46 Au-delà de la Porte Origane

Perrin ne prêta que peu d’attention aux instructions que Rand donnait à une Vierge de la Lance : « Dites à Suline de préparer des chambres pour Perrin et Faile, et de leur obéir comme elle m’obéirait. » Les deux Aielles prirent cela comme une sorte de magnifique plaisanterie d’après leur façon de rire et de se taper sur la cuisse, mais Perrin observait un homme svelte debout à une courte distance dans le couloir aux parois ornées de tentures. Il ne doutait absolument pas que cet homme était Davram Bashere. Ce n’est pas juste parce qu’il était saldaean, et il ne ressemblait certes pas à Faile avec ces épaisses moustaches striées de gris se recourbant vers le bas pour presque cacher sa bouche. Il n’était pas non plus d’une plus haute taille que Faile, peut-être même légèrement plus petit, mais la manière dont il se tenait, les bras croisés, le visage tel un faucon scrutant une cour de poulailler, en rendait Perrin sûr. Cet homme était au courant ; cela aussi était sûr.

Perrin dit un dernier au revoir à Rand, prit une profonde aspiration et s’avança dans le couloir. Il s’avisa qu’il regrettait de ne pas avoir sa hache ; Bashere avait son épée. « Seigneur Bashere ? » Perrin s’inclina dans un salut qui ne fut pas rendu. L’homme exhalait un relent de fureur froide. « Je suis Perrin Aybara.

— Nous allons parler », dit d’un ton sec Bashere qui vira sur ses talons. Perrin n’avait pas d’autre choix que de le suivre et de presser l’allure en dépit de ses jambes plus longues.

Deux tournants plus loin, Bashere entra dans un petit salon et ferma la porte derrière eux. De hautes fenêtres laissaient pénétrer un flot de lumière et même plus de chaleur que le plafond élevé ne pouvait en résorber. Deux fauteuils à l’assise rembourrée et au grand dossier sculpté de volutes avaient été placés face à face. Un flacon d’argent au long col et deux coupes d’argent étaient posés sur une table incrustée de lapis-lazuli. Pas du punch, cette fois ; du vin fort, à en juger par l’arôme.

Bashere remplit les coupes et en poussa une vers Perrin, avec un geste péremptoire vers un des sièges. Il arborait un sourire derrière ses moustaches, mais le regard et le sourire auraient pu appartenir à deux hommes différents. Le regard aurait enfoncé des clous. « Je suppose que Zarine vous a tout raconté sur mes domaines avant que vous… l’épousiez. Tout sur la Couronne Brisée. Elle a toujours été bavarde depuis son enfance. »

Bashere restait debout, aussi Perrin agit de même. Couronne Brisée ? Faile n’avait jamais mentionné de couronne brisée, c’est certain. « D’abord, elle m’a dit que vous étiez un négociant en fourrures. Ou peut-être est-ce en premier un marchand de bois, puis un négociant en fourrures. Vous vendiez aussi des piments glacés. » Bashere sursauta en répétant « Un négociant en fourrures ? » à mi-voix d’un ton incrédule. « Ce qu’elle racontait changeait, poursuivit Perrin, mais une fois de trop elle a répété ce que vous disiez concernant la façon dont un général doit se conduire, alors je lui ai posé la question directement et… » Il se mit à contempler son vin, puis se força à regarder son vis-à-vis droit dans les yeux « Quand j’ai découvert qui vous étiez, j’ai failli revenir sur ma résolution de l’épouser, seulement elle avait son idée en tête et, quand Faile veut quelque chose, l’obliger à changer d’avis équivaut à déplacer un attelage de mulets qui ont décidé de s’asseoir tous en même temps. Par ailleurs, je l’aimais. Je l’aime.

— Faile ! s’exclama sèchement Bashere. Qui donc par le Gouffre du Destin est Faile ? Nous parlons de ma fille Zarine et de ce que vous lui avez fait !

— Faile est le nom qu’elle a adopté quand elle est devenue un Chasseur en Quête du Cor de Valère », expliqua patiemment Perrin. Il devait donner une bonne impression à cet homme ; être en bisbille avec votre beau-père est presque aussi fâcheux que de l’être avec votre belle-mère. « C’était avant qu’elle me rencontre.

— Un Chasseur ? » L’orgueil vibrait dans la voix de Bashere, et s’épanouissait dans son sourire soudain. Peu s’en fallait que l’odeur de furie ait disparu. « La petite coquine ne m’en a pas soufflé mot. Je dois l’avouer, Faile lui va mieux que Zarine. C’était l’idée de sa mère et je… » Brusquement, il se secoua et décocha à Perrin un regard soupçonneux. La colère recommença à imprégner l’atmosphère. « N’essayez pas de changer de sujet, mon garçon. Ce dont nous parlons, c’est de vous et de ma fille, et de ce prétendu mariage.

— Prétendu ? » Perrin avait toujours su se maîtriser ; Maîtresse Luhan affirmait qu’il n’avait jamais eu de caractère. Quand vous êtes plus grand et plus fort que les autres qui grandissent avec vous, et que vous risquez de blesser quelqu’un par accident, vous apprenez à vous maîtriser. Toutefois, en ce moment, il y avait un certain mal. « La Sagesse a célébré la cérémonie, la même que pour tous ceux qui ont été mariés dans les Deux Rivières depuis des temps immémoriaux.

— Mon garçon, peu importerait que vous ayez eu les paroles sacramentelles prononcées par un Ancien ogier devant six Aes Sedai comme témoins. Zarine n’est toujours pas assez âgée pour se marier sans l’autorisation de sa mère, qu’elle n’a jamais demandée, et moins encore obtenue. Elle se trouve avec Deira en ce moment même et, si elle ne convainc pas sa mère qu’elle a atteint l’âge de se marier, elle revient au camp, probablement s’acquittant de son devoir en servant de selle à sa mère. Et vous… » Les doigts de Bashere caressèrent la poignée de son épée, bien qu’il n’en fût pas conscient. « Vous, déclara-t-il d’un ton presque joyeux, je suis obligé de vous tuer.

— Faile est à moi », rétorqua Perrin d’une voix grondante. Du vin lui coula sur le poignet et il regarda avec surprise la coupe de vin écrasée dans son poing. Il déposa avec soin sur la table l’objet déformé en argent, à côté du flacon, mais il était incapable de modifier le ton de sa voix. « Personne ne peut me la prendre. Personne ! Vous l’emmenez dans votre camp – ou n’importe où ! – et j’irai la chercher.

— J’ai neuf mille hommes avec moi, répliqua Bashere d’un ton étonnamment paisible.

— Sont-ils plus durs à tuer que des Trollocs ? Essayez de la prendre – essayez ! – et nous verrons ! » Il tremblait, Perrin s’en rendit compte, ses mains serrées en poings tellement crispés qu’elles étaient douloureuses. Il en fut choqué ; il n’avait pas été en colère, réellement en colère, depuis si longtemps qu’il ne se rappelait plus ce que c’était.

Bashere le toisa du haut en bas, puis secoua la tête. « Ce serait dommage de vous tuer. Nous avons besoin d’un peu de sang neuf. Il devient trop anémié dans la Maison. Mon grand-père avait coutume de dire que nous nous amollissions et il avait raison. Je suis la moitié de l’homme qu’il était et, pour autant que j’ai honte de le préciser, Zarine est terriblement tendre. Pas faible, attention… » Il fronça sévèrement les sourcils pendant un instant, hochant la tête quand il vit que Perrin n’allait pas déclarer que Faile était faible. « … mais tendre, néanmoins. »

Et cela choqua Perrin au point qu’il s’assit avant de se rendre compte qu’il s’était avancé jusqu’au fauteuil. Il oublia presque sa colère. Cet homme était-il fou, de changer de propos comme ça ? Et Faile, tendre ? Elle pouvait à certains moments être délicieusement tendre, d’accord, mais l’homme qui la jugerait tendre dans le sens que son père donnait au mot se verrait probablement remettre sa propre tête. Lui-même inclus.

Bashere prit la coupe de vin écrasée, l’examina, puis la reposa et s’installa dans l’autre fauteuil. « Zarine m’a raconté pas mal de choses sur vous avant d’aller rejoindre sa mère, tout sur le Seigneur Perrin des Deux Rivières, Tueur de Trollocs. C’est bon, cela. J’aime un homme qui sait affronter un Trolloc sans reculer. Maintenant, je veux savoir quel genre d’homme vous êtes. » Il attendit d’un air interrogateur en buvant son vin à petites gorgées.

Perrin aurait aimé avoir encore du punch au melon de Rand, ou même sa coupe de vin intacte. Sa gorge s’était desséchée. Il voulait donner cette bonne impression, mais il avait à commencer par la vérité. « En fait, je ne suis pas réellement un seigneur. Je suis un forgeron. Voyez-vous, quand les Trollocs sont venus… » Il s’interrompit parce que Bashere riait aux larmes tant et si bien qu’il devait s’essuyer les yeux.

« Mon garçon, le Créateur n’a jamais inventé les Maisons. Certains l’oublient, mais remontez assez loin dans le passé d’une Maison et vous trouverez un roturier qui a témoigné d’un courage hors du commun ou gardé son sang-froid et pris les commandes alors que tous les autres couraient en rond comme des oies plumées. Notez bien, une autre chose que certains aiment oublier c’est que la plongée vers le bas peut être aussi soudaine. J’ai deux servantes à Tyr qui seraient dames nobles si leurs ancêtres deux cents ans auparavant n’avaient pas été des gens stupides que même un imbécile ne suivrait pas, et un bûcheron de Sidona qui prétend que ses ancêtres étaient rois et reines avant Artur Aile-de-Faucon. Il dit peut-être la vérité ; c’est un bon bûcheron. Il y a autant de routes qui descendent que de routes qui montent, et les pentes descendantes sont aussi glissantes que les autres. » Bashere émit un rire sec assez fort pour remuer ses moustaches. « Un sot se lamente quand la fortune l’entraîne vers le bas et il faut être un fieffé imbécile pour gémir quand la fortune l’élève. Ce que je veux savoir sur vous n’est pas ce que vous étiez ni tant ce que vous êtes que ce que vous êtes à l’intérieur. Si ma femme laisse Zarine avec sa peau intacte et si je ne vous tue pas, connaissez-vous comment traiter une épouse ? Hein ? »

Soucieux de cette bonne impression, Perrin décida de ne pas expliquer qu’il préférerait de beaucoup être de nouveau un forgeron. « Je traite Faile aussi bien que je sais le faire », dit-il avec prudence.

Bashere eut de nouveau un rire sec. « Aussi bien que vous savez le faire. » Sa voix neutre devint grondante. « Mieux vaudrait pour vous en savoir assez, mon garçon, sinon… Vous m’entendez. Une épouse n’est pas un simple soldat qui arrive en courant quand vous appelez. En certains points, la femme est comme une colombe. Tenez-la entre vos mains moitié aussi serré que vous le croyez nécessaire, sinon vous risquez de lui faire mal. Vous ne voulez pas faire du mal à Zarine. Vous me comprenez ? » Il sourit soudain, d’une façon déconcertante, et le ton de sa voix prit un accent presque amical. « Vous pourriez être un bon gendre, Aybara, mais si vous la rendez malheureuse… » Il caressait de nouveau le pommeau de son épée.

« J’essaie de la rendre heureuse, dit sérieusement Perrin. Lui faire de la peine est la dernière chose que je désire.

— Bien. Parce que ce serait la dernière chose que vous feriez, mon garçon. » Ce qui fut déclaré aussi avec un sourire, mais Perrin ne doutait pas que Bashere pensait ce qu’il disait. « J’estime qu’il est temps de vous conduire à Deira. Si elle et Zarine n’ont pas fini leur discussion, ce serait sage de notre part d’entrer avant que l’une tue l’autre. Elles s’emportent toujours un peu quand elles s’affrontent et Zarine est maintenant trop grande pour que Deira y mette un terme en lui administrant une fessée. » Bashere posa sa coupe sur la table et poursuivit tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte. « Une précision dont il vous faut avoir conscience. Quand une femme affirme croire quelque chose, cela ne signifie pas forcément que c’est vrai. Oh, elle le croira, mais ce n’est pas nécessairement vrai juste parce qu’une femme y croit. Gardez cela en tête.

— Je n’y manquerai pas. » Perrin pensait comprendre ce qu’il voulait dire. Faile n’avait parfois qu’une relation éphémère avec la vérité. Jamais pour ce qui avait de l’importance, ou du moins ce qu’elle estimait important mais, si elle promettait d’exécuter ce qui ne lui plaisait pas, elle s’arrangeait toujours pour se ménager un trou par où se faufiler et tenir à la lettre sa promesse tout en agissant exactement comme elle le désirait. Ce qu’il ne comprenait pas c’est le rapport entre cela et sa rencontre avec la mère de Faile.

Ce fut une longue marche à travers le Palais, par des galeries à colonnes et des escaliers. Il semblait ne pas y avoir beaucoup de Saldaeans dans les parages, par contre bon nombre d’Aiels et de Vierges de la Lance, pour ne rien dire de serviteurs en livrée blanche et rouge, et d’hommes et de femmes en coule blanche comme ceux qui s’étaient chargés des chevaux. Ceux-là se hâtaient avec des plateaux ou des brassées de serviettes, les yeux baissés, et paraissant ne remarquer personne. Avec un sursaut, Perrin s’avisa qu’une partie d’entre eux portaient la même longueur d’étoffe écarlate ceignant leurs tempes que beaucoup des Aiels. Ils devaient être aussi des Aiels. Il remarqua également un petit détail. Autant de femmes que d’hommes en coule blanche portaient ce bandeau, ainsi que des hommes en tunique et chausses ternes, mais pas une des Vierges de la Lance qu’il vit. Gaul lui avait parlé un peu des Aiels, mais il n’avait jamais mentionné ces serre-tête.

Lorsque lui et Bashere entrèrent dans une antichambre meublée avec de petites tables et des sièges incrustés d’ivoire disposés sur un tapis à dessins rouges, verts et or, les oreilles de Perrin captèrent le son étouffé d’éclats de voix féminines dans une pièce au fond. Il ne distinguait pas les mots à travers la porte épaisse, mais il reconnut que l’une d’elles était celle de Faile. Brusquement, une claque résonna, suivie presque aussitôt par une autre, et il tiqua. Seul un imbécile invétéré se fourre entre sa femme et la mère de celle-ci quand elles se disputent – d’après ce qu’il avait vu, généralement les deux se retournaient contre le pauvre fol – et il savait pertinemment que Faile était capable de se défendre dans des circonstances normales. D’autre part, il avait vu des femmes énergiques, elles-mêmes mères et même grands-mères, se laisser traiter comme des enfants par leur propre mère.

Carrant les épaules, il se dirigea à grands pas vers la porte du fond, mais Bashere y était arrivé le premier, toquant des jointures comme s’ils avaient tout leur temps devant eux. Bien sûr, Bashere ne pouvait pas entendre ce qui résonnait pour Perrin comme deux chats dans un sac. Des chats mouillés.

Le coup sec de Bashere coupa court aux feulements comme avec un couteau. « Vous pouvez entrer », dit très haut une voix pleine de sang-froid.

Perrin se retint avec peine de bousculer Bashere pour passer devant lui et, une fois qu’il fut à l’intérieur, ses yeux cherchèrent anxieusement Faile, qui était assise dans un fauteuil aux larges accoudoirs juste à l’endroit où la clarté des fenêtres devenait moins vive. Le tapis dans cette pièce était en majeure partie rouge sombre, le faisant penser à du sang, et l’une des tapisseries sur le mur représentait une femme à cheval tuant avec une lance un léopard. L’autre figurait une bataille acharnée qui se déchaînait autour d’une bannière du Lion Blanc. L’odeur qu’émettait Faile était un enchevêtrement d’émotions qu’il ne parvint pas à démêler, et sa joue gauche portait l’empreinte rouge d’une main, mais elle lui sourit, encore que d’un sourire juste perceptible.

La mère de Faile provoqua chez Perrin un battement de paupières. Avec tous les propos de Bashere sur les colombes, il s’attendait à une femme fragile, mais Dame Deira dominait par la taille son mari de plusieurs pouces et elle était… sculpturale. Pas forte comme Maîtresse Luhan qui était bien en chair, ni comme Daise Congar qui avait l’air capable de manier un marteau de forgeron. Elle était épanouie, ce qu’un homme ne devrait certes pas penser de sa belle-mère, et il voyait d’où Faile tirait sa beauté. Le visage de Faile était celui de sa mère, sans les stries blanches dans ses cheveux noirs sur les tempes. Si c’est à quoi ressemblerait Faile quand elle atteindrait cet âge, il était un homme très favorisé par la fortune. Par ailleurs, ce nez saillant donnait à Dame Deira l’apparence d’un aigle quand ces yeux noirs obliques se fixèrent sur lui, un aigle au regard enflammé prêt à enfoncer profondément ses serres dans un lapin particulièrement insolent. Toutefois, ce qu’il y avait de vraiment surprenant était la marque pourpre d’une main sur sa joue.

« Papa, nous parlions justement de toi », dit Faile avec un sourire affectueux, s’élançant d’un pas léger vers lui et lui prenant les mains. Elle l’embrassa sur les deux joues et Perrin éprouva soudain un élancement de contrariété ; un père ne méritait pas tout cela quand il y avait un mari planté là avec juste un bref sourire pour le réconforter.

« Devrais-je alors partir à cheval me cacher, Zarine ? » dit Bashere avec un petit rire. Oh, un rire très chaleureux. Cet homme ne semblait même pas voir que sa femme et sa fille s’étaient frappées mutuellement !

« Elle préfère Faile, Davram », corrigea distraitement Dame Deira. Les bras croisés sous cette ample poitrine, elle toisait Perrin de la tête aux pieds sans le moindre effort pour s’en cacher.

Il entendit Faile chuchoter à son père : « Cela dépend de lui, à présent. » Perrin supposa que c’était exact, si elle et sa mère en étaient venues aux coups. Redressant les épaules, il se prépara à déclarer à Dame Deira qu’il serait aussi doux avec Faile que si elle était un chaton, que lui-même serait aussi soumis qu’un agneau. Cette dernière partie serait un mensonge, bien sûr – Faile mettrait à la broche un homme docile et le rôtirait pour son déjeuner – mais la paix devait être maintenue. D’ailleurs, il essayait bien d’être doux avec elle. Peut-être la noble Dame Deira était-elle la raison pour laquelle Bashere parlait tellement de douceur ; aucun homme n’aurait le courage de se conduire autrement avec cette femme.

Avant qu’il ait ouvert la bouche, la mère de Faile dit : « Des yeux jaunes ne font pas un loup. Êtes-vous assez fort pour tenir en main ma fille, jeune homme ? D’après ce qu’elle me raconte, vous êtes une poule mouillée, qui lui passe tous ses caprices, qui la laisse vous enrouler autour de ses doigts chaque fois qu’elle a envie de jouer au jeu du berceau. »

Perrin fut suffoqué. Bashere avait pris le fauteuil où Faile s’était assise auparavant et, maintenant, il étudiait avec complaisance ses bottes, l’une posée sur la pointe de l’autre. Faile, installée sur le large accoudoir du fauteuil de son père, fronça les sourcils d’un air indigné à l’adresse de sa mère, puis sourit à Perrin avec toute la confiance qu’elle avait montrée en lui recommandant de tenir tête à Rand.

« Je ne pense pas qu’elle me mène par le bout du nez », déclara-t-il avec circonspection. Elle essayait, c’est vrai, mais il ne pensait pas qu’il l’avait jamais laissée faire. Sauf une fois de temps en temps, pour la contenter.

Le reniflement de la noble dame Deira en disait long. « Les faibles ne le croient jamais. Une femme a besoin d’un homme fort, plus fort qu’elle, ici. » Son doigt heurta la poitrine de Perrin avec assez de violence pour lui arracher un grognement. « Je n’ai jamais oublié la première fois où Davram m’a saisie par la peau du cou et m’a prouvé qu’il était le plus fort de nous deux. C’était magnifique ! » Perrin battit des paupières ; voilà une image que son esprit était incapable d’appréhender. « Quand une femme est plus forte que son mari, elle en vient à le mépriser. Elle a le choix soit de le tyranniser, soit de se montrer moins forte qu’elle n’est afin de ne pas le diminuer. Par contre, lorsque le mari est assez fort… » Elle enfonça de nouveau son doigt dans la poitrine de Perrin, avec encore plus de vigueur. « … elle peut se montrer aussi forte qu’elle l’est, aussi forte qu’elle est en mesure de le devenir. Vous aurez à prouver à Faile que vous êtes fort. » Un autre coup du bout du doigt, toujours plus rude. « Les femmes de ma famille sont des léopards. Si vous n’êtes pas assez fort pour dresser Faile à chasser sur votre ordre, elle va vous déchiqueter comme vous le méritez. Êtes-vous assez fort ? » Cette fois, son doigt fit reculer Perrin d’un pas.

« Voulez-vous cesser ça ? » gronda-t-il. Il se retint de se masser la poitrine. Faile ne lui offrait aucune aide, elle se contentait de lui dédier un sourire encourageant. Bashere l’observait avec des lèvres pincées et un sourcil haussé. « Si je me prête parfois à ses caprices, c’est parce que je le veux bien. J’aime la voir sourire. Si vous vous attendez à ce que je la piétine, vous serez déçue. » Peut-être avait-il perdu la partie avec cette déclaration. La mère de Faile commença à le dévisager d’une façon très bizarre et ce qui émanait d’elle était un enchevêtrement qu’il ne démêlait pas, bien que la colère y fût présente encore, et un mépris glacial. Mais, bonne impression ou pas, il en avait assez d’essayer de répondre ce que Bashere et son épouse avaient envie d’entendre. « Je l’aime et elle m’aime, c’est tout ce qui compte en ce qui me concerne.

— Il dit, énonça lentement Bashere, que si tu emmènes notre fille, il la reprendra. Il semble penser que neuf mille cavaliers saldaeans ne sont rien en présence de quelques centaines d’archers des Deux Rivières. »

Son épouse considéra Perrin d’un air méditatif, puis se reprit visiblement, redressant haut la tête. « C’est bel et bon, mais n’importe quel homme peut manier une épée. Ce que je veux savoir est s’il peut mater une entêtée, obstinée, désobéissante…

— Suffit, Deira, l’interrompit gentiment Bashere. Puisque tu as manifestement décidé que Zarine… Faile… n’est plus une enfant, je pense que Perrin fera l’affaire. »

À la surprise de Perrin, l’épouse de Bashere inclina la tête avec soumission. « Comme tu veux, mon cœur. » Puis elle foudroya Perrin du regard, sans la moindre douceur, comme pour signifier que voilà comment un homme doit traiter une femme.

Bashere murmura entre ses dents quelque chose à propos de petits-enfants et de redonner de la force au sang. Et Faile ? Elle sourit à Perrin avec une expression qu’il n’avait jamais vue auparavant sur son visage, une expression qui le mit carrément mal à l’aise. Avec ses mains jointes, ses chevilles croisées et sa tête penchée de côté, elle réussissait en quelque sorte à avoir l’air… docile. Faile ! Peut-être s’était-il allié à une famille dont tous les membres étaient fous.


Rand referma la porte derrière Perrin, vida sa coupe de punch, puis s’installa à son aise dans un fauteuil, plongé dans ses réflexions. Il espérait que Perrin s’entendrait bien avec Bashere. Mais, d’autre part, s’ils s’accrochaient, peut-être Perrin serait-il plus disposé à se rendre à Tear. Il avait besoin soit de Perrin, soit de Mat là-bas pour convaincre Sammael que c’était la véritable attaque. Cette pensée suscita un léger rire amer. Ô Lumière, quelle façon d’envisager un ami ! Lews Therin gloussait de rire et marmottait des propos peu distincts où il était question d’amis et de trahison. Rand aurait bien voulu qu’il s’endorme pour une année.

Min entra sans frapper ni être annoncée, naturellement. Les Vierges de la Lance la regardaient parfois bizarrement mais, quel que ce soit ce qu’ait dit Suline, ou peut-être Mélaine, Min se trouvait maintenant sur la courte liste des personnes qui étaient autorisées à entrer quoi qu’il soit en train de faire. Elle en profitait, aussi ; une fois, elle avait insisté pour tirer un tabouret près de sa baignoire et bavarder comme si cela n’avait rien que de très ordinaire. À présent, elle ne s’arrêta que le temps de se verser une coupe de punch et se laissa d’un bond choir dans son giron. Un léger voile de sueur lui couvrait la figure. Elle ne voulait même pas tenter d’apprendre comment échapper à la chaleur, se contentant de rire et de déclarer qu’elle n’était pas une Aes Sedai et ne projetait pas de jamais en être une. Il était devenu son siège favori pour ces visites, apparemment, mais il était certain que s’il feignait simplement de ne pas s’en apercevoir, elle renoncerait tôt ou tard à son petit jeu. Voilà pourquoi il s’était dissimulé de son mieux dans son bain au lieu de lui plaquer un bandeau d’Air sur les yeux. Une fois qu’elle aurait compris l’effet qu’elle avait sur lui, elle continuerait perpétuellement sa plaisanterie. D’autre part, pour autant qu’il avait honte de le reconnaître s’agissant de Min, avoir une jeune fille sur les genoux était une sensation plaisante. Il n’était pas de bois.

« As-tu eu une bonne conversation avec Faile ?

— Ça n’a pas duré longtemps. Son père est venu l’emmener et elle était trop occupée à lui jeter les bras autour du cou pour se soucier de moi. Je suis allée ensuite me promener un moment.

— Elle ne t’a pas été sympathique ? » dit-il, et les yeux de Min s’écarquillèrent, ses cils leur donnant l’apparence d’être encore plus grands. Les femmes ne s’attendent jamais à ce que les hommes voient ou comprennent ce qu’elles ne tiennent pas à ce qu’ils comprennent ou voient.

« Ce n’est pas que j’éprouve de l’antipathie pour elle, au fond, répliqua-t-elle en s’arrachant les mots. C’est seulement que… Eh bien, elle veut ce qu’elle veut quand elle le veut et elle n’admet pas de refus. J’ai pitié de ce pauvre Perrin, marié avec elle. Sais-tu ce qu’elle voulait de moi ? S’assurer que je n’avais pas des vues sur son précieux mari. Tu ne l’as peut-être pas remarqué – les hommes ne voient jamais ces choses-là… » Elle s’interrompit, en l’examinant d’un œil soupçonneux sous ces longs cils. Il avait démontré qu’il était somme toute capable de percevoir une chose ou deux. Une fois qu’elle fut assurée qu’il n’avait pas l’intention d’éclater de rire ou de relever son propos, elle poursuivit. « J’ai compris au premier coup d’œil qu’il était entiché d’elle, le pauvre fou. Et elle de lui, pour tout le bien qu’il en retirera. Je ne pense pas qu’il ait même regardé deux fois une autre femme, mais elle ne le croit pas, pas si l’autre femme regarde la première en tout cas. Il a trouvé son faucon et je ne serais pas surprise qu’elle le tue quand l’épervier apparaîtra. » La respiration lui manqua, et elle lui jeta de nouveau un coup d’œil puis s’affaira à boire à sa coupe.

Elle lui dirait ce qu’elle entendait par là s’il le demandait. Il se souvenait d’elle comme ne disant rien de ses visions à moins qu’elles ne le concernent lui-même mais, si sa mémoire était bonne, Min avait changé pour une raison quelconque. À présent, elle observait tous ceux sur qui il désirait être renseigné et elle lui détaillait tout ce qu’elle voyait. Cependant le faire la rendait mal à l’aise.

Taisez-vous ! ordonna-t-il avec vigueur à Lews Therin. Fichez le camp ! Vous êtes mort ! Rien n’en résulta ; cela se produisait souvent, maintenant. Cette voix continua à marmonner, peut-être que l’on était trahi par ses amis, peut-être qu’on les trahissait.

« As-tu vu quelque chose en rapport avec moi ? » questionna-t-il.

Avec un sourire réconforté, Min se blottit d’un mouvement affectueux contre sa poitrine – eh bien, elle voulait probablement que ce soit affectueux ; ou, d’un autre côté, très vraisemblablement pas – et commença à parler entre deux petites gorgées de punch. « Quand vous étiez tous les deux ensemble, j’ai vu ces lucioles et l’obscurité plus nettes que jamais. Miam. J’aime le punch au melon. Mais avec vous deux dans la même pièce, les lucioles tenaient bon au lieu d’être dévorées plus vite qu’elles ne pouvaient se rassembler, comme quand tu es seul. Et il y a quelque chose d’autre que j’ai vu quand vous étiez ensemble. Par deux fois, il aura à être présent, sinon toi… » Elle pencha la tête sur sa coupe pour qu’il ne voie pas son expression. « S’il n’est pas là, quelque chose de mauvais t’arrivera. » Sa voix était blanche et effrayée. « De très mauvais. »

Pour autant qu’il aurait aimé en connaître davantage – tel que « quand », « où » et « quoi » – elle l’en aurait déjà informé si elle le savait. « Alors je vais être obligé de le garder auprès de moi », déclara-t-il avec le maximum d’entrain dont il fut capable. Il n’aimait pas que Min soit effrayée.

« Je ne suis pas sûre que cela suffise, dit-elle, le nez dans sa coupe de punch. Cela se produira sûrement s’il n’est pas présent, mais rien de ce que j’ai vu ne précise que cela ne se produira pas parce qu’il est là. Ce sera terrible, Rand. Penser seulement à cette vision me rend… »

Il releva son visage et fut surpris de voir des larmes perler de ses yeux. « Min, je ne me doutais pas que ces visions risquaient de te peiner, dit-il avec douceur. Je suis désolé.

— Parlons-en, de ce que tu connais, berger », marmotta-t-elle. Tirant de sa manche un mouchoir bordé de dentelle, elle se tamponna les yeux. « C’est simplement la poussière. Tu n’obliges pas Suline à épousseter ici assez souvent. » Le mouchoir réintégra sa place d’un geste élégant. « Je devrais retourner à La Couronne de Roses. Il fallait juste que je te raconte ce que j’avais vu au sujet de Perrin.

— Min, sois prudente. Peut-être ne devrais-tu pas venir si souvent. Je ne peux pas croire que Merana te traiterait gentiment si elle découvrait ce que tu fais. »

Le sourire de Min ressemblait de fort près à son moi de naguère et ses yeux avaient un regard amusé quand bien même ils brillaient encore de larmes. « Laisse-moi me soucier de moi, berger. Elles s’imaginent que je regarde bouche bée les monuments de Caemlyn comme n’importe quel autre jobard de la campagne. Si je ne venais pas tous les jours, saurais-tu qu’elles rencontrent les nobles ? » En se rendant au Palais la veille, elle avait aperçu par hasard Merana qui apparaissait à la fenêtre d’un palais dont Min avait appris qu’il appartenait au Seigneur Pelivar. Que Pelivar et ses hôtes soient les seuls à recevoir la visite de Merana présentait autant de chances que cette dernière soit allée là pour déboucher les canalisations de Pelivar.

« Tu seras prudente, lui recommanda-t-il d’un ton ferme. Je ne veux pas qu’il t’arrive du mal, Min. »

Pendant un instant, elle l’examina en silence, puis se souleva assez pour l’embrasser légèrement sur les lèvres. Du moins… Eh bien c’était un baiser léger, mais c’était un rite quotidien quand elle partait, et il avait l’impression que peut-être ces baisers devenaient un peu moins légers chaque jour.

En dépit de toutes ses résolutions, il dit : « J’aimerais bien que tu ne fasses pas cela. » La laisser s’asseoir sur son genou était une chose, mais les baisers c’était pousser la plaisanterie trop loin.

« Pas encore de larmes, paysan, répliqua-t-elle avec un sourire. Pas de balbutiements. » Elle lui ébouriffa les cheveux comme s’il avait dix ans et se dirigea vers la porte ; cependant, comme elle le faisait parfois, elle marchait d’une gracieuse démarche ondulante qui n’aurait peut-être pas produit de larmes et de balbutiements mais l’incitèrent certes à la contempler, quelque énergie qu’il mette à tenter de s’en empêcher. Ses yeux se relevèrent jusqu’au visage de Min avec promptitude quand elle se retourna. « Tiens, tiens, berger, tu as la figure toute rouge. Je croyais que la chaleur ne t’affectait plus jamais maintenant. Peu importe. Je voulais te dire que je serai prudente. À demain. N’oublie pas de mettre des chaussettes propres. »

Rand relâcha longuement son souffle une fois la porte fermement close derrière elle. Des chaussettes propres ? Il en changeait tous les jours ! Il n’avait que deux choix. Il pouvait continuer à prétendre qu’elle n’avait aucun effet sur lui jusqu’à ce qu’elle cesse, ou il pouvait se résigner à balbutier. Ou peut-être à supplier ; elle cesserait peut-être s’il l’en implorait, mais alors elle aurait cela comme sujet de taquinerie et Min aimait taquiner. La seule autre option – maintenir court le temps où ils étaient ensemble, se montrer froid et distant – était hors de question. C’était une amie ; il pouvait aussi bien se montrer froid envers… Aviendha et Elayne étaient les noms qui venaient à l’esprit, et ils ne convenaient pas. Envers Mat ou Perrin. La seule chose qu’il ne comprenait pas était pourquoi il se sentait encore tellement à l’aise en sa compagnie. Il ne devrait pas, avec cette façon qu’elle avait de l’asticoter, mais c’était quand même comme ça.

Les marmonnements de Lews Therin avaient augmenté de hauteur de son dès le moment où les Aes Sedai avaient été mentionnées et voici qu’il prononçait de façon parfaitement audible : Si elles complotent avec les nobles, je vais être obligé de réagir.

Allez-vous-en, ordonna Rand.

Neuf sont trop dangereuses, même sans avoir reçu de formation. Trop dangereuses. Je ne peux pas les tolérer. Non. Oh, non.

Allez-vous-en, Lews Therin !

Je ne suis pas mort ! hurla la voix. Je mérite la mort mais je suis vivant ! Vivant ! Vivant !

Vous êtes mort ! cria Rand en réponse dans sa tête. Vous êtes mort, Lews Therin !

La voix s’affaiblit, toujours hurlant Vivant ! quand elle devint inaudible.

Tremblant, Rand se leva et remplit de nouveau sa coupe, absorbant le punch dans une longue lampée. La sueur ruisselait sur son visage et sa chemise lui collait dessus. Retrouver la concentration fut un effort. Lews Therin devenait de plus en plus tenace. Une chose était certaine. Si Merana complotait avec les nobles, en particulier les nobles prêts à se déclarer en rébellion s’il ne présentait pas Elayne assez vite pour les contenter, alors il serait bien obligé de faire quelque chose. Quoi, malheureusement il n’en avait nulle idée.

Les tuer, chuchota Lews Therin. Neuf sont trop dangereuses mais si j’en tue quelques-unes, si je leur donne la chasseles tue… les oblige à me craindreje ne mourrai pas de nouveau… je mérite la mort, mais je veux vivre… Il se mit à pleurer, mais les divagations murmurées continuèrent.

Rand remplit encore sa coupe et s’efforça de ne pas écouter.


Lorsque la Porte Origane donnant accès à la Cité Intérieure fut en vue, Demira Eriff ralentit le pas. Un certain nombre d’hommes dans la rue encombrée l’avaient regardée avec admiration quand ils se frayaient un passage près d’elle et, peut-être pour la millième fois, elle nota mentalement de cesser de porter des robes à la mode de son Arad Doman natal et pour la millième fois elle l’oublia aussitôt. Les robes n’étaient guère importantes – elle avait fait reproduire les mêmes six depuis des années – et, si un homme qui ne s’apercevait pas qu’elle était une Aes Sedai se montrait trop effronté, c’était toujours simple de lui apprendre qui il importunait. Elle était ainsi fort promptement débarrassée des fâcheux qui, en général, détalaient aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter.

Présentement, tout ce qui l’intéressait était la Porte Origane, une immense arche de marbre blanc dans le rempart blanc étincelant, et le flot de gens, de charrettes et de chariots qui la franchissaient sous la surveillance d’une douzaine d’Aiels qu’elle soupçonnait de ne pas être aussi distraits qu’ils le paraissaient à première vue. Ils étaient capables de reconnaître une Aes Sedai rien qu’en posant les yeux sur elle. Des gens inattendus le pouvaient parfois. D’autre part, elle avait été suivie depuis la Couronne de Roses ; ces tuniques et ces chausses destinées à se fondre dans le roc et les broussailles se remarquaient dans la rue d’une ville. Aurait-elle donc voulu entrer dans la Cité Intérieure, aurait-elle même été désireuse de risquer d’encourir la colère de Merana en entrant sans demander d’abord la permission d’al’Thor, elle ne l’aurait pas fait. Ce que c’était irritant que des Aes Sedai soient tenues de demander la permission d’un homme. Tout ce qu’elle voulait, c’est voir un certain Milam Harnder, Bibliothécaire adjoint au Palais Royal, et son agent depuis près de trente ans.

La Bibliothèque du Palais ici ne soutenait pas la comparaison avec celle de la Tour Blanche, ou avec la Bibliothèque Royale de Cairhien, ou encore la Bibliothèque Terhana de Bandar Eban, mais elle avait autant de chances de souhaiter voler comme un oiseau que d’obtenir l’accès à l’une d’elles. Toutefois, si son message était parvenu à Milam, il aurait commencé à chercher les livres qu’elle désirait. La Bibliothèque du Palais pouvait fort bien avoir des renseignements concernant les Sceaux apposés sur la prison du Ténébreux, peut-être même des sources cataloguées, encore que ceci serait peut-être trop espérer. La plupart des bibliothèques avaient des volumes gisant dans un coin, qui auraient dû être enregistrés depuis longtemps et pourtant étaient demeurés oubliés pendant cent ans, ou cinq cents, parfois même plus longtemps. La plupart des bibliothèques contenaient des trésors dont même les bibliothécaires ne soupçonnaient pas l’existence.

Elle attendait patiemment, laissant la foule passer devant elle, portant son attention seulement sur les personnes sortant de la Porte, mais elle ne vit pas la tête chauve et le visage rond de Milam. À la fin, elle soupira. Manifestement, il n’avait pas reçu son message ; l’aurait-il reçu qu’il aurait inventé n’importe quel prétexte nécessaire pour se trouver là à l’heure fixée. Elle allait devoir attendre son tour d’accompagner Merana au Palais et espérer que le jeune al’Thor lui donnerait la permission – la permission encore ! – de faire des recherches dans la bibliothèque.

Comme elle se détournait de la Porte, ses yeux croisèrent par hasard ceux d’un grand gaillard au visage maigre en gilet de charretier qui la contemplait avec beaucoup trop d’admiration. Quand leurs regards se rencontrèrent, il lui décocha un clin d’œil.

Elle n’allait pas supporter cela tout le long du chemin de retour à l’auberge. Il faut vraiment que je me souvienne de me commander quelques robes simples, pensa-t-elle, s’étonnant de ne jamais s’en être occupée auparavant. Par chance, elle était déjà venue à Caemlyn, quelques années plus tôt, et Stevan l’attendait à la Couronne de Roses, un repère qu’elle pouvait utiliser pour la guider si cela en venait là. Elle se faufila dans le mince espace plein d’ombre entre la boutique d’un coutelier et une taverne.

Les venelles de Caemlyn étaient boueuses la dernière fois qu’elle les avait parcourues mais, même sèches, plus elle avançait, plus l’odeur était déplorable. Les murs étaient aveugles, sans la moindre fenêtre et rarement avec une porte étriquée ou une grille étroite, lesquelles avaient l’air de ne pas avoir été ouvertes depuis longtemps. Des chats décharnés l’observaient en silence du haut des tonneaux et des murs de derrière sur lesquels ils étaient perchés, et des chiens errants aux côtes saillantes couchaient les oreilles, quelquefois grondaient avant de s’éloigner furtivement par une autre traverse, comme on appelait ici les ruelles. Elle ne craignait pas d’être griffée ou mordue. Les chats semblaient percevoir quelque chose chez les Aes Sedai ; elle n’avait jamais entendu parler d’une Aes Sedai griffée même par le chat le plus sauvage. Les chiens étaient hostiles, c’est vrai, presque comme s’ils pensaient que les Aes Sedai étaient des chats, mais presque toujours ils s’éclipsaient après une petite démonstration.

Il y avait beaucoup plus de chiens et de chats dans les traverses qu’elle ne se le rappelait, et plus étiques, mais bien moins de gens. Elle n’avait rencontré absolument personne avant de dépasser un coude de la ruelle pour trouver cinq ou six Aiels arrivant à sa rencontre, riant et parlant entre eux. Ils parurent surpris de la voir.

« Pardon, Aes Sedai », marmonna l’un d’eux et tous s’effacèrent sur le côté de la traverse, bien que la place ne manquât pas.

Se demandant si c’était les mêmes qui l’avaient suivie – un de ces visages avait un air connu, un individu trapu aux yeux inquiétants – elle inclina la tête et murmura des remerciements en s’apprêtant à passer.

La lance qui lui pénétra dans le flanc lui causa un tel choc qu’elle ne poussa même pas un cri. Elle chercha fébrilement à attirer à elle la saidar, mais quelque chose d’autre lui transperça le côté et elle fut par terre dans la poussière. Cette face familière plongea vers la sienne, une moquerie dans ses yeux noirs, grommelant quelque chose à quoi elle ne prêta pas attention dans ses efforts pour atteindre la saidar, dans ses efforts pour… L’obscurité se referma sur elle.


Quand Perrin et Faile sortirent finalement de l’interminable entrevue avec les parents de Faile, cette curieuse servante – Suline – les attendait dans le couloir. La sueur inondait Perrin, formant des taches sombres sur sa tunique et il avait l’impression d’avoir couru pendant quatre lieues tandis qu’il était bourré de coups à chaque foulée. Faile avait un sourire sur sa figure et de l’élasticité dans sa démarche ; elle était radieuse, belle et aussi fière d’elle-même que lorsqu’elle avait amené les hommes de la Colline-au-Guet juste au moment où les Trollocs s’apprêtaient à ravager le Champ d’Emond. Suline exécutait une révérence chaque fois que l’un d’eux la regardait, sur le point de perdre l’équilibre absolument toutes les fois ; ce visage tanné avec sa cicatrice le long de la joue était figé dans un sourire déférent qui semblait prêt à exploser au moindre souffle. Des Vierges de la Lance qui passaient échangeaient des réflexions dans le langage des signes, et Suline leur dédiait aussi une révérence, bien que grinçant des dents assez fort pour que Perrin l’entende nettement. Même Faile commença à l’observer avec méfiance.

Une fois qu’elle les eut conduits dans leur appartement, un salon et une chambre avec un lit à baldaquin assez grand pour dix dormeurs et un long balcon de marbre donnant sur une cour ornée d’une fontaine, elle insista pour tout leur expliquer ou leur montrer, même ce qu’ils pouvaient voir. Leurs chevaux avaient été installés à l’écurie et pansés. Leurs sacoches de selle avaient été vidées et suspendues dans l’armoire avec le ceinturon de Perrin où il accrochait sa hache, la majeure partie du maigre contenu des sacoches disposée en bon ordre dans une commode à deux corps. La hache de Perrin était accotée près de la cheminée en marbre gris comme pour couper du petit bois. Un des deux flacons d’argent luisants de condensation contenait du thé froid parfumé à la menthe, l’autre du punch aux prunes. Deux miroirs dans un cadre doré sur le mur furent signalés et touchés, l’un au-dessus d’une table où étaient disposés la brosse à cheveux et le peigne d’ivoire de Faile, et une grande psyché aux montants sculptés qu’un aveugle n’aurait pu manquer.

Tandis que Suline continuait à annoncer que l’on allait apporter de l’eau pour le bain et des baignoires en cuivre, Perrin fourra une couronne d’or dans sa paume calleuse. « Merci, dit-il, mais si vous voulez bien nous laisser maintenant… » Pendant un instant, il crut qu’elle allait lui jeter la grosse pièce d’or à la figure mais, à la place, il fut gratifié d’une autre révérence vacillante et d’une porte claquée quand elle partit.

« Je suppose que celle qui forme les servantes ne connaît pas son métier, dit Faile. À propos, c’était très bien. Poli mais ferme. Dommage que tu ne pratiques pas cela avec nos serviteurs à nous. » Comme elle tournait son dos svelte, sa voix baissa jusqu’au murmure. « Veux-tu me détacher mes boutons ? »

Il se sentait toujours maladroit quand il défaisait ses petits boutons, craignant à moitié de les arracher ou de déchirer sa robe. D’autre part, il aimait déshabiller sa femme. Elle en chargeait généralement une femme de chambre, à cause des boutons perdus il en était sûr. « Pensais-tu vraiment ces bêtises que tu racontais à ta mère ?

— Ne m’as-tu pas apprivoisée, mon mari ? répliqua-t-elle sans le regarder, et appris à me percher sur ton poignet quand tu appelles ? Est-ce que je ne me précipite pas pour te satisfaire ? Ne suis-je pas obéissante au moindre de tes gestes ? » D’elle émanait une odeur d’amusement. Le ton qu’elle avait adopté était certes amusé. La seule chose, c’est qu’elle avait l’air de le penser aussi, exactement comme quand elle avait déclaré à sa mère pratiquement la même chose, tête haute et avec toute la fierté dont elle était capable. Les femmes étaient bizarres, il n’y avait pas à dire. Et sa mère… ! Aussi bien son père !

Peut-être devrait-il changer de sujet. Qu’est-ce donc ce que Bashere avait mentionné ? « Faile, qu’est-ce qu’une couronne brisée ? » Il était sûr que c’était ça.

Elle émit un son de contrariété et, soudain, commença à émaner d’elle une odeur de bouleversement. « Rand a quitté le Palais, Perrin.

— Et alors ? » Se courbant pour voir de plus près un minuscule bouton de nacre, il fronça les sourcils dans son dos. « Comment le sais-tu ?

— Par les Vierges. Baine et Khiad m’ont enseigné un peu de leur langage des signes. N’en parle pas, Perrin. À la façon dont elles ont réagi quand elles ont appris qu’il y avait des Aielles ici, je pense que peut-être elles n’auraient pas dû. D’autre part, ce serait avantageux de comprendre ce que disent les Vierges sans qu’elles le sachent. Elles ont l’air de coller en masse aux talons de Rand. » Elle se retourna pour lui adresser un regard espiègle et lui caressa la barbe. « Ces premières Vierges que nous avons rencontrées estimaient que tu avais de belles épaules, mais n’appréciaient guère ta barbe. Les Aielles ne savent pas reconnaître une belle barbe quand elles en voient une. »

Il secoua la tête et attendit qu’elle se tourne, puis empocha le bouton qui s’était arraché quand elle avait viré sur elle-même. Peut-être ne s’en apercevrait-elle pas ; un bouton avait manqué à sa tunique depuis une semaine et il ne s’en était rendu compte que lorsqu’elle le lui avait signalé. Quant aux barbes, d’après ce que disait Gaul, les Aiels se rasaient toujours complètement ; Baine et Khiad avaient trouvé dans sa barbe le sujet de drôles de plaisanteries. Il avait songé plus d’une fois à la raser par cette chaleur. Seulement Faile aimait cette barbe. « Qu’est-ce qu’il y a à propos de Rand ? Quelle importance qu’il ait quitté le palais ?

— Juste que tu devrais être au courant de ce qu’il manigance derrière ton dos. Manifestement, tu ignorais qu’il était parti. Rappelle-toi, il est le Dragon Réincarné. Cela ressemble tout à fait à un roi, un roi des rois, et les rois parfois se servent même de leurs amis, par accident et à dessein.

— Rand n’agirait pas comme ça. Qu’est-ce que tu suggères, d’ailleurs ? Que je l’espionne ? »

Il l’avait dit par plaisanterie, mais elle rétorqua : « Pas toi, mon bien-aimé. Espionner est un travail d’épouse.

— Faile ! » Se redressant si vite qu’il faillit arracher un autre bouton, il la saisit aux épaules et la fit pivoter face à lui. « Tu ne vas pas espionner Rand, tu m’entends ? » Elle prit un air obstiné, les coins de la bouche abaissés, les yeux plissés – elle exhalait pratiquement l’entêtement – mais il pouvait être têtu, lui aussi. « Faile, je veux voir un peu de cette obéissance dont tu te vantais. » Pour autant qu’il pouvait en juger, elle exécutait ce qu’il disait quand elle en était très satisfaite et autrement non, et elle oubliait s’il avait raison ou pas. « Je suis sérieux, Faile. Je veux ta promesse. Je ne participerai pas à…

— Je promets, mon cœur, dit-elle en plaçant ses doigts sur la bouche de Perrin. Je promets que je n’espionnerai pas Rand. Tu vois, j’obéis à mon seigneur époux. Te rappelles-tu combien de petits-enfants ma mère a dit qu’elle escomptait ? »

Le brusque changement de sujet le suffoqua. Mais elle avait promis, c’était là l’important. « Six, je crois. J’ai perdu le compte quand elle a commencé à nous dire qui devaient être des garçons et qui des filles. » Dame Deira avait donné des conseils d’une surprenante franchise pour obtenir ce résultat ; par chance, il en avait manqué la plupart parce qu’il se demandait s’il ne devrait pas quitter la pièce jusqu’à ce qu’elle ait fini. Faile s’était contentée de hocher constamment la tête à croire que c’était la chose la plus naturelle du monde, alors que son mari et son père étaient présents.

« Au moins six, précisa-t-elle avec un sourire vraiment grivois. Perrin, elle va regarder par-dessus nos épaules jusqu’à ce que je sois en mesure de lui annoncer qu’elle peut attendre le premier bientôt et je me disais, si jamais tu parvenais à détacher le reste de mes boutons… » Après des mois de mariage, elle rougissait encore, mais ce sourire ne s’effaça pas. « La présence d’un vrai lit après tant de semaines me rend aussi hardie qu’une paysanne au moment de la moisson. »

Il se posait parfois des questions sur ces paysannes de la Saldaea qu’elle ramenait constamment sur le tapis. Rougeurs ou pas, si elles étaient aussi hardies que Faile quand elle et lui étaient seuls, aucune récolte ne serait engrangée dans la Saldaea. Il arracha encore deux boutons en défaisant sa robe et elle n’en prit pas le moindre ombrage. En vérité, elle trouva moyen de lui déchirer sa chemise.


Demira fut surprise d’ouvrir les yeux, surprise de se trouver couchée sur le lit dans sa propre chambre à La Couronne de Roses. Elle s’attendait à être morte, pas déshabillée et bordée sous un drap de lin. Stevan était assis sur un tabouret au pied de son lit, réussissant en même temps à paraître soulagé, soucieux et sévère. Son svelte Lige du Cairhien avait une tête de moins qu’elle et était de près de vingt ans plus jeune en dépit de la quantité de cheveux gris qui striait ses tempes mais, parfois, il tentait de se conduire comme un père, à la limite de prétendre qu’elle était incapable de prendre soin d’elle-même s’il ne la tenait pas par la main. Elle craignait fort que cet incident lui donne l’avantage dans ce débat pour des mois à venir. Merana était d’un côté de son lit, l’air grave, Berenicia de l’autre. La Sœur Jaune, elle, avait toujours l’air grave mais, maintenant, elle avait carrément l’air sombre.

« Comment ? » réussit à dire Demira. Ô Lumière, comme elle se sentait faible. La Guérison avait cette conséquence, mais sortir les bras de dessous le drap était un effort. Elle avait dû approcher bien près de la mort. Guérir ne laissait aucune cicatrice, mais les souvenirs et la faiblesse suffisaient amplement.

« Un homme est entré dans la salle commune, expliqua Stevan, en prétendant qu’il voulait de la bière légère. Il a déclaré qu’il avait vu des Aiels suivre une Aes Sedai – il vous a décrite avec précision – et les avait entendus dire qu’ils allaient la tuer. Dès qu’il a eu fini de parler, j’ai ressenti… » Stevan eut une grimace morne.

« Stevan m’a demandé de venir, poursuivit Berenicia, il m’a presque traînée à sa suite – et nous avons couru tout le long du chemin. Franchement, je n’étais pas certaine que nous étions arrivés à temps jusqu’à ce que vous ouvriez les yeux juste maintenant.

— Évidemment, commenta Merana d’une voix neutre, cela faisait partie du piège, cet avertissement. Les Aiels et l’homme. Dommage que nous l’ayons laissé partir, mais nous étions tellement inquiètes pour vous qu’il s’est arrangé pour filer avant que personne songe à le retenir. »

Demira s’était absorbée dans des réflexions concernant Milam, l’effet que cet incident aurait sur les recherches dans la bibliothèque, le temps nécessaire à Stevan pour se calmer, et ce que disait Merana ne pénétra son esprit qu’à la fin. « Le retenir ? Un avertissement ? De quoi parlez-vous, Merana ? » Berenicia remarqua entre ses dents qu’elle comprenait quand on lui montrait la chose écrite dans un livre. Berenicia avait parfois la langue tranchante.

« Avez-vous vu quelqu’un entrer dans la salle de l’auberge pour boire une chope depuis que nous sommes arrivées, Demira ? » questionna Merana avec patience.

C’était exact ; elle n’en avait pas vu. Une ou même deux Aes Sedai ne changeaient pas grand-chose à la clientèle d’une auberge dans Caemlyn, mais neuf étaient une autre affaire. Maîtresse Cinchonine l’avait commenté ouvertement récemment. « Alors, que vous sachiez que des Aiels m’avaient tuée était voulu. Ou peut-être que je sois découverte avant de mourir. » Elle venait de se rappeler ce que ce bonhomme au visage patibulaire lui avait grommelé. « J’étais chargée de vous avertir toutes de rester à distance d’al’Thor. Les mots exacts. “Dites aux autres sorcières de se tenir éloignées du Dragon Réincarné.” Je pouvais difficilement transmettre ce message morte, n’est-ce pas ? Où mes blessures étaient-elles placées ? »

Stevan s’agita sur son tabouret, dardant sur elle un regard peiné. « Les deux ont manqué un organe vital, sans quoi vous seriez morte aussitôt, mais la quantité de sang que vous avez perdue…

— Qu’allons-nous décider, à présent ? » interrompit Demira, adressant sa question à Merana, avant qu’il ait le temps de lui remontrer quelle sottise elle avait commise de se laisser surprendre de cette façon.

« Je suis d’avis que nous trouvions les Aiels responsables, déclara d’un ton ferme Berenicia, et en fassions un exemple. » Elle était originaire des Marches du Shienar, près de la frontière, et les raids aiels avaient été un événement courant de sa jeunesse. « Seonide est d’accord avec moi.

— Oh, non ! protesta Demira. Je ne veux pas que soit gâchée ma première chance d’étudier les Aiels. Déjà, comme ça, ils diront à peine deux mots. C’était mon sang, après tout. D’ailleurs, à moins que l’homme qui vous a averties ne soit aussi un Aiel, qu’ils ont agi sur ordre me paraît évident et je pense qu’il n’y a qu’un homme dans Caemlyn qui commande aux Aiels.

— Le reste d’entre nous, dit Merana en regardant Berenicia avec une expression ferme, est d’accord avec vous, Demira. Je ne veux plus entendre parler de perdre du temps et de l’énergie à trouver une meute de chiens parmi des centaines alors que l’homme qui les a envoyés à la chasse se promène en ricanant. » Berenicia se hérissa un peu avant de hocher la tête, mais c’était son habitude.

« Nous devons au minimum montrer à al’Thor qu’il ne peut pas traiter des Aes Sedai de cette façon », rétorqua sèchement Berenicia. Elle modéra le ton sur un coup d’œil de Merana, mais ne donnait pas l’impression d’être satisfaite. « Toutefois, pas si radicalement que cela compromette ce que nous avons projeté, bien entendu. »

Demira appuya contre ses lèvres le bout de ses doigts joints et soupira. Elle se sentait vraiment épuisée. « Une pensée m’est venue. Si nous l’accusons ouvertement de ce qu’il a commis, il le niera, évidemment, et nous n’avons pas de preuve à lui jeter à la figure. Et de plus ce ne serait pas sage de laisser savoir qu’il se sent libre de donner la chasse à des Aes Sedai comme à des lapins. » Merana et Berenicia échangèrent un coup d’œil et acquiescèrent d’un hochement de tête décidé. Le pauvre Stevan fronça les sourcils avec un air furieux ; jamais il n’avait laissé quelqu’un s’en tirer après avoir causé du mal à Demira. « Ne vaudrait-il pas mieux ne rien dire ? Cela l’inciterait certainement à réfléchir et à avoir des sueurs froides. Pourquoi n’avons-nous rien dit ? Qu’allons-nous faire ? Je ne connais pas jusqu’où nous pouvons aller, mais nous pouvons au moins l’obliger à regarder par-dessus son épaule.

— Une conclusion valable, dit Vérine depuis le seuil de la chambre. Al’Thor doit respecter les Aes Sedai, sinon œuvrer avec lui sera impossible. » Elle ordonna d’un signe à Stevan de sortir – il attendit, bien sûr, le hochement de tête de Demira – et elle s’installa sur le tabouret qu’il avait quitté. « Je pensais que puisque vous étiez la cible… » Elle jeta un coup d’œil sévère à Merana et à Berenicia. « Asseyez-vous donc. Je ne tiens pas à attraper un torticolis en vous regardant. » Vérine continua à parler tandis qu’elles plaçaient près du lit l’unique fauteuil de la chambre et un autre tabouret. « Puisque vous étiez la cible, Demira, il vous revient d’aider à décider comment sera enseignée sa leçon à Maître al’Thor. Et vous avez apparemment déjà bien débuté.

— Ce que je pense… », commença Merana, mais Vérine lui coupa la parole.

« Dans un instant, Merana. Demira a le droit de présenter les premières suggestions. »

Demira retint sa respiration, attendant l’explosion. Merana semblait toujours vouloir que ses décisions soient approuvées par Vérine, ce qui était assez naturel étant donné les circonstances, encore que gênant, mais c’était la première fois que Vérine affirmait simplement son autorité. En présence de témoins, en tout cas. Cependant Merana se contenta de regarder fixement Vérine un instant, lèvres serrées, puis de hocher la tête. Demira se demanda si cela signifiait que Merana allait se démettre de son rôle d’ambassadrice en chef au profit de Vérine ; a priori, elle ne pouvait rien faire d’autre maintenant. Tous les regards se tournèrent vers Demira, attendant. Celui de Vérine était particulièrement pénétrant.

« Si nous voulons qu’il s’inquiète de nos intentions, je suggère qu’aucune de nous ne se rende au Palais aujourd’hui. Peut-être sans donner d’explication ou, si c’est trop radical, avec une à travers laquelle il doit voir ce qu’il en est. » Merana acquiesça d’un signe de tête. Plus important, étant donné la tournure que prenait la situation, Vérine aussi. Demira décida de se risquer un peu plus. « Peut-être devrions-nous n’envoyer personne pendant plusieurs jours, pour le laisser mijoter. Je suis sûre qu’observer Min nous apprendra quand il sera bouillant à point et… » Quelle que soit l’action qu’elles décident d’entreprendre, elle voulait en être. Somme toute, c’est son sang qui avait été répandu et la Lumière seule savait pendant combien de temps elle serait désormais obligée de suspendre ses recherches dans la bibliothèque. Ce dernier point était une raison presque aussi valable d’infliger une leçon à al’Thor que ses manquements envers ce que sont les Aes Sedai.

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