste avant l’aube. Ils étaient juste assez nombreux, avec lui et Nalesean. Aucun n’en avait même vu l’ombre mais midi allait sonner quand Thom était venu annoncer qu’elles s’étaient débrouillées pour s’éclipser. Le vieux ménestrel semblait ne plus savoir que faire, prêt à s’arracher les moustaches. Mat comprenait ce qui se passait. Elles jouaient cette comédie-là uniquement pour le contrarier.
Nalesean et les autres attendaient en groupe morne et transpirant. Nalesean tâtait la garde de son épée comme s’il aimerait avoir une occasion de s’en servir maintenant.
« Nous inspecterons l’autre côté du fleuve aujourd’hui », dit Mat. Plusieurs des Bras Rouges échangèrent des coups d’œil inquiets ; ils avaient entendu ce qu’on racontait.
Vanin passa d’un pied sur l’autre, secoua la tête. « Une perte de temps, dit-il carrément. « Noble Damoiselle Elayne ne s’approcherait jamais d’un endroit pareil. L’Aielle peut-être, ou Birgitte, mais pas Damoiselle Elayne. »
Mat ferma les yeux un instant. Comment Elayne avait-elle réussi à corrompre en un délai si court un homme de mérite ? Il avait espéré que suffisamment de temps loin de l’influence d’Elayne remettrait Vanin d’aplomb, mais il commençait à perdre espoir. Ô Lumière, ce qu’il détestait les femmes de l’aristocratie. « Eh bien, si nous ne les voyons pas aujourd’hui, nous pourrons oublier le Rahad – là-bas, elles seront aussi repérables que des alouettes au plumage multicolore dans une troupe de merles – mais j’ai l’intention de les découvrir quand bien même elles se cachent sous un lit dans le Gouffre du Destin. Patrouillez par paire, comme d’habitude, et surveillez mutuellement vos arrières. Maintenant, trouvons un batelier pour que nous traversions. Que je brûle, j’espère qu’ils ne sont pas tous en mer pour vendre des fruits aux navires du Peuple de la Mer. »
Aux yeux d’Elayne, la rue ressemblait à ce qu’elle était dans le Tel’aran’rhiod, des bâtiments en brique de quatre et cinq étages, enduits par place de plâtre blanc qui s’écaillait, serrés les uns contre les autres et dressés au-dessus d’un pavage irrégulier. Seulement, à cette heure du jour, avec le soleil doré flamboyant au-dessus de leur tête, les ombres disparaissaient complètement de ces voies étroites. Des mouches bourdonnaient partout. Les uniques différences avec le Monde des Rêves étaient le linge séchant aux fenêtres, les gens – pas beaucoup dehors à ce moment-là, évidemment – et l’odeur, un puissant, pénétrant miasme de putréfaction qui la faisait tenter de ne pas respirer trop à fond. Par malheur, toutes les rues se ressemblaient dans le Rahad.
Elle arrêta Birgitte en posant la main sur son bras et examina un bâtiment rugueux en brique avec de la lessive d’une propreté douteuse accrochée devant la moitié des fenêtres. Le frêle cri plaintif d’un bébé qui pleurait provint de quelque part à l’intérieur. Le nombre d’étages était bon, cinq. Elle était certaine que c’était cinq. Nynaeve insistait que c’était quatre.
« Je ne pense pas que nous devrions rester immobiles à regarder, dit à mi-voix Birgitte. Il y a des gens qui nous observent. »
Ce n’était pas tout à fait vrai, juste Birgitte s’inquiétant à cause d’elle. Des hommes vêtus de gilets souvent loqueteux sans chemise dessous longeaient la rue en se pavanant, le soleil scintillant sur leurs anneaux d’oreilles en cuivre, et leurs bagues enchâssées de verre de couleur, ou avançaient furtivement comme le genre de roquet qui pourrait bien gronder et pourrait bien mordre. D’ailleurs, les femmes se conduisaient de même, dans leurs robes généralement usagées et avec leur genre de bijoux à elles en cuivre et verre. Tous avaient une dague incurvée passée à la ceinture, et fréquemment un simple couteau aussi.
À la vérité, personne ne les regardait deux fois, elle et Birgitte, bien que le visage âgé de Birgitte ait souvent eu une expression de défi et qu’elle-même fut grande pour une femme d’Ebou Dar. C’est ce que l’on voyait, au moyen de tissages pas si simples d’Air et de Feu qu’Elayne avait inversés et noués. Quand Elayne regardait Birgitte, elle voyait une femme avec de fines rides au coin d’yeux noirs et des cheveux noirs striés de gris. Les déguisements étaient d’autant plus faciles à réaliser que l’on s’écartait le moins possible de l’aspect réel de la personne, aussi la chevelure tombant dans le dos de Birgitte, attachée en quatre endroits par des rubans verts très usagés, était considérablement plus longue que celle des natives d’Ebou Dar – aussi bien Elayne n’avait pas coupé non plus ses cheveux – et nul ne semblait y attacher d’importance. C’était un déguisement parfait ; elle aurait souhaité ne pas avoir aussi à transpirer. Avec l’addition du tissage encore plus complexe de l’Esprit qui masquait la faculté de canaliser chez une femme, Elayne était passée juste à côté de Merilille en sortant du Palais ce matin. Elle l’avait conservé ; elles avaient aperçu plus d’une fois Vandene et Adeleas de ce côté-ci du fleuve.
Leur habillement n’était pas dû aux tissages, bien sûr, mais des robes de laine râpées avec des broderies éraillées sur les manches et autour des encolures profondes et étroites. Leurs chemises et leurs bas étaient en laine aussi et ceux d’Elayne, au moins, lui irritaient la peau. Tyline avait fourni ces vêtements, ainsi que diverses sortes de conseils et les dagues de noces en étui blanc. Apparemment, les femmes mariées ne risquaient pas autant que les non mariées d’être interpellées, et les veuves qui refusaient un autre mariage, pas du tout. L’âge était aussi un appoint. Personne ne lançait de défi à une grand-mère aux cheveux gris, ce qui n’écartait pas l’éventualité qu’elle-même en lance.
« Je pense que nous devrions entrer », dit Elayne, et Birgitte la précéda, une main sur le poignard placé dans sa ceinture de rude drap marron, pour ouvrir d’une poussée la porte dépourvue de peinture. À l’intérieur était un couloir obscur où s’alignaient des portes raboteuses, et un escalier étroit et raide en briques écornées au fond. Elayne fut à la limite de soupirer de soulagement.
Fourreaux blancs de dague ou pas, entrer dans un immeuble dont on n’était pas un habitué était le bon moyen pour se retrouver là avec un duel au couteau. De même poser des questions, ou se montrer curieux. Ce que Tyline avait déconseillé mais, le premier jour, elles avaient visité des auberges, signalées seulement par le bleu de leurs portes, projetant de dire qu’elles achetaient des objets sortis de vieux greniers pour les remettre en état de les vendre. Elle avait fait équipe avec Birgitte et envoyé Nynaeve avec Aviendha pour élargir le champ de leurs investigations. Birgitte l’avait poussée dehors précipitamment, toutes les deux la dague à la main, juste avant que la situation devienne sérieuse. La deuxième fois, Elayne avait dû canaliser brièvement, culbutant deux femmes qui les poursuivaient jusque dans la rue et même ainsi Birgitte avait été certaine que quelqu’un les avait suivies le reste de la journée. Nynaeve et Aviendha avaient connu le même genre de difficultés, sauf qu’elles n’avaient pas été suivies ; Nynaeve avait frappé une autre femme avec un tabouret. Même les questions anodines furent donc abandonnées, et elles espéraient ne pas franchir le seuil d’une porte pour se trouver face à un poignard.
Birgitte escalada la première les marches raides, bien que regardant souvent aussi en arrière. Les odeurs de cuisine se mêlaient à la puanteur générale du Rahad d’une manière vraiment écœurante. Le bébé avait cessé de pleurer mais, quelque part dans le bâtiment, une femme commença à vociférer. Au deuxième étage, un homme aux épaules massives sans chemise ni gilet ouvrit une porte juste comme elles arrivaient. Birgitte lui adressa un froncement de sourcils et il leva les deux mains en l’air, les paumes tournées vers elles, puis ressortit du couloir à reculons, refermant en même temps la porte d’un coup de pied. Au dernier étage, où aurait dû se trouver le grenier si cet immeuble était le bon, une femme décharnée en chemise de grosse toile était assise sur un tabouret dans l’embrasure de sa porte, pour jouir du peu de brise qui soufflait tandis qu’elle affûtait sa dague. Sa tête pivota vers elles et la lame cessa de passer et repasser sur l’aiguisoir. Elle continua à les regarder pendant qu’elles reculaient lentement en redescendant l’escalier, et le léger grincement du métal sur la pierre ne recommença pas avant qu’elles aient atteint le bas de la volée de marches. Alors Elayne relâcha vraiment son souffle avec soulagement.
Elle était ravie que Nynaeve n’ait pas accepté de parier avec elle. Dix jours. Elle avait été sottement optimiste. C’était le onzième jour après la fanfaronnade, onze journées où parfois elle avait l’impression d’être le soir dans la même rue que le matin, onze journées sans un indice pour trouver la coupe. Quelquefois, elles restaient au Palais juste pour se détendre. C’était tellement frustrant. Du moins Vandene et Adeleas n’avaient-elles pas plus de chance. Pour autant qu’Elayne pouvait le voir, personne dans le Rahad n’adresserait spontanément deux mots à des Aes Sedai. Les gens s’éclipsaient dès qu’ils se rendaient compte de ce qu’elles étaient ; elle avait vu deux femmes essayer de poignarder Adeleas, sans doute pour dépouiller cette folle qui s’aventurait à pied dans le Rahad en robe de soie et, quand la Sœur Brune eut soulevé les deux sur des flots d’Air et les eut introduites par une fenêtre du premier étage, il n’y avait plus une âme dans les parages. Eh bien, elle n’allait pas laisser ces deux-là découvrir sa coupe et s’en saisir sous son nez.
De retour dans la rue, elle eut un autre rappel qu’il y avait pire dans le Rahad que la frustration. Juste devant elle, un homme mince avec la poitrine couverte de sang et un poignard dans la main sauta au-dehors par une porte, pivotant aussitôt sur lui-même pour affronter un autre homme qui le suivait ; le second était plus grand, plus lourd et saignait sur le côté de sa figure. Ils tournèrent l’un autour de l’autre, ne se quittant pas des yeux, les lames tendues esquivant et tâtonnant. Un petit attroupement s’était rassemblé pour regarder, comme jailli d’entre les pavés ; nul n’était venu en courant, mais nul n’avait passé son chemin.
Elayne et Birgitte se retirèrent sur le côté de la rue, mais elles ne s’en allèrent pas. Dans le Rahad, partir attirerait l’attention, la dernière chose qu’elles souhaitaient. Se fondre dans la masse impliquait de regarder, mais Elayne parvint à fixer son attention entre les deux hommes, ne voyant que de vagues images floues de mouvements rapides jusqu’à ce que soudain le rythme ait ralenti. Elle cligna des paupières et se força à voir. L’homme avec du sang sur la poitrine souriait à belles dents en agitant une lame d’où tombait du rouge. L’homme plus massif gisait face contre terre dans la rue, toussant faiblement d’un ton rauque, à moins de vingt pas d’elle.
Elayne bougea d’instinct – son minuscule talent dans l’art de la Guérison était mieux que rien quand un homme saignait à mort et au Gouffre du Destin aille ce qu’on pensait ici des Aes Sedai – cependant, avant qu’elle avance d’un deuxième pas, une autre femme était agenouillée au côté de l’homme. Un peu plus âgée que Nynaeve peut-être, elle portait une robe bleue à ceinture rouge en état quelque peu meilleur que la plupart dans le Rahad. Elayne la prit d’abord pour la bonne amie du mourant, d’autant plus que le vainqueur du duel s’était dégrisé. Personne n’esquissa un mouvement pour partir ; tous observaient en silence la femme qui retournait l’homme sur le dos.
Elayne sursauta comme, loin d’essuyer tendrement le sang qu’il avait sur les lèvres, la femme extirpa de son escarcelle ce qui avait l’air d’être une poignée d’herbes et en fourrait précipitamment quelques-unes dans la bouche de l’homme. Avant que sa main quitte le visage de celui-ci, l’aura de la saidar l’entoura et elle commença à tisser les flots de la Guérison plus habilement que ce n’était au pouvoir d’Elayne. L’homme eut un hoquet assez violent pour expulser la plupart des feuilles d’herbe, frissonna – et gît immobile, ses yeux à demi ouverts fixant le soleil.
« Trop tard, semble-t-il. » Se relevant, la femme se tourna vers le maigre. « Il faut que vous disiez à l’épouse de Masic que vous avez tué son mari, Baris.
— Oui, Asra », répliqua docilement Baris.
Asra se détourna sans un autre regard à l’un ou l’autre homme, et le petit rassemblement s’ouvrit devant elle. Comme elle passait à quelques pas d’Elayne et de Birgitte, Elayne remarqua deux choses à son sujet. L’une était sa force ; Elayne avait cherché à la mesurer à dessein. Elle s’était attendue à une bonne quantité, mais il y avait des chances qu’Asra n’aurait jamais été admise à tenter le test pour devenir Acceptée. Guérir devait être son Talent le plus vif – peut-être son unique Talent, puisqu’elle devait être une Irrégulière – et parfaitement affiné par l’usage. Peut-être même croyait-elle que ces herbes étaient nécessaires. La seconde chose que nota Elayne était le visage de cette femme. Lequel n’était pas d’un ton bronzé comme elle l’avait supposé d’abord. Asra était très certainement une Domanie. Au nom de la Lumière, qu’est-ce que faisait une Irrégulière originaire de l’Arad Doman dans le Rahad ?
Elayne l’aurait suivie, si ce n’est que Birgitte l’entraîna dans la direction opposée. « Je reconnais cette expression dans vos yeux, Elayne. » Ceux de Birgitte exploraient la rue comme si elle s’attendait à ce que quelques-uns des passants aient des oreilles indiscrètes. « Je ne sais pas pourquoi vous avez envie de pister cette femme, mais elle semble être respectée. Accostez-la et vous risquez d’avoir plus de lames au clair que vous et moi ensemble pouvons tenir à distance. »
C’était simple vérité, de même que le fait que les Irrégulières domanies n’étaient pas ce qu’elle était venue chercher à Ebou Dar.
Effleurant le bras de Birgitte, elle eut un mouvement de tête vers deux hommes qui tournaient le coin devant elles. Dans sa tunique bleue à rayures de satin, Nalesean était l’incarnation du seigneur de Tear ; la tunique matelassée était fermée jusqu’au cou, et sa face moite luisait presque autant que sa barbe huilée. Il dardait de tels regards sur quiconque lui jetait ne serait-ce qu’un coup d’œil qu’il aurait sûrement été en train de se battre en duel à présent sauf qu’il caressait la garde de son épée avec l’air d’être prêt à en accueillir un avec joie. Mat, d’autre part, ne grimaçait nullement. Il avançait d’un pas conquérant et, à part une expression de contrariété, on aurait pu penser qu’il prenait du bon temps. Avec sa tunique ouverte qui pendait, son chapeau rabattu sur ses yeux et cette écharpe nouée autour de son cou, il donnait l’impression d’avoir passé la nuit à faire la tournée des tavernes, ce qui pouvait fort bien être le cas. À sa surprise, elle s’avisa qu’elle n’avait plus pensé à lui depuis des jours. Les mains lui démangeaient de s’emparer de son ter’angreal, mais la coupe était infiniment plus importante.
« Cela ne m’avait jamais frappée jusqu’ici, murmura Birgitte, mais je pense que Mat est le plus dangereux de ces deux-là. Un N’Shar dans Mameris. Je me demande ce qu’ils fabriquent sur cette berge-ci de l’Eldar. »
Elayne la regarda avec stupeur. Un quoi où ? « Ils ont probablement bu tout le vin qu’il y avait sur l’autre. Vraiment, Birgitte, j’aimerais bien que vous vous concentriez sur ce qui nous occupe. » Cette fois, elle était résolue à ne pas demander d’explication.
Quand Mat et Nalesean les eurent croisées d’un pas nonchalant, Elayne les chassa de nouveau de son esprit et commença à examiner la rue. Ce serait merveilleux de découvrir la coupe aujourd’hui. La plus mince raison n’étant pas qu’à leur prochaine visite elle ferait équipe avec Aviendha. Elle commençait à éprouver de la sympathie pour la jeune femme – malgré ses notions extrêmement singulières concernant Rand et elle ; – mais elle avait une nette tendance à encourager les femmes qui paraissaient prêtes à brandir un poignard. Aviendha semblait même déçue que les hommes baissent les yeux quand elle les dévisageait, au lieu de mettre une lame au clair comme les femmes n’y manquaient pas !
« Celle-ci », dit Elayne en tendant la main. Nynaeve ne pouvait pas avoir raison quant à ces quatre étages. Ou bien si ? Elayne espéra du fond du cœur qu’Egwene avait trouvé une solution.
Egwene attendit patiemment pendant que Logain buvait encore de l’eau. Sa tente n’était pas aussi spacieuse que le logement dont il disposait à Salidar, mais elle était quand même plus grande que la plupart des tentes du camp. De l’espace était nécessaire pour les six Sœurs assises sur des tabourets qui maintenaient l’écran autour de lui. La suggestion d’Egwene que cet écran soit attaché avait été accueillie par une réaction proche du choc et pas très éloignée du mépris ; pas une n’était désireuse de l’appuyer, cette suggestion, en particulier maintenant, si vite après qu’Egwene avait élevé au rang d’Aes Sedai quatre femmes sans passage d’épreuve ou sans la Crosse des Serments, et peut-être ne le serait jamais. Siuan avait dit qu’elles s’y refuseraient. La coutume voulait qu’il y en ait six, bien que – si sa puissance était aussi réduite que celle de Siuan et de Leane, n’importe quelles Sœurs du camp auraient suffi à trois pour tenir Logain – et la coutume voulait que l’écran autour d’un homme soit maintenu, non pas attaché. Une lampe unique donnait un éclairage irrégulier. Elle et Logain étaient installés sur des couvertures étalées en guise de tapis.
« Laissez-moi comprendre, dit Logain quand il rabaissa la coupe d’étain. Vous voulez savoir ce que je pense, moi, de l’amnistie d’al’Thor ? » Quelques-unes des Sœurs changèrent de position sur leur tabouret, peut-être parce qu’il avait omis de l’appeler « ma Mère », mais bien plutôt parce qu’elles méprisaient ce sujet.
« Je veux connaître vos idées là-dessus, oui. Vous en avez sûrement. Dans Caemlyn auprès de lui, vous vous verriez très probablement attribuer une place d’honneur. Ici, vous risquez d’être neutralisé d’un jour à l’autre. Voyons. Vous avez résisté à la folie pendant six ans, dites-vous. Quelle chance y a-t-il, à votre avis, que des hommes qui viennent à lui puissent réussir aussi bien ?
— Ont-elles vraiment l’intention de me neutraliser de nouveau ? » Sa voix était basse, le ton blessé et furieux. « J’ai uni ma destinée à la vôtre. J’ai fait tout ce qui a été demandé. J’ai offert de prononcer n’importe quel serment de votre choix.
— L’Assemblée décidera bientôt. Certaines Députées aimeraient autant que vous mouriez de façon opportune. Si ce sont des Aes Sedai qui racontent ce qui vous est arrivé, tout le monde croit que les Aes Sedai ne peuvent pas mentir. Pourtant je ne pense pas que vous ayez à redouter cela. Vous nous avez trop bien servies pour que je permette qu’il vous advienne malencontre. Et, quoi qu’il arrive, vous pouvez toujours servir, et voir l’Ajah Rouge punie comme vous le désirez. »
Logain se redressa d’une secousse sur les genoux, avec un grondement, et elle embrassa la saidar et l’enveloppa solidement de flots d’air dans le temps d’un battement de cœur. Les Sœurs qui maintenaient son écran avaient toute leur force dirigée pour ce faire – une autre coutume ; vous deviez utiliser la totalité de votre force pour isoler un homme par un écran – mais plusieurs pouvaient diviser leurs tissages, l’une aurait pu en détourner une partie sur lui si elles le jugeaient une menace pour elle. Elle ne voulait pas risquer qu’il soit molesté.
Les flots l’immobilisaient sur place, à genoux, mais il semblait ne pas s’en soucier. « Vous voulez savoir ce que je pense de l’amnistie d’al’Thor ? Je voudrais être avec lui en ce moment ! Que vous vous réduisiez toutes en cendres ! J’ai fait tout ce que vous demandiez ! Que la Lumière vous consume toutes !
— Restez calme, Maître Logain. » Egwene fut surprise que sa voix soit aussi ferme. Son cœur battait la chamade, bien que certes pas par peur de lui. « Je vous jure ceci. Je ne vous causerai jamais aucun mal ni ne permettrai qu’il vous en soit causé par quiconque me suit si je peux l’empêcher, à moins que vous ne vous retourniez contre nous. » La rage s’était estompée du visage de Logain, remplacée par une pression fermée. Écoutait-il ? « Mais l’Assemblée agira comme elle l’entend. Êtes-vous calme maintenant ? » Il hocha la tête avec lassitude et elle laissa aller les flots. Il se rassit lourdement sur le sol, sans la regarder. « Je discuterai avec vous de l’amnistie quand vous serez plus rasséréné. Peut-être dans un jour ou deux. » Il acquiesça de nouveau d’un signe, brusquement, toujours sans la regarder.
Comme elle se baissait pour sortir de la tente dans la clarté crépusculaire, les deux Liges qui montaient la garde au-dehors s’inclinèrent devant elle. Du moins les Gaidins ne se souciaient-ils pas qu’elle avait dix-huit ans, qu’elle était une Acceptée élevée au rang d’Aes Sedai uniquement parce qu’elle avait été nommée Amyrlin. Pour les Liges, une Aes Sedai était une Aes Sedai, et l’Amyrlin était l’Amyrlin. N’empêche, elle ne cessa de retenir sa respiration que lorsqu’elle fut assez éloignée de ces deux-là pour qu’ils ne l’entendent pas relâcher son souffle.
Le camp était fort vaste, des tentes pour des centaines d’Aes Sedai se déployaient au milieu de la forêt, pour des Acceptées, des novices et des serviteurs, avec partout des charrettes, des chariots et des chevaux. L’odeur de cuisine du repas du soir imprégnait puissamment l’air. Autour s’étiraient les feux de cuisine de l’armée de Gareth Bryne ; la plupart des hommes là coucheraient à même le sol, pas dans des tentes. La Bande de la Main Rouge, comme elle s’appelait, campait à pas plus de quatre lieues au sud ; Talmanes ne laissait jamais cette distance varier de plus d’un quart de lieue dans un sens ou dans l’autre, de jour ou de nuit, depuis plus de quatre-vingts lieues. La Bande avait déjà servi à la réussite d’une partie du plan conçu par Egwene, sur la suggestion de Siuan et Leane.
Les troupes de Gareth Bryne s’étaient renforcées au cours des seize jours écoulés depuis le départ de Salidar. Deux armées marchant lentement vers le nord à travers l’Altara, manifestement pas en relation d’amitié, attiraient l’attention. Les nobles accouraient en foule avec les hommes qu’ils avaient recrutés pour s’allier avec la plus forte des deux. Au vrai, aucun de ces seigneurs et nobles dames n’aurait prononcé les serments qu’ils avaient jurés s’ils avaient su qu’il n’y aurait pas de grande bataille dans leurs pays. Au vrai, auraient-ils eu le choix, ils seraient partis jusqu’au dernier dès qu’ils se seraient rendu compte que la cible d’Egwene était Tar Valon, non pas une armée de Fidèles du Dragon. Mais ils avaient bel et bien engagé leur parole, envers une Amyrlin au moins, devant des Aes Sedai qui se disaient l’Assemblée de la Tour, devant des centaines d’autres qui étaient là. Rompre ce genre de serment revenait vous hanter. De plus, même si la tête d’Egwene finissait au bout d’une pique à la Tour Blanche, aucun d’eux ne croyait qu’Elaida oublierait qu’ils avaient juré. Peut-être qu’ils avaient été piégés pour conclure cette alliance, et se lier par une sorte de féauté, mais ils seraient parmi ses soutiens les plus fervents. Leur unique moyen de s’échapper de ce piège en gardant leurs cous intacts était de voir Egwene porter l’étole sur ses épaules dans Tar Valon.
Siuan et Leane en étaient fermement convaincues. Egwene ne savait pas trop ce qu’elle en pensait. S’il y avait eu un moyen de déposer Elaida sans qu’une goutte de sang soit versé, elle aurait sauté dessus. Néanmoins, elle ne croyait pas qu’il y en avait.
Après un petit dîner de chèvre, de navets et de quelque chose qu’elle ne chercha pas à identifier exactement, Egwene se retira sous sa tente. Pas la plus grande du camp, mais certainement la plus grande occupée par une seule personne. Chesa était là, attendant pour aider Egwene à se déshabiller, toute excitée par la nouvelle qu’elle s’était procuré auprès de la femme de chambre d’une Dame d’Altara une pièce du lin le plus beau que l’on puisse imaginer, de la toile fine qui ferait les chemises les plus fraîches du monde. Souvent Egwene laissait Chesa dormir dans la tente avec elle pour avoir de la compagnie, bien que des couvertures pliées pour former une couchette soient loin d’égaler le propre lit de camp de Chesa. Ce soir, Egwene la renvoya une fois qu’elle fut prête à se coucher. Être Amyrlin comportait quelques privilèges. Telle une tente personnelle pour votre servante. Tel que dormir seule les nuits où c’était nécessaire.
Egwene n’était pas encore assez fatiguée pour s’endormir déjà, mais ce n’était pas un inconvénient. Se plonger dans le sommeil était simple ; elle avait été formée par des Exploratrices de Rêves aielles. Elle entra dans le Tel’aran’rhiod…
… et se retrouva debout dans la pièce qui avait été son bureau à la Petite Tour pendant un temps si bref. La table et les sièges étaient restés, bien sûr. Le mobilier n’était pas ce que l’on emportait quand on se mettait en route avec une armée. N’importe quel endroit donnait l’impression d’être désert dans le Monde des Rêves, mais ceux qui l’étaient dans la réalité l’étaient là davantage encore. Déjà la Petite Tour semblait… vide.
Subitement, elle eut conscience que l’étole d’Amyrlin était drapée autour de son cou. Elle la fit disparaître juste à temps. Une seconde après, Nynaeve et Elayne étaient là, Nynaeve aussi compacte qu’elle-même, Elayne floue. Siuan avait rechigné à se séparer du ter’angreal original en forme d’anneau ; un ordre ferme avait été nécessaire. Elayne portait une robe verte avec de la dentelle retombant sur ses mains et soulignant une échancrure étroite mais étonnamment profonde qui laissait voir un petit poignard suspendu à un collier d’or enserrant le cou, dont le manche niché entre ses seins était une masse de perles et de gouttes-de-feu. Elayne semblait toujours adopter aussitôt la mode des lieux où elle se rendait. Nynaeve, comme il fallait s’y attendre, était vêtue de solide lainage des Deux Rivières, foncé et sans fioritures.
« Du succès ? demanda Egwene avec espoir.
— Pas encore, mais nous en aurons. » Elayne semblait si optimiste qu’Egwene faillit ouvrir de grands yeux ; elle devait réellement se forcer pour avoir un ton pareil.
« Je suis certaine que cela ne va pas tarder », déclara Nynaeve d’un ton encore plus assuré. Elles devaient se heurter la tête contre un mur.
Egwene soupira. « Peut-être devriez-vous me rejoindre. Je suis sûre que vous pouvez trouver la coupe d’ici quelques jours, mais je ne cesse de penser à tout ce qu’on raconte. » Elles étaient capables de prendre soin d’elles-mêmes. Elle le savait et ce serait une belle épitaphe à inscrire sur leurs tombes. Siuan affirmait qu’aucune des histoires qui leur avaient été contées n’était exagérée.
« Oh, non, Egwene, protesta Nynaeve. La coupe est trop importante. Tu le sais. Tout va cuire dans son jus si nous ne la découvrons pas.
— D’ailleurs, ajouta Elayne, quel genre de risque courons-nous ? Nous couchons tous les soirs au Palais Tarasin, au cas où tu l’aurais oublié, et si Tyline ne nous borde pas dans nos lits elle est toujours là pour bavarder. » Sa robe était différente, la coupe inchangée, mais l’étoffe était grossière et usée. La tenue de Nynaeve en était une proche copie, à part que sa dague n’avait pas plus de neuf ou dix perles de verre sur le manche. Ce n’était guère des vêtements convenant pour un palais. Pire, elle s’efforçait de prendre l’air innocent. Ce à quoi Nynaeve n’était nullement entraînée.
Egwene laissa passer. C’est vrai que la coupe était importante, c’est vrai qu’elles étaient capables de prendre soin d’elles-mêmes et elle savait pertinemment qu’elles ne menaient pas de recherches dans le Palais Tarasin. Elle faillit laisser passer cela aussi, en tout cas. « Vous vous servez de Mat, n’est-ce pas ?
— Nous… » Subitement, Elayne prit conscience de sa robe et sursauta. Toutefois, pour une raison ou une autre, c’est le petit poignard qui sembla vraiment la surprendre. Les yeux exorbités, elle en étreignit le manche, une masse de grosses perles rouges et blanches, et son visage devint cramoisi jusqu’à la racine des cheveux. Une seconde plus tard, elle était dans une robe andorane au col montant en soie verte.
Le cocasse fut que Nynaeve s’aperçut de ce qu’elle avait sur elle seulement un quart de seconde après Elayne et réagit exactement de la même façon. Exactement. À ceci près peut-être que si Elayne rougit comme un coucher de soleil, Nynaeve rougit comme deux. Elle se retrouva en lainage des Deux Rivières avant même qu’Elayne se soit changée.
Elayne s’éclaircit la gorge et dit d’une voix qui manquait de souffle : « Mat est très utile, j’en suis sûre, mais nous ne pouvons pas lui permettre de nous contrecarrer, Egwene. Tu sais comment il est. Toutefois, tu peux être sûre que si nous faisons quelque chose de dangereux, nous l’aurons lui et tous ses soldats joue contre joue autour de nous. » Nynaeve était silencieuse et avait une mine revêche. Peut-être parce qu’elle se rappelait la menace de Mat.
« Nynaeve, vous ne pousserez pas Mat à bout, n’est-ce pas ? »
Elayne rit. « Egwene, elle ne le pousse pas du tout.
— C’est la pure vérité, s’exclama vivement Nynaeve. Je ne lui ai pas adressé un mot de travers depuis notre arrivée à Ebou Dar. »
Egwene acquiesça d’un signe de tête sans trop y croire. Elle pourrait découvrir de quoi il retournait réellement, mais cela prendrait… Elle baissa une seconde les yeux pour vérifier que l’étole n’avait pas réapparu, et vit seulement un papillotement qu’elle-même fut incapable de reconnaître.
« Egwene, dit Elayne, t’a-t-il déjà été possible de t’entretenir avec les Rêveuses ?
— Oui, ajouta Nynaeve. Savent-elles où est le problème ?
— Je leur ai parlé, répondit Egwene avec un soupir. Elles ne le comprennent pas, en réalité. »
La rencontre avait été curieuse, juste quelques jours auparavant, commencée par trouver les rêves de Bair. Bair et Mélaine l’avaient rejointe dans la Pierre de Tear ; Amys avait dit qu’elle n’enseignerait plus rien à Egwene, et elle n’était pas venue. Au début, Egwene s’était sentie mal à l’aise. Elle était incapable de se résoudre à leur annoncer qu’elle était une Aes Sedai, et moins encore l’Amyrlin, craignant qu’elles ne croient à un nouveau mensonge. Il n’y avait certes pas eu de difficulté quand l’étole était alors apparue. Sans compter son toh envers Mélaine. Elle avait soulevé la question, tout en songeant au nombre de lieues qu’elle aurait à passer en selle le lendemain ; mais Mélaine était si heureuse d’avoir des filles – elle s’extasiait sur le don de voyance de Min – qu’elle annonça aussitôt qu’elle appellerait une des filles Egwene. Ce fut un petit plaisir dans une nuit pleine de futilité et d’irritation.
« Ce qu’elles ont dit, reprit-elle, c’est qu’elles n’avaient jamais entendu parler de quiconque a essayé de retrouver quelque chose grâce au besoin après l’avoir déjà trouvé. Bair estimait que cela ressemblait peut-être à essayer de manger la même… pomme deux fois. » Le même motai était le mot utilisé par Bair ; un motai était une espèce de ver blanc qu’on trouve dans le Désert des Aiels. Tout à fait croquant et goûteux – jusqu’à ce qu’Egwene découvre ce qu’elle mangeait.
« Tu veux dire qu’il nous est impossible de retourner dans ce grenier ? » Elayne soupira. « J’espérais que nous commettions une erreur de manœuvre. Oh, bah. Nous le trouverons tout de même. » Elle hésita et sa robe changea de nouveau, bien qu’elle ne parût pas le remarquer. Cette robe était toujours à la mode andorane, mais rouge, avec les Lions Blancs d’Andor escaladant les manches et paradant en travers du corsage. Une robe de reine, même sans la Couronne de Roses posée sur ses boucles d’un blond ardent. Mais une robe de reine avec un corsage étroitement ajusté qui découvrait peut-être davantage de sillon entre les seins qu’une souveraine le voudrait. « Egwene, ont-elles dit quelque chose à propos de Rand ?
— Il est à Cairhien, paressant dans le Palais du Soleil, à ce qu’il paraît. » Egwene parvint à réprimer une grimace. Ni Bair ni Mélaine n’avaient été très expansives, mais Mélaine avait tenu entre ses dents des propos menaçants concernant les Aes Sedai tandis que Bair déclarait qu’elles devraient toutes être battues à coups de trique à intervalles réguliers ; ce que Sorilea avait dit, c’est qu’une simple bastonnade devrait suffire. Egwene avait grand-peur que Merana ait commis une gaffe énorme. Du moins faisait-il lanterner les émissaires d’Elaida ; elle ne pensait pas qu’il savait les manipuler tant s’en faut aussi bien qu’il l’imaginait. « Perrin est avec lui. Et la femme de Perrin ! Il a épousé Faile ! » Ce qui provoqua des exclamations ; Nynaeve décréta que Faile était beaucoup trop bien pour lui, mais avec un large sourire ; Elayne dit qu’elle espérait qu’ils seraient heureux, mais elle paraissait en douter pour une raison quelconque. « Loial est là-bas aussi. Et Min. Il ne manque plus que Mat et nous trois. »
Elayne se mordit la lèvre inférieure. « Egwene, voudrais-tu confier un… un message aux Sagettes pour Min ? Dis-lui… » Elle hésita, mâchonnant sa lèvre en réfléchissant. « Dis-lui que j’espère qu’elle en viendra à avoir autant d’amitié pour Aviendha qu’elle en a pour moi. Je sais que cela paraît bizarre », ajouta-t-elle en riant. « C’est quelque chose de personnel entre nous. » Nynaeve considéra Elayne d’un air aussi singulier qu’Egwene sentait avoir elle-même.
« Je le ferai, bien sûr. Toutefois, je n’ai pas l’intention de m’entretenir avec elles de nouveau avant quelque temps. » Cela ne servait pas à grand-chose quand elles se montraient aussi peu communicatives en ce qui concernait Rand. Et aussi hostiles aux Aes Sedai.
« Oh, cela ira très bien, répliqua vivement Elayne. Ce n’est pas réellement important. Bah, si nous ne pouvons pas nous servir du besoin, alors il faut nous servir de nos pieds et, dans Ebou Dar, en ce moment même les miens sont douloureux. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais retourner à mon corps dormir d’un vrai sommeil.
— Partez devant, dit Nynaeve. Je ne resterai qu’un instant. » Quand Elayne disparut, elle se tourna vers Egwene. Sa robe avait changé aussi, et Egwene pensa très bien comprendre pourquoi. Cette robe était d’un bleu doux, avec un décolleté profond. Il y avait des fleurs dans ses cheveux et des rubans étaient tressés dans sa natte, comme ce serait pour son mariage là-bas chez elles, au Champ d’Emond. Egwene ressentit pour elle un élan de compassion. « As-tu eu des nouvelles de Lan ? questionna Nynaeve à mi-voix.
— Non, Nynaeve, je n’en ai pas eu. Je suis vraiment navrée ; je regrette de ne pas pouvoir vous renseigner mieux. Je sais qu’il est toujours vivant, Nynaeve. Et je sais qu’il vous aime autant que vous l’aimez.
— Bien sûr qu’il est vivant, répliqua Nynaeve d’un ton ferme. Je n’admettrais pas le contraire. J’ai l’intention de le faire mien. Il est mien et je ne le laisserais pas être mort. »
Quand Egwene s’éveilla, Siuan était assise près de son lit de camp, à peine distincte dans la pénombre. « Est-ce fait ? » questionna Egwene.
L’aura de clarté entoura Siuan comme elle tissait une petite garde contre les oreilles indiscrètes autour d’elles deux. « Des six Sœurs qui prennent la relève quand il sera minuit, seulement trois ont des Liges, et ces Gaidins seront de garde au-dehors. On leur apportera du thé à la menthe, avec un petit ajout dont ils ne devraient pas sentir le goût. »
Egwene ferma les yeux un instant. « Est-ce que je fais ce qu’il faut faire ?
— Vous me posez la question, à moi ? s’exclama Siuan d’une voix étranglée. J’exécute l’ordre que j’ai reçu, ma Mère. J’aimerais autant sauter au milieu d’un banc de brochets argentés en quête de nourriture que d’aider cet homme à s’échapper si cela ne dépendait que de moi.
— Elles le neutraliseront, Siuan. » Egwene avait déjà réfléchi à cela avec Siuan, mais elle avait besoin de recommencer pour elle-même, pour se convaincre qu’elle ne commettait pas une erreur. « Même Sheriam n’écoute plus Carlinya, et Lelaine et Romanda insistent. Pour la neutralisation, ou quelqu’un accomplira réellement ce à quoi Delana a fait allusion. Je ne tolérerai pas l’assassinat ! Si nous ne pouvons pas juger un homme et l’exécuter, nous n’avons pas le droit de prendre des dispositions pour qu’il meure. Je ne le laisserai pas être assassiné, et je ne peux pas permettre qu’il soit neutralisé. Si Merana a irrité Rand d’une manière ou d’une autre, ce sera jeter du bois gorgé de résine sur le feu. Je souhaite seulement pouvoir être sûre qu’il ira rejoindre Rand au lieu de s’enfuir la Lumière sait où, pour faire la Lumière sait quoi. Du moins ainsi on aurait peut-être un moyen de surveiller ce qu’il fait. » Elle entendit Siuan s’ébrouer dans la pénombre.
« J’ai toujours pensé que l’étole pesait autant que trois hommes en pleine force, dit Siuan à mi-voix. L’Amyrlin a peu de décisions faciles à prendre, et encore plus rarement dont elle puisse être sûre. Il faut faire ce qu’on doit et payer le prix quand on s’est trompé. Parfois aussi quand on a raison. »
Egwene rit tout bas. « Il me semble bien avoir déjà entendu cela. » Au bout d’un instant, sa gaieté se dissipa. « Assurez-vous qu’il ne cause de mal à personne en partant, Siuan.
— Comme vous l’ordonnez, ma Mère. »
« C’est terrible, murmura Nisao. Si cela venait à se savoir, le blâme suffirait à vous pousser à l’exil, Myrelle. Et moi avec vous. Il y a quatre cents ans, c’était peut-être monnaie courante, mais personne ne jugera cela banal aujourd’hui. D’aucuns l’appelleront un crime. »
Myrelle était contente que la lune soit déjà couchée. Cela cacha sa grimace. Elle-même pouvait effectuer la Guérison, mais Nisao avait étudié comment traiter les maladies de l’esprit, des choses hors d’atteinte des effets du Pouvoir. Myrelle n’était pas sûre que ceci comptait comme une maladie, mais elle voulait essayer n’importe quel outil utilisable. Que Nisao dise ce qu’elle voudrait ; Myrelle savait qu’elle se couperait la main plutôt que de laisser échapper cette chance d’approfondir ses études.
Elle le sentait là-bas dans la nuit, qui approchait. Elles se trouvaient très à l’écart des tentes, bien au-delà des soldats, avec seulement des arbres épars autour d’elles. Elle avait eu conscience de son existence dès l’instant où son liage lui avait été transféré, à elle, le crime qui inquiétait Nisao. Le liage d’un Lige passé d’une Aes Sedai à une autre sans son consentement à lui. Nisao avait raison sur un point ; elles auraient à garder ceci secret aussi longtemps que possible. Myrelle sentait ses blessures, certaines presque guéries, certaines presque fraîches. D’autres sérieusement infectées. Il avait été obligé de venir à elle, aussi fatalement qu’un bloc de rocher poussé du haut d’une montagne doit rouler jusqu’en bas. Il n’aurait pas bougé non plus un pied pour se mettre à l’abri d’une bataille. Elle avait senti le voyage qu’il avait accompli dans sa distance et le sang ; son sang. À travers le Cairhien et l’Andor, le Murandy et maintenant l’Altara, par des pays infestés de rebelles et de gibiers de potence, de bandits et de Fidèles du Dragon, centré sur elle comme une flèche filant vers sa cible, se taillant un chemin à travers le premier homme armé qui lui barrerait la route. Même lui ne pouvait pas accomplir cela indemne. Elle additionna ses blessures mentalement et s’étonna qu’il soit encore en vie.
Le bruit des sabots d’un cheval lui parvint en premier, un martèlement régulier, et seulement alors elle distingua le grand destrier noir dans la nuit. La nuit semblait aussi en être le cavalier. Il devait porter sa cape. Le cheval de guerre s’arrêta à pas moins de cinquante pas d’elle.
« Vous n’auriez pas dû envoyer Nuhel et Croi à ma recherche », cria d’une voix rude le cavalier invisible. « J’ai failli les tuer avant de voir qui ils étaient. Avar, vous feriez aussi bien de sortir de derrière cet arbre. » Sur la droite, la nuit parut remuer ; Avar portait lui aussi sa cape, et il ne devait pas s’être attendu à être repéré.
« C’est de la folie, dit Nisao entre ses dents.
— Chut », murmura Myrelle. D’une voix plus forte, elle dit : « Approchez. » Le cheval ne bougea pas. Un chien-loup qui pleure sa maîtresse morte ne vient pas volontiers vers une nouvelle maîtresse. Avec délicatesse, elle tissa un flot d’Esprit et en effleura cette partie de lui-même contenant ce qui le reliait à elle ; ce devait être fait délicatement sinon il s’en rendrait compte, et alors le Créateur seul savait quelle explosion en résulterait. « Approchez. » Cette fois, le cheval avança et l’homme sauta à bas de sa selle pour accomplir les derniers pas, un homme de haute stature, les ombres de la lune donnant à ses traits anguleux l’aspect d’être sculptés dans la pierre. Puis il fut devant elle, penché sur elle et, comme elle levait la tête vers les yeux d’un bleu glacé de Lan Mandragoran, elle vit la mort. Que la Lumière lui vienne en aide. Comment parviendrait-elle à le maintenir en vie assez longtemps ?