24 Une Ambassade

Egwene se détourna des musiciens installés au coin de la rue – une femme qui transpirait en jouant d’une longue flûte et un homme au visage ponceau pinçant un cistre à neuf cordes – et se faufila, le cœur léger, au milieu de la foule. Le soleil était haut dans le ciel, masse d’or en fusion, et les pavés étaient assez brûlants pour que leur chaleur traverse la semelle de ses bottes souples. La sueur dégouttait de son nez, son châle donnait l’impression d’être une couverture épaisse, même simplement suspendu à ses coudes, et l’air était assez rempli de poussière pour qu’elle ait déjà envie de se laver, pourtant elle souriait. Certains lui jetaient des coups d’œil obliques quand ils pensaient qu’elle ne les regardait pas, ce qui l’incitait presque à rire. C’était la façon dont ils observaient les Aiels. Les gens voient ce qu’ils s’attendent à voir et ceux-là voyaient une femme en costume aiel, sans remarquer ni la couleur de ses yeux ni sa stature.

Camelots et vendeurs ambulants vantaient à tue-tête leurs marchandises pour se faire entendre par-dessus les appels des bouchers et des fabricants de chandelles, les martelages et chuintements des boutiques d’orfèvres et de potiers, les crissements d’essieux pas graissés. Des compagnons au verbe rude, conduisant des chariots ou marchant à côté de chars à bœufs, disputaient bruyamment la priorité à des chaises à porteurs laquées de couleurs sombres et à des carrosses sobres avec les armes de Maisons nobles peintes sur les portières. Il y avait des musiciens partout, ainsi que des bateleurs et des jongleurs. Un groupe de femmes au teint clair, en tenue pour monter à cheval et portant l’épée, passa d’un air fanfaron, imitant ce qu’elles imaginaient être la façon de se comporter des hommes, riant fort et frayant leur chemin avec une désinvolture qui aurait déclenché une douzaine de bagarres en cent pas si elles avaient été des hommes. Le marteau d’un forgeron résonna sur son enclume. En général, un murmure confus et un bourdonnement d’animation emplissaient l’air, bruits d’une cité qu’elle avait presque oubliés pendant son séjour chez les Aiels. Peut-être lui avaient-ils manqué.

Elle rit alors carrément, là en pleine rue. La première fois qu’elle avait entendu les bruits d’une cité, elle en avait été presque étourdie. Parfois, cette jeune fille aux yeux écarquillés de surprise lui paraissait avoir été quelqu’un d’autre.

Une femme qui dirigeait sa jument baie dans la cohue se tourna pour la regarder avec curiosité. Sa monture avait de petites clochettes d’argent fixées à sa longue crinière et à sa longue queue, et sa cavalière avait aussi des clochettes dans la chevelure noire qui lui tombait dans le dos jusqu’à la taille. Jolie, elle ne devait guère être plus âgée qu’Egwene, mais elle avait une physionomie dure, des yeux perçants et pas moins de six poignards à la ceinture, dont un presque aussi gros que celui d’un Aiel. Une Chasseresse en Quête du Cor de Valère, sans doute.

Un bel homme de haute taille en tunique verte, deux épées dans le dos, regardait s’éloigner la cavalière. C’était probablement aussi un Chasseur. Comme la foule masquait la femme sur la jument baie, il pivota sur lui-même et vit les yeux d’Egwene fixés sur lui. Souriant avec un intérêt soudain, il redressa ses larges épaules et s’avança dans sa direction.

Précipitamment, Egwene prit son expression la plus froide, s’efforça de combiner Sorilea dans son humeur la plus sévère avec Siuan Sanche, l’étole de l’Amyrlin drapée sur ses épaules.

Il s’arrêta, la mine surprise. Comme il s’en allait, elle l’entendit distinctement grommeler : « Sacrée Aielle. » Elle ne put s’empêcher de se remettre à rire ; il avait dû l’entendre en dépit du vacarme, parce qu’il se raidit, en secouant la tête. Néanmoins, il ne se retourna pas.

La source de sa bonne humeur était double. D’une part, les Sagettes avaient fini par admettre que marcher dans la cité offrait autant d’exercice que de tourner autour à l’extérieur des remparts. Sorilea en particulier ne comprenait apparemment pas pourquoi elle avait envie de passer une minute de plus qu’elle n’y était obligée parmi une cohue de natifs des Terres Humides, surtout coincés dans des remparts. En fait, elle se sentait surtout heureuse parce qu’elles lui avaient dit que maintenant, avec la disparition totale des maux de tête qui les avaient tant déconcertées – elle n’avait pas réussi à les leur dissimuler – elle pourrait retourner bientôt dans le Tel’aran’rhiod. Pas à temps pour le prochain rendez-vous, à trois nuits de là, mais avant le suivant.

C’était un soulagement sous plus d’un rapport. Fini d’avoir à se glisser furtivement dans le Monde des Rêves. Fini d’avoir à tout déchiffrer laborieusement par elle-même. Finie la terreur que les Sagettes la surprennent et refusent de continuer à lui prodiguer leur enseignement. Fini d’avoir besoin de mentir. C’était nécessaire – elle ne pouvait pas se permettre de perdre du temps ; il y avait trop à apprendre et elle ne pensait pas qu’elle aurait le temps de tout apprendre – mais ce raisonnement resterait à jamais inaccessible aux Sagettes.

Des Aiels se trouvaient çà et là dans la foule, tant en cadin’sor qu’en costume blanc de gai’shain. Les gai’shains allaient là où on les avait envoyés, par contre les autres étaient peut-être dans les murs de la cité pour la première fois et fort probablement la dernière. Les Aiels n’avaient pas l’air d’aimer vraiment les villes, encore qu’ils soient venus nombreux six jours auparavant pour assister à la pendaison de Mangin. On racontait qu’il avait passé lui-même le nœud autour de son cou et avait émis une plaisanterie aielle sur la corde qui lui romprait le cou ou son cou la corde. Elle avait entendu plusieurs Aiels répéter la plaisanterie, mais pas un seul commentaire sur l’exécution. Rand avait eu de la sympathie pour Mangin ; elle en était sûre. Berelain avait informé les Sagettes de la sentence comme si elle leur annonçait que le linge donné par elles à blanchir serait prêt le lendemain, et les Sagettes l’avaient écoutée de même. Egwene ne croyait pas qu’elle parviendrait jamais à comprendre les Aiels. Elle avait grand-peur de ne plus comprendre Rand. Quant à Berelain, Egwene ne la comprenait que trop bien ; celle-là ne s’intéressait qu’aux hommes vivants.

Avec ce genre de réflexions, il lui fallut un effort pour recouvrer sa bonne humeur. L’atmosphère dans la cité n’était certes pas plus fraîche que hors les murs – à la vérité, sans vent et avec une cohue en rangs aussi serrés, elle aurait pu être plus étouffante – et presque aussi pleine de poussière mais, du moins, elle ne cheminait pas péniblement avec rien d’autre à regarder que les cendres du Faubourg. Encore quelques jours et elle serait en mesure d’apprendre de nouveau, de vraiment apprendre. Ce qui ramena un sourire sur son visage.

Elle s’arrêta près d’un Illuminateur musclé, au visage humide de transpiration ; c’était facile de dire ce qu’il était, ou avait été. Ses moustaches épaisses n’étaient pas couvertes par le voile diaphane que portent souvent les Tarabonais, mais des chausses amples, brodées aux jambes, et une chemise également ample brodée sur la poitrine le désignaient suffisamment. Il vendait des pinsons et des fauvettes dans des cages sommaires. Leur maison de réunion ayant été brûlée par les Shaidos, un certain nombre d’Illuminateurs s’efforçaient de rassembler les moyens de retourner au Tarabon.

« Je le sais de la source la plus sûre », disait-il à une belle femme grisonnante en robe bleu foncé coupée avec simplicité. Une négociante, sans doute, devançant ceux qui attendaient des temps meilleurs pour venir à Cairhien. « Les Aes Sedai », confia l’Illuminateur en se penchant par-dessus un oiseau en cage pour chuchoter : « Elles sont divisées. Les Aes Sedai, elles sont en guerre. Les unes contre les autres. » La négociante hocha la tête en signe d’acquiescement.

Egwene cessa de feindre d’examiner un serin et se remit en marche, non sans toutefois être obligée de sauter d’un bond hors du chemin d’un ménestrel au visage rond, qui avançait à grandes enjambées en faisant flotter avec suffisance la cape de son état, couverte de morceaux d’étoffe volant au moindre mouvement. Les ménestrels savaient parfaitement qu’ils comptaient parmi les rares natifs des Terres Humides à être bienvenus dans le Désert ; les Aiels ne les intimidaient pas. Du moins, ils affectaient de ne pas l’être.

Cette rumeur la troublait. Non pas qu’il y avait eu scission dans la Tour – c’était impossible à garder secret plus longtemps – mais parler de guerre entre Aes Sedai. Savoir que des Aes Sedai s’opposaient à des Aes Sedai était comme de savoir qu’une partie de sa famille était hostile à l’autre, juste tolérable quand les raisons en étaient connues, cependant l’idée que cela puisse dégénérer… Si seulement existait un moyen de Guérir la Tour, de la réunifier sans effusion de sang.

Un peu plus loin dans la rue, une femme en sueur, originaire du Faubourg, qui aurait été jolie si son visage avait été plus propre, dispensait des rumeurs en même temps que des rubans et des épingles disposés sur un plateau suspendu à son cou par une courroie. Elle portait une robe en soie bleue, avec des crevés rouges dans la jupe, qui avait été prévue pour une femme plus petite ; l’ourlet usé jusqu’à la corde était assez haut pour découvrir ses souliers solides, et des trous dans les manches et le corsage indiquaient où de la broderie avait été enlevée. « Je vous annonce une nouvelle réelle, informa-t-elle les femmes qui fouillaient son plateau, on a vu des Trollocs autour de la cité. Ah, oui, ce vert mettra vos yeux en valeur. Des centaines de Trollocs et… »

Egwene s’arrêta à peine. Même un seul Trolloc aurait-il été dans les parages de la cité, les Aiels l’auraient appris longtemps avant que cela devienne des potins courant les rues. Elle aurait aimé que les Sagettes papotent. Certes, elles n’y manquaient pas, de temps en temps, mais seulement à propos d’autres Aiels. En ce qui concernait les Aiels, rien de ce qui touchait aux natifs des Terres Humides n’était bien passionnant. Cependant, avoir été en mesure de s’introduire à volonté dans le bureau d’Elaida dans le Tel’aran’rhiod et de lire les lettres de cette femme l’avait habituée à connaître ce qui se passait dans le monde.

Brusquement, Egwene s’avisa qu’elle regardait autour d’elle d’une manière différente, elle regardait le visage des gens. Des yeux-et-oreilles d’Aes Sedai se trouvaient dans Cairhien aussi sûrement qu’elle transpirait. Elaida devait recevoir de Cairhien par pigeon voyageur un rapport quotidien, sinon davantage. Des espions de la Tour, des espions des Ajahs, des espions d’une ou l’autre Aes Sedai. Ils étaient partout, souvent où et qui vous soupçonniez le moins. Pourquoi ces deux banquistes se tenaient-ils simplement là ? Reprenaient-ils haleine ou la surveillaient-ils ? Ils se relancèrent subitement dans leur numéro d’acrobatie, l’un sautant sur les épaules de l’autre où il se dressa les pieds à la verticale dans la position du « poirier ».

Une espionne de l’Ajah Jaune avait, une fois, tenté d’expédier Elayne et Nynaeve à Tar Valon, selon des ordres donnés par Elaida. Egwene ne savait pas avec certitude si Elaida la voulait aussi, mais présumer toute autre chose serait franchement absurde. Egwene ne pouvait se convaincre qu’Elaida pardonnerait à quiconque avait travaillé en liaison étroite avec la femme qu’elle avait déposée.

À ce propos, quelques-unes des Aes Sedai de Salidar avaient probablement ici aussi des yeux-et-oreilles. Si jamais elles entendaient parler d’« Egwene Sedai de l’Ajah Verte… » Ce pouvait être n’importe qui. Cette femme maigre sur le seuil de la boutique, qui avait l’air d’examiner un rouleau d’étoffe gris foncé. Ou la grosse femme rougeaude, adossée nonchalamment près de la porte de la taverne, qui s’éventait la figure avec son tablier. Ou ce bonhomme avec sa charrette pleine de pâtés – pourquoi la dévisageait-il si bizarrement ? Elle faillit se diriger vers la porte de la cité la plus proche.

C’est ce bonhomme corpulent qui l’en dissuada, ou plutôt son geste subit pour couvrir ses pâtés avec ses mains. Il la dévisageait parce qu’elle l’avait regardé fixement. Il avait probablement peur qu’une « sauvage » aielle s’apprête à lui prendre sans payer une partie de ses marchandises.

Egwene eut un faible rire. Aielle. Même des gens qui la regardaient en face tenaient pour acquis qu’elle était une Aielle. Un agent de la Tour lancé à sa recherche passerait devant elle sans s’arrêter. Se sentant beaucoup mieux, elle recommença à aller à l’aventure dans les rues, écoutant quand elle le pouvait.

L’ennui, c’est qu’elle s’était habituée à apprendre des choses seulement des semaines, ou même des jours, après qu’elles s’étaient produites, et avec la certitude qu’elles étaient bien arrivées. Une rumeur franchissait cent lieues en un jour ou bien un mois, et elle en engendrait dix autres chaque jour. Aujourd’hui, Egwene apprit que Siuan avait été exécutée parce qu’elle avait découvert l’Ajah Noire, que Siuan était de l’Ajah Noire et toujours en vie, que l’Ajah Noire avait chassé de la Tour les Aes Sedai n’appartenant pas à cette Ajah. Ces récits n’apportaient rien de neuf, ils n’étaient que des variations sur les anciens. Un qui était nouveau, se répandant comme le feu en été dans une prairie, était que la Tour avait soutenu tous les faux Dragons ; elle en conçut une telle fureur qu’elle s’éloignait le dos raide chaque fois qu’elle l’entendait. Ce qui implique qu’elle fit pas mal de grandes enjambées en se tenant droite comme un piquet. Elle entendit que des Andorans dans Aringill avaient proclamé reine une dame noble – Dylin, Delin, le nom différait – maintenant que Morgase était morte, ce qui avait des chances d’être exact, et que des Aes Sedai parcouraient l’Arad Doman en exécutant des choses invraisemblables, ce qui était certainement faux. Le Prophète venait à Cairhien ; le Prophète avait été couronné roi du Ghealdan – non, d’Amadicia ; le Dragon Réincarné avait tué le Prophète pour avoir blasphémé. Les Aiels s’en allaient tous ; non, ils avaient l’intention de s’installer à demeure. Berelain allait être couronnée sur le Trône du Soleil. Un petit homme maigriot avec un regard fuyant faillit se faire assommer par ses auditeurs devant une taverne pour avoir déclaré que Rand était un des Réprouvés, mais Egwene était intervenue sans réfléchir.

« N’avez-vous pas d’honneur ? » demanda-t-elle froidement avec autorité. Les quatre hommes au faciès brutal qui s’apprêtaient à empoigner le maigriot la regardèrent en clignant des yeux. C’étaient des Cairhienins, pas tellement plus grands qu’elle mais beaucoup plus massifs, avec le nez cassé et les jointures enfoncées de bagarreurs, cependant elle les cloua sur place par sa simple force de conviction. Cela et la présence d’Aiels dans la rue ; ils n’étaient pas assez stupides pour se colleter avec une Aielle, ce qu’ils l’imaginaient être, dans ces circonstances. « Si vous devez affronter un homme à cause de ce qu’il dit, affrontez-le un à la fois, honorablement. Ceci n’est pas une bataille ; vous vous couvrez de honte à vous y mettre quatre contre un. »

Ils la dévisageaient comme si elle était folle et elle sentit ses joues s’empourprer lentement. Elle espéra qu’ils croyaient que c’était de colère. Non pas comment osez-vous attaquer quelqu’un de plus faible, mais comment osez-vous ne pas le laisser vous combattre l’un après l’autre ? Elle venait de les sermonner comme s’ils avaient le ji’e’toh comme règle de morale. Évidemment, dans ce cas-là, il n’y aurait pas eu besoin de semonce.

Un des hommes hocha la tête dans une sorte de demi-salut. Non seulement son nez était crochu, mais la pointe manquait. « Heu… il s’en est allé maintenant… heu… maîtresse. Est-ce que nous pouvons nous en aller aussi ? »

C’était vrai ; le maigre avait profité de son intervention pour disparaître. Elle éprouva un élan de mépris. S’enfuir parce qu’il redoutait d’affronter quatre hommes. Comment était-il capable d’endurer pareille honte ? Ô Lumière, elle avait recommencé.

Elle ouvrit la bouche pour dire que oui, bien sûr, elle les y autorisait – mais rien n’en sortit. Ils prirent son silence pour un assentiment, ou peut-être une excuse, et se hâtèrent de s’éloigner, mais elle s’aperçut à peine de leur départ. Elle était trop occupée à regarder le dos d’un groupe de cavaliers qui remontaient la rue.

Elle ne reconnut pas la douzaine de soldats à la cape verte qui se forçaient un passage à travers la foule, mais qui ils escortaient était tout autre chose. Elle ne voyait que le dos des femmes – cinq ou six, à son avis, entre les soldats – et seulement en partie, mais c’était plus que suffisant. Beaucoup plus. Les femmes portaient de légers manteaux de toile claire dans des nuances brunes et Egwene se retrouva fixant ce qui était un disque blanc pur brodé sur le dos d’un de ces manteaux. Seule la broderie permettait de distinguer de la bordure indiquant l’Ajah Blanche la Flamme blanche de Tar Valon. Elle aperçut du vert, du rouge. Du rouge ! Cinq ou six Aes Sedai chevauchant vers le Palais Royal, où une reproduction de la Bannière du Dragon flottait par à-coups au sommet d’une tour à redans à côté d’un des drapeaux rouges de Rand portant l’antique symbole des Aes Sedai. D’aucuns appelaient ce drapeau-là la Bannière du Dragon et d’autres la Bannière d’al’Thor, ou même la Bannière des Aiels, en plus d’une douzaine de noms différents.

Se faufilant dans la cohue, elle les suivit pendant une vingtaine de pas peut-être, puis s’arrêta. Une Sœur Rouge – du moins une qu’elle avait vue – devait signifier que c’était l’ambassade de la Tour attendue depuis longtemps, celle dont Elaida avait écrit qu’elle escorterait Rand jusqu’à Tar Valon. Plus de deux mois avaient passé depuis que la lettre était arrivée portée par un courrier chevauchant à bride abattue ; ce groupe devait avoir quitté la Tour pas longtemps après le départ de ce courrier.

Elles ne trouveraient pas Rand – à moins qu’il ne soit rentré sans être annoncé ; Egwene en était arrivée à conclure qu’il avait redécouvert d’une manière quelconque le talent appelé Voyager, mais cela ne la renseignait pas davantage sur la manière de s’y prendre – toutefois, qu’elles trouvent ou non Rand, il ne fallait pas qu’elles trouvent Egwene. Le mieux à quoi elle pouvait s’attendre était d’être sommée de rendre compte pourquoi elle, Acceptée, était hors de la Tour sans une Aes Sedai en titre pour la surveiller, et cela seulement si Elaida ne la faisait pas rechercher. Même ainsi, elles la ramèneraient de vive force à Tar Valon, et à Elaida ; elle ne nourrissait pas la moindre illusion d’être capable de résister à cinq ou six Aes Sedai.

Avec un dernier regard aux Aes Sedai qui s’éloignaient, elle rassembla ses jupes et commença à courir, esquivant les gens d’un bond de côté, parfois se cognant contre eux, plongeant sous les naseaux d’attelages tirant des chariots ou des carrosses. Des cris de colère la suivaient. Quand elle s’élança enfin par l’une des hautes portes de la cité, le vent brûlant lui fouetta le visage. N’étant arrêté par aucune construction, il transportait des nappes de poussière qui la firent tousser, mais elle continua à courir, tout le long du chemin jusqu’aux tentes basses des Sagettes.

À sa surprise, une belle jument grise, dont la selle et la bride étaient incrustées et frangées d’or, se tenait devant la tente d’Amys, sous la surveillance d’un gai’shain qui gardait les yeux baissés sauf quand il caressait la bête ardente. Se baissant pour entrer, elle découvrit sa cavalière, Berelain, dégustant du thé avec Amys, Bair et Sorilea, toutes allongées sur des coussins aux teintes vives et ornés de glands. Une gai’shain en coule blanche, Rodera, était agenouillée d’un côté, attendant avec soumission d’avoir à remplir de nouveau les tasses.

« Il y a des Aes Sedai dans la cité, annonça Egwene dès qu’elle fut à l’intérieur, elles se dirigent vers le Palais du Soleil. Ce doit être l’ambassade d’Elaida auprès de Rand. »

Berelain se leva avec grâce ; Egwene dut reconnaître, encore qu’à contrecœur, que la jeune femme était gracieuse. Et sa tenue de cheval était coupée de façon décente, car même elle n’était pas assez sotte pour chevaucher au soleil dans ses robes habituelles. Les autres se levèrent en même temps qu’elle. « Il faut que je retourne au palais, à ce qu’il semble, dit-elle avec un soupir. La Lumière seule sait comment elles réagiront en constatant que personne n’est là pour les accueillir. Amys, si vous connaissez où est Rhuarc, pourriez-vous lui envoyer un message pour qu’il me rejoigne ? »

Amys acquiesça d’un signe de tête, mais Sorilea déclara : « Vous ne devriez pas compter tellement sur Rhuarc, petite. Rand al’Thor vous a confié le soin de Cairhien. Laissez la plupart des hommes avoir un doigt et ils s’empareront de toute la main avant que vous vous en aperceviez. Qu’un chef de clan ait un doigt et il aura le bras entier.

— C’est vrai, murmura Amys. Rhuarc est l’ombre de mon cœur, mais c’est vrai. »

Tirant de derrière sa ceinture de fins gants de peau, Berelain commença à les enfiler. « Il me rappelle mon père. Trop, parfois. » Pendant un instant, elle eut une expression mélancolique. « Mais il me donne de très bons conseils. Et il a l’art de choisir le moment pour impressionner, et jusqu’à quel point. Je pense que même des Aes Sedai doivent être impressionnées quand Rhuarc les dévisage. »

Amys eut un petit rire du fond de la gorge. « Il est imposant. Je vous l’enverrai. » Elle déposa un baiser léger sur le front et chaque joue de Berelain.

Egwene fut suffoquée ; c’est ainsi qu’une mère embrassait son fils ou sa fille. Que se passait-il donc entre Berelain et les Sagettes ? Elle ne pouvait pas le demander, évidemment. Une question pareille aurait été humiliante pour elle et pour les Sagettes. Pour Berelain aussi, encore que Berelain n’en serait pas consciente et qu’Egwene ne verrait pas d’inconvénient à mortifier Berelain jusqu’à ce qu’elle en perde ses cheveux.

Comme Berelain se détournait pour quitter la tente, Egwene lui posa la main sur le bras. « Elles doivent être traitées avec précaution. Elles n’éprouveront pas de sympathie pour Rand, mais des paroles inappropriées, une fausse manœuvre, risquent de les transformer en ennemies déclarées. » Ce qui était assez vrai, mais pas ce qu’elle avait besoin de dire. Elle aurait mieux aimé qu’on lui arrache la langue plutôt que quémander une faveur auprès de Berelain.

« J’ai déjà eu affaire à des Aes Sedai, Egwene Sedai », répliqua la jeune femme sèchement.

Egwene se retint de respirer à fond. Elle devait continuer, mais elle ne laisserait pas cette femme deviner combien cela lui était pénible. « Elaida n’a pas de bonnes intentions envers Rand, pas plus qu’une belette envers un poulet, et ces Aes Sedai sont du parti d’Elaida. Si elles entendent parler d’une Aes Sedai du parti de Rand, ici où elles peuvent l’atteindre, elle risque de disparaître purement et simplement peu de temps après. » Les yeux fixés sur le visage indéchiffrable de Berelain, elle fut incapable de se forcer à en dire davantage.

Au bout d’un long moment, Berelain sourit. « Egwene Sedai, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour Rand. » Aussi bien le sourire que le ton de la voix… étaient pleins de sous-entendus.

« Petite », dit Sorilea d’un ton sévère et, ô surprise, des taches de couleur apparurent sur les joues de Berelain.

Sans regarder Egwene, Berelain déclara d’un ton soigneusement neutre : « Je serai reconnaissante que vous n’en parliez pas à Rhuarc. » À la vérité, elle ne regardait personne, mais elle s’efforçait d’ignorer la présence d’Egwene.

« Nous ne lui en parlerons pas », répliqua aussitôt Amys, laissant Sorilea la bouche ouverte. « Nous n’en parlerons pas. » La répétition était destinée à Sorilea, d’un ton où se mélangeaient fermeté et interrogation et, finalement, l’Ancienne des Sagettes acquiesça d’un signe de tête, encore qu’un peu à contrecœur. Berelain soupira manifestement de soulagement avant de se baisser pour sortir de la tente.

« Cette petite a du caractère », s’écria gaiement Sorilea dès que Berelain eut disparu. S’allongeant de nouveau sur les coussins, elle tapota l’espace à côté d’elle pour inviter Egwene à s’y installer. « Nous devrions trouver le bon mari pour elle, un homme qui la vaille. S’il en existe chez les natifs des Terres Humides. »

Tout en s’essuyant les mains et la figure avec la serviette humide apportée par Rodera, Egwene se demanda si c’était une ouverture suffisante pour poser honorablement des questions sur Berelain. Elle accepta une tasse en porcelaine verte du Peuple de la Mer et prit sa place dans le cercle des Sagettes. Si l’une des autres réagissait au propos de Sorilea, cela suffirait peut-être.

À la place, Amys demanda : « Êtes-vous certaine que ces Aes Sedai nourrissent de mauvaises intentions à l’égard du Car’a’carn ? »

Egwene rougit. Songer à des commérages alors qu’il y avait des choses importantes dont s’occuper. « Oui », répliqua-t-elle vivement, puis plus lentement : « Du moins… je ne sais pas si elles lui veulent du mal, précisément. Pas intentionnellement, du moins. » La lettre d’Elaida avait mentionné « Tout l’honneur et le respect » qu’il méritait. Aux yeux d’une ancienne Sœur Rouge, que méritait un homme sachant canaliser ? « Mais je n’ai aucun doute qu’elles voudront le tenir en bride d’une manière quelconque, l’obliger à se soumettre à ce que veut Elaida. Elles ne sont pas ses amies. » Jusqu’à quel point les Aes Sedai de Salidar étaient-elles amies ? Ô Lumière, elle avait besoin de s’entretenir avec Nynaeve et Elayne. « Et elles ne se soucieront pas qu’il est le Car’a’carn. »

Sorilea émit un grognement morose.

« Vous pensez qu’elles essaieront de vous nuire ? » questionna Bair, et Egwene hocha la tête.

« Si elles découvrent que je suis ici… » Elle tenta de masquer un frisson en buvant à petites gorgées son thé à la menthe. En tant que prise sur Rand ou bien qu’Acceptée sans supervision, elles s’acharneraient à la ramener à Tar Valon. « Elles ne me laisseront pas libre si elles peuvent l’empêcher. Elaida s’opposera à ce que Rand écoute quelqu’un d’autre qu’elle. »

Bair et Amys échangèrent un regard grave.

« Alors la solution est simple. » Sorilea parlait comme si la décision était déjà prise. « Restez parmi les tentes et elles ne vous trouveront pas. Les Sagettes évitent les Aes Sedai, de toute façon. Si vous demeurez avec nous encore quelques années, nous ferons de vous une bonne Sagette. »

Egwene faillit laisser choir sa tasse. « Vous me flattez, répliqua-t-elle en mesurant ses mots, mais tôt ou tard il faudra que je m’en aille. » Sorilea ne parut pas convaincue. Egwene avait appris à résister, jusqu’à un certain point, à Amys et à Bair, mais Sorilea…

« Pas de si tôt, je pense, lui dit Bair avec un sourire pour atténuer ce que cela avait de déplaisant. Vous avez encore beaucoup à apprendre.

— Oui, et pressée de vous y remettre », ajouta Amys. Egwene s’efforça de ne pas rougir, et Amys fronça les sourcils. « Vous avez l’air bizarre. Vous êtes-vous surmenée, ce matin ? J’étais sûre que vous étiez suffisamment rétablie pour…

— Je le suis, rétorqua vivement Egwene. Franchement, je le suis. Je n’ai pas eu de maux de tête depuis des jours. C’est à cause de la poussière quand je suis revenue ici au pas de course. Et la cohue en ville était plus grande que dans mon souvenir. Et j’étais si surexcitée que je n’ai pas beaucoup mangé au petit déjeuner. »

Sorilea appela du geste Rodera. « Apportez du pain d’épice, s’il y en a, du fromage et les fruits que vous pouvez trouver. » Elle planta un doigt dans les côtes d’Egwene. « Une femme devrait avoir de la chair sur ses os. » Ceci de la part d’une femme qui paraissait avoir été laissée au soleil jusqu’à ce que presque toute sa chair soit desséchée.

Manger ne rebutait pas vraiment Egwene – elle avait été trop énervée ce matin pour manger – mais Sorilea observa la descente de chaque bouchée et son examen minutieux rendait avaler un peu difficile. Cela et le fait qu’elles voulaient discuter de la conduite à tenir envers les Aes Sedai. Si ces dernières étaient hostiles à Rand, elles devaient être surveillées, et un moyen découvert pour le protéger. L’éventualité qu’elles puissent s’opposer carrément à des Aes Sedai rendait même Sorilea un peu tendue – pas par crainte ; c’est rompre avec la coutume qui les mettait mal à l’aise – mais ce qui était indispensable pour protéger le Car’a’carn devait être exécuté.

En ce qui la concernait, Egwene redoutait qu’elles ne transforment en ordre la suggestion de Sorilea qu’elle ne quitte pas les tentes. Il n’y aurait pas moyen d’éluder cet ordre-là, pas moyen d’éviter cinquante yeux sauf en se claquemurant dans sa propre tente. Comment Rand Voyageait-il ? Les Sagettes agiraient au mieux pour autant que cela n’enfreindrait pas le ji’e’toh : les Sagettes l’interprétaient différemment ici et là, mais elles maintenaient leur interprétation aussi fermement que n’importe quel autre Aiel. Par la Lumière, Rodera était une Shaido, une des milliers capturés dans la bataille qui avait repoussé les Shaidos loin de la cité, mais les Sagettes ne la traitaient pas différemment des autres gai’shains et, pour autant que le voyait Egwene, Rodera ne se comportait pas autrement que n’importe quel autre gai’shain, sans la moindre différence. Elles ne s’écarteraient pas du ji’e’toh, si nécessaire que cela soit.

Par chance, le sujet ne fut pas abordé. Par malchance, la question de sa santé le fut. Les Sagettes ne connaissaient pas comment pratiquer la Guérison ou comment s’assurer grâce au Pouvoir de l’état de santé de quelqu’un. À la place, elles cherchaient par leurs propres méthodes. Certaines lui étaient familières, du temps où elle avait étudié sous la direction de Nynaeve pour devenir une Sagesse : scruter ses yeux, écouter son cœur à l’aide d’un tube en bois creux. Certaines étaient incontestablement aielles. Elle toucha ses orteils jusqu’à en avoir le vertige, sauta sur place jusqu’à ce qu’elle craigne que ses yeux lui sortent de la tête et courut autour des tentes des Sagettes jusqu’à en avoir des mouches devant les yeux, puis une gai’shaine lui versa de l’eau sur la tête, elle en but autant que son estomac en accepta, rassembla ses jupes et courut encore un peu. Les Aiels étaient de fermes adeptes de la vigueur. Aurait-elle avancé d’un pas trop lent, se serait-elle immobilisée en chancelant avant qu’Amys en donne la permission, elles auraient conclu que finalement elle n’avait pas assez recouvré la santé.

Quand Sorilea finit par hocher la tête et déclara : « Vous êtes aussi solide qu’une Vierge de la Lance, petite », Egwene oscillait et cherchait à reprendre son souffle. Ce qui n’aurait pas été le cas pour une Vierge, elle en était certaine. N’empêche, elle se sentit fière. Elle ne s’était jamais crue faible, mais elle savait parfaitement qu’avant de commencer à vivre chez les Aiels elle serait tombée face contre terre à moitié de l’épreuve. Encore un an, pensa-t-elle, et je courrai aussi bien que n’importe quelle Far Dareis Mai.

D’autre part, elle n’était guère en état de retourner à la cité. Elle se joignit aux Sagettes dans leur tente-étuve – pour une fois, elles ne l’obligèrent pas à verser de l’eau sur les cailloux brûlants ; c’est Rodera qui en était chargée – jouissant avec délice de cette chaleur humide qui détendait ses muscles, et elle partit uniquement parce que Rhuarc et deux autres chefs de clan, Timolan des Miagomas et Indirian des Codarras, vinrent à leur tour, hommes massifs de haute taille aux cheveux grisonnants, au rude visage grave. Sur quoi, elle se précipita hors de l’étuve pour s’envelopper en hâte dans son châle. Elle s’attendait toujours à entendre des rires quand elle agissait ainsi, mais les Aiels ne comprenaient apparemment pas pourquoi elle sortait vivement de l’étuve dès que des hommes y entraient. Cela aurait fourni une pâture idéale pour l’humour aiel s’ils l’avaient compris mais, heureusement, ils n’avaient pas établi le lien, ce dont elle était bien aise.

Elle prit dans ses bras le reste de ses vêtements d’entre les piles d’habits, bien rangés à l’extérieur de l’étuve, et se dépêcha de retourner dans sa tente. Le soleil était bas à présent et, une fois pris un léger repas, elle fut prête à tomber de sommeil, trop fatiguée pour penser même au Tel’aran’rhiod. Trop fatiguée aussi pour se rappeler la plupart de ses rêves – c’était quelque chose que lui avaient enseigné les Sagettes – mais la majeure partie de ceux dont elle se souvenait concernaient Gawyn.

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