Prologue Le premier message

Demandred sortit sur les pentes noires du Shayol Ghul – et le portail, un trou dans la texture du réel, cessa aussitôt d’exister. Au-dessus, un tourbillon de nuages gris masquait le ciel, océan à l’envers aux lentes vagues cendreuses déferlant autour de la cime invisible de la montagne. Au-dessous, de curieuses lueurs flamboyaient dans la vallée aride, des bleus et des rouges décolorés qui ne parvenaient pas à dissiper le brouillard sombre obscurcissant leur source. Des éclairs s’élançaient vers les nuages et le tonnerre grondait sourdement. Sur la pente, de la vapeur et de la fumée montaient d’orifices dispersés çà et là, certains pas plus grands qu’une main humaine et d’autres assez vastes pour engloutir dix hommes.

Il relâcha immédiatement le Pouvoir et, avec la disparition de ce précieux atout, l’acuité des sens qui rendait tout plus précis, plus clair, s’émoussa. L’absence du Saidin lui donnait l’impression d’être dépourvu de substance. Ici, toutefois, seul un fou donnerait ne serait-ce que l’apparence d’être prêt à canaliser. Ici, d’ailleurs, seul un fou voudrait voir, sentir ou éprouver quoi que ce soit trop nettement.

En un temps où ce qui s’appelait à présent l’Ère des Légendes, ce lieu avait été une île idyllique au sein d’une mer calme, un séjour de prédilection pour ceux qui aimaient une atmosphère champêtre. En dépit de la vapeur, le froid y était maintenant intense ; Demandred ne s’en laissait pas atteindre mais, d’instinct, il se drapa plus étroitement dans sa cape de velours doublée de fourrure. Une buée plumeuse signalait son haleine, juste visible avant que l’air l’absorbe. À quelques centaines de lieues au nord, le monde était pure glace, mais Thakan’dar était toujours aussi sec qu’un désert, bien que constamment sous l’emprise de l’hiver.

Il y avait de l’eau, en quelque sorte, un ruisselet d’un noir d’encre qui sourdait sur la pente rocheuse à côté d’une forge au toit gris. Des marteaux résonnaient à l’intérieur et une lumière blanche flamboyait dans les fenêtres étroites à chaque martèlement. Une femme en haillons était accroupie dans une posture accablée, le dos appuyé au mur de pierre brute de la forge, serrant contre elle un bébé, et une fillette maigrichonne avait enfoui son visage dans les jupes de cette femme. Des prisonniers d’un raid dans la région des Marches, sans doute. Mais vraiment peu ; les Myrddraals devaient grincer des dents. Leurs épées s’abîmaient au bout d’un certain temps et devaient être remplacées, même si les incursions dans ces pays limitrophes de la Grande Dévastation avaient été réduites.

Un des forgerons surgit, forme humaine massive aux mouvements lents qui semblait avoir été extraite de la montagne à coups de pic. Ces forgerons n’étaient pas réellement des êtres vivants ; transportés à n’importe quelle distance du Shayol Ghul, ils devenaient pierre ou poussière. Ils n’étaient pas non plus à proprement parler des artisans travaillant les métaux, ils ne forgeaient que les épées. Les deux mains de celui-ci serraient au bout de longues tenailles une lame d’épée, une lame déjà trempée, couleur de la neige éclairée par la lune. Vivant ou non, le forgeron s’y prit avec précaution pour plonger le métal étincelant dans le cours d’eau noir. Quelque simulacre de vie qu’il possédait aurait été anéanti par un contact avec cette eau. Quand le métal en ressortit, il était d’un noir absolu. Cependant, l’opération n’était pas encore terminée. Le forgeron rentra d’un pas traînant et, soudain, une voix d’homme éleva une protestation désespérée.

« Non ! Non ! NON ! » Il poussa ensuite un hurlement aigu, dont le son s’estompa sans perdre de son intensité comme si l’homme qui criait était entraîné à une distance inimaginable. Maintenant la lame était finie.

Une fois de plus, un forgeron parut – peut-être le même, peut-être un autre – et il releva la femme d’une secousse. Femme, nourrisson et fillette commencèrent à pleurer, mais le nourrisson fut arraché des bras de la femme et fourré dans ceux de la fillette. Finalement, la femme trouva un peu d’énergie pour résister. En larmes, elle donna des coups de pied, griffa le forgeron. Lequel n’y prêta pas plus attention que ne l’aurait fait un rocher. Les cris de la femme s’éteignirent dès qu’elle fut à l’intérieur. Les marteaux recommencèrent à résonner, noyant les sanglots des enfants.

Une lame terminée, une lame en cours de fabrication, et deux à forger. Demandred n’avait jamais vu auparavant moins de cinquante prisonniers attendant pour donner leur contribution au Grand Seigneur de l’Ombre. Les Myrddraals devaient grincer des dents, assurément.

« Flâniez-vous quand vous avez été convoqué par le Grand Seigneur ? » La voix ressemblait à du cuir pourri qui se désagrège.

Demandred se retourna avec lenteur – comment un Demi-Homme osait-il s’adresser à lui sur ce ton – mais les mots réprobateurs moururent avant de parvenir à ses lèvres. Pas à cause du regard sans yeux de son visage blême ; le regard d’un Myrddraal frappait de terreur n’importe quel homme, mais il s’était depuis longtemps débarrassé de tout sentiment de peur. Non, c’était la vue de la créature vêtue de noir elle-même. Tous les Myrddraals étaient grands comme un homme de haute taille, une sinueuse imitation d’homme, aussi identiques que sortis d’un même moule. Celui-ci le dominait de la tête et des épaules.

« Je vais vous conduire au Grand Seigneur, reprit le Myrddraal. Je suis Shaidar Haran. » Il tourna les talons et commença à gravir la montagne, tel un serpent dans sa progression fluide. Sa cape d’un noir de suie demeurait d’une immobilité anormale, sans même une ondulation.

Demandred hésita avant de le suivre. Les noms des Demi-Hommes étaient toujours empruntés au langage rauque des Trollocs. « Shaidar Haran » provenait de ce que les gens appelaient maintenant l’Ancienne Langue. Il signifiait « Main du Ténébreux ». Une autre surprise, et Demandred n’aimait pas les surprises, surtout au Shayol Ghul.

L’entrée dans la montagne aurait pu être l’un des trous d’évent éparpillés çà et là, à part qu’elle n’émettait ni fumée ni vapeur. Elle était assez large pour que deux hommes y passent de front, mais le Myrddraal continua à le précéder. La voie amorça presque aussitôt une descente, le sol du tunnel rendu par l’usage aussi lisse que du carrelage vernissé. Le froid diminua à mesure que Demandred suivait le large dos de Shaidar Haran de plus en plus bas, lentement remplacé par une chaleur qui augmentait. Demandred en avait conscience, mais ne s’en laissait pas atteindre. Une lumière pâle émanait de la pierre, éclairant tout le tunnel, plus vive que l’éternelle clarté crépusculaire au-dehors. Des pointes aux arêtes vives saillaient de la voûte, dents de pierre prêtes à mordre, les dents du Grand Seigneur pour broyer les infidèles ou les traîtres. Pas naturel, bien sûr, mais efficace.

Brusquement, il remarqua quelque chose. Chaque fois qu’il avait accompli ce trajet, ces pointes avaient presque effleuré le sommet de sa tête. Maintenant, elles s’arrêtaient au-dessus de celle du Myrddraal à deux longueurs de main ou davantage. Il fut étonné. Non pas que la hauteur du tunnel ait changé – l’extraordinaire soit ordinaire ici – mais qu’un espace supplémentaire soit accordé au Demi-Homme. Le Grand Seigneur se rappelait par des faveurs aux Myrddraals aussi bien qu’aux hommes. Cet espace supplémentaire était un fait à ne pas oublier.

Le tunnel déboucha soudain sur une vaste corniche surplombant un lac de pierre fondue, rouge diapré de noir, où des flammes grandes comme un homme dansaient, s’éteignaient et se redressaient. Il n’y avait pas de voûte, seulement une vaste trouée à travers la montagne jusqu’à un ciel qui n’était pas le ciel de Thakan’dar. Il donnait à ce dernier une apparence normale, avec ses nuages aux stries tourmentées filant comme emportés par les vents les plus puissants connus au monde. Cela, les hommes l’appelaient le Gouffre du Destin, et peu savaient à quel point ils avaient bien choisi ce nom.

Même après toutes ses visites – et la première se situait à bien plus de trois mille ans dans le passé – Demandred fut étreint par un effroi sacré. Ici, il percevait le Forage, le puits percé voilà si longtemps jusqu’à l’endroit où le Puissant Seigneur des Ténèbres gisait emprisonné depuis le moment de la Création. Ici, la présence du Grand Seigneur le submergeait. Physiquement, cet endroit n’était pas plus proche du Forage que n’importe quel autre sur terre mais, ici, il y avait une absence d’épaisseur dans le Dessin qui permettait de le détecter.

Demandred fut aussi près de sourire qu’il en avait coutume. Quels fous, ceux qui se dressaient contre le Puissant Seigneur. Oh, le Forage était toujours obstrué, même si c’était beaucoup moins que lorsqu’il s’était éveillé de son long sommeil et s’était évadé de la cellule que lui-même y occupait. Obstrué, mais plus large que lorsqu’il s’était réveillé. Toutefois pas aussi vaste qu’à l’époque où il y avait été jeté avec ses compagnons à la fin de la Guerre du Pouvoir mais, à chaque visite depuis son réveil, un peu plus spacieux. Bientôt le blocage disparaîtrait et le Grand Seigneur étendrait de nouveau son emprise sur la terre. Bientôt viendrait le Jour du Retour. Et lui régnerait sur le monde à jamais. Sous la direction du Grand Seigneur, bien sûr. Et avec ceux des autres Élus qui survivraient, bien sûr aussi.

« Vous pouvez disposer à présent, Demi-Homme. » Il ne voulait pas que cette chose-là voie l’extase le submerger. L’extase et la souffrance.

Shaidar Haran ne bougea pas.

Demandred ouvrit la bouche – et une voix explosa dans sa tête.

DEMANDRED.

L’appeler une voix revenait à considérer une montagne comme un caillou. Elle faillit l’écraser contre la paroi intérieure de son crâne ; elle le remplit d’ivresse, il se laissa choir à genoux. Le Myrddraal observait avec impassibilité, mais seule une faible partie de lui-même pouvait juste avoir conscience de sa présence avec cette voix qui lui emplissait le cerveau.

DEMANDRED. COMMENT VA CE MONDE ?

Il n’était jamais sûr de ce que le Grand Seigneur connaissait du monde. Il avait été stupéfié autant par ce qui était ignoré que par ce qui était su. Par contre, il n’avait aucun doute concernant ce que le Grand Seigneur voulait apprendre.

« Rahvin est mort, Grand Seigneur. Hier. » Il y eut de la souffrance. L’euphorie trop forte devenait vite de la douleur.

Ses bras et ses jambes eurent un mouvement convulsif. Il transpirait à présent. « Lanfear a disparu sans laisser de trace, exactement comme Asmodean. Et Graendal dit que Moghedien n’est pas venue au rendez-vous qu’elles avaient fixé. Aussi hier. Puissant Seigneur. Je ne crois pas aux coïncidences. »

LES ÉLUS SE RARÉFIENT, DEMANDRED. LES FAIBLES TOMBENT. QUI ME TRAHIT MOURRA DE LA MORT DÉFINITIVE. ASMODEAN PERVERTI PAR SA FAIBLESSE. RAHVIN MORT DANS SON ORGUEIL. IL A BIEN SERVI. POURTANT MÊME MOI JE NE PEUX PAS LE SAUVER DU MALEFEU. MÊME MOI, JE NE PEUX PAS SORTIR DU TEMPS. Pendant un instant une colère terrifiante emplit cette voix redoutable, ainsi que – ce pourrait-il être de la frustration ? Un instant seulement. L’ŒUVRE DE MON ENNEMI D’AUTREFOIS, CELUI APPELÉ DRAGON. DÉCLENCHERAIS-TU LE MALEFEU À MON SERVICE, DEMANDRED ?

Demandred hésita. Une goutte de sueur glissa d’un demi-pouce sur sa joue ; cela parut prendre une heure. Pendant un an au cours de la Guerre du Pouvoir, les forces antagonistes avaient l’une et l’autre utilisé le malefeu. Jusqu’à ce qu’elles en apprennent les conséquences. Sans concertation, ni trêve – il n’y avait jamais eu de trêve pas plus que de quartier – chaque parti avait simplement cessé. Des villes entières avaient succombé au malefeu cette année-là, des centaines de milliers de fils avaient brûlé dans le tissage du Dessin ; la réalité elle-même s’était presque effilochée, le monde et l’univers s’évaporant comme de la brume. Si le malefeu était déchaîné de nouveau, il n’y aurait peut-être plus de monde sur quoi régner.

Un autre détail le piqua au vif. Le Grand Seigneur savait déjà comment Rahvin était mort. Et semblait en savoir davantage sur Asmodean que lui-même. « Ainsi que vous l’ordonnez, Grand Seigneur, j’obéirai. » Ses muscles étaient agités de contractions, néanmoins sa voix avait une fermeté de roc. Ses genoux commençaient à se couvrir d’ampoules à cause de la pierre brûlante, toutefois sa chair aurait aussi bien pu être celle de quelqu’un d’autre.

AINSI AGIRAS-TU.

« Grand Seigneur, le Dragon peut être anéanti. » Un mort ne pourrait plus manipuler le malefeu et peut-être alors le Grand Seigneur n’en verrait-il plus la nécessité. « Il est ignorant et faible, il éparpille son attention dans une douzaine de directions. Rahvin était un sot imbu de sa personne. Je… »

CELA TE PLAIRAIT-IL D’ÊTRE NAE’BLIS ?

La langue de Demandred en fut paralysée. Nae’blis. Celui qui se tient juste un pas en arrière derrière le Grand Seigneur, et celui qui commande à tous les autres. « Je ne souhaite que vous servir, Grand Seigneur, de quelque manière que ce soit. » Nae’blis.

ALORS ÉCOUTE ET SERS. APPRENDS QUI VA MOURIR ET QUI VIT.

Demandred hurla quand la voix éclata en lui comme le tonnerre. Des larmes de joie roulèrent sur ses joues. Impassible, le Myrddraal l’observait.


« Cessez donc de remuer tout le temps. » Nynaeve rejeta d’un geste coléreux sa longue natte par-dessus son épaule. « Cela ne marchera pas si vous vous tortillez comme des gamines prises de démangeaisons. »

Aucune des deux femmes assises de l’autre côté de la table bancale ne paraissait plus âgée qu’elle, bien que l’étant de vingt ans ou davantage, et aucune ne se trémoussait réellement, mais la chaleur mettait Nynaeve sur les nerfs. L’atmosphère était lourde dans la petite pièce sans fenêtre.

Nynaeve ruisselait de sueur ; elles avaient l’air fraîches et sèches. Leane, dans une robe en soie bleue trop mince à la mode domanie, se contenta de hausser les épaules ; la grande jeune femme au teint cuivré possédait une réserve de patience apparemment infinie. D’ordinaire. Siuan, blonde et vigoureuse, en avait rarement.

Siuan grogna donc et remit en place ses jupes avec irritation ; elle portait ordinairement des vêtements très simples mais, ce matin, elle avait une toilette de belle toile jaune brodée d’un motif tairen au tracé complexe autour d’une encolure qui manquait de bien peu d’être trop plongeante. Le bleu de ses yeux était aussi froid que l’eau d’un puits profond. Aussi froid que l’eau d’un puits profond l’aurait été si le temps n’était pas devenu fou. Ses robes avaient peut-être changé mais pas ses yeux. « Cela ne marchera pas, de toute façon », dit-elle d’un ton cassant. Sa manière de parler était aussi la même. « On ne colmate pas une coque quand l’ensemble du bateau est brûlé. Bah, c’est une perte de temps, mais j’ai promis, alors allez-y. Leane et moi, nous avons du travail à faire. » Les deux dirigeaient les réseaux d’yeux-et-oreilles pour les Aes Sedai ici à Salidar, les agents qui envoyaient rapports et rumeurs de ce qui se passait dans le monde.

Nynaeve lissa ses propres jupes pour se calmer. Sa robe était en laine blanche unie, avec des bandes de couleur dans le bas, une pour chaque Ajah. Une tenue d’Acceptée. Elle en était plus irritée qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Elle aurait de beaucoup préféré porter la robe de soie verte qu’elle avait rangée. Elle voulait bien admettre son goût nouvellement acquis pour les beaux vêtements, du moins en privé, mais son choix de cette robe en particulier n’était dicté que par le confort – elle était mince, légère – et non pas parce qu’elle pensait que le vert était une des couleurs favorites de Lan. Pas du tout. Réflexion oiseuse de la pire sorte. Une Acceptée qui endosse n’importe quoi sauf la tenue blanche à bandes apprend vite qu’elle est très loin d’être au même rang qu’une Aes Sedai. Elle chassa tout cela de sa tête avec fermeté. Elle n’était pas ici pour s’inquiéter de friperies. Il aimait aussi le bleu. Non !

Avec délicatesse, elle sonda avec le Pouvoir d’abord Siuan, puis Leane. En un sens, elle ne canalisait absolument pas. Elle ne pouvait pas canaliser un iota sans être en colère, elle ne pouvait même pas sentir la présence de la Vraie Source. Pourtant, cela revenait au même. De minces filaments de Saidar, la moitié féminine de la Vraie Source, s’infiltraient dans les deux femmes selon son tissage. Simplement, ils n’avaient pas leur origine en elle.

Au poignet gauche, Nynaeve portait un mince bracelet, une simple bande en argent formée de segments. Principalement en argent, en tout cas, et d’un matériau spécial, encore que cela ne fît pas de différence. C’était le seul bijou qu’elle avait sur elle en dehors de l’anneau au Grand Serpent ; les Acceptées étaient fermement dissuadées de se parer de beaucoup de bijoux, un collier assorti enserrait le cou de la quatrième femme présente, assise sur un tabouret contre le mur grossièrement plâtré, les mains croisées dans son giron. Vêtue du drap de laine rugueuse de couleur brune des paysans, avec un visage robuste de paysanne marqué par les soucis, elle ne transpirait nullement. Elle n’esquissait pas non plus le moindre mouvement, mais ses yeux noirs observaient tout. Nynaeve voyait le rayonnement de la Saidar l’entourer, mais c’est Nynaeve qui dirigeait le canalisage. Bracelet et collier créaient un lien entre elles, à peu près comme les Aes Sedai ont la faculté de se lier pour fusionner en un tout leur puissance individuelle. Quelque chose comme « des matrices absolument identiques » entrait en jeu, selon Élayne, après quoi l’explication devenait carrément incompréhensible. À la vérité, Nynaeve ne pensait pas qu’Élayne comprenait moitié autant qu’elle le prétendait. Pour sa part, Nynaeve ne comprenait rien, sinon qu’elle était à même de percevoir la moindre émotion de l’autre femme, de sentir la femme elle-même, mais nichée dans un coin de sa tête, et de savoir que tout ce que l’autre captait de Saidar était à sa disposition à elle. Parfois, elle pensait que ç’aurait été préférable si la femme sur le tabouret était morte. Plus simple, certainement. Plus propre.

« Il y a quelque chose d’arraché, ou de tranché », murmura Nynaeve qui essuya machinalement la sueur sur sa figure. Ce n’était qu’une vague impression, juste présente, mais c’était aussi la première fois qu’elle avait conscience de davantage que du vide. Ce pouvait être un effet de son imagination, et du désir forcené de découvrir quelque chose, n’importe quoi.

« Sectionner, dit la femme sur le tabouret. C’est ainsi que cela s’appelait, ce que vous désignez par désactiver pour les femmes et neutraliser pour les hommes. »

Trois têtes virèrent dans sa direction ; trois paires d’yeux étincelèrent de fureur. Siuan et Leane avaient été Aes Sedai jusqu’à ce qu’elles soient désactivées lors du coup de force à la Tour Blanche qui avait hissé Élaida sur le Trône d’Amyrlin. Désactivées. Un mot qui provoque des frissons. Ne plus jamais canaliser. Par contre, s’en souvenir toujours et en mesurer la perte. Toujours sentir la Vraie Source et être certain que l’on ne pourra jamais l’embrasser de nouveau. La désactivation n’était pas plus Guérissable que la mort.

C’est ce que tout le monde croyait, en tout cas, mais Nynaeve était d’avis que le Pouvoir Unique devrait être capable de guérir n’importe quoi hors la mort. « Si vous avez quelque chose d’utile à ajouter, Marigan, déclara-t-elle d’un ton sec, alors dites-le. Sinon, taisez-vous. »

Marigan se radossa au mur, les yeux étincelants et fixés sur Nynaeve. Peur et haine affluèrent dans le bracelet, mais ils le faisaient toujours à un degré ou à un autre. Les captifs aiment rarement ceux qui les tiennent prisonniers, même – peut-être surtout – s’ils sont conscients qu’ils méritent leur captivité et pire. Le problème, c’était que Marigan disait aussi que le sectionnement – la désactivation – ne pouvait pas être guéri. Oh, elle regorgeait d’affirmations que n’importe quoi hors la mort se guérissait au temps de l’Ère des Légendes, que ce que l’Ajah Jaune appelait maintenant Guérir n’était que l’équivalent des premiers soins d’urgence donnés sur le champ de bataille. Mais essayez de l’obliger à fournir des précisions – ou même une allusion et vous n’obtenez rien. Marigan en savait autant sur l’art de Guérir que sur le métier de forgeron, qui était que l’on place le métal dans des braises ardentes et qu’on le frappe avec un marteau. Certes pas assez pour fabriquer un fer à cheval. Ou pour Guérir davantage qu’une meurtrissure.

Se retournant sur sa chaise, Nynaeve étudia Siuan et Leane. Des jours de ces observations, chaque fois qu’elle pouvait les arracher à leurs autres occupations et jusqu’à présent elle n’avait rien appris. Soudain, elle se rendit compte qu’elle tournait le bracelet autour de son poignet. Quel qu’en fût le bénéfice, elle détestait être liée à cette femme. L’intimité qui en résultait lui donnait la chair de poule. Du moins pourrais-je apprendre quelque chose, pensa-t-elle. Et le résultat ne serait sûrement pas pire que tout le reste.

Elle détacha avec soin le bracelet – le fermoir était presque impossible à trouver à moins de connaître son fonctionnement – et le tendit à Siuan. « Enfilez ça. » Perdre le Pouvoir était pénible, mais c’était une expérience à tenter. Et perdre les vagues d’émotion équivalait à prendre un bain. Les yeux de Marigan suivaient l’étroite bande d’argent comme si elle était hypnotisée.

« Pourquoi ? questionna Siuan d’un ton autoritaire. Vous me dites que cette chose-là ne sert…

— Mettez-le donc, Siuan. »

Cette dernière la dévisagea d’un air inflexible pendant un instant – par la Lumière, ce que cette femme pouvait être entêtée ! – avant de refermer le bracelet autour de son poignet. Une expression de stupeur se peignit aussitôt sur son visage, puis elle plissa les yeux en regardant Marigan. « Elle nous déteste, mais cela, je le savais. Et il y a de la peur et… Du saisissement. Pas une trace sur sa figure, mais elle est frappée de stupeur jusqu’aux orteils. À mon avis, elle ne croyait pas que je pouvais utiliser ce machin, moi aussi. » Marigan esquissa un mouvement de malaise. Jusqu’à présent, seulement deux qui étaient au courant à son sujet pouvaient se servir du bracelet. Quatre augmenteraient les chances de poser des questions. En surface, elle semblait coopérer sans restrictions, mais que cachait-elle ? Autant qu’elle en était capable, Nynaeve en était persuadée.

Avec un soupir, Siuan secoua la tête. « Et je n’y parviens pas. Je devrais être en mesure d’atteindre la Source à travers elle, n’est-ce pas ? Eh bien, je n’y arrive pas. Un grondin grimperait d’abord à un arbre. J’ai été désactivée, voilà tout. Comment ôtez-vous ce machin ? » Elle tripotait gauchement le bracelet. « Comment fichtre le détachez-vous ? »

Nynaeve posa avec douceur une main sur celle de Siuan qui manipulait le bracelet. « Ne comprenez-vous pas ? Le bracelet ne réagit pas plus que ne le ferait le collier sur une femme incapable de canaliser. Si je le passais au bras d’une des cuisinières, ce ne serait pas plus pour elle qu’une jolie parure.

— Cuisinières ou pas, déclara froidement Siuan, je ne peux pas canaliser. J’ai été désactivée.

— Mais il y a là quelque chose à Guérir, insista Nynaeve, sinon vous ne sentiriez rien à travers le bracelet. »

Siuan libéra son bras d’un geste brusque et tendit son poignet. « Enlevez-le. » Secouant la tête, Nynaeve obéit. Parfois Siuan se montrait aussi obstinée qu’un homme !

Quand elle présenta le bracelet à Leane, la Domanie tendit son poignet avec empressement. Leane feignait d’être aussi persuadée que Siuan d’avoir été désactivée – comme Siuan le prétendait – mais elle n’y réussissait pas toujours. En principe, le seul moyen de survivre longtemps à la désactivation était de trouver quelque chose d’autre pour combler votre vie, pour combler le vide laissé par le Pouvoir Unique. Pour Siuan et Leane, ce quelque chose était diriger leurs réseaux d’agents et, plus important, essayer de convaincre les Aes Sedai ici dans Salidar d’apporter leur soutien à Rand al’Thor en tant que Dragon Réincarné sans qu’aucune de ces Aes Sedai ne s’en rende compte. Cela suffisait-il, voilà la question. L’amertume sur le visage de Siuan et le ravissement sur celui de Leane quand le bracelet se referma signifiaient que peut-être rien ne suffirait jamais.

« Oh, oui. » Leane s’exprimait d’une façon brève en syncopant les syllabes. Sauf quand elle s’entretenait avec des hommes en tout cas ; elle était une Domanie, en somme, et ces derniers temps mettait les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu à la Tour. « Oui, elle est vraiment abasourdie, n’est-ce pas ? Elle commence à se reprendre, néanmoins. » Pendant quelques instants, elle resta assise en silence, dévisageant la femme assise sur le tabouret. Marigan l’observait en retour avec défiance. Finalement, Leane haussa les épaules. « Je ne parviens pas non plus à atteindre la Source. Et j’ai essayé de lui faire sentir une piqûre de puce sur sa cheville. Si cela avait marché, elle aurait eu une réaction quelconque. » C’était l’autre faculté du bracelet ; on pouvait faire éprouver des sensations – quoi que vous choisissiez, il n’y avait aucune marque, pas de lésion réelle – mais la sensation d’une volée de coups de fouet ou deux avait suffi à convaincre Marigan que coopérer était son meilleur choix. Entre cela et l’autre possibilité, un court procès suivi de son exécution.

En dépit de son échec, Leane regarda attentivement Nynaeve ouvrir le bracelet et le refermer sur son propre poignet. Apparemment elle, du moins, n’avait pas renoncé à canaliser de nouveau un jour.

Recouvrer le Pouvoir était merveilleux. Pas autant qu’attirer elle-même à elle la Saidar, s’en emplir, mais même toucher la Source à travers l’autre femme était comme de multiplier par deux la vie dans ses veines. Avoir en soi la Saidar, c’était vouloir rire et danser de pure joie. Elle supposait qu’un jour elle s’y habituerait ; les Aes Sedai consacrées devaient l’être. En contrepartie, se lier avec Marigan était un prix modeste à payer. « Maintenant que nous savons qu’il y a une chance, dit-elle, je pense… »

La porte s’ouvrit avec fracas et Nynaeve fut debout avant de se rendre compte qu’elle se levait. Elle ne pensait jamais à utiliser le Pouvoir ; elle aurait crié si sa gorge n’avait pas été serrée. Elle n’était pas la seule, mais elle remarqua à peine que Siuan et Leane se dressaient d’un bond. La peur qui déferlait en cascade à travers le bracelet semblait être un écho de la sienne.

La jeune femme qui referma derrière elle le battant de bois plein d’échardes ne s’aperçut pas de l’émotion qu’elle avait suscitée. Grande, très droite, en robe blanche à bandes uniforme des Acceptées, avec des boucles d’un blond éclatant reposant sur ses épaules, elle avait l’air folle de rage. Même les traits crispés par la colère et la sueur qui ruisselait dessus, elle parvenait pourtant en quelque sorte à être belle ; c’est le don qu’avait Élayne. « Savez-vous ce qu’elles font ? Elles envoient une ambassade à… à Caemlyn ! Et elles refusent de me laisser partir ! Sheriam m’a interdit de le redemander. M’a même interdit d’en parler.

— N’avez-vous jamais appris à frapper, Élayne ? » Nynaeve remit sa chaise d’aplomb et se rassit. Se laissa tomber, en réalité ; le soulagement lui rendait les jambes en coton. « J’ai cru que vous étiez Sheriam. » Rien que l’idée d’être découverte lui creusait comme un trou dans les entrailles.

À son honneur, Élayne rougit et s’excusa aussitôt. Puis gâcha ce bel effet en ajoutant : « Mais je ne vois pas pourquoi vous étiez si affolées. Birgitte est toujours dehors et vous savez bien qu’elle vous aurait prévenues si quelqu’un d’autre s’était approché. Nynaeve, il faut absolument qu’elles me permettent de partir.

— Il ne faut absolument pas qu’elles permettent ce genre de chose », déclara Siuan d’une voix rogue. Elle et Leane étaient de nouveau assises, elles aussi. Siuan se tenait droite comme un i, selon son habitude, mais Leane était affaissée contre le dossier de son siège, en coton comme les genoux de Nynaeve. Marigan était appuyée à la paroi, la respiration haletante, les yeux clos et les mains plaquées contre le crépi du mur. Des sursauts de soulagement et de terreur absolue se succédaient alternativement par l’entremise du bracelet.

« Mais… »

Siuan n’autorisa pas Élayne à prononcer un mot de plus. « Croyez-vous que Sheriam, ou n’importe laquelle des autres, va laisser la Fille-Héritière d’Andor tomber entre les mains du Dragon Réincarné ? Alors que votre mère est morte…

— Je ne le crois pas ! s’exclama sèchement Élayne.

— Vous ne croyez pas que Rand l’a tuée, poursuivit Siuan d’un ton inflexible, et c’est différent. Je ne le crois pas non plus. Pourtant si Morgase était vivante, elle s’avancerait pour le reconnaître comme le Dragon Réincarné. Ou, si elle était convaincue qu’il est un faux Dragon en dépit des preuves, elle organiserait une résistance. Personne parmi mes yeux-et-oreilles n’en a entendu souffler mot. Pas seulement en Andor, mais ici dans l’Altara et dans le Murandy.

— Ils sont au courant, protesta Élayne. Il y a une rébellion dans l’Ouest.

— Contre Morgase. Contre elle. Si ce n’est pas aussi un faux bruit. » La voix de Siuan était aussi unie qu’une planche rabotée. « Votre mère est morte, mon petit. Mieux vaut l’admettre et en finir avec vos larmes et votre deuil. »

Le menton d’Élayne se redressa, une habitude fort exaspérante qu’elle avait ; elle était la personnification de l’arrogance glaciale, encore que la plupart des hommes aient l’air de trouver cette attitude séduisante on ne sait trop pourquoi. « Vous vous plaignez constamment du temps qu’il faut pour entrer en contact avec tous vos agents, déclara-t-elle froidement, mais je ne m’attarderai pas à discuter si vous pouvez avoir entendu tout ce qu’il y a à apprendre. Que ma mère soit ou non vivante, ma place est à Caemlyn maintenant. C’est moi la Fille-Héritière. »

Le rire sec de Siuan fit sursauter Nynaeve. « Vous avez été Acceptée assez longtemps pour savoir à quoi vous en tenir. » Il y avait mille ans que l’on n’avait pas vu de potentiel pareil à celui d’Élayne. Pas aussi prometteur que celui de Nynaeve, au cas où elle deviendrait capable de canaliser à volonté, mais cependant assez pour que n’importe quelle Aes Sedai s’émerveille. Le nez d’Élayne se plissa – elle était parfaitement consciente que serait-elle déjà sur le Trône du Lion les Aes Sedai l’auraient emmenée pour la former, en le demandant si c’était possible, en la fourrant dans un tonneau si nécessaire – et elle ouvrit la bouche, mais Siuan poursuivit sans même ralentir. « D’accord, elles ne s’offusqueraient pas que vous montiez sur le trône plus tôt que plus tard ; voilà trop longtemps qu’il n’y a pas eu de Reine ouvertement Aes Sedai. Par contre, elles ne vous laisseront pas partir avant que vous soyez une Sœur confirmée, et même ainsi, parce que vous êtes Fille-Héritière et serez bientôt Reine, elles ne vous laisseront pas approcher ce fichu Dragon Réincarné tant qu’elles ne connaîtront pas jusqu’à quel point elles peuvent se fier à lui. Surtout depuis cette… amnistie qu’il a proclamée. » Sa bouche se crispa dans un pli revêche en prononçant le mot, et Leane eut une grimace.

La langue de Nynaeve se figea dans sa bouche, aussi. Elle avait été élevée à craindre tout homme qui est capable de canaliser, voué à devenir fou et, avant que la moitié masculine de la Vraie Source souillée par le Ténébreux l’ait fait mourir d’horrible façon, à terroriser tous ceux qui l’entourent. N’empêche, Rand, qu’elle avait vu grandir, était le Dragon Réincarné, né à la fois comme un signe que la Dernière Bataille approchait et pour combattre le Ténébreux dans cette Bataille. Le Dragon Réincarné ; l’unique espoir de l’humanité et un homme qui canalisait. Pire, d’après les rumeurs il tentait de regrouper d’autres comme lui. Certes, ils ne devaient sûrement pas être nombreux. N’importe quelle Aes Sedai donnait la chasse à quelqu’un comme eux – l’Ajah Rouge ne s’occupait guère d’autre chose – mais elles en dénichaient peu, beaucoup moins qu’autrefois, d’après ce qu’on disait.

Toutefois, Élayne n’avait pas l’intention de renoncer. C’est ce qu’il y avait d’admirable chez elle ; elle ne renoncerait pas, sa tête serait-elle sur le billot et la hache en train de s’abattre. Elle se tenait là, le menton haut, affrontant le regard de Siuan – que Nynaeve trouvait souvent difficile à soutenir. « Il y a deux bonnes raisons pour que je parte. D’abord, quoi qu’il soit arrivé à ma mère, elle n’est pas là et, en tant que Fille-Héritière, je peux calmer la population et lui assurer que la succession est assurée. Deuxièmement, je peux approcher Rand. Il a confiance en moi. Je serais bien plus efficace – et de loin – que quiconque choisie par l’Assemblée. »

Les Aes Sedai de Salidar avaient désigné leur propre Assemblée de la Tour, une Assemblée-en-exil, comme qui dirait. Ces Députées étaient censées méditer sur le choix d’une nouvelle Amyrlin, une Amyrlin légitime pour contester la prétention d’Elaida au titre et à la Tour, mais Nynaeve n’avait pas constaté qu’il en était résulté grand-chose.

« Comme c’est aimable de votre part de vous sacrifier, petite », commenta ironiquement Leane. Élayne ne changea pas d’expression, par contre elle devint rouge comme un coquelicot ; rares en dehors de cette pièce étaient les personnes au courant, et aucune Aes Sedai, mais Nynaeve ne doutait pas que la première démarche d’Élayne à Caemlyn serait d’attirer Rand à l’écart et de l’embrasser presque jusqu’à ce qu’il en perde le souffle. « Avec votre mère… absente… si Rand al’Thor vous a ainsi que Caemlyn, il a l’Andor, et l’Assemblée ne voudra pas lui laisser plus d’Andor qu’elle n’y est obligée, ni d’autres pays si elle peut s’y opposer. Il a le Tear et le Cairhien dans sa poche, avec les Aiels aussi, semble-t-il. Ajoutez l’Andor, et le Murandy et l’Altara tomberont s’il éternue. Il devient trop puissant trop vite. Rien d’impossible à ce qu’il décide qu’il n’a pas besoin de nous. Moiraine morte, il n’y a personne auprès de lui à qui nous fier. »

Ce qui fit tiquer Nynaeve. Moiraine était l’Aes Sedai qui les avait entraînées hors des Deux Rivières, elle et Rand, et avait changé leur vie. Elle, Rand et Egwene, Mat et Perrin. Elle avait pendant si longtemps voulu que Moiraine paie pour cela que la perdre était comme de perdre une partie d’elle-même. Seulement Moiraine était morte dans Cairhien, emmenant Lanfear avec elle ; elle était devenue vite légendaire parmi les Aes Sedai d’ici, la seule Aes Sedai à avoir tué une des Réprouvés, pour ne rien dire de deux. L’unique satisfaction qu’y voyait Nynaeve, bien que mortifiée d’en ressentir, était qu’à présent Lan était libéré de ses obligations de Lige envers Moiraine. Si jamais elle parvenait à le trouver.

Siuan reprit le raisonnement à l’endroit où Leane l’avait arrêté. « Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ce garçon partir naviguer sans rien pour le guider. Qui sait ce qu’il ferait ? Oui, oui, je comprends que vous êtes prête à plaider sa cause, mais je ne me soucie pas de l’entendre. J’essaie de tenir en équilibre un brochet argenté vivant sur le bout de mon nez, petite. Nous ne pouvons pas le laisser devenir trop fort avant qu’il nous accepte et, d’autre part, nous n’osons pas trop le refréner. Et je tente de garder Sheriam et les autres convaincues qu’elles doivent prendre son parti alors que la moitié des Députées de l’Assemblée n’ont aucune envie d’avoir affaire à lui et celles de l’autre moitié pensent au tréfonds de leur cœur qu’il devrait être neutralisé, Dragon Réincarné ou non. En tout cas, quels que soient vos arguments, je vous conseille de prendre ce que dit Sheriam en considération. Vous ne changerez l’avis de personne et Tiana n’a pas assez de novices ici pour l’occuper. »

Le visage d’Élayne se tendit de colère. Tiana Noselle, une Sœur Grise, était Maîtresse des Novices ici à Salidar. Il fallait qu’une Acceptée outrepasse les bornes bien davantage qu’une novice pour être envoyée à Tiana et, du même coup, la visite était bien plus humiliante et douloureuse. Tiana pouvait se montrer assez bienveillante envers une novice, encore que pas de façon excessive ; elle estimait que les Acceptées devaient être plus raisonnables et elle s’assurait qu’elles pensent de même longtemps avant qu’elles sortent du réduit qui lui servait de bureau.

Nynaeve avait observé Siuan et voici qu’une idée lui vint en tête. « Vous étiez parfaitement au courant de cette… ambassade, ou je ne sais quoi, n’est-ce pas ? Vous deux, vous êtes toujours en train de confabuler avec Sheriam et son petit cercle. » L’Assemblée était censée détenir l’autorité suprême jusqu’à ce que ses membres aient choisi une Amyrlin, mais Sheriam et la poignée d’autres Aes Sedai qui, les premières, avaient organisé les rassemblements à Salidar continuaient à exercer le vrai contrôle de la situation. « Combien en envoie-t-on, Siuan ? » Élayne eut un haut-le-corps ; manifestement, elle n’y avait pas pensé. Ce qui démontrait à quel point elle était bouleversée. D’ordinaire, elle était sensible à des nuances qui échappaient à Nynaeve.

Siuan ne nia rien. Depuis qu’elle avait été désactivée, elle pouvait mentir comme un marchand drapier mais, quand elle décidait d’être franche, elle était aussi directe qu’une claque sur la joue. « Neuf. “Assez pour honorer le Dragon Réincarné” – tripailles de poissons ! Une ambassade pour un roi comporte rarement plus de trois ! – “mais pas assez pour lui inspirer de la crainte.” S’il a appris assez pour être effrayé.

— Mieux vaut pour vous espérer qu’il l’est, commenta froidement Élayne. Sinon, neuf risquent d’être huit de trop. »

Treize était le nombre dangereux. Rand était fort, peut-être aussi fort que n’importe quel homme depuis la Destruction, mais treize Aes Sedai liées ensemble étaient capables de le maîtriser, de l’entourer d’un écran qui l’empêche d’atteindre le Saidin et de le faire prisonnier. Treize était le nombre désigné quand un homme était neutralisé, quoique Nynaeve ait commencé à penser que ce choix devait davantage à la coutume qu’à la nécessité. Les Aes Sedai accomplissaient bon nombre de choses parce qu’elles avaient toujours procédé de cette façon-là.

Le sourire de Siuan était loin d’être agréable à voir. « Je me demande pourquoi personne d’autre n’a pensé à cela ? Réfléchissez, mon petit ! Sheriam y a pensé, et aussi l’Assemblée. Une seule d’abord l’approchera et ensuite pas davantage qu’il ne se sente à l’aise avec. Par contre, il saura que neuf sont venues et quelqu’un lui expliquera sûrement quel honneur cela représente.

— Je comprends, dit Élayne d’une petite voix, j’aurais dû savoir que l’une de vous s’en aviserait. Je suis désolée. » C’était encore un bon trait de son caractère. Elle se montrait aussi entêtée qu’une mule de mauvaise humeur mais, quand elle jugeait qu’elle avait tort, elle le reconnaissait avec autant de bonne grâce que n’importe quelle villageoise. Très inhabituel de la part de quelqu’un appartenant à la noblesse.

« Min ira aussi, reprit Leane. Ses… dons ont des chances d’être utiles à Rand. Les Sœurs ne seront pas au courant de ce fait, bien entendu. Elle sait garder ses secrets. » Comme si c’était ce qui avait de l’importance.

« Je comprends », dit de nouveau Élayne, cette fois-ci d’une voix morne. Elle s’était efforcée de prendre un ton plus alerte, échouant lamentablement. « Eh bien, je vois que vous êtes occupées avec… avec Marigan. Je n’avais pas eu l’intention de vous déranger. Je vous en prie, que je ne vous interrompe pas. » Elle avait disparu avant que Nynaeve ait eu le temps d’ouvrir la bouche, la porte se refermant avec fracas derrière elle.

Nynaeve s’en prit avec colère à Leane. « Je croyais que Siuan était la mesquine de vous deux, mais ce que vous avez dit était pure méchanceté ! »

Ce fut Siuan qui répondit. « Quand deux femmes aiment le même homme, cela implique des ennuis et, quand l’homme est Rand al’Thor… La Lumière seule sait jusqu’à quel point il est encore sain d’esprit ou dans quelle direction elles pourraient l’envoyer. S’il doit y avoir crêpage de chignons et coups de griffe, qu’elles s’y mettent maintenant, ici. »

Instinctivement, la main de Nynaeve trouva sa tresse et la rejeta par-dessus son épaule. « Je devrais… » Le hic, c’est qu’elle n’y pouvait pas grand-chose, et rien qui arrange la situation. « Nous allons continuer là où nous nous sommes arrêtées quand Élayne est entrée. Mais, Siuan… Si jamais vous recommencez un coup pareil à son égard », ou au mien, pensa-t-elle, « je vous en ferai repentir… Où pensez-vous que vous allez ? »

Siuan avait reculé bruyamment sa chaise et s’était levée ; après un coup d’œil, Leane l’avait imitée.

« Nous avons du travail, répliqua Siuan d’un ton bref en se dirigeant déjà vers la porte.

— Vous avez promis de vous rendre disponible, Siuan. Sheriam vous l’a dit. » Sheriam n’en trouvait pas moins que Siuan que c’était du temps perdu, mais Nynaeve et Élayne avaient mérité des récompenses et une certaine indulgence.

Comme d’avoir pour servante « Marigan », ce qui leur laissait plus de loisir pour leurs études d’Acceptées.

Siuan lui adressa depuis la porte un regard amusé. « Peut-être vous plaindrez-vous à elle ? Et expliquerez comment vous menez vos recherches ? Je veux un moment avec Marigan ce soir ; j’ai encore quelques questions. »

Tandis que Siuan sortait, Leane déclara d’un ton de regret : « Ce serait avec plaisir, Nynaeve, mais nous devons faire ce que nous pouvons. Essayez donc Logain. » Puis elle partit, elle aussi.

Nynaeve se rembrunit. Étudier Logain lui avait appris moins encore qu’étudier les deux femmes. Elle n’était plus certaine de réussir à apprendre de lui quoi que ce soit. En tout cas, la dernière chose qu’elle désirait, c’était Guérir un homme neutralisé. Il la rendait nerveuse déjà comme cela.

« Vous vous donnez mutuellement des coups de dents comme des rats enfermés dans une boîte, commenta Marigan. À l’évidence, vos chances ne sont pas excellentes. Peut-être devriez-vous envisager… d’autres options.

— Tenez votre fichue langue ! » Nynaeve la foudroya du regard. « Taisez-vous, que la Lumière vous brûle ! » La peur filtrait toujours à travers le bracelet, mais aussi un sentiment différent, presque trop ténu pour exister. Une faible étincelle d’espoir, c’est possible. « Que la Lumière vous brûle ! » marmonna-t-elle.

Le véritable nom de cette femme était non pas Marigan mais Moghedien. Une des Réprouvées, prise au piège par son propre orgueil sans bornes et retenue prisonnière au milieu d’Aes Sedai. Seulement cinq personnes au monde étaient au courant, aucune Aes Sedai, mais garder secrète l’identité de Moghedien était pure et simple nécessité. Les crimes de la Réprouvée rendaient son exécution aussi certaine que le fait que le soleil se lève. Siuan était d’accord ; pour une Aes Sedai qui conseillerait d’attendre, s’il y en avait une, dix exigeraient que justice soit rendue immédiatement. Dans une tombe anonyme avec elle s’en irait tout ce qu’elle connaissait de l’Ère des Légendes, quand des choses inimaginables aujourd’hui étaient accomplies avec le Pouvoir. Nynaeve n’aurait pas juré qu’elle croyait la moitié de ce que Moghedien lui racontait sur celle époque. Franchement, elle n’en comprenait pas la moitié.

Soutirer des renseignements à Moghedien n’était pas facile. Parfois, c’était comme pour l’art de Guérir ; Moghedien ne s’était jamais beaucoup intéressée à ce qui ne lui apportait pas de profit, de préférence par les moyens les plus directs. Il était peu vraisemblable qu’elle révèle la vérité, mais Nynaeve la soupçonnait d’avoir été une espèce d’escroc ou de chevalier d’industrie avant de vouer son âme au Ténébreux. Parfois, elle-même et Élayne ignoraient exactement quelles questions poser. Moghedien confiait rarement d’elle-même quoi que ce soit, c’est certain. Même ainsi, elles avaient beaucoup appris et en avaient transmis la majeure partie aux Aes Sedai. Présenté comme le résultat de leurs recherches et études en tant qu’Acceptées, bien sûr. Elles avaient acquis beaucoup d’estime.

Elle et Élayne auraient conservé par-devers elles le secret de Moghedien si elles l’avaient pu, mais Birgitte était au courant dès le début, et il avait fallu informer Siuan et Leane. Siuan était suffisamment au courant des circonstances qui avaient conduit à la capture de Moghedien pour exiger une explication complète, et avait le moyen de l’obtenir. Nynaeve et Élayne connaissaient quelques-uns des secrets de Siuan et de Leane ; celles-ci semblaient connaître tous les siens et ceux d’Élayne, à l’exception de la vérité concernant Birgitte. Ce qui aboutissait à un équilibre précaire, avec l’avantage à Siuan et à Leane. D’autre part, des fragments de révélations de Moghedien impliquaient de prétendus complots d’amis du Ténébreux et des allusions à ce que mijotaient les autres Réprouvés. La seule façon de les transmettre était de leur donner l’apparence de venir des agents de Siuan et de Leane. À l’exception de ce qui touchait à l’Ajah Noire – dont l’existence était soigneusement dissimulée et longtemps niée – bien que ce fût ce qui intéressait le plus Siuan. Les Amis du Ténébreux l’écœuraient, mais la seule idée d’Aes Sedai jurant fidélité au Ténébreux suffisait à chauffer la colère de Siuan jusqu’à une rage blanche. Moghedien prétendait avoir été trop effrayée pour s’approcher de n’importe quelle Aes Sedai, chose assez compréhensible. La peur était une partie intégrante permanente de cette femme. Pas étonnant qu’elle se soit dissimulée dans l’ombre au point d’y gagner le surnom de l’Araignée. L’un dans l’autre, elle représentait un trésor trop précieux pour qu’on l’abandonne au bourreau, pourtant la plupart des Aes Sedai ne le verraient pas de ce point de vue-là. La plupart des Aes Sedai refuseraient de toucher quoi que ce soit appris d’elle ou encore de s’y fier.

Pas pour la première fois, Nynaeve éprouva un brusque élan de culpabilité et de répulsion. N’importe quelle somme de connaissances peut-elle justifier de ne pas livrer une des Réprouvés à la justice ? La dénoncer aurait comme conséquence un châtiment, probablement terrible, pour toutes les personnes impliquées, non seulement elle-même mais aussi Élayne, Siuan et Leane. La livrer provoquerait obligatoirement la révélation du secret de Birgitte. Et la perte de toutes ces connaissances. Moghedien ignorait peut-être le B.A. BA de l’art de Guérir, mais elle avait fourni à Nynaeve une douzaine d’indications sur ce qui était possible – et il devait y en avoir d’autres dans sa tête. Avec cela pour la guider, que ne finirait-elle pas par découvrir ?

Nynaeve avait envie d’un bain, et cela n’avait rien à voir avec la chaleur. « Parlons du temps », reprit-elle d’un ton amer.

— Vous en savez plus que moi sur la maîtrise que l’on peut exercer dessus. » La voix de Moghedien dénotait de la lassitude, dont un écho glissa le long du bracelet. Il y avait eu assez de questions sur ce sujet. « Que vous répéter sinon que ce qui se produit est l’œuvre du Grand Seigneur des… du Ténébreux. » Elle eut l’audace de sourire d’un air patelin à ce lapsus. « Aucun être humain normal n’est assez puissant pour changer cela. »

Nynaeve eut du mal à s’empêcher de grincer des dents. Sur la question de la maîtrise du temps, Élayne était plus savante que quiconque à Salidar et elle disait la même chose. Y compris le rôle du Ténébreux, encore que n’importe qui sauf le dernier des imbéciles s’en serait douté étant donné la température brûlante alors que la neige aurait dû tomber bientôt, l’absence de pluie et le dessèchement des cours d’eau. « Alors parlons des divers tissages pour Guérir des maladies différentes. » Moghedien affirma que cela prenait davantage de temps que ce qui se pratiquait à présent, mais que toute la force de la Guérison provenait du Pouvoir, pas du malade et de la femme qui canalisait. Naturellement, elle prétendit que les hommes avaient été plus habiles dans certaines sortes de Guérison, et Nynaeve n’était nullement prête à le croire. « Vous l’avez sûrement constaté au moins une fois. »

Elle se résigna à creuser les scories pour y découvrir des pépites. Un peu de savoir en valait amplement la peine. Elle aurait juste préféré ne pas se sentir piocher dans de la boue.


Dès qu’elle fut sortie, Élayne n’hésita pas, elle se contenta d’un signe de la main à l’adresse de Birgitte et continua son chemin… Birgitte, ses cheveux blonds réunis en une tresse complexe s’allongeant jusqu’à sa taille, jouait avec deux petits garçons, tout en montant la garde dans l’étroite venelle, avec auprès d’elle son arc accoté contre une palissade hors d’aplomb. Ou essayant de jouer avec eux. Jaril et Seve regardaient fixement cette femme en courte veste foncée et curieuses amples chausses jaunes mais c’était leur seule réaction. Ils étaient censés être les enfants de « Marigan ». Birgitte était contente de jouer avec eux, et un peu triste ; elle aimait toujours jouer avec des enfants, en particulier des petits garçons, et elle éprouvait alors toujours ces sentiments-là. Élayne le savait aussi bien qu’elle connaissait ses propres réactions.

Si elle avait pensé que Moghedien était responsable en quoi que ce soit de leur état… Mais Moghedien affirmait qu’ils étaient comme cela quand elle les avait choisis pour se déguiser dans le Ghealdan, des orphelins dans la rue, et quelques-unes des Sœurs Jaunes disaient qu’ils en avaient simplement trop vu pendant les émeutes dans la ville de Samara. Élayne le croyait volontiers, étant donné ce à quoi elle-même avait assisté là-bas. Les Sœurs Jaunes disaient que du temps et des bons soins y remédieraient ; Élayne l’espérait. Elle espérait ne pas permettre à la personne responsable d’échapper à la justice.

Elle ne voulait pas penser maintenant à Moghedien. Ni à sa mère. Non, elle ne voulait absolument pas y songer. Min. Et Rand. Il devait y avoir un moyen de régler cette situation-là. Prêtant à peine attention au salut de la tête que Birgitte lui adressait en retour, elle parcourut en hâte la venelle et déboucha dans la rue principale de Salidar sous un ciel sans nuages d’une chaleur de four.

Salidar était un bourg resté à l’abandon avant que les Aes Sedai fuyant le coup de force d’Élaida aient commencé à s’y rassembler, mais à présent du chaume neuf coiffait les maisons, dont la plupart avaient fait l’objet d’importantes réparations récentes et de raccords, ainsi que les trois bâtiments en pierre qui avaient été des auberges. L’un d’eux, le plus vaste, était appelé par certains « la Petite Tour » ; c’est là que se réunissait l’Assemblée. N’avaient été effectués que les travaux indispensables, bien sûr ; nombreuses étaient les fenêtres aux vitres fêlées, ou sans vitre du tout. Il y avait plus important que de rejointoyer des murs ou de repeindre. Les rues à la chaussée en terre battue étaient bondées. Pas uniquement d’Aes Sedai, évidemment, mais aussi d’Acceptées au bas de la jupe orné de bandes et des novices affairées en tenue entièrement blanche, des Liges se déplaçant avec la grâce redoutable d’un léopard qu’ils fussent minces ou massifs, des serviteurs qui avaient suivi des Aes Sedai à leur départ de la Tour, même quelques enfants. Et des soldats.

L’Assemblée d’ici se préparait à soutenir ses revendications contre Elaida au besoin par les armes dès qu’elle aurait choisi une Amyrlin digne de ce nom. Le bruit lointain de marteaux, en provenance de forges à l’orée du village, dominant les murmures de foule, indiquait que des chevaux étaient ferrés, des armures remises en état. Un homme au visage franc, aux cheveux bruns largement striés de gris, suivait lentement la rue à cheval, en tunique de couleur chamois et cuirasse bosselée. Se frayant un chemin au milieu de la foule, il examinait des pelotons d’hommes en marche avec de longues piques sur l’épaule ou portant des arcs. Gareth Bryne avait accepté de recruter et de conduire l’armée de l’Assemblée de Salidar, encore qu’Élayne aurait aimé savoir exactement pourquoi et comment. Quelque chose en rapport avec Siuan et Leane, mais quoi elle était incapable de l’imaginer, car il leur menait la vie dure à l’une comme à l’autre, en particulier à Siuan, en accord avec une parole donnée dont Élayne ignorait aussi les termes exacts. À part que Siuan se plaignait amèrement de devoir nettoyer sa chambre et ses vêtements en plus de ses autres tâches. Elle se plaignait, mais elle s’exécutait ; ce devait être un serment solennel.

Le regard de Bryne passa sur Élayne avec à peine une hésitation. Il s’était montré froidement courtois et distant depuis l’arrivée d’Élayne à Salidar, bien qu’elle l’ait connu depuis son berceau. Moins d’un an plus tôt encore, il avait été commandant en chef des Gardes de la Reine, en Andor. À cette époque-là, Élayne avait cru que lui et sa mère se marieraient. Non, elle n’allait pas penser à sa mère ! Min. Il fallait qu’elle trouve Min et lui parle.

Toutefois, à peine avait-elle commencé à se faufiler dans la rue poussiéreuse pleine de monde que deux Aes Sedai l’aperçurent. Impossible d’agir autrement que s’arrêter et plonger dans une révérence, tandis que la cohue s’écoulait autour d’elles. Les deux femmes étaient rayonnantes. Aucune ne transpirait. Tirant de sa manche un mouchoir pour se tamponner la figure, Élayne regretta que ce point particulier du savoir des Aes Sedai ne lui ait pas encore été enseigné. « Bonjour, Anaiya Sedai, Janya Sedai.

— Bonjour, mon enfant. Avez-vous encore des découvertes pour nous, aujourd’hui ? » Comme d’ordinaire, Janya Frende parlait comme si le temps manquait pour formuler ses mots. « Quels progrès remarquables vous avez accomplis, vous et Nynaeve, surtout pour des Acceptées. Je ne vois toujours pas comment s’y prend Nynaeve, quand elle a tant de difficultés avec le Pouvoir, mais je dois dire que je suis enchantée. » À l’encontre de la plupart des Sœurs de l’Ajah Brune, souvent distraites une fois sorties de leurs livres et de leurs études, Janya Sedai avait une apparence très soignée, chaque court cheveu brun bien aligné autour du visage sans âge qui était le signe distinctif des Aes Sedai ayant une longue pratique du Pouvoir.

Pourtant, l’aspect de cette femme svelte indiquait l’Ajah à laquelle elle appartenait. Sa robe était d’un gris sans ornement et en solide drap de laine – les Sœurs Brunes considéraient rarement les vêtements comme davantage qu’un moyen d’être décemment couvertes – et même quand elle vous parlait elle fronçait légèrement les sourcils comme si elle réfléchissait à quelque chose d’entièrement différent. « Cette façon de vous envelopper de lumière pour devenir invisible. Remarquable. Je suis sûre que quelqu’un trouvera le moyen d’immobiliser les ondes provoquées par les mouvements, de sorte que l’on puisse se déplacer avec cet écran de lumière. Et Carenna est enthousiasmée par ce petit tour de Nynaeve pour écouter sans être remarquée. Répréhensible de sa part, de songer à cela, mais utile. Carenna pense savoir comment l’adapter pour parler à quelqu’un à distance. Vous vous imaginez ! S’entretenir avec une personne éloignée d’un quart de lieue ! Ou d’une demi-lieue ou même… » Anaiya lui effleura le bras et elle s’interrompit net, regardant l’autre Aes Sedai en clignant des yeux.

« Vous faites d’immenses progrès, Élayne », déclara calmement Anaiya. Cette femme au visage ouvert était toujours calme. Maternelle était le qualificatif qui convenait pour la décrire et, en général, réconfortante, mais l’expression propre aux Aes Sedai rendait impossible de lui attribuer un âge. Elle appartenait elle aussi au petit cercle de Sheriam qui détenait réellement l’autorité dans Salidar. « Plus importants qu’aucune de nous ne s’y attendait, à vrai dire, et nous attendions beaucoup. La première depuis la Destruction du Monde à fabriquer un ter’angreal. C’est extraordinaire, mon enfant, et je veux que vous le sachiez. Vous avez de quoi être très fière de vous. »

Élayne contempla le sol au bout de ses pieds. Deux garçonnets pas plus hauts que sa taille surgirent en riant, se faufilant à travers la cohue. Elle espérait que personne n’était assez près pour avoir entendu. Non pas qu’un des passants se retournait sur elles. Avec un si grand nombre d’Aes Sedai dans le village, même les novices n’esquissaient de révérence que si une Aes Sedai s’adressait à elles, et toutes étaient chargées de commissions qui auraient dû être exécutées la veille.

Elle ne se sentait nullement fière. Pas alors que toutes leurs « découvertes » provenaient de Moghedien. Il y en avait eu beaucoup, à commencer par « l’inversion », de sorte qu’un tissage ne pouvait être discerné que par la femme qui l’avait ouvré, toutefois elle et Nynaeve n’avaient pas tout transmis. Pour commencer, comment cacher que l’on avait la faculté de canaliser. Sans cela, Moghedien aurait été démasquée en quelques heures – n’importe quelle Aes Sedai à deux ou trois pas d’une femme était capable de déceler si celle-ci était capable de canaliser – et si les Aes Sedai apprenaient ce tour-là, elles pouvaient aussi apprendre à pénétrer ce masque. Et comment se déguiser ; des tissages inversés rendaient « Marigan » absolument différente de Moghedien.

Une partie de ce que celle-ci connaissait était par trop répugnant. La compulsion, par exemple, qui pliait la volonté d’autrui, et était une façon d’implanter des instructions dans le cerveau du receveur de telle sorte qu’il ne se rappelait même plus les ordres quand il les exécutait. Des méthodes encore pires. Trop écœurantes et peut-être trop dangereuses pour être mises à la disposition de n’importe qui. Nynaeve affirmait qu’elles devaient les apprendre afin d’être en mesure de les contrecarrer, mais Élayne ne le voulait pas.

Elles gardaient tant de secrets, racontaient tant de mensonges à des amis ou des personnes partageant leurs opinions, qu’elle aurait presque souhaité pouvoir prêter les Trois Serments sans attendre de devenir Aes Sedai. Un de ces serments vous empêchait de prononcer un mot qui n’était pas vrai, vous y astreignait comme s’il était partie intégrante de votre propre chair.

« Je n’ai pas réussi avec les ter’angreals aussi bien que je l’aurais pu, Anaiya Sedai. » Cela, du moins, était son œuvre et son œuvre à elle seule. Les premiers avaient été le bracelet et le collier – un fait soigneusement tenu secret, inutile de le préciser – mais c’était une copie modifiée d’une invention détestable, l’a’dam que les Seanchans avaient laissée derrière eux quand ils avaient été rejetés à la mer après leur invasion du port de Falme. Le simple disque vert qui permettait de réussir le tissage de l’invisibilité à quelqu’un dépourvu d’assez de force pour y parvenir sans ce disque – peu en avaient suffisamment – avait été son idée à elle. Elle n’avait pas d’angreals ou de sa’angreals à étudier, ils avaient donc été impossibles à reproduire jusqu’à présent et, même après son succès en copiant le dispositif seanchan, les ter’angreals ne s’étaient pas révélés aussi simples qu’elle l’avait cru. Ils utilisaient le Pouvoir au lieu de l’augmenter, l’utilisaient dans un but déterminé. Certains pouvaient même servir à des gens incapables de canaliser, et même à des hommes. Ils auraient dû être plus simples. Peut-être l’étaient-ils, dans leur fonction, mais pas simples à fabriquer.

Sa réponse modeste déchaîna un torrent de paroles chez Janya. « Ridicule, enfant. Absolument ridicule. Voyons, je ne doute pas que dès que nous serons de retour à la Tour et en mesure de vous soumettre aux tests et de vous placer la Baguette des Serments dans la main, vous serez élevée au droit de porter le châle aussi bien que l’anneau. Sans aucun doute. Vous remplissez vraiment toutes les promesses devinées en vous. Et même davantage. Personne ne se serait attendu… » Anaiya lui effleura de nouveau le bras ; cela ressemblait à un signal convenu, parce qu’une fois de plus Janya s’interrompit et cligna des paupières.

« Inutile de rendre cette enfant trop bouffie d’orgueil, déclara Anaiya. Élayne, je ne supporterai pas de bouderie de votre part. Vous devriez avoir dépassé ce stade depuis longtemps. » La mère savait se montrer aussi ferme que bienveillante. « Je ne veux pas que vous ruminiez quelques échecs, pas quand votre succès a été aussi prodigieux. » Élayne avait exécuté cinq essais avec le disque de pierre. Deux n’avaient rien donné et deux avaient produit une image floue en même temps qu’une vive envie de vomir. La tentative qui avait réussi était la troisième. Plus qu’un nombre minime d’échecs aux yeux d’Élayne. « Tout ce que vous avez réalisé est magnifique. Vous et aussi Nynaeve.

— Merci, répondit Élayne. Merci à vous deux. J’essaierai de ne pas me montrer boudeuse. » Quand une Aes Sedai déclarait que vous étiez dépitée, la seule chose a ne pas affirmer était que vous n’éprouviez aucun dépit. « Voulez-vous m’excuser, je vous prie ? Je crois que l’ambassade part aujourd’hui pour Caemlyn et j’aimerais dire au revoir à Min. »

Elles la laissèrent s’en aller, bien sûr, encore que Janya aurait peut-être mis une demi-heure à le faire si Anaiya n’avait pas été là. Anaiya examina Élayne d’un regard pénétrant – elle était certainement au courant de la discussion avec Sheriam – mais ne dit rien. Parfois, les silences d’une Aes Sedai étaient aussi éloquents qu’un discours.

Tâtant l’anneau passé au troisième doigt de sa main gauche, Élayne s’élança quasiment au pas gymnastique, le regard fixé sur un horizon assez lointain pour pouvoir prétendre ne pas avoir vu quelqu’un d’autre qui tenterait de l’arrêter pour lui adresser des félicitations. Ce qui impliquait des chances de réussir et des risques d’impliquer une visite à Tiana ; l’indulgence pour du bon travail avait ses limites. À cette minute, elle aurait de beaucoup préféré Tiana à des louanges qu’elle ne méritait pas.

L’anneau en or figurait un serpent se mordant la queue, le Grand Serpent, symbole des Aes Sedai, mais porté aussi par les Acceptées. Quand elle se draperait dans le châle, aux franges de la couleur de l’Ajah qu’elle avait choisie, elle enfilerait cet anneau sur n’importe quel doigt. Pour elle, ce serait l’Ajah Verte, par force ; seules les Sœurs Vertes avaient plus d’un Lige et elle voulait avoir Rand. Ou, en tout cas, autant de lui que possible. La difficulté était qu’elle était déjà liée à Birgitte, la première femme sur terre à devenir Lige. Voilà comment elle était en mesure de percevoir les sentiments de Birgitte, comment elle savait que Birgitte s’était enfoncé une écharde dans la main ce matin. Seule Nynaeve était au courant de ce liage. Les Liges étaient réservés aux Aes Sedai de plein droit ; pour une Acceptée qui transgressait cette règle, aucune indulgence au monde ne serait accordée. En ce qui les concernait, il s’était agi d’une nécessité et non d’un caprice – sans cela, Birgitte serait morte – mais Élayne ne pensait pas que cela ferait de différence. Enfreindre une règle concernant le Pouvoir risquait d’être fatal pour soi-même et d’autres ; afin d’imprimer cela fermement dans les esprits, les Aes Sedai laissaient rarement sans châtiment quiconque violait n’importe quel règlement pour quelque raison que ce soit.

Que de faux-fuyants ici à Salidar. Pas seulement concernant Birgitte et Moghedien. Un des Serments empêchait une Aes Sedai de mentir, mais point n’est besoin de mentir pour ce qui n’est pas dit. Moiraine savait comment tisser un manteau d’invisibilité, peut-être de la même manière qu’elles avaient apprise de Moghedien ; Nynaeve avait vu Moiraine s’en servir une fois, avant que Nynaeve ait eu la moindre idée de ce qu’était le Pouvoir. Personne d’autre ne connaissait cette méthode à Salidar, par contre. Ou – en tout cas – n’admettait la connaître. Birgitte avait confirmé ce dont Élayne commençait à se douter. La plupart des Aes Sedai, peut-être toutes, gardaient par-devers elles au moins une partie de ce qu’elles savaient ; la plupart avaient leurs astuces secrètes. Qui pouvaient devenir des connaissances générales seraient-elles enseignées aux novices ou aux Acceptées, si suffisamment d’Aes Sedai les avaient apprises, – ou qui pouvaient disparaître avec les Aes Sedai. Deux ou trois fois, elle avait cru surprendre une étincelle dans les yeux de l’une d’entre elles quand elle démontrait quelque chose. Carenna avait compris la façon d’écouter sans être vue avec une rapidité suspecte. Toutefois, ce n’était guère le genre d’accusation qu’une Acceptée était en mesure de porter contre une Aes Sedai.

Être au courant ne rendait pas ses propres supercheries plus plaisantes, mais atténuait un peu les choses. Cela et se rappeler qu’il y avait eu nécessité. Si seulement on cessait de l’accabler de louanges pour ce qui n’était pas de son fait.

Elle était sûre de l’endroit où elle retrouverait Min. L’Eldar coulait à un peu moins d’une lieue et demie de Salidar et un minuscule ruisseau passait à la lisière du village en traversant la forêt avant de se jeter dedans. La plupart des arbres grandis dans le bourg avaient été abattus depuis le début de l’arrivée des Aes Sedai, mais un petit groupe d’entre eux se dressait encore le long du ruisseau derrière quelques maisons, sur une bande de terrain trop étroite pour être utilisée. Min affirmait préférer les villes, pourtant elle venait souvent s’asseoir sous ces arbres. Ainsi échappait-elle un moment aux Aes Sedai et aux Liges, ce qui était presque essentiel pour Min.

Effectivement, quand Élayne contourna avec précaution l’angle d’une maison sur la mince langue de terre au ras d’un filet d’eau pas plus large. Min était assise là, adossée à un arbre, et contemplait le ruisselet clapotant sur les cailloux. Ce qu’il en restait ; l’eau avançait lentement au milieu d’un lit de boue desséchée deux fois plus large que ce filet liquide. Ici, les arbres conservaient un peu de feuilles, alors que la forêt environnante commençait à être dépouillée, même les chênes.

Une branche morte craqua sous l’escarpin d’Élayne et Min se releva d’un bond. Comme d’ordinaire, elle portait une tunique et des chausses grises de garçon, mais elle avait fait broder des petites fleurs bleues sur les revers et le long des jambes collantes. Chose curieuse, puisqu’elle disait que les trois tantes qui l’avaient élevée étaient couturières, Min ne semblait pas reconnaître une extrémité d’une aiguille de l’autre. Elle dévisagea Élayne, puis esquissa une grimace et passa les doigts dans ses cheveux sombres qui lui tombaient jusqu’aux épaules. « Vous savez, fut ce qu’elle se contenta de dire.

— J’ai pensé que nous devrions avoir une petite conversation. »

Min fourra de nouveau ses mains dans ses cheveux. « Siuan ne m’a prévenue que ce matin. Depuis, j’ai essayé de rassembler le courage de vous avertir. Elle veut que je l’espionne, Élayne. Pour l’ambassade, et elle m’a donné des noms à Caemlyn, de gens qui peuvent lui transmettre des messages.

— Vous ne le ferez pas, naturellement », répliqua Élayne sur un ton qui excluait toute question, et Min lui adressa un sourire reconnaissant. « Pourquoi aviez-vous peur de venir me trouver ? Nous sommes amies, Min. Et nous nous sommes promis mutuellement de ne pas laisser un homme nous séparer. Même si nous l’aimons, l’une et l’autre. »

Le rire de Min avait un son légèrement rauque ; Élayne pensa que bien des hommes le jugeraient séduisant. Et elle était jolie, avec quelque chose d’espiègle. Et comptant plusieurs années de plus qu’elle ; était-ce en sa faveur, ou non ? « Oh, Élayne, nous le disions quand il était à bonne distance de nous deux. Vous perdre serait comme de perdre une sœur, mais qu’en serait-il si l’une de nous changeait d’avis ? » Mieux valait ne pas demander laquelle c’était censé être. Élayne essaya de ne pas penser que si elle ligotait et bâillonnait Min avec le Pouvoir puis inversait le tissage, elle serait en mesure de la cacher dans une cave jusqu’à ce que l’ambassade soit partie depuis longtemps. « Nous ne changerons pas d’avis », répliqua-t-elle simplement. Non, elle ne pourrait pas faire cela à Min. Elle voulait Rand pour elle seule, mais elle ne pouvait pas faire de mal à Min. Peut-être pouvait-elle juste demander que Min ne s’en aille que lorsqu’elles seraient en mesure de s’en aller toutes les deux. À la place, elle dit : « Est-ce que Gareth Bryne vous a dégagée de votre serment ? »

Cette fois, le rire de Min fut un rire sec. « Loin de là. Il déclare qu’il m’obligera à le tenir tôt ou tard. Siuan est celle qu’il veut garder, la Lumière seule sait pourquoi. » Une légère tension de ses traits incita Élayne à penser qu’une vision était impliquée, mais elle ne posa pas de questions. Min ne discutait jamais de ces visions sauf avec ceux qu’elles concernaient.

Elle avait un don connu de peu de personnes à Salidar : Élayne et Nynaeve, Siuan et Leane ; c’est tout. Birgitte n’était pas au courant, mais aussi Min ne l’était pas non plus à son sujet. Ni au sujet de Moghedien. Tant de secrets. Cependant les secrets de Min lui appartenaient. Parfois, elle voyait autour des gens des images ou des auras et parfois elle savait ce qu’elles signifiaient. Quand elle le savait, elle avait toujours raison ; par exemple, si elle annonçait qu’un homme et une femme se marieraient, eh bien, tôt ou tard ils s’épousaient, même si pour le présent ils se haïssaient de façon manifeste. Leane appelait cela « déchiffrer le Dessin », mais cela n’avait rien à voir avec le Pouvoir. La plupart des gens n’étaient entourés d’images que de temps en temps, par contre les Aes Sedai et les Liges toujours. Min se retirait ici précisément pour échapper à ce déluge.

« Voulez-vous emporter une lettre pour Rand de ma part ?

— Bien sûr. » L’assentiment de Min fut si prompt, son expression si ouverte qu’Élayne rougit et reprit précipitamment la parole. Elle n’était pas certaine qu’elle aurait accepté si les circonstances avaient été inversées. « Ne lui dites rien de vos visions. Min. De celle qui nous concerne, j’entends. » L’une des visions prémonitoires de Min au sujet de Rand était que trois femmes tomberaient éperdument amoureuses de lui, seraient liées à lui pour toujours et que l’une d’elles serait elle-même. La deuxième s’était révélée être Élayne. « S’il était mis au courant de cette vision, il conclurait peut-être que ce n’est pas ce que nous voulons, que c’est imposé par le Dessin ou par sa nature de Ta’veren. Il pourrait décider d’agir noblement et de nous sauver en ne nous laissant ni l’une ni l’autre l’approcher.

— Possible, répliqua Min d’un ton dubitatif. Les hommes sont bizarres. Plus probablement, s’il se rend compte que nous arriverons ventre à terre quand il esquissera un signe du doigt, il l’esquissera. Il serait incapable de s’en empêcher. J’ai vu comment ils se conduisent. Je pense que cela doit avoir un rapport avec les poils qui leur poussent au menton. » Elle avait un air tellement songeur qu’Élayne hésita entre croire à une plaisanterie ou à un propos sérieux. Min semblait connaître pas mal de choses sur les hommes ; elle avait travaillé surtout dans des écuries – elle aimait les chevaux – mais une fois elle avait mentionné avoir servi à table dans une taverne. « Quoi qu’il en soit, je me tairai là-dessus. Vous et moi nous le partagerons comme un pâté. Peut-être laisserons-nous la troisième avoir un bout de la croûte si elle se présente.

— Qu’est-ce que nous allons faire. Min ? » Élayne n’avait pas eu l’intention de dire cela, et certainement pas d’une voix presque gémissante. Une portion d’elle-même tenait à préciser sans équivoque qu’en ce qui la concernait, elle, jamais elle n’obéirait à un signe du doigt ; une autre portion avait envie qu’il recourbe ce doigt. Une portion d’elle-même désirait affirmer qu’elle ne partagerait pas Rand, d’aucune façon, avec personne, même une amie, et que les visions de Min aillent au Gouffre du Destin ; une portion avait envie de tirer les oreilles de Rand pour les avoir mises dans cette situation, elle et Min. C’était tellement infantile qu’elle se serait volontiers caché la tête, mais elle était dans l’impossibilité de démêler l’enchevêtrement de ses sentiments. Maîtrisant sa voix, elle répondit à sa propre question avant que Min en ait eu le temps. « Ce que nous allons faire, c’est nous asseoir ici un moment pour bavarder. » Elle joignit le geste à la parole, choisissant un endroit où les feuilles mortes formaient une couche particulièrement épaisse. Un arbre fournit un dossier confortable. « Seulement pas au sujet de Rand. Vous me manquerez, Min. C’est si bon d’avoir une amie à qui me fier. »

Min s’installa en tailleur à côté d’elle et commença à déterrer des cailloux d’un geste machinal pour les lancer dans le ruisseau. « Nynaeve est votre amie. Vous avez confiance en elle. Et Birgitte semble bien en être une aussi ; vous passez même plus de temps avec elle qu’avec Nynaeve. » Son front se plissa légèrement. « Croit-elle vraiment qu’elle est la Birgitte des légendes ? Vous comprenez, l’arc et la tresse – tous les contes les mentionnent, encore que son arc ne soit pas en argent – et j’ai du mal à croire que ce soit son nom de naissance.

— Elle est née avec ». répliqua Élayne prudemment. C’était la vérité, en un sens. Mieux valait détourner la conversation. « Nynaeve ne parvient toujours pas à décider si je suis une amie ou quelqu’un qu’elle doit rabrouer pour l’obliger à faire ce qu’elle estimait juste. Et elle passe plus de temps que moi à se rappeler que je suis la fille de sa souveraine. Je crois que parfois elle en éprouve de la rancune à mon égard. Vous jamais.

— Peut-être que cela ne m’impressionne pas autant. » Min arborait un sourire, mais elle parlait sérieusement. « Je suis née dans les Montagnes de la Brume, Élayne, aux mines. La loi de votre mère pèse peu de poids aussi loin dans l’Ouest. » Le sourire s’effaça de son visage. « Je suis désolée, Élayne. »

Réprimant un élan d’indignation – Min était aussi bien que Nynaeve une sujette du Trône du Lion ! – Élayne laissa retomber sa tête en arrière contre le tronc de l’arbre. « Discutons de quelque chose de réjouissant. » Le soleil flamboyait au-dessus de leurs têtes à travers les branches ; le ciel était un voile uniformément bleu, sans même un nuage à l’horizon. Impulsivement, elle s’ouvrit à la Saidar et la laissa l’envahir, comme si toute la joie de vivre existant au monde avait été distillée et que chaque goutte dans ses veines était remplacée par cette essence. Qu’elle parvienne à former ne serait-ce qu’un nuage, ce serait un signe que la situation s’arrangerait au mieux. Sa mère vivrait. Rand l’aimerait. Et Moghedien… subirait un sort adéquat. D’une manière ou d’une autre. Elle lissa une toile ténue en travers du ciel aussi loin que portait sa vue, utilisant l’Air et l’Eau, cherchant de l’humidité pour un nuage. Qu’elle se concentre avec assez de rigueur… La sensation de délice devint vite proche de la souffrance, le signal du danger ; qu’elle attire à elle davantage de Pouvoir et elle risquait de se désactiver. Rien qu’un petit nuage.

« Quelque chose de réjouissant ? répéta Min. Ma foi, je sais que vous n’avez pas envie de parler de Rand mais, vous et moi mises à part, il est toujours ce qu’il y a de plus important au monde à présent. Et le plus heureux. Les Réprouvés tombent morts quand il apparaît, et les nations s’alignent pour s’incliner devant lui. Les Aes Sedai d’ici sont prêtes à lui apporter leur soutien. J’en suis sûre, Élayne ; elles y sont obligées. Tenez, Élaida lui donnera ensuite la Tour. La Dernière Bataille sera une plaisanterie. Il gagne, Élayne. Nous gagnons. »

Relâchant la source, Élayne se radossa mollement contre l’arbre, le regard fixé sur un ciel aussi désolé que l’était devenue son humeur. Nul besoin d’être capable de canaliser pour comprendre que la main du Ténébreux était à l’œuvre, et s’il pouvait influer à ce point sur le monde, s’il pouvait seulement y toucher… « Vous croyez ? » dit-elle, mais trop bas pour que Min l’entende.


Le manoir n’était pas encore achevé, les grands lambris de la salle d’honneur en bois clair non apprêté, mais Faile ni Bashere t’Aybara y donnait audience tous les après-midi, comme il se devait pour l’épouse du seigneur, assise dans un fauteuil massif à haut dossier sculpté de faucons, juste devant une cheminée de pierre sans ornement qui faisait pendant à une autre à l’extrémité de la salle. Le siège vide à côté d’elle, sculpté de loups et avec une grande tête de loup au sommet du dossier, aurait dû être occupé par son mari, Perrin t’Bashere Aybara, Perrin aux Yeux d’Or, Seigneur des Deux Rivières.

Naturellement, le manoir n’était qu’un corps de ferme aux dimensions dépassant l’ordinaire, la salle d’honneur avait moins de sept toises de long – quels grands yeux Perrin avait ouverts quand elle avait insisté pour que la salle soit de cette taille ; il avait encore l’habitude de se considérer comme un forgeron, ou même un apprenti forgeron – et le prénom qui lui avait été donné à sa naissance était Zarine et non pas Faile. Ces questions-là n’avaient pas d’importance. Zarine était un nom convenant à une femme langoureuse qui poussait des soupirs frémissants à propos de poèmes composés sur ses sourires. Faile, le nom qu’elle avait choisi en tant que Chasseur consacré par serment à La Quête du Cor de Valère, signifiait « faucon » dans l’Ancienne Langue. Quiconque ayant bien regardé son visage, avec son nez aquilin, ses hautes pommettes et ses yeux sombres en amande qui lançaient des éclairs quand elle était en colère, ne pouvait avoir de doute sur lequel de ces noms était le plus approprié. Pour le reste, les intentions comptaient énormément. Ainsi que ce qui était juste et convenable.

En cette minute, ses yeux flamboyaient. Rien ne remédiait à l’obstination de Perrin et pas grand-chose à la chaleur hors de saison. Toutefois, à vrai dire, agiter sans résultat un éventail en plumes de paon pour créer une brise rafraîchissante qui lutte contre la sueur perlant sur ses joues n’adoucissait nullement son humeur.

Dans cette fin d’après-midi, il ne restait que quelques personnes de la masse de gens venus pour qu’elle tranche leurs différends. En réalité, ils venaient pour être entendus par Perrin, mais l’idée de juger des gens au milieu de qui il avait grandi l’horrifiait. À moins qu’elle ne réussisse à le coincer, il disparaissait comme un loup dans le brouillard quand arrivait l’heure de l’audience quotidienne. Par chance, les gens ne se formalisaient pas lorsque Dame Faile les écoutait à la place du Seigneur Perrin. Ou un petit nombre seulement, en tout cas, et ceux-là assez sages pour dissimuler leur contrariété.

« Vous m’avez soumis ceci », déclara-t-elle d’une voix neutre. Les deux jeunes femmes transpirant devant son fauteuil se déplacèrent avec malaise d’un pied sur l’autre et contemplèrent les lames de parquet cirées.

Les formes rondelettes de Sharmad Zeffar au teint cuivré étaient couvertes, encore que loin d’être dissimulées, par une robe domanie à col montant mais juste opaque, la soie couleur d’or clair usée à l’ourlet de la jupe et au bas des manches, encore parsemée de petites taches indélébiles attrapées pendant le voyage ; la soie est de la soie, après tout, et rare à trouver ici. Les patrouilles dans les Montagnes de la Brume à la recherche de ce qui restait de l’invasion trolloque de l’été avaient découvert peu de ces créatures bestiales qu’étaient les Trollocs – et pas de Myrddraals, que la Lumière en soit remerciée – mais elles avaient rencontré presque tous les jours des réfugiés, dix ici, vingt là, cinq ailleurs. La plupart arrivaient de la Plaine d’Almoth, mais aussi une bonne quantité du Tarabon et, comme Sharmad, de l’Arad Doman, tous fuyant des pays ruinés par l’anarchie qui avait succédé à la guerre civile. Faile ne voulait pas penser au nombre de ceux qui avaient péri dans les montagnes. Dépourvues de routes et même de sentiers, les montagnes n’étaient pas faciles à traverser dans les meilleures conditions, et la période actuelle était loin d’offrir les meilleures.

Rhea Avin n’était pas une réfugiée, bien que portant une copie d’une robe tarabonaise en drap de laine finement tissé, avec de souples plis gris qui moulaient et soulignaient presque autant que la tenue plus mince de Sharmad. Ceux qui avaient survécu à la longue marche pour franchir les montagnes avaient apporté davantage que des rumeurs affolantes : des techniques auparavant inconnues dans les Deux Rivières et de la main-d’œuvre pour travailler les terres des fermes dépeuplées par les Trollocs. Rhea était une jolie jeune femme au visage rond, née à moins d’une lieue de l’endroit où se dressait à présent le manoir, ses cheveux noirs réunis dans une tresse épaisse comme son poignet lui tombant jusqu’à la taille. Dans la région des Deux Rivières, les jeunes filles ne nattaient leur chevelure que lorsque le cercle des Femmes décidait qu’elles étaient assez âgées pour se marier, que ce soit à quinze ou à trente ans, encore que peu aient jamais dépassé vingt ans. Au vrai, Rhea avait cinq bonnes années de plus que Faile, ses cheveux tressés depuis quatre ans, mais à la minute présente elle avait l’air de les porter flottant toujours sur ses épaules et de venir de comprendre que ce qui avait paru une merveilleuse idée sur le moment était en réalité la pire stupidité possible. Aussi bien, Sharmad semblait encore plus décontenancée, car elle n’avait qu’un an de plus que Rhea ; pour une Domanie, se trouver dans cette situation devait être humiliant. Faile avait envie de les gifler toutes les deux jusqu’à ce qu’elles en louchent – à part qu’une dame ne pouvait pas se permettre de se conduire de pareille façon.

« Un homme, déclara-t-elle d’un ton aussi détaché qu’elle en fut capable, n’est ni un cheval ni un champ. Aucune de vous ne peut prétendre en être propriétaire et me demander de juger laquelle a droit à lui… » Elle respira lentement. « Si je pensais que Wil al’Seen s’était joué de vous deux, j’aurais eu mon mot à dire. » Wil était attiré par les femmes et elles par lui – il avait de fort belles jambes – mais il ne promettait jamais rien. Sharmad paraissait prête à disparaître sous le parquet ; c’était compréhensible, les Domanies avaient la réputation de tourner la tête des hommes et non le contraire. « En l’occurrence, voici ma décision. Allez toutes les deux trouver la Sagesse pour lui expliquer la situation, sans rien dissimuler. Elle réglera la question. Je compte apprendre qu’elle vous aura vues d’ici la tombée de la nuit. »

Les deux jeunes femmes tressaillirent. Daise Congar, qui était la Sagesse du Champ d’Emond, ne tolérerait pas ce genre d’absurdité. En fait, elle irait bien au-delà de ne pas le tolérer. Néanmoins, elles exécutèrent une révérence en marmonnant à l’unisson un « Oui, noble Dame » désolé. Si elles ne regrettaient pas déjà amèrement de faire perdre son temps à Daise, cela ne tarderait pas.

Et mon temps à moi, songea Faile avec conviction. Tout le monde savait que Perrin assistait rarement à ces audiences, sinon elles n’y auraient jamais présenté leur ridicule « problème ». Aurait-il été ici où il le devait, elles se seraient esquivées sur la pointe des pieds plutôt que de l’exposer devant lui. Faile espéra que la chaleur avait agi sur les nerfs de Daise. Dommage qu’il n’y ait pas moyen d’inciter Daise à prendre Perrin en main.

Cenn Buie laissa à peine le temps aux jeunes femmes de s’éloigner d’un pas traînant avant de prendre leur place. Bien que s’appuyant lourdement sur un bâton presque aussi noueux que lui, il réussit à s’incliner dans un salut pompeux, dont il gâcha ensuite l’effet en passant ses doigts osseux à travers ses cheveux plats qui s’éclaircissaient. Comme d’ordinaire, sa tunique brune rustique donnait l’impression qu’il avait dormi avec. « Que la Lumière brille sur vous, ma Dame Faile, et sur votre honorable mari, le Seigneur Perrin. » Ces paroles solennelles rendaient une impression bizarre dites par sa voix grinçante. « Permettez-moi d’ajouter mes vœux à ceux du Conseil pour que votre bonheur continue. Votre intelligence et votre beauté embellissent notre existence, de même que l’impartialité de vos jugements. »

Faile tambourina du bout des doigts sur le bras de son siège avant d’avoir pu se retenir. Des louanges fleuries au lieu des habituelles récriminations. Lui rappeler à elle qu’il siégeait au Conseil du Village du Champ d’Emond et donc était un homme influent, à qui le respect était dû. Et chercher à susciter sa compassion avec ce bâton ; le couvreur en chaume avait l’esprit aussi vif que quelqu’un ayant la moitié de son âge. Il voulait quelque chose. « Que m’apportez-vous aujourd’hui, Maître Buie ? »

Cenn se redressa, oubliant de s’appuyer sur son bâton. Et oubliant de gommer le ton acerbe de sa voix. « Il s’agit de tous ces étrangers qui nous envahissent et introduisent toutes sortes de choses dont nous n’avons pas besoin ici. »

Il avait visiblement oublié qu’elle aussi était une étrangère – comme la plupart des habitants des Deux Rivières. « Des manières bizarres, noble Dame. Des vêtements indécents. Écoutez donc les commentaires des femmes sur la façon dont ces dévergondées de Domanies s’affublent, si vous ne les avez pas déjà entendus. » Justement si, de la part de quelques-unes, bien qu’un éclair fugitif dans l’œil de Cenn disait qu’il le regretterait si elle cédait à leurs réquisitions. « Des étrangers qui nous ôtent le pain de la bouche, qui nous gâchent notre métier. Ce Tarabonais et son idiotie de fabrique de tuiles, par exemple. Emploie de la main-d’œuvre qui pourrait travailler utilement. Il ne se préoccupe pas des bonnes gens des Deux Rivières. Tenez, il… »

Maniant son éventail, elle cessa d’écouter encore que donnant bien l’apparence de lui prêter sa pleine attention ; c’était un art que son père lui avait enseigné, nécessaire à des moments comme celui-ci. Évidemment. Les toits de tuiles de Maître Hornval concurrençaient les couvertures en chaume de Cenn.

Tout le monde n’avait pas les réactions de Cenn à l’égard des nouveaux venus. Haral Luhhan, le forgeron du Champ d’Emond, s’était associé avec un coutelier domani et un ferblantier de la Plaine d’Almoth ; Maître Aydaer avait engagé trois hommes et deux femmes qui connaissaient la fabrication des meubles, la sculpture ainsi que la dorure, bien que l’or n’abonde certes pas pour cet usage-là. Son siège et celui de Perrin étaient leur œuvre, rivalisant en beauté ce qu’elle avait vu ailleurs. Aussi bien, Cenn avait engagé une demi-douzaine d’ouvriers et pas tous originaires des Deux Rivières ; bon nombre de toits avaient brûlé quand les Trollocs étaient venus et des maisons neuves s’élevaient partout. Perrin n’avait pas le droit de l’obliger à écouter seule ces inepties.

Les gens des Deux Rivières l’avaient peut-être reconnu pour seigneur – comme de juste après qu’il les avait menés à la victoire sur les Trollocs – et peut-être qu’il commençait à comprendre qu’il n’y pouvait rien – comme il le devait certainement lorsqu’ils s’inclinaient et l’appelaient Seigneur Perrin après qu’il leur avait dit de s’en abstenir – pourtant il refusait avec obstination l’apparat allant de pair avec l’état de seigneur, tout ce que les gens attendent de leurs seigneurs et nobles dames. Pis, il se dérobait aux devoirs d’un seigneur. Ce que Faile connaissait à la perfection, étant l’aînée des enfants survivants de Davram t’Ghaline Bashere, Seigneur de Bashere, de Tyre et de Sidona, Gardien de la frontière de la Dévastation, Défenseur du centre, Maréchal de Camp de la Reine Tenobia de Saldaea. D’accord, elle s’était enfuie pour devenir un de ceux qui partaient pour La Grande Quête du Cor de Valère – puis elle avait abandonné cette Quête pour un mari, ce qui parfois la stupéfiait encore – mais elle n’avait pas perdu la mémoire. Perrin écoutait quand elle expliquait et même hochait la tête aux bons endroits, mais essayer de l’obliger à accomplir le moindre de ces devoirs était comme de tenter de demander à un cheval de danser la sa’sara.

Cenn acheva sa diatribe en bafouillant, se rappelant juste à la dernière minute de retenir les invectives qui bouillonnaient derrière ses dents.

« Perrin et moi, nous avons choisi d’utiliser du chaume », dit Faile avec calme. Cenn hochait encore la tête avec satisfaction quand elle ajouta : « Vous n’avez pas encore fini la couverture. » Il sursauta. « Apparemment, vous vous êtes engagé dans plus de chantiers que vous ne parvenez à en mener à bien, Maître Buie. Au cas où le nôtre ne serait pas terminé d’ici peu, je crains que nous n’ayons à demander à Maître Hornval où il en est de ses couvertures de tuiles. » La bouche de Cenn remua vigoureusement en silence ; si elle mettait des tuiles sur le manoir, d’autres l’imiteraient. « J’ai pris plaisir à vous entendre, mais je suis sûre que vous aimerez mieux achever mon toit plutôt que de perdre du temps en conversation futile, quelque agréable qu’elle soit. »

Cenn pinça les lèvres, la regarda un instant d’un air maussade, puis esquissa un petit salut. Il marmonna des mots inintelligibles sauf un dernier « Ma Dame » étranglé, puis il sortit à grands pas en frappant bruyamment le parquet nu avec sa canne. Ce que tes gens inventaient pour lui gâcher son temps à elle ! Perrin allait partager avec elle ce gaspillage quand bien même elle devrait l’attacher pieds et poings liés.

La suite ne fut pas aussi exaspérante. Une femme naguère corpulente, sa robe brodée de fleurs raccommodée pendant sur elle comme un sac, qui était arrivée de la lointaine Pointe de Toman, au-delà de la Plaine d’Almoth, voulait établir un commerce d’herbes médicinales et de remèdes. Le gros Jon Ayellin frottant sa tête chauve et le maigre Thad Torfinn tourmentant les revers de sa tunique se disputaient les limites de leurs champs. Deux Domanis en long gilet de cuir, avec une barbe coupée court, des mineurs, pensaient avoir vu des traces d’or et d’argent en franchissant les montagnes. Et aussi du fer, bien que moins intéressés par ce fer. Et enfin une Tarabonaise sèche et nerveuse, un voile transparent devant son visage étroit et ses cheveux clairs nattés en mille tresses, affirmait être maîtresse tisserande et savoir comment se fabriquent les métiers à tisser les tapis.

À la femme qui s’intéressait aux herbes médicinales Faile recommanda de s’adresser au Cercle des Femmes ; si Espara Soman s’y connaissait réellement, le Cercle lui trouverait une place auprès d’une des Sagesses de village. Avec l’arrivée de tant de gens nouveaux, dont beaucoup sérieusement éprouvés par le voyage, pas une Sagesse des Deux Rivières n’avait moins d’une ou deux apprenties, et toutes en cherchaient d’autres. Peut-être pas exactement ce que souhaitait Espara mais par où elle devrait débuter. Quelques questions rendirent évident que ni Thad ni Jon ne se rappelaient exactement où était la limite de leurs champs – manifestement, ils en discutaient déjà avant sa naissance – aussi leur conseilla-t-elle de couper la poire en deux. Ce qui semblait être ce que chacun d’eux avait pensé que serait la décision du Conseil du Village, la raison pour laquelle ils avaient continué à en discuter si longtemps seulement entre eux.

Les autres, elle leur accorda la permission demandée. En réalité, ils n’avaient pas besoin de permission, mais mieux valait les informer dès le début où était l’autorité. En échange de son consentement et d’une somme d’argent suffisante pour acheter vivres et matériel, Faile obtint des deux Domanis leur accord de donner à Perrin un dixième de ce qu’ils découvriraient, ainsi que l’emplacement du minerai de fer mentionné en passant. Perrin n’aimerait pas cela, mais les Deux Rivières n’avaient rien ressemblant à des impôts et un seigneur était censé faire et fournir des choses qui coûtaient des espèces sonnantes et trébuchantes. Et le fer serait aussi utile que l’or. Quant à Liale Mosrara – si la Tarabonaise prétendait avoir plus d’habileté qu’elle n’en avait, son entreprise ne durerait pas longtemps, mais dans le cas contraire… trois tisserands spécialisés dans la fabrication des étoffes assuraient que les négociants trouveraient plus que de la laine brute quand ils viendraient de Baerlon l’année prochaine et de bons lapis seraient des articles à vendre qui rapporteraient un supplément de monnaie. Liale promit que le premier et le plus beau issu de ses métiers serait pour le manoir et Faile accepta le cadeau avec une gracieuse inclination de tête ; elle donnerait davantage si et quand les lapis apparaîtraient. Les parquets avaient besoin d’être revêtus. Au total, chacun semblait raisonnablement satisfait. Même Jon et Thad.

Comme la Tarabonaise sortait à reculons en esquissant une révérence, Faile se leva, contente d’en avoir terminé, puis s’immobilisa alors que quatre femmes entraient par une des portes qui flanquaient la cheminée du côté opposé de la salle, toutes transpirant dans leurs vêtements en robuste drap des Deux Rivières. Daise Congar, aussi grande que la plupart des hommes et plus massive, dépassait en hauteur les autres Sagesses : elle se porta en avant afin d’assumer la présidence de la délégation ici aux abords de son propre village. Edelle Gaelin, de la Colline-au-Guet, mince avec une tresse grise, signifia nettement par son attitude rigide et son visage fermé qu’elle estimait avoir droit à la place de Daise en vertu de son âge et du nombre d’années depuis qu’elle assumait sa charge ne serait-ce que pour ces raisons. Elwinn Taron, de la Tranchée-de-Deven, était la plus petite, une femme potelée avec un plaisant sourire maternel qu’elle gardait même quand elle imposait aux gens de faire ce dont ils n’avaient aucune envie. La dernière, Milia al’Azar, de Taren-au-Bac, restait en arrière ; la plus jeune, presque assez pour être la fille d’Edelle Gaelin, elle paraissait toujours manquer d’assurance quand elle se trouvait en compagnie des premières.

Faile demeura debout en s’éventant avec lenteur. Elle regrettait sincèrement que Perrin ne soit pas là maintenant. Le regrettait très fortement. Ces femmes avaient dans leurs villages autant d’autorité que le maire – davantage parfois, d’une certaine manière – et elles devaient être reçues prudemment, avec la dignité et le respect convenables. Cela rendait la situation délicate. Elles se muaient en gamines minaudières en présence de Perrin, désireuses de plaire, mais avec elle… Le pays des Deux Rivières n’avait pas eu de nobles depuis des siècles ; ils n’avaient même pas vu depuis sept générations venir de Caemlyn un représentant de la Reine d’Andor. Tous cherchaient encore comment se comporter envers un seigneur ou une noble dame, y compris ces quatre-là. Parfois, elles oubliaient qu’elle était la Noble Dame Faile et ne voyaient qu’une jeune femme au mariage de qui Daise avait présidé quelques mois plus tôt. Elles pouvaient se prodiguer en révérences et en « oui, certes, ma Dame » et au beau milieu lui dicter comment elle devait agir sans y voir quoi que ce soit de déplacé. Tu ne me laisseras plus celle tâche-là, Perrin.

Elles exécutaient présentement des révérences, à des degrés divers de souplesse, et leurs voix se chevauchaient pour dire : « Que la Lumière brille sur vous, ma Dame. » Une fois les civilités terminées, Daise prit la parole avant même de s’être complètement redressée. « Trois garçons encore sont partis, Noble dame. » Sa voix se situait à mi-chemin entre l’expression respectueuse de sa phrase et le ton dont elle usait parfois, signifiant Maintenant, écoutez-moi bien, jeune femme. « Dav Ayellin, Ewin Finngar et Elam Dowtry. Partis courir le monde à cause des dires du Seigneur Perrin sur ce qu’il y a à voir. »

Faile cilla de surprise. Ces trois-là n’étaient guère des gamins. Dav et Elam étaient aussi âgés que Perrin et Ewin avait son âge à elle. Et les dires de Perrin, auxquels il se laissait rarement aller et à contrecœur, n’étaient guère l’unique source de renseignements sur le monde extérieur pour la jeunesse des Deux Rivières. « Je demanderai à Perrin de s’entretenir avec vous, si vous le désirez. »

Elles réagirent, Daise en arborant un air d’attente réjouie, Edelle et Milia en lissant machinalement leurs jupes, Elwinn tout aussi inconsciemment ramenant sa tresse par-dessus son épaule et la disposant avec soin. Subitement, elles se rendirent compte de leur comportement et se figèrent, sans se regarder. Ni la regarder. Le seul avantage que Faile avait par rapport à elles, c’est qu’elles connaissaient l’effet que leur produisait son mari. Elle avait remarqué si souvent que l’une ou l’autre s’admonestait à part soi après une conversation avec Perrin, jurant visiblement de se bien tenir en main la prochaine fois ; elle avait si souvent constaté que cette résolution se dissipait dès qu’elles le voyaient. Aucune n’était réellement sûre de préférer s’adresser à lui plutôt qu’à elle.

« Ce ne sera pas nécessaire, répliqua Edelle au bout d’un instant. Une fugue de gamin est une cause de contrariété, mais rien que de contrariété. » Le ton d’Edelle s’était éloigné du Noble Dame cérémonieux davantage que le ton de Daise et la rondelette Elwinn prodigua de son côté un sourire approprié pour une mère de famille à l’adresse de sa jeune fille.

« Puisque nous voilà ici, nous pourrions aussi bien mentionner autre chose. L’eau. Vous comprenez, il y a des gens qui s’inquiètent.

— Il n’a pas plu depuis des mois », ajouta Edelle, et Daise acquiesça d’un signe de tête.

Cette fois, Faile fut vraiment déconcertée. Elles étaient trop intelligentes pour penser que Perrin avait les moyens de remédier à cela. « L’ensemble des fontaines coule toujours et Perrin a ordonné de creuser de nouveaux puits. » À vrai dire, il s’était contenté de le suggérer, mais c’était revenu au même, par bonheur. « Et les canaux d’irrigation partant du Bois Humide seront terminés longtemps avant la saison des semailles. » Cela résultait de son initiative à elle ; la moitié des champs de la Saldaea étaient irrigués, mais ici personne n’avait jamais entendu parler de cette pratique. « En tout cas, les pluies finiront par tomber tôt ou tard. Les canaux ne sont qu’une précaution. » Daise hocha encore la tête, lentement, ainsi qu’Elwinn et Edelle. À ceci près qu’elles en étaient conscientes autant que Faile.

« Il ne s’agit pas de pluie, murmura Milia. Pas exactement, au fond. Ce n’est pas naturel. Voyez-vous, Écouter le Vent ne sert à aucune d’entre nous. » Elle courba les épaules sous les regards soudain réprobateurs de ses compagnes. Manifestement, elle en disait trop et, de plus, révélait des secrets. Toutes les Sagesses étaient censées savoir prédire le temps en Écoutant le Vent ; du moins l’affirmaient-elles toutes. Ce qui n’empêcha pas Milia de poursuivre avec obstination : « Eh bien, ce n’est pas du Vent que nous sommes en mesure de tirer des indications. En fait, nous observons les nuages, le comportement des oiseaux, des fourmis et des chenilles… » Respirant à fond, elle se redressa, mais continua à éviter les yeux des autres Sagesses. Faile se demanda comment elle se débrouillait face au Cercle des Femmes à Taren-au-Bac, sans parler du Conseil du Village. Évidemment, ils avaient aussi peu d’expérience que Milia ; la population entière de ce village avait péri quand les Trollocs l’avaient envahi et ceux qui y habitaient à présent étaient tous des nouveaux venus. « Ce n’est pas naturel, Noble Dame. Les premières neiges auraient dû arriver depuis des semaines, mais on se croirait encore en plein été. Nous ne sommes pas inquiètes, ma Dame, nous sommes terrifiées ! Si personne d’autre ne veut le reconnaître, moi, je l’avoue. Je reste éveillée la plupart des nuits. Je n’ai pas dormi comme il faut depuis un mois et… » Sa voix s’éteignit et son visage s’empourpra quand elle se rendit compte qu’elle avait peut-être dépassé les bornes. Une Sagesse est supposée posséder une parfaite maîtrise de soi quelles que soient les circonstances ; elle ne clame pas à qui veut l’entendre qu’elle a peur.

Ses compagnes reportèrent leurs regards de Milia à Faile. Elles n’émirent pas de commentaire, le visage assez dépourvu d’expression pour convenir à des Aes Sedai.

Maintenant, Faile comprenait. Milia avait énoncé la pure vérité. Le temps n’était pas normal, il était on ne peut plus anormal. Faile elle-même restait souvent éveillée, à prier pour que tombe la pluie, ou mieux encore la neige, s’efforçant de ne pas songer à ce qui se profilait derrière la chaleur et la sécheresse. Toutefois, on attend d’une Sagesse qu’elle rassure les autres. À qui peut-elle s’adresser quand elle-même a besoin de réconfort ?

Ces femmes ne se doutaient peut-être pas de ce qu’elles faisaient, mais elles étaient venues au bon endroit. Une partie du pacte entre noble et roturier, imprimé dans l’esprit de Faile depuis sa naissance, était que les nobles procurent sécurité et protection. Et un des composants de la sécurité est de rappeler aux gens que les mauvais jours ne durent pas indéfiniment. Si aujourd’hui est pénible, alors demain sera meilleur et sinon demain le jour d’après. Elle regrettait de ne pas en être foncièrement persuadée, mais on lui avait enseigné à donner de la force à ceux qui dépendaient d’elle, même si elle en manquait, afin de calmer leurs craintes, et non à leur communiquer les siennes.

« Perrin m’a parlé de ses compatriotes avant que j’arrive ici », dit-elle. Il n’était pas du genre à se répandre en vantardises, mais les choses finissent par se savoir. « Quand la grêle hache vos récoltes, quand l’hiver tue la moitié de vos moutons, vous serrez les dents et continuez comme devant. Quand les Trollocs ont dévasté les Deux Rivières, vous les avez combattus et quand vous en avez terminé avec eux vous vous êtes mis en devoir de rebâtir sans perdre une minute. » Cela, elle ne l’aurait pas cru si elle ne l’avait constaté de ses propres yeux, de la part de gens du Sud. Ils auraient fait merveille dans la Saldaea, où les raids trollocs étaient monnaie courante, au moins dans les régions du Nord. « Je ne peux pas vous affirmer que le temps sera demain ce qu’il devrait être. Par contre, je vous promets que Perrin et moi ferons ce qui est nécessaire, tout ce qu’il est possible de faire. Et je n’ai pas besoin de vous recommander de prendre chaque jour comme il vient, quoi qu’il apporte, et d’être prêtes à affronter le jour suivant. Voilà le genre d’humains qu’engendre le Pays des Deux Rivières. Voilà ce que vous êtes. »

Elles étaient intelligentes, assurément. Si elles avaient refusé de s’avouer pourquoi elles étaient venues la voir, maintenant elles y étaient obligées. Auraient-elles été moins intelligentes, elles auraient pu en prendre ombrage. Seulement, même des mots sortis de leur propre bouche auparavant produisaient l’effet désiré lorsqu’ils étaient proférés par quelqu’un d’autre. Naturellement, de la gêne en résultait. La situation se révélait embarrassante, ce qui se reflétait dans la rougeur de leurs joues et l’expression d’un désir inexprimé d’être ailleurs.

« Ma foi, oui », répliqua Daise. Plantant ses poings solides sur des hanches massives, elle dévisagea les autres Sagesses, les mettant au défi de la démentir. « Je l’avais dit, n’est-ce pas ? Cette jeune femme a du bon sens. Je l’avais dit dès qu’elle est arrivée ici. Cette jeune femme a une tête solide sur ses épaules, je l’avais dit. »

Edelle eut un reniflement dédaigneux. « Qui a déclaré le contraire, Daise ? Personne à ma connaissance. Elle s’acquitte de son rôle à merveille. » À l’adresse de Faile, elle ajouta : « Vous vous en tirez très bien, vraiment. »

Milia esquissa une petite révérence. « Merci, Dame Faile. Je sais que j’ai répété la même chose à cinquante personnes mais, venant de vous, en quelque sorte cela a plus de… » Un sonore éclaircissement de gorge émanant de Daise la fit s’interrompre ; l’aveu était trop révélateur. La rougeur de Milia s’accentua.

« Quel beau travail, ma Dame. » Elwinn s’était penchée pour palper l’étroite jupe divisée en deux du costume de cheval dont Faile affectionnait le style. « Toutefois, il y a à la Tranchée-de-Deven une couturière originaire du Tarabon qui vous habillerait encore mieux. Si vous me permettez cette remarque. J’ai eu un entretien avec elle et à présent elle se borne, comme il convient, à des tenues passe-partout, sauf pour les femmes mariées. » Ce sourire maternel se dessina de nouveau sur son visage, indulgent et dur comme fer à la fois. « Ou si elles ont un soupirant. Elle taille des robes magnifiques. Voyons, ce serait un plaisir pour elle, étant donné votre teint et votre silhouette. »

Daise s’était prise à sourire d’un air suffisant avant même que l’autre Sagesse se taise. « Therille Marza, ici même au Champ d’Emond, est déjà en train de préparer une demi-douzaine de robes pour Dame Faile. Et une superbe toilette de gala. » Elwinn se redressa, Edelle pinça les lèvres et même Milia eut une expression songeuse.

Pour Faile, l’audience était terminée. La couturière domanie nécessitait une main ferme et une vigilance de tous les instants afin de l’empêcher de vêtir Faile comme pour figurer à la cour d’Ebou Dar. Ces atours étaient une idée de Daise, jaillie en surprise, et même si leur coupe ressemblait davantage à la mode de la Saldaea qu’à celle de l’Arad Doman, Faile se demandait quand elle aurait l’occasion de les porter. Bien des jours s’écouleraient avant qu’on organise dans les Deux Rivières des bals ordinaires ou des bals cérémonieux, de ceux que l’on appelle promenades s’ouvrant par une marche à laquelle participe l’ensemble des danseurs. Laissées à elles-mêmes, les Sagesses rivaliseraient pour obtenir quel village l’habillerait.

Elle leur offrit de prendre du thé, mentionnant avec détachement que cela leur donnerait le loisir de décider comment ranimer le courage de leurs concitoyens en ce qui concernait le temps. L’allusion était trop claire, après les quelques dernières minutes, et elles avalèrent presque leurs mots en exprimant le regret d’être empêchées de rester par leurs obligations.

Elle les regarda pensivement s’en aller, Milia à l’arrière-garde comme d’habitude, une enfant traînant à la suite de sœurs plus âgées. Il serait peut-être possible de glisser un mot ou deux à quelques membres du Cercle des Femmes de Taren-au-Bac. Chaque village avait besoin d’un maire énergique et d’une Sagesse qui le soit également pour défendre ses intérêts. Des mots discrets et bien pesés. Quand Perrin avait découvert qu’elle s’était entretenue avec les hommes avant l’élection du maire à Taren-au-Bac – si quelqu’un était un être intelligent et un fervent partisan d’elle et de Perrin, pourquoi ceux qui allaient voter ne sauraient-ils pas qu’elle et Perrin leur accorderaient en retour leur soutien ? – quand il l’avait découvert… Il était doux de caractère, lent à se mettre en colère, mais pour plus de sûreté elle s’était barricadée dans leur chambre à coucher jusqu’à ce qu’il se soit calmé. Ce qui ne s’était produit que lorsqu’elle avait promis de s’abstenir désormais de toute « ingérence » dans l’élection d’un maire, ouvertement ou derrière son dos. Cette seconde stipulation était d’une injustice criante de la part de Perrin. Elle était aussi très gênante. Toutefois, il ne s’était pas avisé de mentionner également le vote du Cercle des Femmes. Bah, ce qu’il ignorait lui ferait le plus grand bien. Et à Taren-au-Bac de même.

Penser à lui rappela à Faile ce qu’elle s’était juré. L’éventail emplumé s’agita sur un rythme plus accéléré. Cette journée-ci n’avait pas été la pire en matière d’inepties, ni même la pire en ce qui concernait les Sagesses – il n’y avait pas eu de questions à propos de quand le Seigneur Perrin allait attendre un héritier, merci à la Lumière ! – mais peut-être que la chaleur incessante avait finalement soudé en place son irritation. Perrin remplirait ses devoirs ou sinon…

Le tonnerre gronda au-dessus du manoir et un éclair brilla devant les fenêtres. Un flot d’espoir envahit Faile. Si la pluie venait…

Elle s’élança à la recherche de Perrin, ses pieds chaussés d’escarpins courant sans bruit. Elle voulait partager la pluie avec lui. Et elle avait toujours l’intention de lui adresser quelques mots fermes. Davantage que quelques-uns, si nécessaire.

Perrin était bien là où elle le supposait, tout en haut au deuxième étage, sur la terrasse en façade abritée par l’avancée du toit – un homme à la chevelure bouclée, vêtu d’une simple cotte brune, aux épaules et aux bras massifs. Son large dos tourné vers elle, il était appuyé contre une des colonnes de la terrasse. Regardant vers le sol, d’un côté du manoir, et non pas vers le ciel. Faile s’arrêta sur le seuil de la terrasse.

Le tonnerre gronda de nouveau et un éclair étendit sa nappe bleutée en travers du ciel. Un éclair de chaleur dans un ciel sans nuages. Pas un avant-coureur de pluie. Pas de pluie pour abattre la chaleur. Pas de neige ensuite. La sueur perlait sur son visage, n’empêche qu’elle frissonna.

« L’audience est terminée ? » dit Perrin et elle sursauta. Il n’avait pas levé la tête. Elle avait parfois du mal à se rappeler à quel point son ouïe était fine. Ou peut-être l’avait-il sentie ; elle espéra qu’il avait senti son parfum, pas sa transpiration.

« Je croyais presque que je te trouverais avec Gwil ou Hal. » C’était un de ses pires travers ; elle s’efforçait de former les serviteurs et, pour lui, ils étaient des gens avec qui rire et vider une chope d’ale. Du moins ne s’intéressait-il pas au premier jupon qui passait, au contraire de tant d’autres hommes. Il n’avait pas soupçonné une seconde que Calle Coplin s’était engagée comme servante au manoir parce qu’elle espérait faire plus pour le Seigneur Perrin que son lit. Il n’avait même pas remarqué que Faile avait chassé Calle de la maison en la menaçant d’une branche tirée du fagot qui servait à allumer le feu.

Quand elle s’approcha de lui, elle vit ce qu’il observait. En bas, deux hommes torse nu se mesuraient à l’escrime avec des épées d’exercice en bois. Tarn al’Thor était massif, grisonnant, Aram svelte et jeune. Aram apprenait vite. Très vite. Tam avait été un guerrier et un maître ès armes, mais Aram le serrait de près.

Les yeux de Faile se dirigèrent automatiquement vers les tentes groupées dans un champ entouré d’un mur à quatre cents toises du Bois de l’Ouest. Les autres Rétameurs campaient au milieu de chariots à demi terminés pareils à de petites maisons sur roues. Évidemment, ils ne reconnaissaient plus Aram comme un des leurs, et cela depuis qu’il avait pris en main cette épée. Les Tuatha’ans se refusent absolument à se livrer à un acte de violence quelle que soit la provocation. Elle se demanda s’ils partiraient comme ils en avaient l’intention, une fois que les chariots brûlés par les Trollocs seraient remplacés. Après avoir rassemblé tous ceux qui s’étaient cachés dans les fourrés, ils n’étaient encore guère plus d’une centaine. Oui, ils s’en iraient probablement, laissant derrière eux Aram dont c’était le libre choix. Jamais elle n’avait entendu parler de Tuatha’ans qui se fixaient définitivement quelque part.

Mais aussi bien on avait coutume dans les Deux Rivières de dire que tout restait immuable comme autrefois et, pourtant, il y avait eu bien des changements depuis l’incursion des Trollocs. Le Champ d’Emond, juste à soixante toises au sud du manoir, était plus important que lorsqu’elle avait vu ce bourg pour la première fois, toutes les maisons brûlées ayant été reconstruites et d’autres bâties ou en train de l’être. Certaines en brique, encore une nouveauté. Et plusieurs avec un toit de tuiles. Au rythme où s’édifiaient les habitations, le village engloberait bientôt le manoir. Il était question d’un rempart pour le cas où les Trollocs reviendraient. Du changement. Une poignée d’enfants suivaient la haute silhouette de Loial dans une des rues du village. À peine quelques mois s’étaient écoulés depuis que la vue de l’Ogier, une fois et demie plus grand qu’un homme ordinaire, avec ses oreilles terminées par une huppe et son énorme nez presque aussi large que sa figure, avait attiré tous les enfants du pays bouche bée de stupeur et leurs mères accourues terrifiées pour les protéger. À présent, les mères envoyaient leurs enfants à Loial pour qu’il leur fasse la lecture. Les étrangers, en cotte et robe de coupe bizarre, éparpillés parmi les natifs du Champ d’Emond, tranchaient sur ceux-ci à peu près autant que Loial, mais personne ne leur accordait d’attention, pas plus qu’aux trois Aiels du village, curieuses gens de haute taille en habits aux tons de brun et de gris. Jusqu’à ces dernières semaines, deux Aes Sedai avaient aussi séjourné ici et elles n’avaient suscité rien de plus que des saluts et des révérences respectueuses. Changement. Les deux mâts plantés sur le Pré Communal, non loin de la Source du Vin, apparaissaient au-dessus des toits, l’un arborant la bannière à tête de loup rouge avec sa bordure également rouge qui était devenue l’emblème de Perrin, l’autre le drapeau à l’aigle rouge en plein essor qui était le symbole de Manetheren. Manetheren avait disparu au cours des Guerres Trolloques, voilà environ deux mille ans, mais ce pays en était partie intégrante et les habitants des Deux Rivières avaient adopté ce drapeau pratiquement par acclamations. Changement – et ils ne se rendaient pas compte à quel point ce changement était important, à quel point irréversible. Pourtant Perrin les guiderait pour doubler ce cap vers ce qui viendrait ensuite. Avec son aide à elle, il y arriverait.

« J’avais l’habitude de chasser le lapin avec Gwil, dit Perrin. Il n’a que quelques années de plus que moi et il avait coutume de m’emmener parfois avec lui à la chasse. »

Il fallut à Faile un moment pour se rappeler de quoi il parlait. « Gwil essaie d’apprendre le métier de valet. Tu ne l’aides pas quand tu l’invites à aller fumer sa pipe avec toi dans les écuries et discuter chevaux. » Elle respira lentement et profondément. Ceci n’allait pas être facile. « Tu as un devoir envers ces gens, Perrin. Si pénible soit-il, quel que soit ton désir de ne pas t’y conformer, tu y es obligé.

— Je sais, dit-il à voix basse. Je le sens qui m’attire à lui. »

Il avait un ton si étrange qu’elle leva la main pour l’empoigner par sa courte barbe et l’obliger à la regarder. Ses yeux dorés, toujours aussi singuliers et mystérieux pour elle, exprimaient de la tristesse. « Qu’est-ce que tu entends par là ? Tu as peut-être de l’affection pour Gwil, mais il…

— C’est Rand, Faile. Il a besoin de moi. »

Le nœud qu’elle sentait en elle et avait tenté d’ignorer se resserra encore. Elle s’était persuadée que ce danger avait disparu avec les Aes Sedai. Ridicule, cela. Elle était mariée à un Ta’veren, un homme destiné à influer sur les vies autour de lui pour les plier à la forme requise par le Dessin, et il avait grandi avec deux autres Ta’verens, dont l’un était le Dragon Réincarné en personne. C’était un trait de lui-même qu’elle était obligée de partager. Elle n’aimait pas partager même un cheveu de lui, mais elle n’avait pas d’autre solution. « Que vas-tu faire ?

— Le rejoindre. » Le regard de Perrin se déplaça un instant et les yeux de Faile se tournèrent dans la même direction. Contre le mur étaient appuyés un lourd marteau de forgeron et une hache avec un fer des plus acérés en forme de demi-lune et un manche long de deux coudées. « Je ne savais pas… » Sa voix était presque un murmure. « Je ne savais pas comment te l’annoncer. Je partirai ce soir, quand tout le monde dormira. Je ne pense pas avoir beaucoup de temps et le trajet risque d’être long. Maître al’Thor et Maître Cauthon t’aideront à traiter avec les maires, si tu en as besoin. Je leur ai parlé. » Il s’efforça de rendre son ton plus léger, une tentative lamentable. « Tu ne devrais rencontrer aucune difficulté avec les Sagesses, en tout cas. C’est drôle ; quand j’étais petit, les Sagesses semblaient toujours tellement redoutables, mais en réalité elles sont d’un commerce facile pour autant que l’on se montre ferme avec elles. » Faile pinça les lèvres. Ainsi il avait parlé à Tarn al’Thor et à Abell Cauthon, hein, mais pas à elle ? Et les Sagesses ! Elle aimerait qu’il se retrouve dans sa peau à elle pendant une journée et voie à quel point les Sagesses étaient maniables. « Nous ne pouvons pas partir aussi vite. Il faudra du temps pour organiser une escorte convenable. »

Les yeux de Perrin se plissèrent. « Nous ? Tu ne pars pas ! Ce sera trop… ! » Il toussa, reprit d’un ton plus paisible : « Mieux vaudra que l’un de nous reste ici. Si le seigneur s’en va, la dame doit demeurer sur place pour s’occuper des affaires courantes. C’est logique. Pas un jour sans qu’arrivent des réfugiés. Tous ces différends à régler. Si tu t’en vas aussi, la situation deviendra pire qu’avec des Trollocs dans les parages. »

Comment pouvait-il imaginer qu’elle ne percerait pas à jour un retournement d’une pareille maladresse ? Il s’était apprêté à dire que ce serait dangereux. Pourquoi son désir de la maintenir loin du danger lui faisait-il toujours tellement chaud au cœur en même temps qu’il la rendait tellement furieuse ? « Nous agirons selon ce que tu jugeras préférable », répliqua-t-elle avec douceur, et il cligna des paupières d’un air soupçonneux, se gratta la barbe, puis hocha la tête.

À présent, il fallait seulement amener Perrin à voir ce qui était réellement préférable. Du moins n’avait-il pas décrété catégoriquement qu’elle ne pouvait pas partir. Une fois qu’il avait pris position sur un sujet quelconque, elle ne l’aurait pas amené à changer cette position plus facilement qu’elle aurait déplacé une grange à blé en la poussant avec les mains, mais en s’y prenant bien c’était évitable. D’ordinaire.

Soudain, elle l’enlaça et appuya son visage contre sa large poitrine. Les mains vigoureuses de Perrin lui caressèrent tendrement les cheveux ; il pensait probablement qu’elle se tourmentait à cause de son départ. Eh bien, c’était exact en un sens. Pas seulement parce qu’il partait sans elle ; il n’avait pas encore appris ce qu’impliquait avoir une épouse saldaeane. Ils s’étaient si bien entendus loin de Rand al’Thor. Pourquoi le Dragon Réincarné avait-il maintenant besoin de Perrin, si impérieusement que Perrin le sentait en dépit des nombreuses centaines de lieues qui les séparaient ? Pourquoi le temps manquait-il autant ? Pourquoi ? La chemise de Perrin collait à sa poitrine en sueur et la chaleur anormale suscitait aussi de la sueur qui glissait sur le visage de Faile, pourtant elle frissonnait.


Une main sur la garde de son épée, Gawyn Trakand faisait sauter un petit caillou sur son autre paume en effectuant une nouvelle ronde pour vérifier la position de ses hommes, postés autour de la colline au sommet boisé. Un vent sec et brûlant chargé de poussière, soufflant par-dessus les ondulations des herbages jaunis, soulevait légèrement la simple cape verte qui lui pendait dans le dos. Rien à voir en dehors des herbes mortes, des bosquets épars et, çà et là, des buissons pour la plupart flétris. Il y avait trop de front à défendre pour le nombre d’hommes dont il disposait, si l’on en venait à combattre ici. Il les avait groupés par cinq à pied maniant l’épée, avec des archers à une dizaine de toises derrière eux sur la pente de la colline. Cinquante de plus attendaient à cheval, armés de lances, près du camp sur la crête, pour être engagés là où ce serait nécessaire. Il espérait que cela ne le serait pas aujourd’hui.

Au commencement, les Jeunes étaient moins nombreux, mais leur réputation avait attiré des recrues. Cette addition serait la bienvenue ; aucune recrue n’était autorisée à quitter Tar Valon avant d’être à la hauteur. Ce n’est pas qu’il prévoyait un combat aujourd’hui plutôt qu’un autre jour, mais il avait appris que les batailles survenaient le plus souvent quand on y était le moins préparé. Il n’y avait que les Aes Sedai pour vous informer à la dernière minute de quelque chose comme ce qui allait se produire aujourd’hui.

« Est-ce que tout va bien ? » dit-il en s’arrêtant près d’un groupe de guerriers armés d’épées. En dépit de la chaleur, quelques-uns avaient endossé leur cape verte de sorte que le sanglier blanc chargeant, emblème de Gawyn, apparaissait, brodé sur la poitrine.

Jisao Hamora était le plus jeune, avec encore un sourire de gamin, mais il était aussi le seul des cinq avec la petite tour d’argent sur son col, le désignant comme un vétéran du combat dans la Tour Blanche. Il répondit : « Tout va bien, mon Seigneur. »

Les Jeunes méritaient leur nom. Gawyn lui-même, qui avait dépassé ses vingt ans de quelques années, était parmi les plus âgés. C’était la règle qu’ils n’acceptent personne ayant servi dans une armée ou porté les armes pour un seigneur ou une noble dame, ou même été engagé comme garde du corps d’un négociant. Les premiers Jeunes étaient venus à la Tour adolescents et jeunes gens pour être formés par les Liges, les hommes d’épée les meilleurs au monde, les meilleurs combattants, et ils perpétuaient une partie au moins de cette tradition, bien que n’étant plus entraînés par des Liges. La jeunesse n’était pas un obstacle. Ils avaient organisé une petite cérémonie pas plus tard que la semaine dernière pour les premières moustaches n’étant pas du duvet que rasait Benji Dalfor, et il avait en travers de la joue une cicatrice souvenir des combats dans la Tour. Les Aes Sedai avaient été trop occupées pour prendre le temps de Guérir dans les journées qui avaient suivi la déposition de Siuan Sanche en tant qu’Amyrlin. Elle aurait pu être encore Amyrlin si les Jeunes n’avaient pas bravé bon nombre de leurs anciens maîtres et ne les avaient pas vaincus dans les salles de la Tour.

« Est-ce que ceci est bien utile, mon Seigneur ? », questionna Hal Moir. Il avait deux ans de plus que Jisao et, comme beaucoup d’autres qui n’arboraient pas la tour d’argent, il regrettait de ne pas s’être trouvé là-bas. Il finirait par apprendre. « Il n’y a pas trace d’Aiels.

— Vous le croyez ? » Sans prendre d’élan qui puisse donner un avertissement, Gawyn projeta le caillou de toute sa force sur l’unique buisson assez proche pour être atteint, aux branchages désordonnés. Il n’y eut comme bruit que le frémissement de feuilles mortes, mais le buisson oscilla un peu plus que ce n’était normal, comme si un homme caché derrière avait été frappé dans un endroit sensible. Des exclamations échappèrent aux nouvelles recrues ; Jisao se contenta de faire jouer son épée dans son fourreau. « Un Aiel, Hal, sait se dissimuler derrière un repli de terrain sur lequel vous ne trébucheriez même pas. » Non pas que Gawyn eût sur les Aiels plus de renseignements que ce qu’il avait lu dans les livres, mais il avait consulté tous les ouvrages qu’il avait dénichés dans la bibliothèque de la Tour Blanche écrits par des hommes qui les avaient effectivement combattus, tous les livres de soldats qui savaient apparemment de quoi ils parlaient. On doit se préparer pour l’avenir et la guerre semblait être l’avenir du monde. « Mais, si la Lumière le veut, il n’y aura pas de bataille aujourd’hui. »

« Mon Seigneur ! » L’appel provenait des hauteurs de la colline où le guetteur avait repéré ce que lui-même avait vu à l’instant. Trois femmes qui surgissaient d’un petit hallier à quelques centaines de pas à l’ouest, et qui se dirigeaient vers la colline. L’ouest ; une surprise. Mais les Aiels aimaient toujours surprendre.

Il avait appris par ses lectures que les Aielles se battaient au côté des hommes, mais celles-ci ne pourraient jamais se battre vêtues comme elles l’étaient de ces jupes sombres volumineuses et de ces corsages blancs. En dépit de la chaleur, elles avaient un châle drapé sur les bras. D’autre part, comment avaient-elles atteint ce hallier sans être aperçues ? « Ouvrez l’œil et ne le fixez pas sur elles », dit-il, puis enfreignit sa propre consigne en observant les trois Sagettes, les émissaires des Aiels Shaidos, avec intérêt. C’est sûrement ce qu’elles étaient, dans ces parages.

Elles avançaient d’une démarche majestueuse, pas du tout comme si elles approchaient un important rassemblement d’hommes armés. Leurs cheveux étaient longs, tombant jusqu’à la taille – il avait lu que les Aiels les coupaient court – et maintenus en arrière par un foulard replié. Elles portaient une telle quantité de bracelets et de sautoirs en or, argent et ivoire, que leurs scintillements auraient dû les trahir à un quart de lieue.

Dos droit et visage fier, les trois femmes passèrent devant les soldats en leur jetant tout juste un coup d’œil et commencèrent à gravir la colline. Celle qui menait la délégation était une jeune femme à la chevelure blond doré, au corsage ample délacé à l’encolure laissant paraître un profond sillon entre ses seins halés. Les deux autres avaient des cheveux gris, avec un visage parcheminé ; elle devait avoir moins de la moitié de leur âge.

« Je ne demanderais pas mieux que d’inviter celle-ci à danser », déclara d’un ton admiratif un des Jeunes quand les femmes se furent éloignées. Il avait bien dix ans de moins que la blonde.

« Je m’abstiendrais si j’étais vous, Arwin, commenta sèchement Gawyn. Cela risquerait d’être mal interprété. » Il avait lu que les Aiels appelaient une bataille « la danse ». « Aussi bien, elle vous mangerait le foie pour son souper. » Il avait entrevu brièvement ses yeux vert pâle et jamais il n’en avait remarqué aussi durs d’expression.

Il suivit du regard les Sagettes jusqu’à ce qu’elles aient atteint sur la pente l’endroit où une demi-douzaine d’Aes Sedai attendaient avec leurs Liges. Celles qui avaient des Liges ; deux d’entre elles appartenaient à l’Ajah Rouge, et les Rouges n’en avaient pas. Quand les femmes disparurent à l’intérieur d’une des hautes tentes blanches, et que les cinq Liges eurent pris position pour monter la garde autour, il reprit sa tournée à la base de la colline.

Les Jeunes étaient sur le qui-vive depuis que s’était répandue la nouvelle de l’arrivée des Aielles, ce qui le contraria. Ils auraient dû se montrer aussi vigilants avant. Même la plupart de ceux qui ne portaient pas la tour en argent avaient participé à des combats autour de Tar Valon. Eamon Valda, le Seigneur Capitaine des Blancs Manteaux qui était le commandant en chef, avait emmené presque tous ses hommes à l’ouest plus d’un mois auparavant, mais la poignée qu’il avait laissée sur place s’était efforcée de contenir les brigands et voyous que Valda avait rassemblés. Du moins les Jeunes avaient-ils dispersé ceux-là. Gawyn aurait aimé croire qu’ils avaient aussi incité Valda à s’éloigner – c’est un fait que la Tour avait maintenu ses propres soldats à l’écart des escarmouches, alors que l’unique raison de la présence des Blancs Manteaux était de voir en quoi ils pouvaient nuire à la Tour – mais il soupçonnait Valda d’avoir eu des mobiles personnels. Probablement des ordres de Pedron Niall, et Gawyn aurait payé cher pour les connaître. Ah, par la Lumière, ce qu’il détestait être dans l’ignorance. C’était comme d’avancer à tâtons dans le noir.

La vérité, il se l’avouait, c’est qu’il était irrité. Pas seulement à cause des Aielles, mais de n’avoir été informé de cette rencontre que ce matin. Il n’avait pas été averti non plus de l’endroit où ils se rendaient jusqu’à ce que Coiren Sedai, la Sœur Grise qui conduisait la délégation d’Aes Sedai, l’ait pris à part. Élaida avait été peu communicative et impérieuse lorsqu’elle était la conseillère de sa mère à Caemlyn ; depuis qu’elle avait accédé au Trône d’Amyrlin, elle donnait l’impression que l’Élaida de naguère était ouverte et chaleureuse. Nul doute qu’elle avait fait pression sur lui afin qu’il forme cette escorte autant pour l’éloigner de Tar Valon que pour tout autre motif.

Les Jeunes s’étaient rangés de son côté dans la lutte – l’ancienne Amyrlin avait été dépouillée de l’Étole et du Sceptre par l’Assemblée, la tentative pour la libérer était de la rébellion contre la loi, purement et simplement – mais Gawyn avait éprouvé des doutes concernant toutes les Aes Sedai longtemps avant d’avoir entendu lire les charges relevées contre Siuan Sanche. Qu’elles tiraient des ficelles et faisaient danser les trônes était un propos si souvent répété qu’il y avait à peine prêté attention, mais il observait maintenant la tension des fils. Du moins leurs effets et sa sœur Élayne était celle qui dansait, qui avait dansé hors de sa vue, dansé hors de l’existence pour ce qu’il en savait. Elle et une autre. Il avait combattu pour maintenir Siuan emprisonnée, puis il avait exécuté une volte-face et l’avait laissée s’enfuir. Qu’Élaida en soit informée et la couronne de sa mère ne le maintiendrait pas en vie.

Même dans ces conditions, Gawyn avait choisi de rester parce que sa mère avait toujours soutenu la Tour, parce que sa sœur voulait être Aes Sedai. Et parce qu’une autre femme le voulait. Egwene al’Vere. Il n’avait pas le droit ne serait-ce que de songer à elle, mais abandonner la Tour serait l’abandonner. C’est pour ces raisons sans valeur réelle qu’un homme choisit sa destinée. Pourtant savoir qu’elles sont frêles n’y change rien.

Il regardait avec irritation les herbages desséchés balayés par le vent en allant d’un poste à un autre. Le voilà donc là, espérant que les Aiels ne décideraient pas d’attaquer en dépit – ou à cause de – ce dont les Sagettes shaidos discutaient avec Coiren et les autres. Il soupçonnait qu’il y en avait là-bas un nombre suffisant pour le battre à plates coutures même s’il était aidé par les Aes Sedai. Il était en route pour Cairhien et il ne savait pas trop ce qu’il en pensait. Coiren avait exigé qu’il jure de garder sa mission secrète et malgré ce serment paraissait effrayée par ce qu’elle disait. Rien d’étonnant qu’elle le soit. Mieux valait toujours examiner de près ce que disait une Aes Sedai – les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir, mais elles pouvaient trafiquer la vérité comme de la fausse monnaie – cependant, il avait beau réfléchir, il ne découvrait pas de sens cachés. Les six Aes Sedai allaient demander au Dragon Réincarné de les accompagner à la Tour, avec les Jeunes commandés par le fils de la Reine d’Andor comme escorte d’honneur. Cela ne se justifiait que d’une façon, une qui choquait visiblement Coiren assez pour qu’elle se borne à une allusion. Gawyn était choqué aussi. Elaida avait l’intention d’annoncer au monde que la Tour Blanche apportait son soutien au Dragon Réincarné.

C’était presque incroyable. Elaida appartenait à l’Ajah Rouge avant de devenir Amyrlin. Les Rouges haïssaient la seule idée que des hommes canalisent ; d’ailleurs, elles ne tenaient généralement les hommes qu’en piètre estime. Cependant la chute de la Pierre de Tear, la forteresse jadis invincible, accomplissement de la prophétie, signifiait que Rand al’Thor était le Dragon Réincarné et même Elaida affirmait que la Dernière Bataille approchait. Gawyn avait du mal à concilier le jeune paysan effarouché qui était tombé littéralement dans le Palais Royal de Caemlyn avec l’homme des rumeurs qui remontaient le fleuve Erinin jusqu’à Tar Valon. On racontait qu’il avait pendu des Puissants Seigneurs de Tear et laissé les Aiels piller la Pierre. Il avait certainement amené les Aiels à franchir l’Échine du Monde, pour seulement la seconde fois depuis la Destruction, et à ravager le Cairhien. Peut-être était-ce la folie. Gawyn avait éprouvé plutôt de la sympathie pour Rand al’Thor ; il regrettait qu’il soit devenu ce qu’il était.

Quand il revint vers le groupe de Jisao, quelqu’un d’autre était en vue arrivant de l’ouest, un colporteur coiffé d’un chapeau au bord flasque, conduisant un mulet de bat efflanqué. Droit vers la colline ; il les avait remarqués.

Jisao esquissa un mouvement, puis s’immobilisa de nouveau quand Gawyn lui effleura le bras. Gawyn savait ce que pensait le jeune homme mais, si les Aiels décidaient de tuer ce bonhomme, eux n’y pouvaient rien. Coiren serait moins que satisfaite s’il se mettait à se battre contre les gens avec qui elle parlementait.

Le colporteur avançait en traînant la jambe avec insouciance, juste à côté du buisson que Gawyn avait bombardé de son caillou. Le mulet commença à brouter de-ci de-là l’herbe jaunie tandis que le bonhomme ôtait son chapeau, esquissait un salut qui s’adressait à tous et s’épongeait une face piquetée de poils grisonnants avec un foulard crasseux. « Que la Lumière brille sur vous, mes Seigneurs. Vous êtes bien préparés pour voyager par ces temps périlleux, comme n’importe qui peut le constater, pourtant si la moindre petite chose vous manque il y a des chances que le vieux Mil Tesen l’a dans ses ballots. Pas de meilleurs prix à quatre lieues à la ronde, mes Seigneurs. »

Gawyn doutait qu’existe ne serait-ce qu’une ferme à quatre lieues à la ronde. « Des temps de périls en vérité. Maître Tesen. N’avez-vous pas peur des Aiels ?

— Des Aiels, mon Seigneur ? Ils sont tous à Cairhien. Le vieux Mil peut déceler les Aiels, il les sent. Au vrai, il souhaite qu’il y en ait quelques-uns ici. Bonnes affaires avec les Aiels. Ils ont des quantités d’or. Du Cairhien. Et ils laissent les colporteurs tranquilles. Tout le monde le sait. »

Gawyn s’abstint de demander pourquoi, le commerce avec les Aiels du Cairhien étant fructueux à ce point-là, le colporteur ne se dirigeait pas vers le sud. « Quelles nouvelles du monde. Maître Tesen ? Nous sommes du Nord et vous êtes peut-être au courant de ce qui ne nous est pas encore parvenu du Sud.

— Oh, de grands événements dans le Sud, mon Seigneur. Vous avez sûrement entendu parler du Cairhien ? De celui qui se dit Dragon et tout ? » Gawyn hocha la tête et il poursuivit : « Eh bien, à présent il a conquis l’Andor. La majeure partie, en tout cas. Leur reine est morte. Des gens racontent qu’il s’emparera du monde entier avant… » Il s’interrompit avec un glapissement étranglé avant que Gawyn se rende compte qu’il l’avait empoigné par les revers de sa tunique.

« La Reine Morgase est morte ? Parlez, bonhomme ! Vite ! »

Tesen tourna les yeux autour de lui en quête de secours, mais il obtempéra, et sans larder. « C’est ce que l’on dit, mon Seigneur. Le vieux Mil n’en a pas confirmation, mais il pense que c’est vrai. Tout le monde le dit, mon Seigneur. Tout le monde dit que ce Dragon l’a fait. Mon Seigneur ? Le cou du vieux Mil, mon Seigneur ! Mon Seigneur ! »

Gawyn écarta brusquement ses mains comme s’il s’était brûlé. Il bouillait intérieurement. C’était un autre cou qu’il voulait dans ses mains. « La Fille-Héritière. » Sa voix paraissait lointaine. « A-t-on des nouvelles de la Fille-Héritière, Élayne ? »

Tesen recula de trois bons pas dès qu’il fut libéré. « Non pas que le sache le vieux Mil, mon Seigneur. Il y en a qui disent qu’elle est morte, elle aussi. Il y en a qui disent qu’il l’a tuée, mais le vieux Mil n’en est pas sûr. »

Gawyn hocha lentement la tête. Des pensées l’assaillirent comme remontant du fond d’un puits. Mon sang versé avant le sien ; ma vie sacrifiée avant la sienne. « Merci, Maître Tesen. Je… » Mon sang versé avant le sien… C’était le serment qu’il avait prêté alors qu’il était juste assez grand pour plonger son regard dans le berceau d’Élayne. « Vous pouvez présenter vos marchandises à… Certains de mes hommes ont peut-être besoin… » Gareth Bryne avait dû lui expliquer ce que cela signifiait, mais déjà à cette époque il avait compris qu’il devait tenir ce serment quand bien même il échouerait dans toute autre entreprise. Jisao et les autres l’examinaient d’un air soucieux. « Occupez-vous du colporteur », ordonna-t-il d’un ton brusque à Jisao, et il tourna les talons.

Sa mère morte, et Élayne. Seulement un bruit qui courait, mais les rumeurs courant sur toutes les lèvres se révèlent parfois la vérité. Il gravit trois toises en direction du camp des Aes Sedai sans s’en apercevoir. Il avait mal aux mains. Il dut regarder pour comprendre qu’elles étaient en proie à une crampe tant il étreignait la poignée de son épée, et il fut obligé à un effort pour qu’elles relâchent leur prise. Coiren et les autres avaient l’intention d’emmener Rand al’Thor à Tar Valon, mais si sa mère était morte… Élayne. Si elles étaient mortes, il verrait si le Dragon Réincarné pouvait vivre avec une épée dans le cœur !


Rajustant son châle à franges rouges, Katerine Alruddin se leva en même temps que les autres femmes présentes dans la tente, où elles avaient pris place sur des coussins. Elle faillit émettre un reniflement de dédain quand Coiren, potelée et pompeuse, psalmodia : « Comme il en a été convenu, ainsi en sera-t-il. » Cela était une réunion avec des sauvages et non la conclusion d’un traité entre la Tour et un souverain.

Les Aielles n’eurent pas plus de réaction, pas plus de changement d’expression, que lorsqu’elles étaient arrivées. Voilà qui était plutôt surprenant ; rois et reines laissaient paraître leurs sentiments les plus secrets quand ils étaient face à face avec deux ou trois Aes Sedai, et que dire alors d’une demi-douzaine ; des sauvages primitifs devraient sûrement trembler maintenant de façon visible. Peut-être cela devrait-il presque passer pour une absence de réaction. Celle qui dirigeait leur délégation – son nom était Sevanna, suivi de quelque chose d’inepte concernant des « enclos », des « Aiels Shaidos » et des « Sagettes » – déclara : « C’est convenu pour autant que je verrai son visage. » Elle avait une moue boudeuse et portait son corsage délacé pour attirer les yeux des hommes ; que les Aiels aient choisi pour chef quelqu’un comme elle dénotait a quel point ils étaient frustes. « Je veux le voir et qu’il me voie, quand il sera vaincu. Alors seulement votre Tour sera alliée avec les Shaidos. »

Katerine réprima un sourire en percevant la pointe d’ardeur passionnée dans sa voix. Sage ? Cette Sevanna était vraiment une sotte. La Tour Blanche n’avait pas d’alliés ; il y avait ceux qui servaient ses fins volontiers et ceux qui servaient malgré eux, personne d’autre.

Un léger pincement au coin des lèvres de Coiren trahit son irritation. La Grise était une bonne négociatrice, mais elle aimait que les choses soient faites dans les règles, chaque pas placé exactement où il avait été prévu d’être. « Nul doute que vos services méritent ce que vous demandez. »

Une des Aielles aux cheveux gris – Tarva ou un nom comme ça – plissa les paupières, mais Sevanna hocha la tête, comprenant ce que Coiren avait voulu qu’elle comprenne.

Coiren se mit en devoir d’escorter les Aielles jusqu’au pied de la colline, en compagnie d’Eriane, une Verte, et de Nesune, une Brune, et des cinq Liges qu’elles avaient à elles trois. Katerine se rendit jusqu’à la lisière des arbres pour observer la scène. À l’arrivée, les Aielles avaient été autorisées à monter seules, comme les suppliantes qu’elles étaient mais, maintenant, on leur accordait tous les honneurs pour leur faire croire qu’elles étaient vraiment des amies et des alliées. Katerine se demanda si elles étaient assez civilisées pour discerner ces subtilités.

Gawyn se trouvait en bas, assis sur un rocher, le regard perdu dans le lointain des herbages. Que penserait ce jeune homme s’il apprenait que lui et ses Jeunes étaient là uniquement pour les éloigner de Tar Valon ? Ni Elaida ni l’Assemblée des Députées ne tenaient à avoir à proximité une meute de jeunes loups qui refusaient d’accepter la laisse. Peut-être serait-il possible d’amener les Shaidos à éliminer ce problème. Elaida l’avait laissé entendre. De cette façon la mort de Gawyn ne provoquerait pas de la part de sa mère des représailles contre la Tour.

« Si vous continuez encore longtemps à contempler ce jeune homme, Katerine, je vais commencer à croire que vous devriez être une Verte. »

Katerine étouffa une vive étincelle de colère et inclina la tête avec respect. « Je m’interrogeais seulement sur ses pensées, Galina Sedai. »

C’était autant de respect que l’exigeaient les convenances dans un endroit aussi public, et peut-être même davantage. Galina Casban semblait au mieux avoir moins d’années que n’en avait vécu réellement Katerine, alors qu’elle était deux fois plus âgée, et pendant dix-huit ans cette femme aux joues rondes avait été le chef de l’Ajah Rouge. Un fait ignoré en dehors de l’Ajah, évidemment ; ces choses-là concernaient uniquement l’Ajah. Elle n’était même pas une des Députées pour l’Ajah Rouge dans l’Assemblée de la Tour ; Katerine soupçonnait que la plupart de celles qui dirigeaient les autres Ajahs y siégeaient. Elaida l’aurait nommée à la tête de cette expédition au lieu de cette Coiren imbue de son importance, si Galina elle-même n’avait pas souligné qu’une Aes Sedai Rouge risquait d’éveiller la méfiance de Rand al’Thor. Le Siège d’Amyrlin était censé être de toutes les Ajahs et d’aucune, renonçant à ses allégeances premières mais, si Élaida se rendait à l’avis de quelqu’un – ce qui était discutable, à la vérité – elle écoutait Galina.

« Viendra-t-il de plein gré, comme le pense Coiren ? questionna Katerine.

— Peut-être, répliqua Galina d’un ton sarcastique. L’honneur que cette délégation représente à son égard devrait suffire pour qu’un roi transporte son trône sur son dos jusqu’à Tar Valon. »

Katerine ne se donna pas la peine d’acquiescer d’un signe de tête. « Cette Sevanna le tuera, si elle en a l’opportunité.

— Alors on ne doit pas la lui offrir. » La voix de Galina était froide, ses lèvres pleines pincées. « L’Amyrlin ne sera pas ravie que ses plans soient ruinés. Et vous et moi aurons des jours pour hurler dans le noir avant de mourir. »

Serrant par réflexe son châle autour de ses épaules, Katerine frissonna. Il y avait de la poussière dans l’air ; elle devrait mettre son manteau léger. Ce ne serait pas la fureur d’Élaida qui les tuerait, bien que ses accès de rage fussent terribles. Katerine était une Aes Sedai depuis dix-sept ans, mais c’est seulement le matin avant leur départ de Tar Valon qu’elle avait appris qu’elle partageait avec Galina davantage que l’appartenance à l’Ajah Rouge. Elle était membre de l’Ajah Noire depuis douze ans, ignorant totalement que Galina en était aussi, depuis beaucoup plus longtemps. Par nécessité, les Sœurs Noires se cachaient, même les unes des autres. Leurs rares réunions se tenaient visage dissimulé et voix déguisée. Avant Galina, Katerine n’en avait reconnu que deux. Les ordres étaient déposés sur son oreiller, ou dans une poche de son manteau, l’encre prête à disparaître si une autre main que la sienne touchait le papier. Elle avait un endroit secret pour laisser des messages, avec des ordres terrifiants de ne pas chercher à voir qui venait les prendre. Elle n’avait jamais désobéi. Il y avait peut-être des Sœurs Noires parmi celles qui avaient pris le départ à leur suite, un jour après elles, mais elle n’avait aucun moyen de le savoir.

« Pourquoi ? » demanda-t-elle. L’ordre de sauvegarder le Dragon Réincarné n’avait pas de sens, même si elles le remettaient entre les mains d’Elaida.

« Les questions sont dangereuses pour quelqu’un qui a juré d’obéir sans en poser. »

Katerine frissonna de nouveau et se retint juste à temps de se plier dans une révérence. « Oui, Galina Sedai. » Mais elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Pourquoi ?


« Elles ne manifestent ni respect ni honneur, grommela Therava. Elles nous permettent de pénétrer dans leur camp comme si nous étions des chiens édentés, puis nous raccompagnent au-dehors sous escorte comme des voleurs suspects. »

Sevanna ne tourna pas la tête. Elle ne le ferait qu’une fois à l’abri sous les arbres. Les Aes Sedai devaient guetter des signes de nervosité. « Elles ont donné leur accord, Therava. C’est suffisant pour le présent. » Pour le présent. Un jour, ces terres seraient à la merci des Shaidos pour qu’ils les pillent. Y compris la Tour Blanche.

« Cela est mal réfléchi, déclara la troisième Aielle d’une voix tendue. Les Sagettes évitent les Aes Sedai, il en a toujours été ainsi. Peut-être cela vous convient-il, Sevanna – en tant que veuve de Couladin et de Suladric, vous parlez avec l’autorité d’un chef de clan jusqu’à ce que nous ayons envoyé un autre homme à Ruidhean – mais le reste d’entre nous ne devrait pas y participer. »

Sevanna se força quelque peu à continuer sa marche. Desaine s’était opposée à ce qu’elle soit choisie comme Sagette, alléguant avec autorité qu’elle n’avait suivi aucun apprentissage et ne s’était pas rendue à Ruidhean, que sa position, se substituant au chef de clan, la disqualifiait. Par ailleurs, étant veuve non seulement d’un mais de deux chefs, peut-être portait-elle malheur. Par chance, un nombre suffisant des Sagettes shaidos avait écouté Sevanna et non Desaine. Par malchance, Desaine avait trop de partisans pour être éliminée sans risques. Les Sagettes étaient censées intouchables – elles allaient et venaient librement même entre ces traîtres et ces imbéciles de Cairhien et les Shaidos – mais Sevanna avait l’intention de trouver un moyen.

Comme si les doutes de Desaine l’avaient contaminée, Therava se mit à murmurer, seulement à moitié pour elle-même : « Ce qui est mal agir est de contrer les Aes Sedai. Nous les servions avant la Destruction du Monde et nous avons failli à cette mission ; voilà pourquoi nous avons été envoyés dans la Terre Triple. Si nous manquons de nouveau à notre devoir envers elles, nous serons anéantis. »

C’est ce que tout le monde croyait ; cela faisait partie des récits anciens, presque de la coutume. Sevanna n’en était pas aussi certaine. Ces Aes Sedai lui paraissaient faibles et ridicules, de voyager avec quelques centaines d’hommes pour les protéger dans des régions où les vrais Aiels, les Shaidos, étaient en mesure de les écraser avec des milliers de guerriers. « Un jour nouveau est arrivé, dit-elle sèchement, répétant une partie d’un de ses discours aux Sagettes. Nous ne sommes plus liés à la Terre Triple. N’importe quel œil peut voir que ce qui était a changé. Nous devons changer, sous peine de disparaître sans plus laisser de traces que si nous n’avions jamais existé. » Naturellement, elle ne leur avait jamais dit combien de changements elle comptait apporter. Les Sagettes des Shaidos n’enverraient jamais d’homme à Ruidhean, si elle parvenait à ses fins.

« Jour nouveau ou ancien, grommela Desaine, que ferons-nous de Rand al’Thor si nous réussissons vraiment à le prendre aux Aes Sedai ? Mieux vaudrait, et ce serait plus facile, glisser un poignard entre ses côtes pendant qu’elles raccompagnent vers le nord. »

Sevanna ne répondit pas. Elle ne savait que répondre. Pas encore. Elle savait seulement qu’une fois qu’elle aurait le prétendu Car’a’carn, le chef des chefs de tous les Aiels, enchaîné devant sa tente tel un chien féroce, alors ce pays appartiendrait pour de bon aux Shaidos. Et à elle. Elle l’avait su avant même que l’inconnu des Terres Humides la découvre d’une manière ou d’une autre dans les montagnes que ces gens appellent la Dague-du-Meurtrier-des-Siens. Il lui avait donné un petit cube taillé dans une espèce de pierre dure, gravé d’étranges dessins complexes, et lui avait dit comment l’utiliser, avec l’aide d’une Sagette capable de canaliser, une fois qu’al’Thor serait entre ses mains à elle. Elle le portait sur elle constamment dans l’escarcelle fixée à sa ceinture ; elle n’avait pas encore décidé ce qu’elle en ferait, mais jusqu’à présent elle n’avait parlé à personne ni de l’homme ni du cube. Tête haute, elle poursuivit son chemin sous ce soleil brûlant dans un ciel d’automne.


S’il s’y était trouvé des arbres, le jardin du palais aurait offert un semblant de fraîcheur, mais les plus hautes plantations étaient des exemplaires fantasques de l’art topiaire, torturés par des tailles en silhouettes de chevaux au galop ou d’ours, de jongleurs exécutant des acrobaties, des tours d’adresse ou autres numéros de même sorte. Des jardiniers en manches de chemise s’activaient au milieu avec des seaux d’eau sous le soleil ardent de l’après-midi, s’efforçant de sauver leurs créations. Ils avaient renoncé aux fleurs, nettoyant tous les parterres aux formes régulières et les semant de gazon qui se mourait aussi.

« Dommage que la chaleur soit si intense », dit Ailron. Tirant un mouchoir de dentelle de la manche, ornée aussi avec une dentelle, de son costume de soie jaune, il s’en tamponna délicatement la figure, puis le jeta de côté. Un serviteur en livrée rouge et or le ramassa vivement sur l’allée de gravier et se fondit de nouveau dans le paysage ; un autre homme en livrée déposa un remplacement propre dans la main du roi pour qu’il le glisse dans sa manche. Ailron ne remercia pas, naturellement, ni même parut s’en apercevoir. « Ces gaillards réussissent d’habitude à tout maintenir en vie jusqu’au printemps, mais j’en perdrai peut-être quelques spécimens cet hiver. Puisque apparemment nous n’aurons pas d’hiver. Ils supportent le froid mieux que la sécheresse. Ne pensez-vous pas qu’ils sont très beaux, ma chère ? »

Ailron, Oint par la Lumière, Roi et Défenseur de l’Amadicia, Gardien de la Porte Sud, n’était pas aussi beau garçon que le prétendait la rumeur, mais à la vérité Morgase avait soupçonné quand elle l’avait rencontré pour la première fois, des années auparavant, qu’il était peut-être bien lui-même la source de ces rumeurs. Ses cheveux noirs étaient abondants et ondulés – et nettement dégarnis sur le devant du crâne. Son nez était un peu trop long, ses oreilles un peu trop grandes. L’ensemble de son visage suggérait vaguement un manque de caractère. Un de ces jours, elle poserait la question. La Porte Sud ouvrant sur quoi ?

Maniant son éventail d’ivoire sculpté, elle examina l’une des… créations des jardiniers. Cela donnait l’impression d’être trois énormes femmes nues luttant désespérément contre des serpents gigantesques. « Ils sont tout à fait remarquables », commenta-t-elle. On dit ce qu’on est obligé de dire quand on se présente en mendiant.

« Oui. Oui, n’est-ce pas ? Ah, il semble que je sois requis par des affaires d’État. Des affaires pressantes, j’en ai peur. » Une douzaine d’hommes, vêtus de façon aussi colorée que les fleurs qui n’étaient plus là, étaient sortis sur le court escalier de marbre à l’autre extrémité de l’allée et attendaient devant une douzaine de colonnes cannelées qui ne soutenaient rien. « À ce soir, ma chère. Nous continuerons à parler de vos terribles problèmes et de ce que je peux faire. »

Il s’inclina sur sa main, sans aller toutefois jusqu’à la baiser, et elle esquissa une légère révérence, en murmurant les inepties appropriées, puis il s’éloigna majestueusement, suivi par tous sauf un de la coterie de serviteurs qui le suivaient partout.

Lui parti, Morgase agita l’éventail plus vigoureusement qu’elle ne le pouvait en sa présence – il prétendait que la chaleur l’affectait à peine, alors que la sueur lui ruisselait sur la ligure – et s’en retourna vers ses appartements. Les siens par tolérance, de même que la robe bleu pâle qu’elle portait était un cadeau. Elle avait insisté sur le col montant en dépit de la chaleur ; elle avait des idées bien arrêtées concernant les décolletés profonds.

L’unique serviteur marchait derrière elle, à une courte distance. Et Tallanvor, naturellement, sur ses talons et insistant toujours pour porter la grossière cotte verte dans laquelle il avait voyagé jusqu’ici, l’épée sur la hanche comme s’il s’attendait à une attaque dans le Palais Seranda, à moins d’une lieue d’Amador. Elle s’efforça de ne pas tenir compte de ce grand jeune homme mais, comme d’habitude, il se refusait à ce qu’on feigne de l’ignorer.

« Nous aurions dû aller au Ghealdan, Morgase. À Jehannah. »

Elle avait bien trop longtemps passé sur certaines choses. Ses jupes bruissèrent comme elle virait sur elle-même pour lui faire face, et ses yeux flamboyaient. « Pendant notre voyage, une certaine discrétion s’imposait, mais ceux qui nous entourent à présent savent qui je suis. Vous vous en souviendrez aussi et témoignerez à votre Reine le respect qui s’impose. À genoux ! »

À sa stupeur, il ne bougea pas. « Êtes-vous ma Reine, Morgase ? » Du moins baissa-t-il la voix pour que le serviteur ne l’entende pas et n’en parle pas autour de lui, mais ses yeux… Elle faillit reculer devant le désir manifeste qui s’y lisait. Et la colère. « Je ne vous abandonnerai pas de ce côté de la mort, Morgase, mais vous avez abandonné davantage quand vous avez abandonné l’Andor à Gaebril. Quand vous récupérerez l’Andor, je m’agenouillerai à vos pieds et vous pourrez me couper la tête si bon vous semble, mais en attendant… Nous aurions dû nous rendre au Ghealdan. »

Ce jeune idiot aurait été prêt à mourir en combattant l’usurpateur même après qu’elle avait découvert qu’aucune Maison d’Andor ne la soutiendrait et, jour après jour, semaine après semaine, depuis qu’elle avait décidé que son seul choix était de rechercher une aide à l’étranger, il était devenu plus insolent et insoumis. Elle pouvait demander à Ailron la tête de Tallanvor et la recevoir sans que des questions soient posées. Toutefois, le fait qu’elles ne le seraient pas ne signifiait pas qu’elles ne viendraient pas à l’esprit. Elle était ici vraiment une mendiante et ne pouvait se permettre de demander une faveur autre qu’absolument nécessaire. D’autre part, sans Tallanvor, elle ne serait pas ici. Elle serait prisonnière – pire qu’une prisonnière – aux mains du Seigneur Gaebril. C’étaient les uniques raisons pour lesquelles Tallanvor conserverait sa tête.

Son armée gardait les portes surchargées de sculpture donnant dans son appartement. Basel Gill était un homme aux joues roses avec des cheveux grisonnants rabattus vainement pour dissimuler une place chauve. Son justaucorps de cuir, parsemé de disques d’acier, était tendu à craquer autour de sa taille, et il portait une épée qu’il n’avait pas touchée en vingt ans avant de la ceindre pour la suivre. Lamgwin était massif et dur, bien que ses yeux aux paupières lourdes lui donnent l’air à demi endormi. Il était aussi armé d’une épée, mais les cicatrices sur sa figure et un nez cassé plus d’une fois disaient clairement qu’il avait l’habitude de se servir de ses poings ou d’un bâton. Un aubergiste et un bagarreur des rues ; en dehors de Tallanvor, telle était l’armée dont elle disposait jusqu’à présent pour reprendre à Gaebril l’Andor et son trône.

Les deux étaient tout pliés en courbettes malhabiles, mais elle passa devant comme un trait devant eux et claqua la porte au nez de Tallanvor. « Le monde, proclama-t-elle d’une voix grinçante, serait un endroit bien plus agréable sans les hommes.

— Un endroit plus désert, certainement », répliqua depuis la chaise qu’elle occupait près d’une fenêtre du vestibule drapée de velours la vieille nourrice de Morgase. Avec sa tête penchée sur son tambour à broder, le chignon gris de Lini oscillait en l’air. Mince comme un roseau, elle était loin d’être aussi frêle qu’elle le paraissait. « Je présume qu’Ailron n’a plus été affable aujourd’hui ? Ou s’agit-il de Tallanvor, petite ? Il vous faut apprendre à ne pas laisser les hommes vous agacer. L’irritation vous brouille le teint. » Lini ne voulait toujours pas admettre que Morgase n’était plus dans la nursery, bien qu’ayant été par la suite la nourrice de la fille de Morgase.

« Ailron était charmant », répondit prudemment Morgase. La troisième femme dans la pièce, à genoux devant un coffre d’où elle sortait des draps pliés, renifla bruyamment et Morgase évita avec un effort de darder sur elle un regard furieux. Breane était la… compagne de Lamgwin. Cette petite femme brunie par le soleil le suivait partout, mais elle était du Cairhien et Morgase n’était pas sa souveraine, comme elle le faisait clairement comprendre. « Encore un jour ou deux, poursuivit Morgase, et je pense que j’obtiendrai un engagement de sa part. Aujourd’hui, il a enfin été d’accord que j’avais besoin de soldats d’autres pays pour reconquérir Caemlyn. Une fois Gaebril chassé de Caemlyn, les nobles reviendront en foule à moi. » Elle l’espérait ; elle se trouvait en Amadicia parce qu’elle avait laissé Gaebril l’aveugler, parce qu’elle avait maltraité même ses plus anciens amis parmi les Maisons sur l’ordre de Gaebril.

« “Un cheval lambin n’arrive pas toujours au bout du voyage” », cita Lini, toujours absorbée par sa broderie. Elle aimait beaucoup les vieux dictons, dont Morgase la soupçonnait d’en inventer quelques-uns pour les besoins de la cause.

« Celui-ci y arrivera », insista Morgase. Tallanvor se trompait en ce qui concernait le Ghealdan ; d’après Ailron, ce pays était au bord de l’anarchie à cause de ce Prophète dont tous les serviteurs parlaient tout bas, ce bonhomme qui prêchait la Réincarnation du Dragon. « J’aimerais un peu de punch, Breane. » La jeune femme se contenta de la regarder jusqu’à ce qu’elle ajoute : « S’il vous plaît. » Même ainsi, Breane se mit en devoir de le verser avec un visage fermé et boudeur.

Le mélange de vin et de jus de fruits était glacé et rafraîchissant par cette chaleur ; le gobelet d’argent était plaisant contre le front de Morgase. Ailron faisait apporter de la neige et de la glace des Montagnes de la Brume, bien que cela nécessitât un va-et-vient continuel de chariots pour approvisionner le palais.

Lini demanda un gobelet, elle aussi. « En ce qui concerne Tallanvor, commença-t-elle après une gorgée.

— Assez là-dessus, Lini ! dit Morgase d’un ton cassant.

— Bon, il est plus jeune que vous », déclara Breane. Elle s’était servie également. L’effronterie de cette femme ! Elle était censée être une servante, quel qu’ait été son statut à Cairhien. « Si vous le voulez, prenez-le. Lamgwin estime qu’il s’est voué à vous, et je l’ai vu vous regarder. » Elle eut un rire voilé. « Il ne refusera pas. » Les Cairhienins étaient scandaleux, mais du moins la plupart maintenaient-ils décemment dissimulées leurs mœurs dissolues.

Morgase s’apprêtait à lui ordonner de quitter la pièce quand un coup résonna à la porte. Sans attendre de permission, un homme aux cheveux blancs, qui avait l’air tout tendons et os, entra. Sa cape neigeuse était ornée sur la poitrine d’un soleil d’or flamboyant. Elle avait espéré éviter les Blancs Manteaux jusqu’à ce qu’elle ait le sceau d’Ailron sur un accord définitif. Le froid du punch passa soudain directement dans la moelle de ses os. Où étaient Tallanvor et les autres, pour qu’il soit entré directement ?

Ses yeux noirs se posant droit sur elle, il esquissa le plus réduit des saluts. Son visage était vieux, la peau tendue, mais cet homme était aussi faible qu’un marteau. « Morgase d’Andor ? dit-il d’une voix ferme et grave. Je suis Pedron Niall. » Pas n’importe quel Blanc Manteau ; le Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière en personne. « N’ayez crainte. Je ne suis pas venu vous arrêter. »

Morgase se tint très droite. « M’arrêter ? Pour quel motif ? Je ne peux pas canaliser. » À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche qu’elle faillit marquer son exaspération par un clappement de langue. Elle n’aurait pas dû mentionner le canalisage ; qu’elle se soit mise sur la défensive témoignait à quel point elle était bouleversée. C’était vrai, ce qu’elle avait dit, dans les grandes lignes. Essayer cinquante fois de sentir la Vraie Source pour la trouver une fois et, quand elle était trouvée, tenter vingt fois de s’ouvrir à la Saidar pour en capter un soupçon une fois. Une Sœur Brune nommée Vérine lui avait dit que ce n’était guère nécessaire que la Tour la garde jusqu’à ce qu’elle apprenne à se servir sans danger de son minuscule talent. Néanmoins, la Tour l’avait gardée, bien sûr. Toutefois, même ce peu de faculté de canaliser était proscrit en Amadicia, le châtiment était la mort. L’anneau au grand Serpent sur sa main qui fascinait tant Ailron semblait maintenant assez ardent pour luire.

« Formée par la Tour, murmura Niall. C’est interdit aussi. Mais, comme je l’ai dit, je ne suis pas venu pour opérer une arrestation, je suis venu seulement prêter assistance. Renvoyez vos femmes et nous discuterons. » Il s’installa à son aise, attirant à lui un haut fauteuil capitonné et jetant sa cape par-dessus le dossier. « Je goûterai de ce punch avant qu’elles partent. » Au grand déplaisir de Morgase, Breane lui apporta immédiatement un gobelet, les yeux baissés et le visage aussi inexpressif qu’une planche.

Morgase fit un effort pour reprendre le contrôle de la situation. « Elles restent, Maître Niall. » Elle ne donnerait pas à cet homme la satisfaction d’un titre. Dont l’absence ne parut pas le déranger. « Qu’est-il arrivé à mes hommes, là-dehors ? Je vous en tiendrai responsable s’il leur est arrivé méchef. Et pourquoi pensez-vous que j’ai besoin de votre aide ?

— Vos hommes sont sains et saufs, répliqua-t-il négligemment par-dessus son punch. Croyez-vous qu’Ailron vous offrira ce dont vous avez besoin ? Vous êtes une belle femme, Morgase, et Ailron prise fort les femmes aux cheveux blond doré. Il acquiescera un peu chaque jour à l’accord que vous recherchez, sans jamais y souscrire tout à fait, jusqu’à ce que vous décidiez que peut-être grâce à… un certain sacrifice, il cédera aussi. Mais il ne fera rien de plus concernant ce que vous voulez, quoi que vous donniez. Les bandes de ce soi-disant prophète ravagent le nord de l’Amadicia. À l’ouest se situe le Tarabon, avec dix partis qui s’affrontent dans une guerre civile, des brigands à la dévotion du prétendu Dragon Réincarné, ainsi que des rumeurs de la présence d’Aes Sedai et le faux Dragon lui-même pour effrayer Ailron. Vous donner des soldats ? Trouverait-il dix hommes pour chacun de ceux qu’il a sous les armes, ou même deux, il risquerait son âme. Par contre, je peux envoyer à Caemlyn avec vous à leur tête si seulement vous le demandez cinq mille Enfants de la Lumière. »

Dire qu’elle était abasourdie aurait été minimiser la réaction de Morgase. Avec la dignité appropriée, elle se dirigea vers un siège en face de lui et s’assit avant que ses jambes se dérobent sous elle. « Pourquoi voudriez-vous m’aider à chasser Gaebril ? » questionna-t-elle d’un ton impérieux. Manifestement il était au courant de tout, nul doute qu’il avait des espions parmi les serviteurs d’Ailron. « Je n’ai jamais laissé aux Blancs Manteaux la liberté d’action qu’ils désirent en Andor. »

Cette fois, il tiqua. Les Blancs Manteaux n’aimaient pas ce nom. « Gaebril ? Votre amant est mort, Morgase. Le faux Dragon Rand al’Thor a ajouté Caemlyn à ses conquêtes. » Lini émit un faible son, comme si elle s’était piquée, mais il garda les yeux fixés sur Morgase.

Quant à elle, Morgase dut agripper l’accoudoir de son siège pour s’empêcher de presser une main sur son estomac. Si son autre main n’avait pas déposé le gobelet sur l’autre accoudoir, elle aurait renversé du punch sur le tapis. Gaebril mort ? Il lui avait tourné la tête, il avait fait d’elle sa catin, usurpé son autorité, opprimé le pays en son nom et finalement s’était proclamé Roi de l’Andor, qui n’avait jamais eu de roi. Comment, après tout cela, pouvait exister ce faible regret qu’elle ne sentirait jamais plus le contact de ses mains ? C’était de la folie ; si elle n’avait pas su la chose impossible, elle aurait été persuadée qu’il avait utilisé d’une manière quelconque le Pouvoir Unique sur elle.

Mais al’Thor avait Caemlyn à présent ? cela risquait de tout changer. Elle l’avait rencontré une fois, jeune paysan apeuré originaire de l’Ouest s’efforçant de son mieux de témoigner le respect dû à sa souveraine. Seulement aussi un jeune homme portant l’épée où était gravé un héron, marque d’un maître ès armes. Et Elaida avait éprouvé de la méfiance à son égard. « Pourquoi le qualifiez-vous de faux Dragon, Niall ? » S’il prétendait l’appeler par son nom, il pouvait se passer même du « Maître » usité pour les gens du commun. « La Pierre de Tear est tombée, comme l’annonçaient les Prophéties du Dragon. Les Puissants Seigneurs de Tear eux-mêmes l’ont proclamé le Dragon Réincarné. »

Le sourire de Niall était ironique. « Partout où il s’est montré, il y avait des Aes Sedai. Elles se chargent pour lui de son canalisage, croyez-moi. Il n’est rien d’autre qu’une marionnette de la Tour. J’ai des amis dans de nombreux endroits – il voulait dire des espions – et ils me rapportent que des indices existent démontrant que la Tour s’est aussi servie de Logain, le faux Dragon. Peut-être s’est-il pris de trop d’ambition, alors les Aes Sedai ont été obligées de le liquider.

— Ce n’est pas prouvé. » Elle était satisfaite d’avoir sa voix ferme. Elle avait entendu les rumeurs concernant Logain en se rendant à Amador. Mais ce n’était que des rumeurs.

Il haussa les épaules. « Pensez ce que vous voulez, mais je préfère la vérité à des chimères ridicules. Le vrai Dragon Réincarné aurait-il agi comme il l’a fait ? Les Puissants Seigneurs l’ont acclamé, dites-vous ? Combien en a-t-il pendu avant que le reste se soumette ? Il a laissé les Aiels piller la forteresse de la Pierre et la totalité du Cairhien. Il déclare que le Cairhien aura un nouveau souverain – un qu’il nommera – mais le seul réel pouvoir au Cairhien est lui-même. Il déclare aussi qu’il y aura un nouveau souverain à Caemlyn. Vous êtes morte ; le saviez-vous ? La noble Dame Dyelin a été mentionnée, je crois. Il s’est assis sur le Trône du Lion, il l’a utilisé pour des audiences, mais je suppose que ce trône était trop petit, ayant été conçu pour des femmes. Il l’a exhibé comme un trophée de sa conquête et l’a remplacé par son propre trône dans La Grande Salle de votre Palais Royal. Naturellement, tout ne lui a pas réussi. Certaines Maisons d’Andor pensent qu’il vous a assassinée ; de la sympathie existe pour vous, maintenant que vous êtes morte. Toutefois, il tient ce qu’il tient de l’Andor dans une main de fer, avec une horde d’Aiels et une armée de brutes des Marches que la Tour a recrutés pour lui. Par contre, si vous imaginez qu’il vous réservera bon accueil à votre retour à Caemlyn et vous rendra votre trône… »

Il laissa les mots s’éteindre, mais leur torrent avait heurté Morgase comme une averse de grêlons. Dyelin n’était en ligne directe pour le trône que si Élayne était morte sans descendance. Oh, par la Lumière, Élayne ! Était-elle encore en sécurité dans la Tour ? Étrange qu’elle avait une telle antipathie pour les Aes Sedai, en grande partie parce qu’elles avaient perdu Élayne pendant un certain temps, qu’elle avait exigé le retour d’Élayne alors que personne n’exigeait rien de la Tour, et voilà pourtant qu’à présent elle espérait qu’elles la gardaient étroitement. Elle se rappelait une lettre envoyée par Élayne après son retour à Tar Valon. Y en avait-il eu d’autres ? Tant de ce qui s’était produit pendant que Gaebril l’avait maintenue en servitude demeurait vague. Élayne était sûrement en sécurité, voyons. Elle aurait dû s’inquiéter aussi de Gawyn, et de Galad – la Lumière seule savait où ils étaient – mais Élayne était son héritière. La paix en Andor dépendait d’une succession se passant en douceur.

Il lui fallait réfléchir avec soin. Tout cela sonnait juste, cependant les mensonges adroitement agencés avaient précisément cette qualité, et cet homme était certainement un maître en cet art. Elle avait besoin de faits. Que l’Andor la croie morte n’était pas une surprise ; elle avait été obligée de quitter son propre royaume en cachette pour éviter Gaebril et ceux qui auraient pu la lui livrer ou se venger sur elle des abus commis par Gaebril. S’il en résultait de la sympathie, elle en aurait l’usage quand elle se relèverait d’entre les morts. Des faits. « J’aurai besoin de temps pour réfléchir, lui répliqua-t-elle.

— Naturellement. » Niall se leva avec souplesse ; elle se serait levée aussi, afin qu’il ne la domine pas de toute sa taille, mais elle n’était pas sûre que ses jambes ne flancheraient pas. « Je reviendrai dans un jour ou deux. Entre-temps, je désire m’assurer de votre sécurité. Ailron est tellement absorbé par ses propres soucis, on ne sait pas qui pourrait s’introduire chez vous, peut-être avec de mauvaises intentions. J’ai pris la liberté de poster ici quelques Enfants. Avec l’assentiment d’Ailron. »

Morgase avait toujours entendu dire que les Blancs Manteaux étaient le réel pouvoir en Amadicia, et elle était certaine de venir d’en recevoir la preuve.

Niall se montra légèrement plus cérémonieux pour son départ que pour son arrivée, s’inclinant dans un salut qui aurait été approprié pour un égal. D’une façon ou d’une autre, il lui indiquait qu’elle n’avait pas le choix.

À peine était-il parti que Morgase se remit debout, mais Breane s’élança encore plus vite vers la porte à deux battants. Même ainsi, avant qu’aucune des deux ait avancé de trois pas, l’un des battants s’ouvrit bruyamment, Tallanvor et les deux autres hommes se précipitant dans la pièce.

« Morgase, s’écria Tallanvor d’une voix haletante, la regardant comme s’il voulait la dévorer des yeux. J’ai eu peur…

— Peur ? » répéta Morgase d’un ton méprisant. C’en était trop ; il n’apprendrait jamais. « Est-ce ainsi que vous me protégez ? Un gamin en aurait fait autant ! Mais aussi c’est d’un gamin qu’il s’agit. »

Ce regard ardent comme braise resta encore un instant posé sur elle, puis il tourna les talons et s’en alla en repoussant de côté Basel et Lamgwin.

Figé sur place, l’aubergiste se tordait les mains. « Ils étaient au moins trente, ma Reine. Tallanvor ne demandait qu’à se battre ; il a tenté de crier pour vous avertir, mais ils l’ont assommé d’un coup de pommeau d’épée. Le vieux a dit qu’ils ne vous voulaient pas de mal, mais qu’ils n’avaient besoin que de vous, et s’ils devaient nous tuer… » Ses yeux se reportèrent vers Lini et Breane, qui examinaient Lamgwin du haut en bas pour vérifier qu’il n’avait aucune blessure. Lui paraissait aussi inquiet pour elle. « Ma Reine, si j’avais pensé que nous pouvions servir à quelque chose… Je suis désolé. J’ai manqué à mon devoir envers vous.

— “Le bon remède a toujours un goût amer”, murmura Lini. Surtout pour un enfant qui pique une colère boudeuse. » Du moins, pour une fois, ne l’énonça-t-elle pas de façon que toute la salle l’entende.

Elle avait raison. Morgase le savait. Sauf pour la crise de colère, bien sûr. Basel semblait assez malheureux pour accueillir avec soulagement qu’on le décapite. « Vous n’avez pas failli à mon égard, Maître Gill. Je vous demanderai peut-être un jour de mourir pour moi mais seulement quand en résultera un plus grand bien. Niall ne désirait que me parler. » Basel se rasséréna aussitôt, mais Morgase sentait sur elle le regard de Lini. Très âpre. « Demandez donc à Tallanvor de venir me voir. Je… je tiens à m’excuser auprès de lui pour mes propos irréfléchis.

— La meilleure manière de s’excuser auprès d’un homme, commenta Breane, c’est de le culbuter dans un endroit discret du jardin. »

Quelque chose se rompit chez Morgase. Avant de s’en rendre compte, elle avait lancé avec violence son gobelet sur Breane, répandant du punch sur le tapis. « Sortez ! s’écria-t-elle d’une voix perçante. Tous tant que vous êtes, sortez ! Vous pouvez transmettre mes excuses à Tallanvor, Maître Gill. »

Breane passa calmement la main sur sa robe pour en chasser le punch, puis prit son temps pour s’approcher de Lamgwin et passer le bras sous le sien. Basel Gill dansait presque sur la pointe des pieds dans sa hâte à les pousser dehors.

À la surprise de Morgase, Lini s’en alla aussi. Ce n’était pas habituel de la part de Lini ; il y avait beaucoup plus de chances qu’elle reste et morigène son ancienne nourrissonne comme si elle avait encore dix ans. Morgase ne savait pas pourquoi elle le supportait. Néanmoins, elle faillit ordonner à Lini de rester. Seulement à ce moment-là ils étaient tous partis, la porte était fermée – et elle avait à se soucier de questions plus importantes que de savoir si les sentiments de Lini étaient froissés ou non.

Elle arpenta le tapis en s’efforçant de réfléchir. Ailron exigerait des concessions commerciales – et peut-être le « sacrifice » de Niall – en échange de son aide. Elle était disposée à lui accorder les concessions commerciales, mais elle craignait que Niall n’ait raison quant au nombre de soldats que lui concéderait Ailron. Les réquisitions de Niall seraient plus faciles à octroyer. Probablement le libre accès à Andor pour autant de Blancs Manteaux qu’il le voudrait. Et la liberté pour eux d’exterminer les amis du Ténébreux qu’ils dénicheront dans tous les greniers, de soulever des foules contre des femmes sans appui qu’ils accuseront d’être des Aes Sedai, de tuer de vraies Aes Sedai. Niall pourrait même exiger la promulgation d’une loi interdisant le canalisage, interdisant aux femmes d’aller à la Tour Blanche.

Ce serait faisable – mais difficile et sanglant – de déloger les Blancs Manteaux une fois qu’ils se seraient solidement implantés, mais était-ce nécessaire de les laisser entrer en Andor ? Rand al’Thor était le Dragon Réincarné – elle en était certaine, quoi que dise Niall ; elle en était presque sûre – cependant régner sur les nations ne figurait pas dans les Prophéties du Dragon qu’elle connaissait. Dragon Réincarné ou faux Dragon, impossible qu’il ait l’Andor. Seulement comment savoir ?

Un grattement timide à la porte la fit se retourner. « Entrez », dit-elle sèchement.

La porte s’ouvrit lentement pour livrer passage à un jeune homme souriant en livrée rouge et or, un plateau dans les mains où se dressait un nouveau pichet de vin glacé, l’argent se couvrant déjà de perles de buée de fraîcheur. Elle s’était à demi attendue à voir Tallanvor. Lamgwin montait la garde seul dans le couloir, pour autant qu’elle pouvait s’en rendre compte. Ou plutôt appuyé mollement à un mur comme un « videur » de taverne. Elle indiqua du geste au jeune homme qu’il pose son plateau.

Avec colère – Tallanvor aurait dû venir ; il l’aurait dû – elle recommença à arpenter la pièce. Basel et Lamgwin pourraient entendre des rumeurs dans le plus proche village, mais il s’agirait de rumeurs, et peut-être semées par Niall. Le même était vrai pour les serviteurs du palais.

« Ma Reine. Puis-je parler, ma Reine ? »

Morgase se retourna avec stupeur. Ces paroles résonnaient de l’accent d’Andor. Le jeune homme était à genoux, l’expression de son sourire passant alternativement en un éclair de l’hésitation à l’importance. Il aurait été joli garçon à part que son nez avait été cassé et mal remis en place. Sur Lamgwin, le résultat était une apparence rude, encore que vulgaire ; ce jeune homme donnait l’impression d’avoir trébuché et d’être tombé tête la première.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’un ton impérieux. Comment êtes-vous venu ici ?

— Je suis Paitr Conel, ma Reine. Du Marché-de-Sheran. En Andor ? » ajouta-t-il comme si elle n’avait pas pu s’en rendre compte. Avec impatience, elle lui indiqua du geste de continuer. « Je suis venu à Amador avec mon oncle Jen. C’est un marchand des Quatre-Rois, et il a pensé qu’il aurait une chance de trouver des teintures du Tarabon. Elles sont hors de prix, à cause de tous les troubles dans le Tarabon, mais il s’est dit qu’elles seraient peut-être moins chères… » Les lèvres de Morgase se pincèrent et il poursuivit avec précipitation : « Nous avons entendu parler de vous, ma Reine, que vous étiez ici dans le palais et, comme la loi est ce qu’elle est en Amadicia, et que vous aviez étudié à la Tour Blanche et tout, nous avons eu l’idée que nous pourrions vous aider… » Il ravala sa salive et termina d’une petite voix. « Vous aider à vous en fuir.

— Et vous êtes préparés à m’aider à… m’enfuir ? » Pas le meilleur plan, mais elle avait toujours la possibilité de partir à cheval vers le nord et le Ghealdan. Tallanvor allait bien triompher. Non, il ne triompherait pas et ce serait pire.

Seulement, voilà, Paitr secouait la tête d’un air malheureux. « Mon oncle Jen avait un plan, mais maintenant il y a des Blancs Manteaux dans tout le palais. Je ne voyais pas quel autre parti prendre sinon venir vous trouver, comme il me l’avait recommandé. Il imaginera quelque chose, ma Reine. Il a de la ressource.

— J’en suis sûre », murmura-t-elle. Ainsi le Ghealdan redevenait un mirage papillotant. « Depuis combien de temps avez-vous quitté l’Andor ? Un mois ? Deux ? » Il acquiesça d’un signe de tête. « Alors vous ignorez ce qui se passe à Caemlyn », conclut-elle avec un soupir.

Le jeune homme s’humecta les lèvres. « Je… Nous logeons chez un homme d’Amador qui a des pigeons voyageurs. Un négociant. Il reçoit des messages de partout. De Caemlyn aussi. L’ennui, c’est que ce sont toutes de mauvaises nouvelles que j’entends, ma Reine. Cela demandera dans les un jour ou deux, mais mon oncle mettra au point un autre plan. Je voulais seulement vous faire savoir que de l’aide arrivait. »

Oui, cela se résumerait peut-être à cela. Une course de vitesse entre Pedron Niall et cet oncle Jen de Paitr. Elle aurait aimé ne pas être tellement certaine du côté sur lequel il fallait parier. « En attendant, vous pouvez m’expliquer à quel point les choses vont mal à Caemlyn.

— Ma Reine, j’étais simplement censé vous informer de cette aide. Mon oncle sera contrarié si je reste.

— Je suis votre souveraine, Paitr, répliqua Morgase d’un ton ferme, et celle de votre oncle Jen aussi. Il ne se fâchera pas que vous répondiez à mes questions. »

Paitr eut l’air prêt à s’enfuir, mais elle s’installa dans un fauteuil et commença à sonder pour découvrir la vérité.

Pedron Niall se sentait d’excellente humeur quand il mit pied à terre dans la cour principale de la forteresse de la Lumière et lança les rênes à un palefrenier. Morgase était solidement tenue en main et il n’avait pas eu à mentir une seule fois. Il n’aimait pas mentir. Tout était son interprétation personnelle des événements, mais il en était sûr. Rand al’Thor était un faux Dragon et un instrument de la Tour. Le monde était plein d’imbéciles incapables de réfléchir. La Dernière Bataille ne serait pas quelque lutte titanesque entre le Ténébreux et un Dragon Réincarné, un simple mortel. Le Créateur avait depuis longtemps abandonné l’humanité livrée à elle-même. Non, quand viendrait la Tarmon Gai’don, ce serait comme lors des Guerres Trolloques deux mille ans et plus auparavant, quand des hordes de Trollocs et autres Engeances de l’Ombre avaient surgi de la Grande Dévastation, déferlé à travers les Marches et presque noyé l’humanité dans une mer de sang. Il n’avait pas l’intention de laisser l’humanité affronter cela en étant divisée et non préparée.

Une onde d’inclinations d’Enfants en cape blanche qui le saluaient le suivit dans les couloirs aux murs de pierre de la forteresse, jusqu’à sa salle d’audience privée. Dans l’antichambre, son secrétaire aux traits tirés – Balwer – se leva d’un bond en débitant une litanie minutieuse de documents attendant la signature du Seigneur Capitaine, mais l’attention de Niall se portait sur l’homme de haute taille qui quitta avec aisance un des sièges alignés contre le mur, une houlette de berger cramoisie derrière le soleil doré sur sa cape et trois nœuds dorés indiquant son rang au-dessous.

Jaichim Carridin, Inquisiteur de la Main de la Lumière, avait l’air aussi dur qu’il l’était, mais avec plus de gris sur les tempes que la dernière fois où Niall l’avait vu. Ses yeux caves sombres avaient une expression légèrement inquiète, et ce n’était pas surprenant. Les deux dernières missions qui lui avaient été confiées s’étaient terminées en désastre ; pas de bon augure pour un homme qui aspirait à devenir un jour Grand Inquisiteur et peut-être même Seigneur Capitaine Commandant.

Jetant sa cape à Balwer, Niall indiqua du geste à Carridin de le suivre dans la salle d’audience même, où des fanions de guerre capturés et les bannières de vieux ennemis formaient des trophées sur les lambris sombres des murs et un énorme soleil rayonnant incrusté dans le sol représentait une masse d’or qui aurait fait ouvrir de grands yeux à la plupart des hommes. En dehors de cela, c’était une simple pièce de soldat, un reflet de la personnalité de Niall. Lequel prit place dans un siège à haut dossier, bien construit mais dépourvu de décoration. Les longs foyers jumeaux à chaque extrémité de la salle étaient froids et balayés à une époque de l’année où ils auraient dû contenir des feux ronflants. Preuve suffisante que la Dernière Bataille était proche. Carridin s’inclina profondément et s’agenouilla sur le soleil, lissé par des siècles de frottements de pieds et de genoux.

« Vous êtes-vous interrogé sur la raison pour laquelle je vous ai convoqué, Carridin ? » Après la Plaine d’Almoth et Falme, après Tanchico, on ne pouvait le blâmer s’il croyait qu’il allait être arrêté. Pourtant, s’il soupçonnait ce genre d’éventualité, rien n’en transparaissait dans sa voix. Comme d’habitude, il ne put s’empêcher de montrer qu’il en savait plus que tout le monde. Nettement plus qu’il n’était censé savoir.

« Les Aes Sedai dans l’Altara, mon Seigneur Capitaine Commandant. Une chance d’exterminer la moitié des sorcières de Tar Valon, juste à notre portée. » Une exagération ; il y en avait un tiers dans Salidar, peut-être, mais pas davantage.

« Et vous vous êtes interrogé à haute voix, au milieu de vos amis ? » Niall doutait que Carridin en ait, mais il y avait ceux avec qui il buvait. S’enivrait, ces derniers temps. Cet homme avait certains talents, toutefois ; des talents utiles.

« Non, mon Seigneur Capitaine Commandant. Je m’en garde bien.

— Parfait, dit Niall. Parce que vous ne vous approcherez pas de ce Salidar, non plus qu’aucun des Enfants. » Il ne fut pas sûr que c’était du soulagement qui apparut le temps d’un éclair sur les traits de Carridin. Dans ce cas, cela ne s’accordait guère avec son caractère ; le personnage n’avait jamais manifesté le moindre manque de courage. Et du soulagement ne concordait aucunement avec sa réplique.

« Mais elles attendent d’être hachées menu. C’est la preuve que les rumeurs sont exactes, la Tour est divisée. Nous pouvons anéantir ce groupe sans que les autres lèvent le petit doigt. La Tour serait suffisamment affaiblie pour tomber.

— Croyez-vous ? » commenta ironiquement Niall. Il entrelaça ses doigts sur son estomac et adopta un ton neutre. Les Inquisiteurs – la Main détestait ce nom, mais même lui l’utilisait – les Inquisiteurs ne voyaient jamais rien à moins que l’on ne le leur fourre sous le nez. « Même la Tour peut difficilement soutenir ouvertement ce faux dragon al’Thor. Qu’est-ce qui en résulte s’il tourne comme Logain ? Tandis qu’un groupe rebelle ? Ces rebelles pourraient lui apporter leur soutien et les jupes de la Tour Blanche évitent toute éclaboussure quoi qu’il advienne. » Il était sûr que c’est ce qui se passait. Sinon, des moyens existaient qui permettraient de se servir d’une scission réelle pour affaiblir plus encore la Tour, mais il pensait avoir raison. « En tout cas, ce que le monde voit, cela compte. Je ne permettrai pas que le monde voie simplement une lutte entre les Enfants de la Lumière et la Tour. » Pas tant que le monde ne verra pas la Tour telle qu’elle était, un cloaque d’Amis du Ténébreux manipulant des forces dont, en principe, l’humanité n’était pas censée avoir le libre usage, les forces qui avaient causé la Destruction du Monde. « Cette lutte est celle du monde contre le faux Dragon al’Thor.

— Alors, si je ne vais pas en Altara, mon Seigneur Capitaine Commandant, quels sont mes ordres ? »

Niall laissa sa tête retomber en arrière avec un soupir. Il se sentait las subitement. Il sentait le poids de toutes ses années et plus encore. « Oh, vous irez en Altara, Carridin. »

Le nom et le visage de Rand al’Thor étaient connus de lui depuis peu de temps après la prétendue invasion venue de l’autre côté de l’océan à Falme, un complot d’Aes Sedai qui avait coûté aux Enfants un millier d’hommes et commencé le déploiement du chaos et des Fidèles du Dragon dans le Tarabon et l’Arad Doman. Il avait su ce qu’était al’Thor et cru pouvoir s’en servir comme aiguillon pour forcer les nations à s’unir. Une fois rassemblées, sous sa conduite, elles auraient pu liquider al’Thor et être prêtes pour les hordes trolloques. Il avait dépêché des émissaires à chaque dirigeant de chaque pays pour souligner le danger. Seulement al’Thor agissait plus vite qu’il ne parvenait à le croire encore maintenant. Il avait eu l’intention de permettre à un lion féroce d’errer dans les rues assez longtemps pour effrayer les foules, mais le lion était devenu un géant qui se déplaçait avec la rapidité de l’éclair.

Cependant tout n’était pas perdu ; il devait se le rappeler. Plus de mille ans auparavant, Guaire Amalasan s’était proclamé le Dragon Réincarné, un faux dragon capable de canaliser. Amalasan avait conquis plus de terres qu’al’Thor n’en avait à présent, avant qu’un jeune roi nommé Artur Paendrag Tanreall se mette en campagne contre lui et commence sa propre ascension vers l’empire. Niall ne se considérait pas comme un autre Artur Aile-de-Faucon, mais il était ce que le monde avait. Il ne renoncerait pas tant qu’il vivrait.

Il avait déjà commencé à contrer la puissance grandissante d’al’Thor. En dehors d’émissaires auprès des dirigeants, il avait envoyé des hommes au Tarabon et dans l’Arad Doman. Quelques hommes pour trouver les bonnes oreilles, pour chuchoter que tous leurs ennuis pouvaient être attribués aux Fidèles du Dragon, ces imbéciles et Amis du Ténébreux qui avaient pris le parti d’al’Thor. Et à la Tour Blanche. Une quantité de rumeurs étaient déjà parvenues du Tarabon parlant d’Aes Sedai impliquées dans les combats, des rumeurs pour préparer les oreilles des gens à entendre la vérité. Le temps était venu de mettre en œuvre la partie suivante de son nouveau plan, de montrer aux indécis quel côté choisir. Le temps. Il avait si peu de temps. Pourtant il ne put s’empêcher de sourire. Il y avait ceux, maintenant morts, qui avaient dit un jour : « Quand Niall sourit, c’est qu’il s’apprête à sauter à la gorge. »

« L’Altara et le Murandy, déclara-t-il à Carridin, vont être en proie à un fléau de Fidèles du Dragon. »


La salle avait l’apparence d’un salon de palais – un plafond en forme de voûte au plâtre travaillé, des tapis finement tissés sur les dalles blanches du sol, des lambris ornés de sculptures recherchées pour les murs – bien qu’étant loin de n’importe quel palais. En vérité, cette salle était loin de quelque endroit que ce soit, de n’importe quelle manière que comprendraient la plupart des humains. La robe feuille-morte de Mesaana bruissait comme elle se déplaçait autour d’une table incrustée de lapis-lazuli, s’amusant à échafauder des dominos d’ivoire en une tour complexe, chaque niveau plus large que celui du dessous. Elle s’enorgueillissait de le faire uniquement par sa connaissance des pressions et des puissances de levier ; sans un brin du Pouvoir. Elle avait monté la tour jusqu’à neuf niveaux.

À vrai dire, plutôt que se distraire, elle évitait de converser avec sa compagne. Assise dans un fauteuil à haut dossier recouvert de tapisserie rouge, Semirhage brodait, ses longs doigts fins exécutant avec adresse des points minuscules pour former un dessin labyrinthique de petites fleurs. C’était toujours une surprise que cette femme aime une activité aussi… ordinaire. Sa robe noire se détachait nettement contre le siège. Même Demandred n’osait pas insinuer devant Semirhage qu’elle portait si souvent du noir parce que Lanfear portait du blanc.

Pour la millième fois, Mesaana s’efforça d’analyser pourquoi elle se sentait mal à l’aise en présence de cette femme. Mesaana connaissait ses propres forces et faiblesses, concernant le Pouvoir et autres. Elle était de force égale à celle de Semirhage sur la plupart des points et, là où elle ne l’était pas, elle avait d’autres atouts en regard de faiblesses chez Semirhage. Non, là n’était pas la cause. Semirhage retirait une jouissance de la cruauté, un plaisir intense à infliger de l’angoisse, mais ce n’était sûrement pas cela le problème. Mesaana pouvait se montrer cruelle si nécessaire et elle ne se souciait pas de ce que Semirhage faisait à d’autres. Il devait y avoir une raison, mais elle ne parvenait pas à la trouver.

Avec irritation, elle plaça un autre domino et la tour s’écroula avec un cliquetis, éparpillant des pièces d’ivoire sur le sol. Sa langue clappa et elle se détourna de la table, croisant les bras sous ses seins. « Où est Demandred ? Dix-sept jours qu’il s’est rendu au Shayol Ghul, mais il attend maintenant pour nous informer d’un message, puis n’arrive pas. » Elle était allée au Gouffre du Destin deux fois dans ce même laps de temps, avait accompli ce parcours éprouvant pour les nerfs avec ces crocs de pierre qui effleuraient ses cheveux. Pour ne rien trouver excepté un Myrddraal inconnu, trop grand, qui se refusait à parler. Le Forage était là, certainement, mais le Grand Seigneur n’avait pas répondu. Elle n’était pas restée longtemps chaque fois. Elle se croyait affranchie de la peur, du moins de la sorte qu’inspire le regard d’un Demi-Homme, mais les deux fois le regard sans yeux du Myrddraal, fixe et neutre, l’avait poussée à s’éloigner d’un pas qui allait se pressant et que seul un sérieux effort sur elle-même empêcha de devenir un pas de course. Canaliser n’aurait-il pas été un sûr moyen de mourir, elle aurait anéanti le Demi Homme, ou Voyagé loin du Gouffre même. « Où est-il ? »

Semirhage leva les yeux de son ouvrage, des yeux noirs qui ne cillaient pas dans un visage au teint sombre et aux traits lisses, puis posa de côté sa broderie et se dressa avec grâce. « Il viendra quand il viendra », répliqua-t-elle calmement. Elle était toujours calme de même qu’elle était toujours gracieuse. « Si vous ne voulez pas attendre, eh bien, partez. »

Inconsciemment, Mesaana s’étira un peu sur la pointe des pieds, mais était encore obligée de lever les yeux. Semirhage était plus grande que la plupart des hommes, bien que si parfaitement proportionnée que l’on s’en apercevait seulement quand elle vous dominait du haut de sa taille, les yeux abaissés sur vous. « Partir ? Je vais partir. Et il peut… »

Il n’y eut pas d’avertissement, naturellement. Il n’y en avait jamais quand un homme canalisait. Une ligne lumineuse verticale apparut en l’air, puis s’élargit comme le portail tournait de côté pour s’ouvrir le temps que Demandred le franchisse, en adressant à chacune d’elles un petit salut. Il était tout habillé de gris foncé aujourd’hui, orné d’une bribe de dentelle claire au col. Il s’adaptait avec aisance aux modes et aux tissus de cette Ère.

Son profil aquilin était assez beau, bien que pas précisément de la sorte à faire battre plus vite le cœur de toutes les femmes. En un sens, « presque » et « pas précisément » résumaient l’histoire de la vie de Demandred. Il avait eu la malchance d’être né un jour après Lews Therin Telamon, qui allait devenir le Dragon, tandis que Barid Bel Medar, le nom qu’il portait alors, passait des années à presque égaler les prouesses de Lews Therin, pas précisément égaler la renommée de Lews Therin. Sans Lews Therin, il eût été l’homme le plus acclamé de l’Ère. Aurait-il été désigné comme chef à la place de cet homme qu’il estimait son inférieur sur le plan intellectuel, un imbécile d’une ridicule prudence qui trop souvent réussissait à saisir la chance par les cheveux, serait-il ici aujourd’hui ? Allons, c’était vaine conjecture, encore qu’elle s’y fût déjà livrée. Non, l’important était que Demandred méprisait le Dragon et, maintenant que le Dragon était Réincarné, il avait transféré en entier ce dédain sur ce Réincarné.

« Pourquoi… ? »

Demandred leva la main. « Attendons d’être tous ici, Mesaana, et je ne serai pas obligé de me répéter. »

Elle sentit le premier tourbillon de Saidar un instant avant que la ligne lumineuse apparaisse et devienne un portail. Graendal en sortit, pour une fois sans être accompagnée par des serviteurs à demi vêtus, et laissa l’ouverture disparaître avec la même rapidité que Demandred. C’était une femme bien en chair aux cheveux blond roux artistement bouclés. Elle avait réussi à dénicher quelque part du streith pour sa robe montante. Reflétant son humeur, l’étoffe était une brume transparente. Par moments, Mesaana se demandait si Graendal se préoccupait vraiment d’autre chose que de ses plaisirs sensuels.

« Je n’étais pas sûre que vous seriez ici, déclara d’un ton léger la nouvelle arrivante. Vous trois avez tellement joué les cachottiers. » Elle eut un rire gai quelque peu niais. Non, ce serait une erreur néfaste de juger Graendal sur des apparences. La plupart de ceux qui l’avaient prise pour une sotte étaient morts depuis longtemps, victimes de la femme qu’ils n’avaient pas appréciée à sa juste valeur.

« Sammael vient-il ? » questionna Demandred.

Graendal eut un geste dédaigneux de sa main couverte de bagues. « Oh, il n’a pas confiance en vous. Je ne crois pas qu’il se fie encore à lui-même. » Le streith fonça : un brouillard dissimulateur. « Il rassemble ses troupes dans Illian, se lamentant de ne pas avoir de javelots électriques pour les armer. Quand il ne s’occupe pas à cela, il cherche un angreal ou un sa’angreal dont il pourrait se servir. Quelque chose d’une puissance adéquate, naturellement. »

Leurs yeux se tournèrent tous vers Mesaana et elle respira à fond. Chacun d’eux aurait donné – eh bien, presque n’importe quoi pour un angreal ou un sa’angreal approprié. Chacun était plus fort que l’une de ces gamines à demi instruites qui se faisaient appeler aujourd’hui Aes Sedai, mais suffisamment de ces jeunesses à demi éduquées reliées entre elles pouvaient les écraser tous. À part, évidemment, qu’elles ne savaient plus comment s’y prendre, et n’en avaient d’ailleurs pas les moyens. Pour créer une chaîne comptant plus de treize maillons, des hommes étaient nécessaires, et plus d’un pour dépasser les vingt-sept. À la vérité, ces jeunes femmes – les plus âgées lui semblaient jeunes, à elle ; elle avait vécu plus de trois cents ans, sans compter le temps où elle avait été enfermée dans le Forage, et elle était alors considérée comme accédant à l’âge de la maturité – ces jeunes femmes ne présentaient pas un réel danger, mais cela ne diminuait en rien le désir des personnes présentes pour un angreal, ou mieux encore le sa’angreal à la puissance plus grande. Avec ces vestiges de leur propre époque, ils pouvaient canaliser une quantité de Pouvoir qui, autrement, les réduirait en cendres. Chacun d’eux était prêt à risquer gros pour un de ces objets précieux. Pas le tout pour le tout, néanmoins. Pas sans une nécessité absolue. Cette restriction ne réduisait toutefois pas à néant le désir d’en avoir.

Machinalement, Mesaana prit un ton doctoral. « La Tour Blanche a maintenant des gardes ainsi que des défenses à leurs chambres fortes, à l’intérieur et à l’extérieur, et par-dessus le marché elles comptent chaque objet quatre fois par jour, chaque jour. La Grande Réserve dans la Pierre de Tear est protégée aussi, par une chose dangereuse qui m’aurait immobilisée si j’avais tenté de passer au travers ou de la dénouer. Je ne crois pas qu’elle puisse être défaite sauf par qui l’a tissée et, dans le statu quo, c’est un piège pour n’importe quelle autre femme capable de canaliser.

— Un ramassis poussiéreux de fatras ne servant à rien, commenta Demandred dédaigneusement. Les gens de Tear rassemblaient tout ce qui avait ne serait-ce que la réputation d’avoir trait au Pouvoir Unique. »

Mesaana soupçonnait qu’il s’appuyait sur davantage que des ouï-dire pour prononcer ce jugement. Elle soupçonnait également qu’il existait aussi un piège pour les hommes autour de la Grande Réserve, sinon Demandred aurait eu son sa’angreal et se serait lancé à l’attaque de Rand al’Thor depuis longtemps. « Nul doute qu’il y en a quelques-uns dans Cairhien et dans Rhuidean mais, même si vous ne vous heurtiez pas aussitôt à Rand al’Thor, les deux villes sont bondées de femmes capables de canaliser.

— Des ignorantes. » Graendal eut un reniflement de mépris.

« Si une fille de cuisine vous plante un couteau dans le dos, dit froidement Semirhage, êtes-vous moins mort que si vous succombez dans un duel sha’je à Qal ? »

Mesaana acquiesça d’un signe de tête. « Cela laisse ce qui serait enterré dans des ruines des temps anciens ou oublié dans un grenier. Si vous désirez compter trouver quelque chose par hasard, libre à vous. Moi non. À moins que quelqu’un ne sache localiser une cabine de stase ? » Il y avait une certaine sécheresse dans cette dernière phrase. Les cabines de stase auraient dû survivre à la Destruction du Monde, mais ce bouleversement les avait probablement abandonnées au fond d’un océan ou enfouies sous des montagnes. Peu de chose subsistait du monde qu’ils avaient connu, à part quelques noms et légendes.

Le sourire de Graendal était la gentillesse même. « J’ai toujours pensé que vous auriez dû être professeur. Oh. Je suis désolée, j’avais oublié. »

Le visage de Mesaana s’assombrit. Sa marche vers le grand Seigneur avait commencé quand lui avait été refusée une place dans le Collam Daan voilà tant d’années. Inapte à la recherche, lui avait-on dit, mais elle pouvait toujours enseigner. Eh bien, elle avait enseigné, jusqu’à ce qu’elle découvre comment leur enseigner à tous de bonnes leçons ! « J’attends toujours d’entendre ce qu’a dit le Grand Seigneur, murmura Semirhage.

— Oui. Devons-nous tuer al’Thor ? » Mesaana se rendit compte qu’elle serrait sa jupe à deux mains et la relâcha. Bizarre. Jamais elle ne se laissait énerver par quiconque.

« Si tout va bien, dans deux mois, trois au plus, il sera là où je peux l’atteindre sans risque, et hors d’état de se défendre.

— Où vous pouvez l’atteindre sans risque ? » Graendal haussa un sourcil d’un air railleur. « Où avez-vous donc installé votre tanière ? Peu importe. Si fruste qu’il soit, c’est un plan aussi bon que ceux que j’ai entendus dernièrement. »

Demandred continuait à garder le silence, restait là à les examiner. Non, pas Graendal. Semirhage et elle. Et quand il se décida à parler ce fut moitié pour lui-même moitié pour elles. « Lorsque je songe à l’endroit où vous vous êtes placées, toutes les deux, je m’interroge. Que sait le Grand Seigneur, depuis combien de temps ? Dans ce qui est arrivé, quelle part depuis le début se conformait à ses projets : » À cela il n’y avait pas de réponse. Finalement, il ajouta : « Vous voulez connaître ce que le grand Seigneur m’a dit ? Très bien. Mais cela reste entre nous ici, confidentiel. Puisque Sammael a choisi de ne pas venir, il n’apprend rien. Ni les autres, vivants ou morts. La première partie du message du Grand Seigneur était simple. “Laissez régner le Seigneur du Chaos.” Ses mots, exacts. » Les coins de sa bouche frémirent, aussi proches d’un sourire que ce que Mesaana avait jamais vu sur son visage. Puis il leur raconta le reste.

Mesaana se rendit compte qu’elle frissonnait et ne discerna pas si c’était d’excitation ou de peur. Cela pouvait marcher ; cela pouvait les combler. Seulement cela nécessitait de la chance et devoir compter sur la chance la mettait mal à l’aise. C’est Demandred qui avait un caractère de joueur. Il avait raison sur un point ; Lews Therin forgeait sa chance comme on frappe de la monnaie. À son avis, Rand al’Thor semblait jusqu’à présent faire de même.

À moins… À moins que le Grand Seigneur n’ait un plan derrière celui qu’il avait révélé. Et cela l’effrayait plus que n’importe quelle autre possibilité.

Le miroir au cadre doré reflétait la pièce, les mosaïques au dessin troublant sur les murs, l’ameublement doré et les beaux tapis, les autres miroirs et les tapisseries. Une salle de palais sans fenêtres ni porte. Le miroir renvoyait l’image d’une femme vêtue d’une robe rouge sang foncé qui marchait comme un lion en cage, son beau visage une combinaison de rage et d’incrédulité. Oui, de l’incrédulité. Il reflétait aussi sa propre figure et cela l’intéressait beaucoup plus que la femme. Il ne put se retenir de loucher pour la centième fois son nez, sa bouche et ses joues pour s’assurer qu’ils étaient réels. Pas jeune, mais plus jeune que la face qu’il avait eue en s’éveillant la première fois du Long Sommeil, avec tous ses interminables cauchemars. Une figure ordinaire, lui qui avait toujours délesté être ordinaire. Il reconnut le son dans sa gorge comme un rire prêt à éclore, un rire nerveux, et le réprima. Il n’était pas fou. En dépit de tout, il ne l’était pas.

Un nom lui avait été attribué pendant ce deuxième sommeil, beaucoup plus horrifiant, avant qu’il s’éveille avec ce visage et ce corps. Osan’gar. Un nom attribué par une voix qu’il connaissait et à qui il n’osait pas désobéir. Son ancien nom, accordé dédaigneusement et adopté avec fierté, avait disparu à jamais. La voix de son maître avait parlé et fait qu’ainsi en fut. La femme était Aran’gar ; qui elle avait été n’existait plus.

Un choix intéressant, ces noms. Un osan’gar et un aran’gar étaient les poignards tenus de la main gauche et de la main droite dans une forme de duel brièvement en vogue au cours de cette longue préparation depuis le jour où le Forage avait été pratiqué jusqu’au commencement effectif de la Guerre du Pouvoir. Ses souvenirs étaient fragmentaires – un trop grand nombre avait été perdu au cours du Long Sommeil comme du bref – mais, cela, il ne l’avait pas oublié. La vogue avait été de courte durée parce que, presque inévitablement, l’un et l’autre adversaires mouraient. Les lames des poignards étaient enduites d’un poison lent.

Une forme estompée apparut dans le miroir et il se retourna, pas trop vite. Il devait se rappeler qui il était et s’assurer que d’autres en avaient conscience. Il n’y avait toujours pas de porte, mais un Myrddraal se trouvait dans la pièce avec eux. Aucun de ces faits n’était étrange en ce lieu, mais le Myrddraal était plus grand que tous ceux qu’Osan’gar avait vus auparavant.

Il prit son temps, laissant le Demi-Homme attendre que sa présence soit constatée, et il n’avait pas encore ouvert la bouche qu’Aran’gar s’exclama d’un ton rageur : « Pourquoi cela m’a-t-il été infligé ? Pourquoi ai-je été mis dans ce corps ? Pourquoi ? » Vers la fin, le ton devint presque strident.

Osan’gar aurait cru que les lèvres exsangues du Myrddraal s’étaient étirées dans un sourire, sauf que c’était impossible, ici ou n’importe où ailleurs. Même les Trollocs avaient un sens de l’humour, encore que exécrable et violent, mais pas les Myrddraals. « À vous deux a été donné ce qu’il y avait de mieux à prendre dans les Marches. » La voix du Myrddraal était tel le bruissement d’herbes sèches froissées par la reptation d’une vipère. « C’est un beau corps, sain et fort. Et valant mieux que l’autre choix de l’alternative. »

Les deux affirmations étaient exactes. C’était un beau corps, bien approprié pour une danseuse de daien des temps anciens, aux formes pleines luisantes de santé, assorti à un visage ovale au teint d’ivoire et aux yeux verts, encadré par de brillants cheveux noirs. Et n’importe quoi valait mieux que la solution de rechange.

Peut-être Aran’gar ne voyait-elle pas cela du même point de vue. La fureur marbrait ce beau visage. Elle était sur le point de commettre un acte téméraire. Osan’gar le savait ; il y avait toujours eu un problème à cet égard. Lanfear semblait prudente en comparaison. Il voulut attirer à lui le Saidin. Canaliser ici risquait d’être dangereux, mais moins que de la laisser se livrer à quelque chose de vraiment stupide. Il voulut attirer à lui le Saidin – et ne trouva rien. Il n’avait pas été enveloppé d’un écran ; il l’aurait senti et aurait su comment s’en évader ou le briser, avec du temps, si l’écran n’était pas trop résistant. Cela donnait l’impression que son lien avec le Saidin avait été tranché. Le choc le pétrifia sur place.

Point de même pour Aran’gar. Peut-être avait-elle eu la même révélation, mais sa réaction fut différente. Avec un feulement de chat en fureur, elle se précipita sur le Myrddraal, ongles en avant.

Une attaque vouée à l’échec, naturellement. Le Myrddraal ne changea même pas de position. D’un geste négligent, il la saisit par la gorge, la souleva à bout de bras jusqu’à ce que ses pieds quittent le sol. Le cri se transforma en gargouillement et elle se cramponna des deux mains au poignet du Demi-Homme. Tandis qu’elle pendillait dans ses doigts serrés, il tourna ce regard sans yeux vers Osan’gar. « Vous n’avez pas été coupé du Saidin, mais vous ne canaliserez pas tant que vous n’en aurez pas reçu la permission. Et jamais vous ne me prendrez pour cible. Je suis Shaidar Haran. »

Osan’gar essaya de déglutir, mais sa bouche était toute poussière. Cette créature n’avait sûrement rien à voir avec ce qui lui avait été infligé. Les Myrddraals avaient certains pouvoirs, mais pas celui-là. Pourtant ce Myrddraal-là savait.

Lui, Osan’gar, n’avait jamais aimé les Demi-Hommes. Il avait aidé à inventer les Trollocs, mêlant souches humaine et animale – il était fier de cette réussite, du talent impliqué, de la difficulté – mais ces êtres qui naissaient de temps en temps avec des caractéristiques témoignant d’un retour à des expériences passées le mettaient mal à l’aise dans le meilleur des cas.

Shaidar Haran reporta son attention sur la femme se convulsant dans son poing. Sa figure commençait à devenir pourpre et ses pieds s’agitaient faiblement. « Vous vous adapterez. Le corps se plie à l’âme, mais l’esprit se plie au corps. Vous vous adaptez déjà. Bientôt ce sera comme si vous n’en aviez jamais eu d’autre. Ou il vous est possible de refuser. Alors quelqu’un prendra votre place et vous serez donnée… à mes frères, empêchée d’atteindre le Pouvoir comme vous l’êtes. » Ces lèvres minces s’étirèrent de nouveau. « Ils manquent de distractions dans les Marches.

— Elle ne peut pas parler, dit Osan’gar. Vous la tuez ! Ne savez-vous pas qui nous sommes ? Posez-la à terre, Demi-Homme ! Obéissez-moi ! » Cette « chose » devait obéir à un des Élus.

Mais le Myrddraal continua d’un air impassible à examiner pendant un long moment encore le visage d’Aran’gar qui devenait de plus en plus cramoisi avant de laisser ses pieds toucher le tapis et de relâcher sa prise. « J’obéis au Grand Seigneur. À personne d’autre. » Elle se cramponnait encore, oscillant, toussant et avalant des goulées d’air. Si le Myrddraal avait ouvert sa main, elle serait tombée. « Vous soumettrez-vous à la volonté du Grand Seigneur ? » Pas une exigence, rien qu’une question de pure forme d’après le ton de cette voix sèche.

« Ou… oui », parvint-elle à proférer d’un ton rauque, et Shaidar Haran la laissa aller.

Elle vacilla en se massant la gorge et Osan’gar s’avança pour l’aider, mais elle le menaça du poing et d’un regard furieux avant qu’il la touche. Il s’éloigna à reculons, les mains levées. Voilà une inimitié dont il n’avait pas besoin. Pourtant c’était un beau corps et une bonne plaisanterie. Il s’était toujours targué de son sens de l’humour, mais ce trait d’humour-là était sensationnel.

« N’éprouvez-vous pas de gratitude ? dit le Myrddraal. Vous étiez morts et êtes vivants. Songez à Rahvin, dont l’âme est au-delà de tout secours, au-delà du temps. Vous avez une chance de servir de nouveau le Grand Seigneur et de racheter vos erreurs. »

Osan’gar se hâta de lui assurer qu’il était reconnaissant, qu’il ne demandait rien de plus que de servir et d’obtenir l’absolution. Rahvin mort ? Que s’était-il passé ? Peu importe ; un Élu éliminé signifiait une chance de plus pour atteindre la vraie puissance quand le Grand Seigneur serait libre. C’était irritant d’avoir à s’humilier devant quelque chose que l’on pouvait appeler sa création autant que les Trollocs, mais il ne se rappelait que trop bien la mort. Il ramperait devant un ver de terre pour éviter de subir cela de nouveau. Aran’gar ne fut pas moins prompte, il le remarqua, en dépit de la colère qui flamboyait dans ses yeux. Manifestement, elle se souvenait aussi.

« Alors il est temps que vous alliez de nouveau dans le monde servir le Grand Seigneur, dit Shaidar Haran. Personne à part moi et le Grand Seigneur ne sait que vous vivez. Si vous réussissez, vous vivrez à jamais et serez élevés au-dessus de tous les autres. Si vous échouez… Mais vous n’échouerez pas, n’est-ce pas ? » Et maintenant le Demi-Homme sourit pour de bon. C’était comme de voir sourire la mort.

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