25 Comme la foudre et la pluie

Sans trop savoir pourquoi, quand Cowinde vint la réveiller à l’heure grise précédant l’aube, Egwene se sentit reposée en dépit de ses rêves. Reposée et prête à voir ce qu’elle pouvait apprendre dans la cité. Un long bâillement et un étirement également long, et elle fut debout, fredonnant tandis qu’elle se lavait et s’habillait vivement, prenant à peine le temps de se brosser à fond les cheveux. Elle aurait quitté précipitamment les tentes sans s’attarder à prendre de petit déjeuner, mais Sorilea l’aperçut, et cela coupa court à ce projet. Ce qui se révéla finalement aussi bien.

« Vous n’auriez pas dû quitter l’étuve si tôt », lui annonça Amys en prenant un bol de bouillie et de fruits secs des mains de Rodera. Près d’une douzaine de Sagettes s’étaient rassemblées dans la tente d’Amys – et Rodera, Cowinde et un homme en coule blanche nommé Doilan, un autre Shaido, s’affairaient pour les servir toutes. « Rhuarc avait beaucoup à raconter sur vos Sœurs. Peut-être pouvez-vous y ajouter. »

Après avoir feint pendant des mois d’être une Aes Sedai, Egwene n’avait pas besoin de réfléchir pour deviner qu’elle faisait allusion à l’ambassade de la Tour. « Je vous expliquerai ce que je peux. Qu’a-t-il dit ? »

En premier lieu qu’il y avait six Aes Sedai, et deux d’entre elles des Rouges, pas une seule – Egwene trouvait incroyable qu’Elaida ait eu l’arrogance, ou peut-être la stupidité, d’en envoyer – mais du moins une Sœur Grise menait la députation. Les Sagettes, la plupart allongées en cercle comme les rayons d’une roue, quelques-unes debout ou agenouillées dans les espaces restés libres, tournèrent les yeux vers Egwene dès que la liste des noms fut achevée.

« Je regrette, mais je n’en connais que deux, répondit-elle en pesant ses mots. Les Aes Sedai sont nombreuses, somme toute, et je n’ai pas été assez longtemps une Sœur en titre pour connaître beaucoup. » Des têtes se hochèrent ; elles acceptaient cela. « Nesune Bihara est impartiale – elle écoute chaque partie avant de tirer une conclusion – mais elle est capable de découvrir la plus petite faille dans ce que vous dites. Elle voit tout, se rappelle tout ; elle ne jettera qu’un coup d’œil à une page et la répétera ensuite mot pour mot, ou de même pour une conversation qu’elle a entendue il y a une année. Cependant, il lui arrive de parler toute seule, de proférer ses pensées à haute voix sans s’en rendre compte.

— Rhuarc a dit qu’elle s’intéressait à la Bibliothèque Royale. » Bair remua sa bouillie en observant Egwene. « Il a dit l’avoir entendue murmurer quelque chose à propos de sceaux. » Un murmure se propagea promptement parmi les autres femmes, qui s’éteignit quand Sorilea s’éclaircit bruyamment la gorge.

Avalant des cuillerées de bouillie – il y avait des tranches de pruneaux et une espèce de baies sucrées dans la sienne – Egwene réfléchit. Si Elaida avait soumis Siuan à la question avant de l’exécuter, alors elle était au courant que trois sceaux étaient brisés. Rand en avait deux dissimulés – Egwene aurait aimé savoir où ; il n’avait l’air d’avoir confiance en personne ces derniers temps – et Nynaeve et Elayne en avaient découvert un à Tanchico et l’avaient apporté à Salidar, mais Elaida n’avait aucun moyen d’être au courant de l’existence de ceux-là. À moins, peut-être, qu’elle n’ait des espions dans Salidar. Non. Cela, c’était des conjectures pour un autre temps, inutiles maintenant. Elaida devait chercher désespérément les sceaux qui restaient. Envoyer Nesune dans la deuxième plus grande bibliothèque du monde après celle de la Tour Blanche était logique et, avalant un morceau de pruneau, elle le leur expliqua.

« C’est ce que j’ai dit hier soir, grommela Sorilea. Aeron, Colinda, Edarra, vous trois allez à la Bibliothèque. Trois Sagettes devraient être capables de découvrir ce qui peut être découvert avant une Aes Sedai. » Ce qui provoqua l’allongement de trois figures ; la Bibliothèque Royale était immense. Toutefois, Sorilea était Sorilea et, si les femmes nommées soupirèrent et marmottèrent, elles déposèrent leurs bols de bouillie et partirent immédiatement. « Vous avez annoncé que vous en connaissez deux, poursuivit Sorilea avant même qu’elles aient quitté la tente. Nesune Bihara et qui ?

— Sarene Nemdahl, répondit Egwene. Comprenez bien, je ne les connais pas vraiment l’une ou l’autre. Sarene est comme la plupart des Sœurs Blanches – elle soumet tout à un raisonnement logique et parfois elle est surprise quand quelqu’un agit selon une impulsion du cœur – cependant elle est coléreuse. La plupart du temps, elle se contient avec fermeté, mais faites quelque chose de travers au mauvais moment et elle vous… arrachera le nez avant que vous ayez le temps de réagir. Cependant, elle écoute ce que vous avez à dire et elle admettra qu’elle s’est trompée, même après son coup de colère. Eh bien, une fois qu’il est calmé, en tout cas. »

Introduisant une cuillerée de baies et de bouillie dans sa bouche, elle s’efforça d’examiner les Sagettes sans en avoir l’air ; aucune ne paraissait avoir remarqué son hésitation. Elle avait failli dire que Sarene vous enverrait nettoyer des planchers avant que vous ayez le temps de cligner des yeux. Elle connaissait l’une et l’autre femme seulement d’après les cours qu’elle avait suivis comme novice. Nesune, une svelte Kandori aux yeux d’oiseau, sentait que l’attention de quelqu’un s’égarait même quand elle avait le dos tourné ; elle avait enseigné plusieurs cours auxquels Egwene avait participé. Egwene n’avait assisté qu’à deux conférences données par Sarene, sur la nature de la réalité, mais c’était difficile d’oublier une femme qui vous affirmait avec un sérieux absolu que la beauté et la laideur étaient l’une et l’autre des illusions alors qu’elle avait un visage que tous les hommes s’attarderaient à regarder.

« J’espère que vous pourrez vous en rappeler davantage, déclara Bair qui se pencha vers elle, appuyée sur un coude. Apparemment vous êtes notre seule source d’information. »

Egwene mit un moment à comprendre. Oui, bien sûr. Bair et Amys devaient avoir essayé de regarder les rêves des Aes Sedai la nuit dernière, mais les Aes Sedai gardaient leurs rêves. C’était un talent qu’elle regrettait de ne pas avoir appris elle-même avant de quitter la Tour. « Si je peux. Où sont leurs chambres dans le palais ? » Si elle allait auprès de Rand la prochaine fois qu’il viendrait, cela l’aiderait à ne pas tomber sur leurs appartements en essayant de trouver son chemin. Notamment Nesune. Sarene ne se souviendrait peut-être pas d’une novice en particulier, mais Nesune certainement que si. D’ailleurs, une de celles qu’elle ne connaissait pas s’en souviendrait peut-être également ; on avait beaucoup parlé d’Egwene al’Vere quand elle était à la Tour.

« Elles ont décliné l’offre de Berelain même pour une nuit. » Amys fronça les sourcils. Chez les Aiels, une offre d’hospitalité était toujours acceptée ; refuser, même entre ennemis jurés, était offensant. « Elles séjournent chez une femme nommée Arilyne, une noble parmi les tueurs-d’arbre. Rhuarc pense que Coiren Saeldain connaissait cette Arilyne avant hier.

— Une des espionnes de Coiren, affirma Egwene avec conviction. Ou une de l’Ajah Grise. »

Plusieurs Sagettes dirent quelques mots avec colère entre leurs dents ; Sorilea émit un sonore reniflement de dégoût et Amys un lourd soupir de déception. D’autres eurent une réaction différente. Corelna, une femme évoquant un épervier aux yeux verts avec d’abondantes mèches grises dans sa chevelure blond de lin, secoua la tête d’un air de doute, tandis que Tialine, une rousse mince au nez en lame de couteau, regarda Egwene d’un air nettement incrédule.

Espionner violait le ji’e’toh, encore que comment cela cadrait avec les incursions des Exploratrices de Rêves chaque fois que l’envie leur en prenait fut quelque chose qu’Egwene n’avait pas déterminé. Inutile de souligner que les Aes Sedai ne respectaient pas le ji’e’toh. Elles le savaient ; elles jugeaient seulement difficile de le croire ou de le comprendre, qu’il s’agisse d’Aes Sedai ou d’autres personnes.

Quoi qu’elles en pensent, elle aurait parié n’importe quoi qu’elle avait raison. Galldrian, le dernier Roi du Cairhien, avait eu une conseillère Aes Sedai avant d’être assassiné. Niande Moorwyn avait été pratiquement invisible même avant de disparaître à la suite de la mort de Galldrian, mais une chose qu’Egwene avait apprise était qu’elle s’était de temps en temps rendue à la campagne dans le domaine de Dame Arilyne. Niande était une Sœur Grise.

« Il paraît qu’elles ont placé cent gardes sous ce toit », reprit Bair au bout d’un moment. Sa voix devint très détachée. « Elles disent qu’il règne encore de l’insécurité dans la cité, mais je pense qu’elles ont peur des Aiels. » Un air intéressé se peignit de façon inquiétante sur un certain nombre de visages.

« Cent ! s’exclama Egwene. Elles ont amené cent hommes ? »

Amys secoua la tête. « Plus de cinq cents. Les éclaireurs de Timolan ont trouvé la plupart d’entre eux campés à moins d’une demi-journée au nord de la cité. Rhuarc en a parlé et Coiren Saeldain a dit que ces hommes étaient une garde d’honneur, mais qu’elles en avaient laissé la plupart hors de la cité afin de ne pas nous alarmer.

— Elles croient qu’elles escorteront le Car’a’carn jusqu’à Tar Valon. » La voix de Sorilea aurait fendu de la pierre et son expression donnait au ton de sa voix l’impression d’être doux. Egwene n’avait pas gardé par-devers elle le contenu de la lettre d’Elaida à Rand. Les Sagettes l’aimaient moins chaque fois qu’elles l’entendaient.

« Rand n’est pas assez stupide pour accepter cette offre », commenta Egwene, mais son esprit ne se concentrait pas là-dessus. Cinq cents hommes pouvaient former une garde d’honneur. Elaida pensait peut-être bien que le Dragon Réincarné s’attendrait à quelque chose comme ça, en serait même flatté. Un nombre de suggestions lui vinrent à l’esprit, mais elle devait s’y prendre avec prudence. Un terme mal choisi risquait d’inciter Amys et Bair – ou, pire, Sorilea ; esquiver Sorilea était comme d’essayer de s’extraire d’un buisson de ronces – à lui donner des ordres auxquels elle ne pourrait pas obéir et en même temps accomplir ce qu’elle seule était en mesure de faire. Ou du moins voulait faire. « Je présume que les chefs surveillent ces soldats qui sont hors les murs ? » Une demi-journée au nord – une journée entière, plutôt, puisqu’ils n’étaient pas des Aiels – c’était trop loin pour être dangereux, mais un peu de prudence ne nuit pas. Amys hocha la tête ; Sorilea dévisagea Egwene comme si elle avait demandé la position du soleil à midi dans le ciel. Egwene s’éclaircit la gorge. « Oui. » Il n’y avait aucune chance que les chefs commettent ce genre d’erreur. « Eh bien. Voici mes suggestions. Au cas où de ces Aes Sedai se rendraient au palais, quelques-unes d’entre vous qui savent canaliser devraient les suivre pour s’assurer qu’elles ne laissent pas des pièges. » Elles acquiescèrent d’un signe. Les deux tiers des femmes présentes pouvaient maîtriser la saidar, certaines pas beaucoup plus que Sorilea, d’autres égalant Amys, qui possédait autant de force que les Aes Sedai connues jusqu’ici d’Egwene ; les proportions étaient en général les mêmes parmi les Sagettes. Leurs talents différaient de ceux des Aes Sedai – moindres dans certaines catégories, plus grands dans d’autres, mais en général simplement différents – cependant elles seraient capables de détecter des cadeaux fâcheux. « Et nous devons nous assurer qu’elles sont seulement six. »

Elle dut expliquer. Elles avaient lu des livres écrits par les natifs des Terres Humides, mais même celles qui savaient canaliser ne connaissaient pas vraiment les rites qui s’étaient développés autour des méthodes des Aes Sedai envers les hommes qui avaient découvert le saidin. Chez les Aiels, l’homme qui apprenait qu’il était capable de canaliser s’estimait choisi et s’en allait au nord dans la Grande Dévastation pour donner la chasse au Ténébreux ; aucun ne revenait jamais. Aussi bien, Egwene n’avait pas été au courant de ces rites avant de se rendre à la Tour ; les récits qu’elle avait entendus auparavant ressemblaient rarement à la vérité.

« Rand peut maîtriser deux femmes à la fois », conclut-elle. Elle le savait par expérience. « Il pourrait peut-être même en maîtriser six mais, si elles sont plus nombreuses qu’elles prétendent l’être, alors c’est la preuve qu’au moins elles ont menti, même ne serait-ce que par omission. » Elle faillit tiquer devant leur mine sévère ; mentez et vous contractez du toh envers qui vous avez menti. Seulement dans son cas à elle, c’était nécessaire. Absolument.

Le reste du repas du matin se passa à décider quelles Sagettes iraient aujourd’hui inspecter le palais et quels chefs à qui se fier pour choisir des hommes et des Vierges qui devraient guetter d’autres Aes Sedai. Il y en avait qui répugneraient à agir de n’importe quelle manière à l’encontre d’Aes Sedai ; les Sagettes ne le formulèrent pas ouvertement, mais c’était assez clair d’après ce qu’elles disaient, souvent d’un ton acerbe. D’autres penseraient que la lance était le meilleur moyen pour en finir avec tout ce qui menacerait le Car’a’carn venant d’Aes Sedai. Quelques-unes parmi les Sagettes semblaient avoir été gagnées aussi par cette solution ; Sorilea écarta avec autorité plus d’une suggestion détournée que la difficulté serait résolue si les Aes Sedai n’étaient simplement plus là. À la fin, Rhuarc et Mandelain des Darynes furent les deux seuls sur qui elles réussirent à se mettre d’accord.

« Assurez-vous qu’ils ne choisissent pas de siswai’amans », dit Egwene. Ceux-là auraient certainement recours à la lance au moindre signe d’une menace. La remarque lui valut bon nombre de regards, du regard froid au sarcastique. Aucune des Sagettes n’était idiote. Une chose troublait Egwene. Pas une ne mentionna ce qu’elle était habituée à entendre presque chaque fois que la discussion avait pour thème les Aes Sedai : que les Aiels avaient jadis manqué à leurs devoirs envers les Aes Sedai et qu’ils seraient anéantis si cela se reproduisait.

En dehors de ce commentaire, Egwene ne se mêla pas au débat, s’affairant avec une deuxième portion de bouillie, accompagnée de poires séchées en plus des pruneaux, ce qui lui valut un hochement de tête approbateur de la part de Sorilea. Ce n’était pas l’approbation de Sorilea qu’elle recherchait. Elle avait faim mais, surtout, elle espérait que les Sagettes oublieraient sa présence. Apparemment, la stratégie réussit.

Le repas et la discussion terminés, elle se rendit d’un pas de flâneur à sa tente, puis s’assit sur ses talons juste à l’intérieur du rabat de l’entrée, observant un petit groupe de Sagettes qui se dirigeaient vers la cité, sous la conduite d’Amys. Quand elles eurent disparu par la porte la plus proche, elle ressortit vivement. Il y avait des Aiels partout, gai’shains et autres, mais les Sagettes étaient toutes dans leurs tentes et personne ne lui adressa un coup d’œil quand elle marcha vers le rempart de la cité, pas trop vite. La remarquerait-on que l’on penserait qu’elle partait simplement pour sa promenade matinale. Le vent souffla plus fort, apportant du Faubourg des vagues de poussière et de vieilles cendres, mais elle maintint son allure régulière. Juste sortie prendre de l’exercice.

Dans la cité, la première personne qu’elle questionna, une femme maigre et sèche qui vendait sur une charrette à bras des pommes ratatinées à un prix exorbitant, ignorait comment se rendre au palais de la noble Dame Arilyne, de même une couturière replète qui avait ouvert de grands yeux à l’entrée dans sa boutique d’une femme apparemment aielle ; et aussi un coutelier commençant à devenir chauve qui crut qu’elle serait beaucoup plus intéressée par ses couteaux. Finalement, un orfèvre aux yeux plissés, qui ne la quitta pas du regard le temps qu’elle resta dans son magasin, lui indiqua ce qu’elle désirait. S’éloignant à grands pas à travers l’affluence, Egwene secoua la tête. Elle oubliait parfois à quel point était réellement grande une ville comme Cairhien, si bien qu’aucun de ses habitants ne pouvait la connaître à fond.

Quoi qu’il en soit, elle se perdit trois fois et dut demander son chemin deux fois encore avant de se retrouver plaquée au coin du mur d’une écurie de louage, regardant de l’autre côté de la rue un édifice compact en pierre sombre, tout en fenêtres étroites, balcons anguleux et tours à gradins. Il était modeste pour un palais quoique considérable pour une maison ; Arilyne figurait sur l’échelle de la noblesse de Cairhien juste au-dessus de la moitié, si Egwene avait bonne mémoire. Des soldats en tunique verte avec cuirasse et heaume montaient la garde sur le large perron de la façade, à toutes les portes qu’elle apercevait, y compris sur les balcons. Curieusement, ils avaient tous l’air jeunes. Néanmoins, ce n’est pas ce qui l’intéressait. Des femmes canalisaient à l’intérieur de ce bâtiment et pour qu’elle en ait conscience depuis la rue, pour qu’elle le sente avec cette force, elles ne maniaient pas de petites quantités de saidar. Ce volume diminua subitement, néanmoins il demeurait notable.

Elle se mordit les lèvres. Elle ne pouvait pas dire ce qu’elles faisaient, pas sans voir les flots ; n’empêche, elles aussi devaient voir les flots pour les tisser. Même si elles étaient postées à une fenêtre, les flots dirigés à partir de cette demeure et qu’elle ne discernait pas devaient viser le sud, hors de la trajectoire aboutissant au Palais du Soleil, hors de toute cible. Que faisaient-elles donc ?

Deux battants se rabattirent subitement le temps de laisser sortir un attelage de six chevaux bais assortis tirant un carrosse noir fermé avec un blason laqué sur sa portière, deux étoiles d’argent sur champ de raies rouges et vertes. Il s’éloigna en direction du nord, le cocher en livrée maniant vigoureusement un long fouet autant pour obliger les gens à s’écarter que pour encourager les chevaux. La noble dame Arilyne se rendant quelque part ou quelques membres de l’ambassade ?

Bah, elle n’était pas venue ici simplement pour regarder. Reculant lentement de sorte qu’un seul œil dépassait l’angle du mur, juste assez pour voir la grande demeure, elle extirpa de son aumônière un petit caillou rouge, respira à fond et commença à canaliser. Si l’une d’elles tournait son attention de ce côté, elle serait en mesure de voir les flots, pas Egwene. C’était un risque à courir.

La pierre lisse n’était que cela, un caillou poli dans un cours d’eau, mais Egwene avait appris cette astuce de Moiraine, et Moiraine avait utilisé une pierre comme foyer de concentration – une pierre fine à la vérité, cependant la matière n’avait pas d’importance – donc Egwene en utilisait une aussi. C’est principalement de l’Air qu’elle tissa, avec un soupçon de Feu, soigneusement dosé. Cela vous permettait d’écouter sans être à proximité. D’espionner, diraient les Sagettes. Egwene se moquait du terme employé, pour autant qu’elle apprenait quelque chose sur ce que les Aes Sedai de la Tour projetaient.

Son tissage effleura précautionneusement une fenêtre, oh très délicatement, puis une autre et une autre encore. Silence. Puis…

« … Alors je lui ai répondu, dit une voix féminine dans son oreille, si vous voulez que ces lits soient faits, vous feriez mieux de cesser de me chatouiller le menton, Alwin Rael. »

Une autre femme gloussa de rire. « Oh, non, pas possible. »

Egwene eut une grimace. Des servantes.

Une femme corpulente qui passait avec un panier de pains sur l’épaule examina Egwene avec une expression déconcertée. Ce qui n’avait rien d’étonnant, à entendre deux voix de femmes avec seulement Egwene debout là et ses lèvres qui ne remuaient pas. Egwene résolut le problème de la façon la plus expéditive à sa portée. Elle arbora une mine tellement féroce que la femme émit un petit cri étouffé et faillit laisser choir son panier en se précipitant au cœur de la foule.

Egwene diminua avec répugnance la force de son tissage ; elle n’entendrait peut-être plus aussi bien, mais cela valait mieux que d’attirer l’attention des badauds. Déjà comme ça, assez de gens lui jetaient un coup d’œil, une Aielle collée contre un mur, bien qu’au maximum personne ne marquât plus d’une seconde d’hésitation avant de poursuivre son chemin ; personne ne voulait de querelle avec des Aiels. Elle ne s’en préoccupa pas plus. Elle déplaça le tissage fenêtre après fenêtre, transpirant surabondamment, et pas seulement à cause de la montée progressive de la température. Qu’une seule Aes Sedai aperçoive ses flots et, même si elle ne reconnaissait pas à quoi ils correspondaient, elle saurait que quelqu’un canalisait dans leur direction. Elles en viendraient à en soupçonner le but. Egwene recula légèrement, ne laissant qu’un demi-œil dépasser.

Silence. Silence. Un bruissement de quelque chose. Quelqu’un qui se déplaçait ? Des escarpins sur un tapis ? Pas de paroles, toutefois. Silence. Un homme ronchonnant entre ses dents, apparemment vidant des pots de chambre et pas du tout satisfait ; le sang lui chauffant les oreilles, elle se hâta de continuer. Silence. Silence. Silence.

« … croyez réellement que c’est nécessaire ? » Même réduite à un murmure, à ce qu’il semblait, la voix féminine était ample et sûre d’elle.

« Nous devons nous préparer à n’importe quelle éventualité, Coiren, répliqua une autre femme à la voix dure comme fer. J’ai entendu une rumeur intéressante… » Une porte se referma avec vigueur, empêchant d’entendre la suite.

Egwene s’affaissa contre le mur de pierre de l’écurie. Elle aurait volontiers hurlé de frustration. La Sœur Grise en charge de la délégation et l’autre devait être aussi une des Aes Sedai, sinon elle n’aurait jamais parlé à Coiren sur ce ton. Personne plus adéquate pour dire ce qu’elle, Egwene, voulait entendre et il fallait qu’elles s’en aillent. Quelle rumeur intéressante ? Quelles éventualités ? Comment avaient-elles l’intention de s’y préparer ? Le canalisage à l’intérieur de la demeure changea de nouveau, s’accrut. Qu’est-ce qu’elles manigançaient ? Respirant à fond, elle recommença, avec ténacité.

À mesure que le soleil gagnait de la hauteur, elle entendit un grand nombre de bruits en général impossibles à identifier, et pas mal de bavardages et de potins de servantes. Une certaine Ceri allait avoir un autre enfant et les Aes Sedai auraient du vin d’Arindrim, où que soit ce lieu, avec leur repas de midi. La nouvelle la plus intéressante était qu’Arilyne se trouvait effectivement dans ce carrosse, en route pour rejoindre son mari à la campagne. Pour tout le profit qui en ressortait. Une matinée entière perdue.

Les portes principales de la demeure s’ouvrirent en grand, des serviteurs en livrée s’inclinèrent. Les soldats ne se raidirent pas au garde-à-vous, mais ils parurent plus attentifs. Nesune Bihara sortit à pied, suivie d’un grand jeune homme qui donnait l’impression d’avoir été sculpté dans un rocher.

Egwene relâcha en hâte son tissage, laissa aller la saidar et aspira une longue bouffée d’air pour se calmer ; ce n’était pas le moment de céder à la panique. Nesune et son Lige se consultèrent ; puis la Sœur Brune aux cheveux noirs examina la rue, d’abord dans un sens puis dans l’autre. Elle cherchait manifestement quelque chose.

Egwene conclut que finalement c’était peut-être le moment de s’affoler. Se reculant avec lenteur pour ne pas attirer l’œil perçant de Nesune, elle vira sur ses talons dès qu’elle fut hors de vue de cette femme, remonta ses jupes et courut, fonçant dans la foule. Pendant trois enjambées, elle courut. Puis elle se heurta à un mur de pierre, rebondit en arrière, et s’assit sur la chaussée avec une telle force qu’elle rebondit encore sur les pavés brûlants.

Étourdie, elle leva les yeux, devenant de plus en plus médusée à chaque seconde. Le mur de pierre était Gawyn qui la regardait, la tête baissée vers elle, l’air aussi ahuri qu’elle. Ses yeux étaient du bleu le plus éclatant. Et ces boucles d’or rouge. Elle avait envie de les enrouler de nouveau autour de ses doigts. Elle sentit sa figure devenir écarlate. Tu n’as jamais fait ça, se dit-elle d’un ton ferme. Ce n’était qu’un rêve !

« Vous ai-je fait mal ? » questionna-t-il avec anxiété, en se courbant pour s’agenouiller auprès d’elle.

Elle se remit debout et s’épousseta vivement ; si elle avait pu avoir un vœu exaucé sur-le-champ, ç’aurait été de ne plus rougir de sa vie. Ils avaient déjà attiré un cercle de badauds. Enfilant son bras sous le sien, elle l’entraîna le long de la rue dans la direction qu’elle avait prise. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui permit de voir simplement le fourmillement de la cohue. Même si Nesune s’était avancée jusqu’à ce coin de rue, elle n’en verrait pas davantage. N’empêche, Egwene ne ralentit pas l’allure ; la foule cédait le passage à une Aielle et à un homme assez grand pour être lui-même un Aiel même s’il était armé d’une épée. Sa manière de se comporter indiquait qu’il savait s’en servir ; il avait une démarche de Lige.

Au bout d’une douzaine de pas, elle dégagea à regret son bras de celui de Gawyn. Cependant, il rattrapa sa main avant qu’elle se libère et Egwene la lui laissa tenir tandis qu’ils marchaient. « Je suppose, dit-il d’une voix rêveuse au bout d’un instant, que je dois ne pas prendre en compte le fait que vous êtes vêtue comme une Aielle. D’après les dernières nouvelles que j’ai entendues, vous étiez à Illian. Et je suppose que je ne devrais pas m’étonner que vous fuyiez un palais où logent six Aes Sedai. Curieuse conduite pour une Acceptée.

— Je ne suis jamais allée à Illian », répliqua-t-elle, en regardant bien vite autour d’elle pour voir s’il y avait des Aiels assez près pour avoir entendu. Plusieurs jetaient des coups d’œil dans sa direction, mais aucun n’était à portée de voix. Soudain ce qu’il avait dit s’imposa à son esprit. Elle remarqua sa tunique verte, de la même teinte que celle de soldats. « Vous êtes avec elles. Les Aes Sedai de la Tour. » Ô Lumière, elle avait été stupide de ne pas s’en être aperçue dès qu’elle l’avait vu.

L’expression de Gawyn s’adoucit ; elle avait été très dure pendant un instant. « Je commande la garde d’honneur que les Aes Sedai ont amenée pour escorter le Dragon Réincarné à Tar Valon. » Sa voix dénotait un curieux mélange – sarcasme, colère et lassitude. « S’il choisit d’y aller, du moins. Et s’il était ici. Je crois comprendre qu’il… apparaît et disparaît. Coiren est contrariée. »

Egwene avait le cœur dans la gorge. « Je… je dois vous demander une faveur, Gawyn.

— N’importe quoi excepté ceci, dit-il simplement. Je ne nuirai ni à Elayne ni à l’Andor et je ne deviendrai pas un Fidèle du Dragon. Le reste vous est acquis pour autant que c’est en mon pouvoir. »

Des têtes se tournèrent vers eux. Toute mention de Fidèles du Dragon attirait l’attention. Quatre hommes au faciès rude, un fouet de conducteur de chariot enroulé sur leurs épaules, gratifièrent Gawyn de coups d’œil de défi, faisant craquer leurs jointures selon l’habitude de certains hommes avant de se battre. Gawyn se contenta de les dévisager. Ils n’étaient pas des petites natures, mais leur belligérance fondit sous son regard. Deux allèrent même jusqu’à porter la main à leur front dans un salut à son adresse avant qu’ils se glissent dans le fleuve de passants. Néanmoins, ils étaient encore trop nombreux à fixer les yeux sur eux, trop nombreux à s’efforcer de ne pas avoir l’air d’écouter. Vêtue comme elle l’était, elle attirait l’attention sans prononcer un mot. Ajoutez-y un homme à la chevelure blonde aux reflets roux, haut de près d’une toise, qui avait l’allure d’un Lige, et la combinaison ne pouvait qu’éveiller la curiosité.

« J’ai besoin de vous parler en privé », dit-elle. Si une femme a lié Gawyn à elle comme son Lige, je… Bizarrement, cette pensée ne recelait pas vraiment de colère.

Sans un mot, il l’entraîna vers une auberge voisine, L’Homme Long, où une couronne d’or lancée à l’hôte rondelet produisit une révérence presque pleine de vénération et un petit salon privé, aux lambris sombres, avec une table et des chaises luisantes de cire et des fleurs séchées dans un vase bleu au milieu du foyer de la cheminée. Gawyn ferma la porte et une gêne subite s’installa quand ils se retrouvèrent seuls face à face. Ô Lumière, mais il était superbe, bien autant que Galad, et la façon dont ses cheveux bouclaient autour de ses oreilles…

Gawyn s’éclaircit la gorge. « La chaleur semble empirer de jour en jour. » Il sortit un mouchoir et s’essuya la figure, puis le lui offrit. Brusquement conscient que le mouchoir avait été utilisé, il s’éclaircit de nouveau la gorge. « J’en ai un autre, je crois. »

Elle sortit le sien pendant qu’il fouillait ses poches. « Gawyn, comment pouvez-vous servir Elaida après ce qu’elle a fait ?

— Les Jeunes servent la Tour », répliqua-t-il avec obstination, mais il remua la tête d’un air gêné. « Nous la servons aussi longtemps que… Siuan Sanche… » Pendant un instant, son regard devint de glace. Juste un instant. « Egwene, ma mère disait toujours : “Même une reine doit obéir aux lois qu’elle promulgue, sinon la loi n’existe pas.” » Il secoua la tête dans un mouvement de colère. « Je ne devrais pas être surpris de vous trouver ici. J’aurais dû savoir que vous seriez là où est al’Thor.

— Pourquoi le détestez-vous ? » Il y avait de la haine dans sa voix ou elle n’y connaissait rien. « Gawyn, il est vraiment le Dragon Réincarné. Vous avez dû apprendre ce qui est arrivé à Tear. Il…

— Je me moque qu’il soit le Créateur incarné, dit-il, les dents serrées. Al’Thor a tué ma mère ! »

Egwene en eut les yeux qui faillirent lui jaillir des orbites. « Gawyn, non ! Non, il ne l’a pas tuée !

— Pouvez-vous le jurer ? Étiez-vous là quand elle est morte ? C’est dans toutes les bouches. Le Dragon Réincarné s’est emparé de Caemlyn et a tué Morgase. Il a probablement tué Elayne aussi. Je ne découvre aucune nouvelle d’elle. » Toute la colère disparut de sa voix. Il s’affaissa sur place, la tête tombée en avant, les poings fermés, les yeux clos. « Je ne trouve rien, murmura-t-il.

— Elayne est indemne », dit Egwene, surprise de se voir juste devant lui. Elle leva les mains et se surprit de nouveau quand elle passa les doigts dans les cheveux de Gawyn tandis qu’elle lui relevait la tête. C’était exactement la sensation dont elle se souvenait. Ses mains s’écartèrent avec brusquerie comme si elles s’étaient brûlées. Elle était sûre d’avoir rougi au point que son visage allait s’enflammer, si ce n’est que… les joues de Gawyn s’étaient colorées. Bien sûr. Il se rappelait aussi, quoique seulement comme son propre rêve. Ce qui aurait dû franchement lui mettre les joues en feu, mais c’est le résultat contraire qui se produisit. La rougeur de Gawyn lui calma les nerfs, lui donna même envie de sourire. « Elayne est saine et sauve, Gawyn. Cela, je peux le jurer.

— Où est-elle ? » Sa voix était angoissée. « Où a-t-elle été ? Sa place est dans Caemlyn, à présent. Eh bien, pas Caemlyn – pas tant qu’al’Thor puisse y être – mais en Andor. Où est-elle, Egwene ?

— Je… je ne peux pas vous le dire. Impossible, Gawyn. »

Il l’examina, le visage dépourvu d’expression, puis soupira. « Vous êtes de plus en plus Aes Sedai à chaque fois que je vous vois. » Son rire sembla contraint. « Savez-vous que je songeais à être votre Lige ? N’est-ce pas ridicule ?

— Vous serez mon Lige. » Elle se rendit compte que les mots lui sortaient de la bouche seulement quand ils sortirent mais, une fois prononcés, elle comprit qu’ils exprimaient la vérité. Ce rêve. Gawyn agenouillé pour qu’elle lui prenne la tête entre ses mains. Un rêve qui aurait pu signifier cent choses ou rien, mais elle savait.

Il lui sourit. Cet idiot croyait qu’elle plaisantait ! « Pas moi, sûrement. Galad, je pense. Seulement vous aurez à écarter à coups de bâton d’autres Aes Sedai. Des Aes Sedai, des servantes, des reines, des femmes de chambre, des négociantes, des paysannes… Je les ai toutes vues le regarder. Ne vous fatiguez pas à prétendre que vous ne le jugez pas… »

La façon la plus simple de réduire ces sottises au silence fut de lui poser la main sur la bouche. « Je n’aime pas Galad. Je vous aime. »

Il s’efforçait encore de supposer que c’était une plaisanterie, souriant contre les doigts d’Egwene. « Je ne peux pas être un Lige. Je serai le Premier Prince de l’Épée d’Elayne.

— Si la Reine d’Andor peut être une Aes Sedai, un Prince peut être un Lige. Et vous serez le mien. Introduisez cette idée-là dans votre crâne épais ; je parle sérieusement. Et je vous aime. » Il la regardait fixement. Du moins ne souriait-il plus. Par contre, il restait muet, se contentait de la dévisager. Elle enleva sa main. « Alors ? N’avez-vous aucun commentaire à faire ?

— Quand on désire depuis si longtemps pouvoir entendre quelque chose, répliqua-t-il avec lenteur, et que soudain, sans préambule, on l’entend, c’est comme un coup de foudre et la pluie qui s’abattent en même temps sur un sol desséché. On est abasourdi, mais on ne l’entend jamais assez.

— Je vous aime, je vous aime, je vous aime, lui dit-elle en souriant. Eh bien ? »

En réponse, il la souleva et l’embrassa. Ce fut exactement aussi bon que dans les rêves. Ce fut meilleur. Ce fut… Quand il finit par la reposer par terre, elle se cramponna aux bras de Gawyn ; ses genoux lui donnaient l’impression de ne plus pouvoir la supporter comme ils le devaient. « Ma noble Dame Aielle Egwene Aes Sedai, déclama-t-il, je vous aime et je meurs d’impatience que vous me fassiez votre Lige. » Laissant choir ce ton de fausse cérémonie, il ajouta d’une voix plus douce : « Je vous aime, Egwene al’Vere. Vous disiez désirer une faveur. Quoi donc ? La lune sur un collier ? Je mettrai un orfèvre à y œuvrer dans l’heure. Des étoiles pour orner vos cheveux ? Je…

— N’avertissez pas Coiren ni les autres que je suis ici. Ne leur parlez pas du tout de moi. »

Elle s’attendait à ce qu’il hésite, mais il répliqua simplement : « Elles n’apprendront rien de vous par moi. Ou par qui que ce soit d’autre, si je peux l’empêcher. » Il marqua une pause, puis l’agrippa par les épaules. « Egwene, je ne demanderai pas pourquoi vous êtes ici. Non, écoutez-moi seulement. Je sais que Siuan vous a entraînée dans ses machinations et je comprends que vous éprouviez de la loyauté envers un homme de votre propre village. Peu importe. Vous devriez être à la Tour Blanche, en train d’étudier ; je me rappelle que toutes affirmaient que vous alliez être un jour une grande Aes Sedai. Avez-vous un plan pour retourner sans… conséquences dommageables ? » Elle secoua la tête silencieusement et il continua vivement. « Peut-être une idée me viendra-t-elle, si vous n’en trouvez pas une d’abord. Je sais que vous n’aviez pas d’autre choix que d’obéir à Siuan, mais je doute que cela pèse grand-chose aux yeux d’Elaida ; on risque sa tête ou peu s’en faut même à mentionner le nom de Siuan Sanche en sa présence. Je trouverai un moyen, d’une manière ou d’une autre. Je le jure. Mais promettez-moi que jusque-là vous ne… vous n’agirez pas de façon inconsidérée. » Ses mains resserrèrent leur prise un instant presque jusqu’à lui faire mal. « Promettez-moi simplement d’être prudente. »

Par la Lumière, la voilà-t-elle pas tombée dans un drôle de pétrin. Elle ne pouvait pas lui répondre qu’elle n’avait pas l’intention de retourner à la Tour tant qu’Elaida occuperait le Trône d’Amyrlin. Et quelque chose d’inconsidéré était presque certainement en rapport avec Rand. Il avait l’air tellement inquiet. Pour elle. « Je serai prudente, Gawyn. Je le promets. » Autant que je peux l’être, corrigea-t-elle intérieurement ; ce n’était qu’une modeste modification, mais en quelque sorte cela rendit plus difficile ce qu’elle devait ajouter. « J’ai une deuxième faveur à solliciter. Rand n’a pas tué votre mère. » Comment pouvait-elle formuler ceci de manière à lui causer le moins possible de tension ? Tension ou pas, elle le devait. « Promettez-moi que vous ne lèverez pas la main contre Rand jusqu’à ce que je puisse prouver qu’il ne l’a pas fait.

— Je le jure. » De nouveau, pas d’hésitation, mais sa voix était rauque et ses mains accentuèrent encore une fois brièvement leur pression, plus fort qu’avant. Elle ne broncha pas ; cette légère souffrance était comme la compensation de la peine qu’elle lui causait.

« Il le faut, Gawyn. Il ne l’a pas fait, mais du temps sera nécessaire pour le prouver. » Comment au nom de la Lumière le pouvait-elle ? La parole de Rand ne suffirait pas. Quelle situation inextricable. Elle devait se concentrer sur une chose à la fois. Qu’est-ce que mijotaient ces Aes Sedai ?

Gawyn la surprit en prenant une inspiration entrecoupée. « Je renoncerai à tout, je trahirai tout pour vous. Partez avec moi, Egwene. Nous laisserons ensemble tout cela derrière nous. Je possède un petit domaine au sud de Pont-Blanc, avec un vignoble et un village, si loin dans le pays que le soleil s’y lève avec deux jours de retard. Le monde ne nous atteindra guère là-bas. Nous pouvons nous marier en route. Je ne sais pas combien de temps nous aurons devant nous – al’Thor ; la Tarmon Gai’don – je ne sais pas, mais nous aurons ce temps-là ensemble. »

Elle leva vers lui un regard stupéfait. Puis elle se rendit compte qu’elle avait formulé à haute voix sa dernière réflexion – qu’est-ce que mijotaient ces Aes Sedai – et le sens d’un mot-clef – trahirai – s’imposa de lui-même. Gawyn s’imaginait qu’elle voulait qu’il les espionne. Et il le ferait. Bien que cherchant désespérément un moyen d’y échapper il le ferait quand même si elle le demandait. N’importe quoi, avait-il promis, et il y était prêt, quoi qu’il lui en coûte. Elle formula intérieurement une promesse envers elle-même ; envers lui en réalité, mais ce n’était pas le genre de promesse qu’elle pouvait énoncer ouvertement. S’il laissait échapper quelque chose d’utilisable pour elle, elle s’en servirait – elle le devait – mais elle s’abstiendrait d’interroger, d’insister pour déterrer la moindre bribe. Quoi que cela puisse coûter. Quelqu’un comme Sarene Nemdahl ne comprendrait jamais, mais c’est le seul moyen dont elle, Egwene, disposait pour égaler ce qu’il avait déposé à ses pieds.

« Cela m’est impossible, dit-elle à mi-voix. Vous ne saurez jamais à quel point je le souhaite, mais cela m’est impossible. » Elle eut un rire brusque, sentant les larmes lui monter aux yeux. « Et vous. Trahir ? Gawyn Trakand, ce terme-là s’applique à vous comme l’obscurité au soleil. » Les promesses silencieuses, c’est très bien, mais elle ne pouvait s’en tenir là. Elle se servirait de ce qu’il lui donnerait, l’utiliserait contre ce en quoi il avait foi. Quelque chose devait être offert en échange. « Je couche dans les tentes, mais tous les matins je me promène dans la cité. J’entre par la Porte du Rempart du Dragon, peu de temps après le lever du soleil. »

Il comprit, évidemment. Son offre de confiance en sa parole à lui, sa liberté à elle, Egwene, mise dans sa poche. Il prit ses mains dans les deux siennes, les retourna pour en baiser avec douceur les paumes. « Une chose précieuse que vous me confiez à garder. Si je me rends tous les matins à la Porte du Rempart du Dragon, quelqu’un le remarquera sûrement, et je ne serai peut-être pas en mesure de m’esquiver tous les matins, mais ne soyez pas trop surprise si je surgis à côté de vous peu après votre entrée dans la cité la plupart du temps. »

Quand Egwene se retrouva finalement dehors, le soleil avait parcouru une distance considérable dans les heures les plus brûlantes de l’après-midi, éclaircissant un peu l’affluence. Se dire au revoir avait demandé plus de temps qu’elle ne l’avait cru ; embrasser Gawyn n’était peut-être pas le genre d’exercice que les Sagettes entendaient qu’elle prenne, mais son cœur battait encore follement comme si elle avait couru.

Chassant avec fermeté Gawyn de son esprit – oh, bon, le repoussant avec un peu d’effort à l’arrière de ses pensées ; l’exiler totalement de sa tête semblait au-dessus de ses possibilités – elle retourna à son poste d’observation à côté de l’écurie. Quelqu’un continuait à canaliser à l’intérieur de la grande demeure ; plus d’une seule personne probablement, à moins que celle-ci ne tisse quelque chose de vaste ; la sensation était moindre que précédemment mais encore forte. Une femme entrait dans la maison, une brune qu’Egwene ne reconnut pas, bien que l’aspect de permanente jeunesse de ce visage dur fut révélateur. Elle n’essaya pas d’écouter de nouveau à distance et ne resta pas longtemps – si elles entraient et sortaient, il y avait trop de risques d’être vue et reconnue en dépit de ses vêtements – mais, tandis qu’elle s’éloignait vivement, une question la taraudait. Qu’est-ce qu’elles mijotaient ?


« Nous avons l’intention d’offrir de l’escorter jusqu’à Tar Valon », dit Katerine Alruddin en changeant légèrement de position. Elle n’était jamais capable de conclure si les sièges cairhienins étaient aussi inconfortables qu’ils le paraissaient ou si l’on était simplement persuadé qu’ils l’étaient parce qu’ils en avaient l’air. « Une fois qu’il aura quitté Cairhien pour Tar Valon, il y aura… un vide ici. »

L’air grave dans le siège doré en face d’elle, la noble Dame Colavaere se pencha légèrement en avant. « Vous m’intéressez, Katerine Sedai. Laissez-nous », ordonna-t-elle sèchement aux domestiques.

Katerine sourit.


« Nous avons l’intention de lui offrir une escorte jusqu’à Tar Valon », expliqua Nesune d’un ton uni, mais elle ressentit le plus minuscule des élans d’irritation. En dépit d’un visage dépourvu d’expression, le Tairen ne cessait de bouger les pieds, anxieux en présence d’une Aes Sedai, craignant peut-être qu’elle se mette à canaliser. Seul un natif d’Amadicia aurait été pire. « Une fois qu’il sera parti pour Tar Valon, un besoin d’autorité se fera sentir à Cairhien. »

Le Puissant Seigneur Meilan s’humecta les lèvres. « Pourquoi me dites-vous cela ? »

Le sourire de Nesune pouvait avoir n’importe quelle signification.


Quand Sarene entra dans le salon, seules Coiren et Eriane s’y trouvaient, buvant du thé. Et un serviteur pour le verser, naturellement. Sarene lui ordonna du geste de s’en aller. « Berelain, elle risque de se révéler peu commode, annonça-t-elle, une fois la porte refermée. Je ne sais pas si c’est la pomme ou le fouet qui donnera le meilleur résultat avec elle. Je suis censée voir Aracome demain, n’est-ce pas, mais je pense que ce sera indiqué de consacrer plus de temps à Berelain.

— Pomme ou fouet, dit Eriane d’une voix irritée. Ce qui sera nécessaire. » Son visage aurait pu être du marbre clair encadré par des ailes de corbeau. Le vice secret d’Eriane était la poésie, mais elle n’aurait jamais laissé personne savoir qu’elle pouvait s’intéresser à quelque chose d’aussi… sentimental. Elle serait morte de honte si Vitalien, son Lige, avait découvert qu’elle l’avait comparé dans ses écrits à un léopard, entre autres animaux gracieux, puissants et généreux.

« Ressaisissez-vous, Eriane. » Selon son habitude, Coiren s’exprimait d’une voix ample d’orateur. « Ce qui la bouleverse, Sarene, est une rumeur que Galina a entendue, la rumeur qu’une Sœur Verte était à Tear avec le jeune Rand al’Thor et est maintenant ici à Cairhien. » Elle l’appelait toujours « le jeune Rand al’Thor » comme pour rappeler à son auditoire qu’il était jeune et par conséquent dépourvu d’expérience.

« Moiraine et une Verte », répéta Sarene d’un ton méditatif. Cela risquait effectivement d’annoncer des ennuis. Elaida affirmait que Moiraine et Siuan avaient agi seules en laissant al’Thor libre de ses décisions sans être conseillé mais, même si une Aes Sedai de plus était impliquée, cela pouvait signifier que d’autres l’avaient été également, ce qui était un fil susceptible de conduire jusqu’à certaines, peut-être nombreuses, de celles qui s’étaient enfuies de la Tour quand Siuan avait été déposée. « N’empêche, c’est seulement un bruit qui court.

— Possible que non », déclara Galina en pénétrant d’un pas léger dans la pièce. « N’êtes-vous pas au courant ? Quelqu’un a canalisé dans notre direction ce matin. Dans quel but je l’ignore, mais j’estime que c’est facile de l’imaginer avec une très minime marge d’erreur. »

Sarene secoua la tête et les perles insérées dans ses fines tresses noires cliquetèrent. « Cela ne prouve pas que c’est une Verte, Galina. Cela ne prouve même pas que c’est une Aes Sedai. J’ai entendu raconter que des Aielles savent canaliser, ces Sagettes. Ce pourrait être une quelconque malheureuse qui a été rejetée par la Tour parce qu’elle a échoué au test des Acceptées. » Galina sourit, des dents découvertes en un mince aperçu dans un masque sévère aux yeux d’un noir nocturne. « J’estime que cela fournit la preuve que c’est Moiraine. J’ai appris qu’elle avait un moyen d’entendre à distance et je ne crois pas cette histoire de sa mort survenant si à propos, sans qu’on ait vu de cadavre et sans personne capable de donner des détails. »

Ce qui agaçait aussi Sarene. En partie parce qu’elle avait eu de la sympathie pour Moiraine – elles avaient été amies quand elles étaient novices et Acceptées, encore que Moiraine fût en avance d’un an sur elle, et cette amitié avait perduré lors de leurs quelques rencontres dans les années qui avaient suivi – et en partie parce que c’était trop vague et trop opportun, Moiraine mourant, disparaissant en réalité, alors qu’elle était sous le coup d’un mandat d’arrêt. Moiraine pouvait très bien avoir mis en scène sa propre mort dans ces circonstances. « Ainsi vous croyez que nous avons affaire à la fois à Moiraine et à une Sœur Verte dont le nom nous est inconnu ? Ce n’est toujours que de l’hypothèse, Galina. »

Le sourire de Galina ne changea pas, mais ses yeux étincelèrent. Elle était trop entière pour se soumettre à la logique – elle croyait ce qu’elle croyait quelle que soit l’évidence – cependant Sarene avait toujours pensé que de grands feux flambaient quelque part dans le tréfonds de Galina. « Ce que je crois, dit Galina, c’est que cette prétendue Verte est Moiraine. Quel meilleur moyen d’éviter l’arrestation que de mourir et de réapparaître en tant que quelqu’un d’autre ou d’une autre Ajah ? J’ai même entendu dire que cette Verte est petite ; nous savons toutes que Moiraine est loin d’être une grande femme. » Eriane s’était redressée d’une raideur de pierre, ses yeux bruns de larges braises ardant d’indignation. « Quand nous mettrons la main sur cette Sœur Verte, lui dit Galina, je propose qu’elle vous soit confiée lors du trajet pour revenir à la Tour. » Eriane accepta d’un sec hochement de tête, mais l’incandescence ne s’éteignit pas dans ses yeux.

Sarene était abasourdie. Moiraine ? Se réclamant d’une autre Ajah que la sienne ? Sûrement pas. Sarene ne s’était jamais mariée – c’est illogique de croire que deux personnes soient capables de demeurer compatibles une vie entière – mais la seule chose à laquelle elle pouvait comparer cela était de coucher avec le mari d’une autre. Toutefois, c’est l’accusation qui la stupéfiait, pas la possibilité qu’elle puisse être exacte. Elle s’apprêtait à souligner qu’il y avait beaucoup de femmes petites dans le monde et que la petitesse est relative, quand Coiren éleva de nouveau cette voix ondoyante telle une lame de houle.

« Sarene, il faut que vous repreniez votre tour. Nous devons être préparées, quoi qu’il advienne.

— Je n’aime pas cela, dit Eriane d’un ton ferme. Cela ressemble à se préparer à l’échec.

— C’est seulement logique, lui expliqua Sarene. En divisant le temps dans les plus petits incréments possibles, on ne peut pas affirmer avec une absolue certitude ce qui se passera entre l’un et le suivant. Puisque courir à Caemlyn après al’Thor peut impliquer que nous arriverons pour découvrir qu’il est venu ici, nous demeurons ici avec autant de certitude qu’il finira par revenir, toutefois cela pourrait se produire demain ou dans un mois. N’importe quel événement dans n’importe quelle heure de cette attente, ou n’importe quelle combinaison d’événements, ne nous laisserait pas d’autre choix. Donc la préparation est logique.

— Très élégamment démontré », répliqua sèchement Eriane. Elle n’entendait rien à la logique ; parfois, Sarene songeait que c’était le cas des belles femmes, bien qu’elle ne vit pas de logique dans cette connexité.

« Nous avons tout le temps nécessaire », déclara Coiren. Quand elle ne faisait pas de discours, elle faisait des déclarations. « Beldeine est arrivée aujourd’hui et a loué une chambre près de la rivière, mais Mayam ne sera pas là avant deux jours. Nous devons agir avec prudence et cela nous en donne le temps.

— Je n’aime toujours pas me préparer à l’échec, murmura Eriane dans sa tasse de thé.

— Je ne verrai pas d’un mauvais œil que nous trouvions le temps de traduire Moiraine en justice, dit Galina. Nous avons attendu tellement longtemps ; nous ne sommes pas si pressées pour al’Thor. »

Sarene soupira. Elles réussissaient très bien ce qu’elles entreprenaient, mais elle ne comprenait pas comment ; il y avait à peine une once de logique dans l’une d’elles.

Remontant dans son appartement, elle s’assit devant la cheminée éteinte et commença à canaliser. Ce Rand al’Thor aurait-il réellement redécouvert comment Voyager ? C’était incroyable et pourtant la seule explication. Quelle sorte d’homme était-il ? Cela, elle le découvrirait quand elle le rencontrerait, pas avant. Emplie de la saidar presque au point où la douceur devenait douloureuse, elle se mit à exécuter des exercices de novice. Autant valait cela qu’autre chose. Se préparer était simplement logique.

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