53 La Fête des Lumières

La foule dansant dans les rues de Cairhien exaspérait Perrin ; se frayer un passage au travers était quasi impossible. Une chaîne de danseurs serpenta à côté de lui derrière un gaillard au gros nez avec une flûte et pas de chemise ; dernière de la chaîne, se pavanait une petite femme rondelette qui riait gaiement et lâcha d’une main la taille de l’homme qui la précédait pour essayer d’attirer Perrin à sa suite. Il secoua la tête et soit ses yeux dorés effrayèrent la jeune femme soit son expression à lui était aussi glacée qu’il se sentait intérieurement, parce qu’elle ravala sa gaieté et s’abandonna à la farandole qui l’entraînait, le regardant par-dessus son épaule jusqu’à ce que la multitude la dissimule à la vue. Une femme grisonnante, belle encore, avec des taillades de couleur depuis l’encolure jusqu’à la moitié du corsage de sa robe de soie foncée, jeta des bras minces autour du cou de Perrin et tendit sa bouche avidement vers lui. Elle eut l’air stupéfaite quand il la saisit avec douceur sous les bras et la déposa de côté. Un groupe d’hommes et de femmes de son âge, batifolant au son de tambours, le heurta, riant joyeusement et tirant sur sa tunique. Ils ne tinrent compte du refus exprimé par ses mouvements de tête que lorsqu’il finit par repousser violemment un des hommes et poussa un grondement de chef d’une meute de loups à l’adresse des autres. Les rires s’étouffèrent dans un effarement qui les laissa un instant bouche bée, mais ils recommencèrent à rire à gorge déployée et à essayer d’imiter son grondement avant de repartir en gambadant au milieu de la cohue.

C’était la première journée de la Fête des Lumières, le jour le plus court de l’année, le dernier jour de l’année, et la ville le commémorait de façons que Perrin n’aurait jamais imaginées. Il y aurait de la danse aux Deux Rivières, mais ceci… Les Cairhienins semblaient déterminés à se rattraper d’un an de grave réserve pendant les deux journées de la fête. Les convenances avaient chu au fond du puits et avec elles toutes les barrières entre gens du commun et nobles, en public du moins. Des femmes en sueur vêtues de simple drap grossier harponnaient des hommes transpirant dans leurs habits de soie sombre à bandes de couleur et les amenaient de force dans la danse ; des hommes en blouse de charretier et gilet de palefrenier faisaient tournoyer des femmes dont les robes s’ornaient de taillades de couleur parfois jusqu’à la ceinture.

Des hommes torse nu renversaient du vin sur eux et quiconque se trouvait près d’eux. Apparemment, n’importe quel homme pouvait embrasser n’importe quelle femme, n’importe quelle femme embrasser n’importe quel homme, et ils s’y adonnaient avec un grand abandon partout où se tournaient les yeux de Perrin. Il s’efforça de ne pas regarder trop attentivement. Certaines des dames nobles, leurs cheveux relevés en complexes tours de boucles, étaient nues jusqu’à la taille sous des vestes légères qu’elles faisaient peu d’efforts pour maintenir fermées. Parmi les roturiers, peu de femmes qui avaient abandonné leur corsage prenaient la peine de se couvrir d’aucune manière à part leur chevelure, et celle-ci rarement assez longue. Les rires exubérants entraient en lutte avec mille airs différents provenant de flûtes, tambours et cors, cithares, cistres et tympanons.

Au Champ d’Emond, le Cercle des Femmes aurait piqué une crise de nerfs et les membres du Conseil du Village auraient avalé leur langue dans une attaque d’apoplexie, mais ces manèges dépravés n’étaient qu’une petite bardane ajoutée à l’irritation de Perrin. Quelques heures, avait dit Nandera, or voilà maintenant six jours que Rand était parti. Min l’avait accompagné ou bien séjournait chez les Aiels. Et personne n’avait l’air au courant de rien. À part celle qui s’appelait Sorilea, les Sagettes étaient aussi évasives que des Aes Sedai quand Perrin parvenait à en coincer une ; Sorilea lui avait dit carrément de s’occuper de sa femme et de ne pas mettre son nez dans des affaires qui ne concernaient pas les natifs des Terres Humides. Comment Sorilea était-elle au courant de la dissension entre Faile et lui, il n’en avait aucune idée, mais il ne s’en souciait plus. Il ressentait le besoin que Rand avait de lui comme une démangeaison sous sa peau, plus intense de jour en jour. Il venait maintenant de l’école de Rand, en dernier ressort, mais tout le monde là-bas était autant en proie à l’ivresse, à la danse et à la débauche que le reste de Cairhien. Une femme nommée Idriene lui avait été indiquée comme étant la directrice de l’école mais, après qu’il eut réussi, avec quelque difficulté et pas peu de gêne, à interrompre les baisers qu’elle donnait à un homme assez jeune pour être son fils, le temps de lui poser sa question, tout ce qu’elle put dire c’est que peut-être un certain Fel saurait quelque chose, et Fel se révéla en train de danser avec trois jeunes femmes qui auraient pu être ses petites-filles. Avec les trois à la fois. Fel semblait à peine capable de se rappeler son propre nom, ce qui n’avait pas de quoi surprendre étant donné les circonstances. Que Rand se réduise en cendres ! Il était parti sans un mot, alors qu’il connaissait la vision de Min, qu’il savait quel besoin extrême il allait avoir de Perrin. Même les Aes Sedai s’étaient apparemment lassées. Juste ce matin, Perrin avait appris qu’elles avaient repris depuis trois jours le chemin de Tar Valon, ayant déclaré que rester là ne servait à rien. Qu’est-ce que Rand avait donc en tête ? Cette démangeaison donnait à Perrin envie de mordre n’importe quoi.

Quand il arriva au Palais du Soleil, toutes les lampes étaient allumées et des chandelles brûlaient partout où l’on pouvait en poser une ; les couloirs scintillaient comme des pierres précieuses au soleil. Dans les Deux Rivières aussi, chaque maison serait illuminée, avec toutes les lampes et chandelles disponibles, jusqu’au lever du jour le surlendemain. La plupart des serviteurs du Palais étaient dehors dans les rues, et le peu qui restaient donnaient l’impression de rire, danser et chanter autant que de travailler. Même ici, il y avait des femmes dénudées jusqu’à la ceinture, des jeunes filles à peine en âge d’avoir leurs cheveux tressés si elles étaient dans les Deux Rivières et des aïeules grisonnantes. Les Aiels dans les couloirs avaient des mines dégoûtées quand ils le remarquaient, ce qui en vérité ne se produisait pas très souvent. Les Vierges de la Lance, en particulier, ressemblaient de plus en plus à des félins fouettant l’air de leur queue depuis le départ de Rand.

Pour une fois, Perrin arpenta ouvertement les couloirs. Il avait presque envie que Berelain lui saute dessus. L’image qui lui traversa l’esprit était lui-même la saisissant entre ses dents par la nuque et la secouant jusqu’à ce qu’elle soit prête à s’enfuir la queue entre les pattes. Peut-être par bonheur, il atteignit son appartement sans avoir même entrevu son ombre.

Faile leva insensiblement les yeux du plateau de mérelles quand il entra ; Perrin en était sûr. L’odeur de jalousie émanait toujours d’elle, mais ce n’était pas la plus forte ; la colère dominait, encore que pas à son maximum et plus puissante était une odeur morne, fade, en qui il identifia de la déception. Pourquoi était-elle déçue par lui ? Pourquoi ne voulait-elle pas lui parler ? Un mot même allusif à ce que tout redevienne comme avant et il se jetterait à genoux, prêt à accepter le blâme pour n’importe quoi dont elle voudrait l’accuser. Mais elle se contenta de placer un palet noir et de murmurer : « C’est votre tour, Loial. Loial ? »

Les oreilles de Loial se contractaient nerveusement et ses longs sourcils étaient affaissés. L’Ogier n’avait peut-être pratiquement pas d’odorat – eh bien, pas meilleur que celui de Faile, disons – mais il percevait des états d’esprit là où un humain ne voyait rien. Quand Perrin et Faile étaient dans la même pièce, Loial paraissait avoir envie de pleurer. À présent, il ne poussa qu’un soupir pareil à du vent s’engouffrant dans une caverne et posa un palet blanc là où il commencerait à prendre une bonne partie des palets de Faile si elle ne le remarquait pas. Elle le remarquerait probablement ; elle et Loial étaient de force égale, de bien meilleurs joueurs que Perrin.

Suline vint à la porte de la chambre, un oreiller dans les bras, fronçant les sourcils en regardant Faile et Perrin. Son odeur rappela à ce dernier une louve qui ne supporte plus que des louveteaux lui mordillent la queue par jeu. Elle sentait aussi une odeur d’inquiétude. Et, curieusement, de peur. Seulement pourquoi serait-ce curieux qu’une servante aux cheveux blancs sente la peur – même une avec la figure parcheminée et couturée de cicatrices de Suline – Perrin ne le comprenait pas.

Ramassant un livre à la reliure de cuir dorée au fer, Perrin se laissa choir dans un fauteuil et ouvrit le volume d’un geste brusque. Cependant il ne lisait pas ni ne voyait même pas le livre assez bien pour savoir lequel il avait pris. Il inhala profondément, rejetant tout sauf Faile. Déception, colère, jalousie et en dessous, au-dessous aussi du faible arôme d’herbes de senteur fraîches de son savon de toilette, il y avait elle. Perrin la respira avec avidité. Un seul mot ; c’est tout ce qu’elle avait à dire.

Quand on frappa à la porte, Suline sortit à grands pas de la chambre, balançant ses jupes rouges et blanches et dardant sur Perrin, Faile et Loial un regard furieux comme si elle se demandait pourquoi aucun d’eux ne s’était dérangé. Elle eut une expression de mépris bien évidente quand elle vit Dobraine – ce qui lui arrivait fort souvent depuis le départ de Rand – mais ensuite elle prit une profonde aspiration comme pour se cuirasser et se força visiblement à une amabilité presque craintive. Son ample révérence aurait convenu pour accueillir un roi qui se plaisait à jouer lui-même l’exécuteur des hautes œuvres, et elle demeura ainsi, le visage presque au niveau du sol. Soudain, elle commença à trembler. L’odeur de sa colère se dissipa et même l’inquiétude fut ensevelie sous une senteur pareille à des milliers d’échardes fines comme un cheveu, pointues comme une aiguille. Perrin avait flairé auparavant de la honte émanant d’elle mais, cette fois, il aurait dit qu’elle risquait d’en mourir. Il percevait la douceur amère qu’exhalent les femmes quand elles pleurent d’émotion.

Évidemment, Dobraine ne lui adressa même pas un bref regard. Ses yeux enfoncés dans l’orbite observaient Perrin, le visage grave, sombre même, au-dessous de son front rasé et poudré. Dobraine ne sentait pas le vin, si faiblement que ce soit, et il n’avait guère l’allure de qui venait de danser. La seule fois où Perrin l’avait rencontré auparavant, il avait pensé que Dobraine exhalait la méfiance ; pas la peur, mais comme s’il cheminait dans des bois inextricables pleins de serpents venimeux. Cette odeur était dix fois plus forte à présent. « La Grâce vous favorise, Seigneur Aybara, dit Dobraine en inclinant la tête. Puis-je vous parler seul à seul ? »

Perrin posa le livre par terre à côté de son fauteuil et en désigna un du geste en face de lui. « Que la Lumière brille sur vous, Seigneur Dobraine. » Si cet homme voulait être cérémonieux, Perrin pouvait être cérémonieux. Mais il y avait des limites. « Quoi que vous ayez à dire, ma femme peut l’entendre. Je n’ai pas de secrets pour elle. Et Loial est mon ami. »

Il sentait le regard de Faile sur lui. Le soudain arôme d’elle faillit le suffoquer. Pour une raison quelconque, il l’associait, cet arôme, avec le fait qu’elle l’aimait ; quand elle était à son plus tendre, ou quand ses baisers étaient les plus fougueux, cet arôme avait sur lui un effet presque irrésistible. Il songea à dire à Dobraine de s’en aller – et à Loial et à Suline également ; si Faile sentait comme cela, sûrement qu’il parviendrait vaille que vaille à raccommoder les choses – mais le Cairhienin était déjà assis.

« L’homme qui a une épouse en qui mettre sa confiance, Seigneur Aybara, est favorisé par la grâce au-delà de la richesse. » N’empêche, Dobraine examina Faile un instant avant de continuer. « Aujourd’hui le Cairhien a connu deux malheurs. Ce matin, le Seigneur Maringil a été découvert mort dans son lit, par le poison à ce qu’il paraît. Et seulement peu après le Puissant Seigneur Meilan a été apparemment victime dans les rues du poignard d’un malandrin. Très inhabituel pendant la Fête des Lumières.

— Pourquoi me racontez-vous cela ? » dit lentement Perrin.

Dobraine écarta les bras. « Vous êtes l’ami du Seigneur Dragon et il n’est pas ici. » Il hésita et, quand il reprit, l’impression fut qu’il se forçait à parler. « Hier soir, Colavaere a dîné avec des invités appartenant à un certain nombre des Maisons les moins importantes. Daganred, Chuliandred, Annalin, Osiellin, d’autres. Petites en tant que telles, mais nombreuses. L’objet était l’alliance avec la Maison Saighan et le soutien à Colavaere pour le Trône du Soleil. Elle n’a pas fait grand effort pour cacher la réunion. » De nouveau il marqua un temps, soupesant Perrin du regard. Quoi que vit Dobraine, il sembla estimer que de plus amples explications étaient nécessaires. « Ceci est très étrange, parce que tant Maringil que Meilan voulaient le trône et l’un et l’autre l’auraient étouffée sous ses propres oreillers s’ils l’avaient appris. »

Perrin comprit enfin, encore que pas pourquoi ce Dobraine avait éprouvé la nécessité de tant tourner autour du pot. Il souhaitait que Faile prenne la parole ; elle était beaucoup plus que lui à la hauteur pour ce genre de chose. Du coin de l’œil, il la voyait, la tête penchée sur la table de mérelles, l’observant de biais. « Si vous pensez que Colavaere a commis un crime, Seigneur Dobraine, vous devriez aller trouver… Rhuarc. » Il avait été sur le point de dire « Berelain », mais même ainsi le fil de jalousie grossit légèrement dans l’odeur de Faile.

« Le sauvage aiel ? » Dobraine eut un rire sec. « Mieux vaut s’adresser à Berelain, et encore. J’admets que cette jeunesse de Mayene sait comment gouverner une ville, mais elle pense que c’est tous les jours la Fête des Lumières. Colavaere la fera couper en tranches et cuire avec des piments. Vous êtes l’ami du Dragon Réincarné. Colavaere… » Cette fois, il s’interrompit parce qu’il avait fini par se rendre compte que Berelain était entrée sans frapper, tenant dans ses bras quelque chose de long et d’étroit enveloppé dans une couverture.

Perrin avait entendu cliqueter le pêne et à la vue de Berelain, avec la moitié de la poitrine découverte, la fureur balaya presque tout de sa tête. Cette femme venait ici, pour continuer son flirt devant son épouse ! La rage le dressa sur ses pieds et ses mains claquèrent l’une contre l’autre avec un sec craquement de tonnerre.

« Dehors ! Dehors, femme ! Dehors, immédiatement ! Ou je vous jette dehors et je vous jetterai si loin que vous rebondirez deux fois ! »

Berelain tressaillit si violemment à son premier cri qu’elle lâcha son fardeau et recula d’un pas, les yeux écarquillés, sans toutefois partir. Comme il prononçait le dernier mot, Perrin se rendit compte que tous le regardaient. Le visage de Dobraine était impassible, mais son odeur était d’un total étonnement, comme une haute aiguille de pierre au milieu d’une plaine plate. Les oreilles de Loial étaient aussi droites et raides que cette aiguille et sa mâchoire inférieure était tombée sur sa poitrine… Et Faile, avec ce sourire détaché… Perrin ne comprenait pas. Il s’attendait au déferlement de vagues de jalousie, avec Berelain en plein dans cette pièce, mais pourquoi Faile exhalait-elle aussi fortement une odeur de souffrance ?

Soudain, Perrin vit ce que Berelain avait laissé choir. La couverture s’était écartée, découvrant l’épée de Rand et le ceinturon avec la boucle du Dragon. Rand serait-il parti en laissant cela derrière ? Perrin aimait réfléchir à fond ; quand on se hâte, on risque de blesser les gens sans le vouloir. N’empêche, cette épée gisant là était comme un coup de foudre. Dans les travaux de forge, la hâte était inconsidérée et aboutissait à du bousillage, mais Perrin se hérissa et un grondement résonna sourdement au fond de sa gorge.

« Elles l’ont pris ! » gémit soudain Suline, provoquant un choc. La tête renversée en arrière, les yeux étroitement fermés, elle se lamenta en direction du plafond, et le son de sa voix suffit à faire frissonner Perrin. « Les Aes Sedai ont pris mon premier-frère ! » Ses joues luisaient de larmes.

« Calmez-vous, ma brave femme, dit Berelain d’un ton ferme. Allez dans la pièce d’à côté et calmez-vous. » Pour Perrin et Dobraine, elle ajouta : « Nous ne pouvons pas la laisser répandre la nouvelle…

— Vous ne me reconnaissez pas, l’interrompit Suline d’un ton féroce, avec cette robe et avec mes cheveux plus longs. Parlez encore de moi comme si je n’étais pas là, et je vous donnerai ce que j’ai appris que Rhuarc vous avait donné dans la Pierre de Tear et aurait dû continuer à le faire. »

Perrin échangea des coups d’œil déroutés avec Dobraine et Loial, même avec Faile avant qu’elle détourne brusquement le regard. Berelain, d’autre part, devint tour à tour blême et cramoisie ; son odeur était pure mortification, recroquevillée et pas fière.

S’étant dirigée à grands pas vers la porte, Suline l’avait ouverte brusquement avant que personne ait eu le temps de bouger ; Dobraine du moins s’y apprêtait, mais une jeune Vierge de la Lance aux cheveux blonds qui passait aperçut Suline et eut un sourire amusé. « Efface-moi ça de ta figure, Luaine », dit sèchement Suline. Dont les mains donnèrent l’impression de bouger, masquées à ceux dans la pièce par son corps. Le sourire de Luaine disparut en effet. « Dis à Nandera qu’il faut qu’elle vienne ici tout de suite. Et à Rhuarc. Et apporte-moi un cadin’sor et des ciseaux pour me couper les cheveux convenablement. Cours, jeune fille ! Es-tu une Far Dareis Mai ou une Shae’en M’taal ? » La Vierge blonde fila comme une flèche, et Suline se retourna vers la pièce avec un hochement de tête satisfait, en claquant la porte. Faile était bouche bée.

« La Grâce nous favorise, grommela Dobraine. Elle n’a rien dit à l’Aielle ; cette femme doit être folle. Nous pourrons décider quoi communiquer aux Aiels après que nous l’aurons attachée et bâillonnée. » Il se mit en mouvement comme pour le faire, tirant même de la poche de sa tunique une écharpe vert foncé, mais Perrin le retint par le bras.

« C’est une Aielle, Dobraine, expliqua Berelain. Une Vierge de la Lance. Je ne comprends pas la livrée. » Chose surprenante, c’est Berelain qui reçut de Suline un regard d’avertissement fulminant.

Perrin relâcha son souffle lentement. Et il avait voulu protéger de Dobraine cette vieille femme à cheveux blancs. Le Cairhienin lui adressa un coup d’œil interrogateur, leva un peu la main tenant l’écharpe ; apparemment il en était toujours pour ligoter et bâillonner. Perrin passa entre les deux et ramassa l’épée de Rand.

« Je veux avoir une certitude. » Il s’avisa subitement que ses enjambées l’avaient amené très près de Berelain. Elle jeta un regard inquiet vers Suline et se rapprocha de lui, comme pour chercher protection, par contre son odeur était décidée, pas tourmentée ; elle exhalait une odeur de chasseur. « Je n’aime pas arriver trop vite à une conclusion », déclara-t-il, en se dirigeant vers le fauteuil de Faile. Pas précipitamment ; simplement un homme qui va se tenir à côté de son épouse. « Cette épée ne prouve réellement rien. » Faile quitta sa place et contourna la table d’une allure souple pour regarder le jeu par-dessus l’épaule de Loial ; eh bien, plutôt près de son coude, en réalité. Berelain bougea avec la même souplesse, en direction de Perrin ; elle dédiait toujours à Suline des regards craintifs sans la moindre odeur de peur et sa main s’avança comme pour lui prendre le bras. Il suivit Faile en s’efforçant d’être naturel. « Rand a déclaré que trois Aes Sedai ne pouvaient rien contre lui, s’il se montrait vigilant. » Faile contourna majestueusement l’autre côté de la table pour regagner son fauteuil. « À ma connaissance, il n’en laissait jamais venir plus de trois auprès de lui. » Berelain suivit avec une expression pitoyable à lui destinée et une carrément effrayée à l’égard de Suline. « On m’a dit que trois seulement étaient venues ici le jour où il est parti. » Il marcha derrière Faile, un peu plus vite. Elle bondit de nouveau hors de son fauteuil pour retourner à côté de Loial. Celui-ci avait la tête dans ses mains et gémissait, doucement pour un Ogier. Berelain s’avança sur les traces de Perrin avec ses yeux déjà grands encore agrandis, l’image même d’une femme en quête de protection. Par la Lumière, elle exhalait une odeur résolue !

Virant sur ses talons pour lui faire face, Perrin planta ses doigts raidis dans sa poitrine si fort qu’elle poussa un petit cri. « Arrêtez-vous là ! » Brusquement il se rendit compte de l’endroit exact où s’étaient nichés ses doigts et les retira comme s’il s’était brûlé. Il parvint toutefois à conserver sa voix rude. « Restez ici ! » Il se recula, avec un regard assez dur pour fendre un mur de pierre. Il comprenait bien pourquoi la jalousie de Faile était un nuage qui lui emplissait le nez, mais pourquoi, pourquoi, pourquoi exhalait-elle cette senteur signifiant qu’elle était plus peinée que jamais ?

« Peu d’hommes peuvent m’obliger à obéir, dit Berelain avec un rire léger, mais je crois que vous en êtes un. » Son expression, le ton de sa voix – et, ce qui était plus important, son odeur – devinrent graves. « Je suis allée fouiller l’appartement du Seigneur Dragon parce que j’avais peur. Tout le monde savait que les Aes Sedai étaient venues le chercher pour l’escorter à Tar Valon, et je ne comprenais pas pourquoi elles y avaient renoncé. Moi-même, j’avais reçu pas moins de dix visites de diverses Sœurs me conseillant sur ce que je devrais faire quand il retournerait à la Tour avec elles. Elles semblaient très sûres d’elles. » Elle hésita et, bien que ne regardant pas Faile, Perrin eut le sentiment qu’elle se demandait si elle devait dire quelque chose devant cette dernière. Devant Dobraine également, mais surtout Faile. L’odeur de chasseur était revenue. « J’ai reçu la forte impression que je devrais retourner à Mayene et que, si je ne le faisais pas, je risquais d’y être reconduite sous escorte. »

Suline murmura en sourdine, mais les oreilles de Perrin entendirent nettement. « Rhuarc est stupide. Si elle était sa fille pour de bon, il n’aurait plus de temps pour autre chose que la battre. »

« Dix ? répéta Dobraine. Je n’ai eu qu’une visite. J’ai pensé qu’elle était déçue quand j’ai bien précisé que j’avais juré fidélité au Seigneur Dragon. Mais que ce soit dix ou une, Colavaere est la clef. Elle sait comme tout le monde que le Seigneur Dragon destine le Trône du Soleil à Elayne Trakand. » Il eut une grimace. « C’est Elayne Damodred qu’elle devrait s’appeler. Taringail aurait dû insister pour que Morgase se marie dans la Maison Damodred plutôt qu’entrer lui-même dans la Maison Trakand ; elle avait suffisamment besoin de lui pour y avoir consenti. Bref, Elayne Trakand ou Elayne Damodred, elle a autant droit à revendiquer le trône que quiconque, bien davantage que Colavaere, pourtant je suis convaincu que Colavaere a organisé la mort de Maringil et de Meilan pour s’assurer d’avoir le trône. Elle ne l’aurait jamais osé si elle avait pensé que le Seigneur Dragon reviendrait.

— Voilà donc pourquoi. » Un petit pli de contrariété fronça le front de Berelain. « J’ai la preuve qu’elle a fait verser par une servante du poison dans le vin de Maringil – elle a été négligente, et j’avais amené avec moi deux bons preneurs-de-larrons – mais je n’avais pas compris pourquoi. » Elle inclina légèrement la tête, en remerciement du coup d’œil admirateur de Dobraine. « Elle sera pendue pour cela. S’il y a un moyen de récupérer le Seigneur Dragon. Sinon, je crains qu’il nous faut tous chercher comment nous allons rester en vie. »

La main de Perrin se crispa sur le fourreau en cuir de sanglier. « Je le récupérerai », dit-il d’une voix grondante. Dannil et les autres hommes des Deux Rivières ne pouvaient pas être encore plus d’à mi-chemin de Cairhien, retardés par les chariots. Mais il y avait les loups. « Devrais-je y aller seul, je le ramènerai.

— Pas seul, dit Loial aussi inexorable que de la pierre qui broie. Jamais seul quand je suis là, Perrin. » Subitement, ses oreilles oscillèrent dans un mouvement de gêne ; il semblait toujours embarrassé quand on le voyait se montrer courageux. « Après tout, mon livre ne finira pas bien si Rand est emprisonné dans la Tour. Et cela ne m’est guère possible de relater son sauvetage si je n’y assiste pas.

— Vous ne partirez pas seul, Ogier, dit Dobraine. Je peux rassembler d’ici demain cinq cents hommes en qui j’ai confiance. Ce que nous sommes en mesure de réussir contre six Aes Sedai comme adversaires, je l’ignore mais je suis fidèle à mes serments. » Il regarda Suline en remuant entre ses doigts l’écharpe qu’il tenait encore. « Par contre, jusqu’à quel point pouvons-nous accorder confiance aux sauvages ?

— Jusqu’à quel point pouvons-nous accorder confiance aux Tueurs-d’arbre ? » rétorqua impérieusement Sorilea d’une voix parcheminée et énergique comme elle l’était elle-même, en entrant à grands pas sans frapper. Un Rhuarc exhalant un fumet sévère était avec elle, ainsi qu’Amys, son visage trop jeune à l’expression aussi détachée que celle d’une Aes Sedai dans ce surprenant cadre de cheveux blancs, et Nandera, empestant une furie meurtrière et portant un ballot gris, brun et vert.

« Vous êtes au courant ? » s’exclama Perrin d’un ton incrédule.

Nandera jeta le ballot à Suline. « Plus que temps que vous considériez votre toh comme rempli. Presque quatre semaines et demie, un mois entier et une moitié. Même les gai’shains jugent votre orgueil démesuré. » Les deux femmes disparurent dans la chambre à coucher.

Une odeur d’irritation flotta venant de Faile dès que Perrin eut ouvert la bouche. « Le langage des signes des Vierges », murmura-t-elle, trop bas pour qu’une oreille autre que celle de Perrin l’entende. Il lui adressa un regard reconnaissant, mais elle parut se concentrer sur la table de mérelles. Pourquoi ne participait-elle pas ? Elle était de bon conseil et il aurait été heureux de n’importe lequel Faile désirait donner. Elle plaça un palet et fronça les sourcils à l’adresse de Loial dont l’attention se concentrait sur Perrin et les autres. S’efforçant de réprimer un soupir, Perrin dit d’un ton catégorique : « Peu m’importe qui a confiance en qui. Rhuarc, êtes-vous d’accord d’envoyer vos Aiels contre des Aes Sedai ? Il y en a six. Cent mille Aiels devraient toutefois leur donner à réfléchir. » Le chiffre sortant de sa bouche provoqua chez lui un clignement de paupières – dix mille hommes ne formaient déjà pas une armée négligeable – mais c’était le nombre dont Rand avait parlé, et ce que Perrin avait vu du camp aiel dans les collines l’incitait à le croire. À sa surprise, Rhuarc émettait une odeur hésitante.

« Un aussi grand nombre n’est pas possible », répliqua lentement le chef de clan qui marqua un temps avant de poursuivre. « Des coureurs sont arrivés ce matin. Les Shaidos ont quitté en force la Dague du Meurtrier-des-siens en direction du sud, vers le cœur du Cairhien. J’ai peut-être suffisamment pour les arrêter – ils ne semblent plus venir tous – mais, si j’enlève autant de lances de ce pays, tout ce que nous avons fait sera à refaire. Au minimum, les Shaidos auront pillé cette ville longtemps avant que nous revenions. Qui sait jusqu’où ils seront allés, peut-être dans d’autres pays, et combien auront été enlevés sous prétexte qu’ils sont gai’shains. » Une forte odeur de mépris émana de lui en même temps que cette dernière phrase, mais Perrin ne comprenait pas. Quelle importance avait la quantité de terres à reconquérir – ou même de morts, bien que cette pensée se soit imposée à regret, douloureusement – en regard du fait que Rand, le Dragon Réincarné, était emmené prisonnier à Tar Valon ?

Sorilea avait examiné Perrin. Les yeux des Sagettes donnaient souvent à Perrin une sensation identique à celle provoquée par ceux des Aes Sedai, qu’il avait été pesé à une once près et mesuré à un pouce près. En ce qui concerne Sorilea, il se voyait démonté comme une charrue abîmée, chaque goupille soupesée et inspectée pour vérifier si elle devait être réparée ou remplacée. « Dites-lui tout, Rhuarc », ordonna-t-elle sèchement.

Amys posa la main sur le bras de Rhuarc. « Il a le droit de savoir, ombre de mon cœur. C’est le presque-frère de Rand al’Thor. » Sa voix était douce, son odeur pleine de fermeté.

Rhuarc jeta aux Sagettes un regard dur et à Dobraine un regard dédaigneux. Finalement, il se redressa de toute sa taille. « Je ne peux prendre que les Vierges de la Lance et les siswai’amans. » D’après le ton qu’il avait et son odeur, il aurait préféré perdre un bras plutôt que de prononcer ces mots. « Beaucoup trop des autres ne voudront pas danser la danse des lances avec les Aes Sedai. » La lèvre de Dobraine se haussa dans une moue de dédain.

« Combien de Cairhienins combattront des Aes Sedai ? questionna Perrin à mi-voix. Six Aes Sedai et nous avons seulement de l’acier. » Combien de Vierges et de ces sis-machins Rhuarc pouvait-il rassembler ? Peu importe, il y avait toujours les loups. Combien de loups mourraient ?

Le dédain s’effaça de la lèvre de Dobraine. « Je combattrai, Seigneur Aybara, déclara-t-il cérémonieusement. Moi et mes cinq cents, les Aes Sedai seraient-elles soixante. »

Même le rire saccadé de Sorilea ressemblait à un froissement de cuir. « Ne redoutez pas les Aes Sedai, tueur-d’arbre. » Soudain, de façon stupéfiante, une flamme minuscule dansa dans l’air devant elle. Elle était capable de canaliser !

Elle laissa la flamme disparaître tandis qu’ils commençaient à établir leur plan de campagne, mais cette flamme subsista dans les pensées de Perrin. Petite vacillante, elle avait semblé en quelque sorte une déclaration de guerre plus fracassante que des sonneries de trompettes, une guerre à outrance.


« Si vous coopérez, dit Galina sur le ton de la conversation, la vie sera beaucoup plus agréable pour vous. »

La jeune fille lui adressa en retour un regard morose et changea de position sur son tabouret, un peu péniblement encore. Elle transpirait abondamment, bien que n’ayant pas sur elle sa tunique. La chaleur dans la tente devait être étouffante ; il arrivait à Galina d’oublier complètement la température. Pas pour la première fois, elle s’interrogea à propos de cette Min, ou Elmindreda, ou ce qu’était son véritable nom. La première fois que Galina l’avait vue, elle était vêtue comme un garçon, fréquentant Nynaeve al’Meara et Egwene al’Vere. Ainsi qu’Elayne Trakand, mais les deux autres avaient des liens avec al’Thor. La deuxième fois, Elmindreda était le genre de femme que détestait Galina, avec falbalas et soupirs, et si près d’être sous la protection personnelle de Siuan Sanche que c’était tout comme. Comment Elaida avait-elle été assez stupide pour lui permettre de quitter la Tour, Galina était incapable de l’imaginer. Quelles connaissances recelait la tête de cette fille ? Peut-être Elaida n’en voudrait-elle pas immédiatement. Judicieusement utilisée dans la Tour, la jeune fille mettrait Galina à même de prendre Elaida au filet comme une hirondelle. En dépit d’Alviarine, Elaida était devenue une de ces Amyrlins fortes et capables qui tenaient les rênes dans leurs propres mains ; la mettre en cage affaiblirait sûrement Alviarine. Judicieusement utilisée à cette heure même…

Un changement dans les flots qu’elle avait perçus fit se redresser brusquement Galina sur son siège. « Je parlerai de nouveau avec vous quand vous aurez eu le temps de réfléchir, Min. Réfléchissez bien à la quantité de larmes que vaut un homme. »

Une fois dehors, Galina s’adressa d’un ton sec au Lige trapu posté en sentinelle. « Surveillez-la convenablement cette fois-ci. » Carilo n’était pas de garde pendant l’incident de la veille au soir, mais les Gaidins étaient traités avec beaucoup trop de bienveillance. Si besoin était qu’ils existent, ils devraient être traités comme des soldats et rien de plus.

Sans répondre à son salut, elle s’éloigna majestueusement de la tente, à la recherche de Gawyn. Ce jeune homme s’était montré renfermé depuis qu’al’Thor avait été capturé, et beaucoup trop silencieux. Elle n’avait pas l’intention qu’il gâche tout en essayant de venger sa mère. Mais elle vit Gawyn à cheval à la lisière du camp, qui parlait à un groupe de ces garçons qui s’appelaient les Jeunes.

Ils s’étaient arrêtés de bonne heure aujourd’hui par nécessité et le soleil projetait de longues ombres des tentes et des chariots au bord de la route. Des plaines onduleuses et des collines basses entouraient le campement, avec seulement en vue quelques bosquets éparpillés, la plupart clairsemés et peu importants. Trente-trois Aes Sedai avec leurs serviteurs – et des Liges ; neuf appartenaient à l’Ajah Verte, seulement treize à la Rouge et le reste à l’Ajah Blanche, l’ancienne Ajah d’Alviarine – constituaient un campement aux proportions notables, même sans compter Gawyn et ses soldats. Un nombre de Sœurs étaient debout dehors ou regardant depuis l’entrée de leurs tentes, ayant senti la même chose que Galina. Le centre de l’attention était sept Aes Sedai, six assises sur des tabourets autour d’un coffre cerclé de cuivre placé à l’endroit où il recevrait ce qui restait de puissance dans le soleil. La septième était Eriane ; elle ne s’était guère écartée du coffre depuis qu’al’Thor y avait été renfermé hier soir. Il avait été autorisé à en sortir une fois qu’ils avaient été éloignés de Cairhien, mais Galina se doutait qu’Eriane voudrait qu’il passe le reste du voyage à l’intérieur de ce coffre.

La Sœur Verte s’attaqua à elle dès qu’elle se fut approchée. Eriane était fort belle, d’ordinaire, son visage un ravissant ovale au teint clair, mais à présent une couleur cramoisie avait envahi ses joues comme c’était presque constamment le cas depuis la veille au soir, et les paupières autour de ses ravissants yeux noirs étaient rougies. « Il a encore essayé de forcer l’écran, Galina. » La colère se mêlait de mépris pour la sottise de cet homme, rendant sa voix étouffée et rauque. « Il doit être châtié de nouveau. Je veux être celle qui le battra. »

Galina hésita. Mieux vaudrait fouetter Min ; cela dompterait al’Thor. Il avait certes assez enragé en la voyant battue pour le déchaînement de colère qu’elle avait eu hier soir, lequel à son tour avait été causé par le châtiment infligé à al’Thor. L’incident entier s’était déclenché parce qu’al’Thor avait découvert que Min se trouvait dans le camp, après qu’un des Liges – sans réfléchir – l’avait laissée se dérouiller les jambes dans l’obscurité au lieu de la garder confinée étroitement dans sa tente. Qui aurait pensé qu’al’Thor, isolé par un écran et cerné de toutes parts, se serait livré à un tel accès de fureur. Non seulement avait-il tenté de crever l’écran l’empêchant d’atteindre la Source mais il avait tué un Lige de ses mains nues et gravement blessé un autre avec l’épée du mort, au point que le deuxième Lige avait rendu le dernier soupir au cours de la Guérison. Le tout dans les instants nécessaires pour que les Sœurs surmontent leur choc et le ligotent avec le Pouvoir.

En ce qui la concernait, Galina aurait depuis des jours rassemblé les autres Sœurs Rouges et aurait neutralisé al’Thor. Puisque c’était interdit, elle aurait bien préféré l’amener à la Tour sans la moindre marque, aussi longtemps qu’il se montrait raisonnablement poli. Même à présent, ce qui lui importait, c’était obtenir de bons résultats et ce qui en obtiendrait serait d’amener ici Min et qu’il l’entende de nouveau gémir et pleurer, qu’il sache qu’il était la cause de ses souffrances. Seulement le hasard avait voulu que les deux Liges morts soient à Eriane. La plupart des Sœurs estimerait qu’elle en avait le droit. Et Galina elle-même voulait que la Sœur Verte native d’Illian, pareille à une poupée, se purge de sa rage dès que possible. Bien préférable d’accomplir le reste du trajet avec la possibilité d’admirer cette figure de porcelaine affichant une expression sereine.

Galina acquiesça d’un hochement de tête.


Rand battit des paupières quand la clarté envahit le coffre. Il fut incapable aussi de s’empêcher de tressaillir ; il savait ce qui allait se passer. Lews Therin devint silencieux, et immobile. Rand retenait le Vide du bout des ongles, pourtant il ne fut que trop conscient de muscles engourdis gémissant de souffrance quand il fut tiré du coffre et mis debout. Il serra les dents et s’efforça de ne pas grimacer dans ce qui semblait l’éclat de midi. L’air paraissait merveilleusement frais ; sa chemise trempée lui collait dessus, ruisselant de sueur. Aucune corde ne l’entravait, mais il aurait été incapable d’avancer d’un pas sa vie en aurait-elle dépendu. S’il n’avait pas été maintenu par le Pouvoir, il serait tombé. Jusqu’à ce qu’il constate à quel point le soleil était bas, il n’avait aucune idée du temps qu’il avait passé là-dedans la tête entre les genoux, dans une mare de sa propre sueur.

Le soleil, toutefois, ne retint que brièvement son attention. Involontairement ses yeux se tournèrent vers Eriane avant même qu’elle se place droit devant lui. La petite femme svelte leva la tête vers lui, ses yeux noirs pleins de fureur, et il faillit tressaillir de nouveau. Au contraire de la veille au soir, elle ne dit rien, elle se contenta de commencer.

Le premier coup invisible le frappa en travers des épaules, le deuxième à la poitrine, le troisième à l’arrière des cuisses. Le Vide explosa. L’Air. Seulement l’Air. Cela donnait l’impression d’être plus atténué, de cette façon. Chaque coup, pourtant, était ressenti comme un fouet manié par un bras plus fort que celui d’aucun homme. Avant qu’elle commence, les meurtrissures des coups de fouet s’entrecroisaient des épaules aux genoux. Il en avait eu conscience, pas aussi vaguement qu’il l’aurait souhaité ; même à l’intérieur du Vide, il avait eu envie de pleurer. Après la disparition du Vide, il voulait hurler.

À la place, il serra les mâchoires. Parfois, un grognement s’échappait entre ses dents et, lorsque cela se produisait, les efforts d’Eriane redoublaient comme si elle en voulait davantage. Il refusait de le lui accorder. Il ne pouvait pas réprimer un frémissement à chaque coup de cette lanière invisible, mais pas plus que cela il ne lui accorderait. Il fixa ses yeux sur les siens, refusa de regarder ailleurs, de cligner des paupières.

J’ai tué mon Ilyena, se lamentait Lews Therin chaque fois que s’abattait un coup.

Rand avait sa propre litanie. La souffrance flagellait sa poitrine. Voilà ce qui résulte de faire confiance aux Aes Sedai. Du feu lui rayait le dos. Jamais plus ; pas d’un pouce ; pas d’un cheveu. Comme une entaille de rasoir. Voilà ce qui résulte de se fier à des Aes Sedai.

Elles pensaient qu’elles pouvaient l’abattre. Elles pensaient pouvoir le réduire à ramper vers Elaida ! Il se contraignit à faire ce qu’il avait jamais fait de plus difficile dans son existence. Il sourit. Certes, ce sourire n’affecta que ses lèvres, cependant il regarda Eriane au fond des yeux et il sourit. Les yeux d’Eriane s’écarquillèrent et elle siffla entre ses dents. Les coups de fouet se mirent à s’abattre de tous les côtés à la fois.

Le monde n’était plus que souffrance et feu. Voir, il ne le pouvait pas, il ne pouvait que sentir. Paroxysme de douleur et brasier d’enfer. Pour une raison quelconque il savait que ses mains tremblaient de façon incontrôlable dans leurs liens invisibles, mais il se concentrait sur le maintien fermé de ses dents. Ceci résulte de… Je ne veux pas crier… ! Jamais plus ; pas d’un pouce… ! Pas d’un pouce ; pas d’un cheveu ! Jamais plus… Je ne veux pas ! Jamais pl… ! Jamais ! Jamais ! JAMAIS !

Tout d’abord il y eut la conscience de respirer. De l’air, absorbé avec avidité par ses narines. Il frémissait – il était une flamme palpitante – mais la flagellation s’était arrêtée. Cela fut presque un choc, de s’en apercevoir. La fin de quelque chose dont une partie de lui-même était convaincue que cela ne cesserait jamais. Il perçut le goût du sang et se rendit compte que ses mâchoires étaient quasi aussi douloureuses que le reste de son corps. Bien. Il n’avait pas poussé de cris. Les muscles de son visage étaient bloqués dans une crampe permanente ; un effort serait nécessaire pour ouvrir la bouche même s’il le voulait.

La vue fut la dernière à être recouvrée et quand elle le fut, il se demanda si la souffrance lui causait une hallucination. Parmi les Aes Sedai se tenait un groupe de Sagettes qui ajustaient leurs châles et dévisageaient les Aes Sedai avec toute l’arrogance dont elles étaient capables. Quand il conclut qu’elles étaient réelles – à moins qu’il ne fût en train de rêver que Galina s’entretenait avec une de ses chimères – sa première pensée fut la délivrance. D’une manière ou d’une autre, les Sagettes avaient… C’était impossible, mais vaille que vaille elles parviendraient… Puis il reconnut la femme qui parlait à Galina.

Sevanna s’avança d’un pas de promeneuse vers lui, un sourire sur cette bouche avide aux lèvres pleines. Ces yeux vert pâle se levaient vers lui dans ce beau visage encadré d’une chevelure pareille à de l’or filé. Rand aurait autant préféré regarder face à face un loup dévorant. Il y avait quelque chose de bizarre dans la façon dont elle se tenait, légèrement penchée en avant, les épaules rejetées en arrière. Elle observait son regard. Brusquement, quelque recru de souffrance qu’il fût, il eut envie de rire ; il s’y serait laissé aller, aurait-il été sûr du son qui émergerait s’il ouvrait la bouche. Il était là, prisonnier, battu comme plâtre, les cinglures du fouet brûlantes, la sueur le piquant, et une femme qui le haïssait il en était sûr, qui le rendait probablement responsable de la mort de son amant, essayait de voir s’il regarderait à l’intérieur du devant de son corsage !

D’un geste lent, elle passa un ongle sur sa gorge – en fait, aussi loin qu’elle pouvait atteindre autour de son cou – comme si elle imaginait qu’elle lui coupait la tête. Approprié, étant donné le sort de Couladin. « Je l’ai vu », dit-elle avec un soupir satisfait et une petit frisson de plaisir. « Vous avez accompli votre part du marché et moi de même. »

Les Aes Sedai le plièrent alors de nouveau en deux, le fourrèrent encore une fois la tête entre les genoux dans le coffre, tassé dans cette mince mare de sueur. Le couvercle se ferma, et l’obscurité l’enveloppa.

Alors seulement il remua ses mâchoires jusqu’à ce que sa bouche puisse s’ouvrir et il relâcha un long souffle frémissant. Il n’avait pas été certain que même maintenant il ne geindrait pas. Ô Lumière, c’est qu’il brûlait de partout !

Qu’est-ce que Sevanna faisait là ? Quel marché ? Non. C’était parfait de savoir qu’il y avait eu un marché entre la Tour et les Shaidos, mais s’interroger là-dessus était pour plus tard. Maintenant appartenait à Min. Il devait se libérer. Elles l’avaient maltraitée. Cette pensée était si cruelle qu’elle annula presque la souffrance. Presque.

Recréer le Vide autour de lui représenta l’effort de progresser dans un marais de souffrance mais, à la fin, il fut environné par du vide, s’efforçant d’atteindre le saidin… Mais pour trouver là Lews Therin dès qu’il y fut, comme deux paires de mains tâtonnant pour agripper ce qu’une seule pouvait tenir.

Allez vous réduire en cendres ! gronda Rand dans sa tête. Réduisez-vous en cendres ! Si seulement pour une fois vous vouliez travailler avec moi au lieu de contre moi !

Travaillez avec moi ! riposta Lews Therin.

Rand fut suffoqué au point de presque laisser échapper le Vide. Impossible de croire à une erreur cette fois-ci ; Lews Therin l’avait entendu et lui avait répondu. Nous pourrions nous associer, Lews Therin. Il n’avait pas envie de travailler avec cet homme ; il le voulait hors de sa tête. Seulement il y avait Min. Et combien de jours encore jusqu’à Tar Valon. Il avait en quelque sorte la conviction que si elles l’amenaient là-bas, il n’y aurait plus aucune chance. Jamais.

Un rire mal assuré, plein d’appréhension, lui répondit. Puis, Nous associer ? Un autre rire, et ce rire un rire de fou. Nous associer. Qui que vous soyez. Et voix et présence disparurent.

Rand frissonna. Plié en deux, ajoutant encore de la sueur à la flaque où reposait sa tête, il frissonna.

Lentement, il chercha de nouveau à atteindre le saidin. Et se heurta à l’écran, bien entendu. Ce qu’il avait cherché, en tout cas. Lentement, avec les plus grandes précautions, il tâtonna le long de cet écran, jusqu’à l’endroit où à une surface dure se substituaient subitement six points mous.

Mous, dit Lews Therin d’une voix haletante. Parce qu’elles sont là. Soutenant l’écran. Durs quand elles nouent les flots. Il n’y a rien à faire quand les points sont mous, mais je peux effiler la toile si elles les nouent. Et que j’ai du temps devant moi. Il resta silencieux tellement longtemps que Rand le crut parti de nouveau, puis il chuchota : Êtes-vous réel ? Et cette fois il ne fut vraiment plus là.

Avec délicatesse, Rand explora l’écran jusqu’aux points mous. Jusqu’à six Aes Sedai. Avec du temps devant soi ? Si elles nouent les fils, ce qu’elles n’avaient pas fait jusqu’ici en… Quoi ? Six jours ? Sept ? Huit ? Peu importe. Il ne pouvait pas se permettre d’attendre trop longtemps. Chaque jour était un jour plus près de Tar Valon. Demain, il essaierait encore de démolir la barrière ; cela avait été comme de taper de la pierre avec ses mains, mais il avait tapé avec toute sa force. Demain quand Eriane le fouetterait – il était sûr que ce serait elle – il lui sourirait de nouveau et, quand la souffrance augmenterait, il laisserait jaillir les hurlements. Le lendemain, il se contenterait d’effleurer l’écran, peut-être avec assez de vigueur pour qu’elles s’en rendent compte, mais rien que cela et il ne recommencerait pas ensuite, qu’elles lui infligent ou non une correction. Peut-être quémanderait-il de l’eau. Elles lui en avaient donné à l’aube, mais il était de nouveau assoiffé ; même si elles le laissaient boire plus d’une fois par jour, implorer cadrerait. Si, alors, il était encore dans le coffre, il supplierait aussi qu’on le laisse en sortir. Il pensait qu’il y serait ; peu de chance qu’elles lui permettent d’être longtemps dehors tant qu’elles n’étaient pas sûres qu’il avait appris sa leçon. Des muscles engourdis se crispèrent à l’idée de deux ou trois jours encore tassé là-dedans. Il n’y avait pas de place pour remuer quoi que ce soit, pourtant son corps essayait. Deux ou trois jours, et elles seraient certaines qu’il était dompté. Il aurait l’air craintif et éviterait tous les regards. Une loque qu’elles pouvaient sans risque sortir du coffre. Plus important, un pauvre hère qu’elles n’avaient pas besoin de garder aussi étroitement. Et alors, peut-être, elles décideraient qu’elles n’avaient pas besoin non plus de six pour maintenir l’écran, ou qu’elles pouvaient en nouer le tissage ou… quelque chose. Il lui fallait une faille. Quelque chose !

C’était une pensée sans espoir, mais il s’avisa qu’il riait et qu’il ne pouvait pas s’arrêter de rire. Il ne pouvait pas non plus cesser de tâter la barrière, un aveugle glissant désespérément les doigts sur de la glace lisse.

Galina suivit d’un regard sans indulgence les Aielles qui s’éloignaient jusqu’à ce qu’elles atteignent le haut d’une colline et disparaissent sur l’autre versant. À l’exception de Sevanna, chacune de ces femmes était capable de canaliser, plusieurs avec une réelle puissance. Nul doute que Sevanna s’était crue plus en sécurité, entourée d’environ une douzaine d’irrégulières. Pensée amusante. Cette bande de sauvages était méfiante. D’ici quelques jours, elle les utiliserait encore, dans la seconde partie du « marché » de Sevanna. Le regrettable décès de Gawyn Trakand, et de la plupart de ses Jeunes.

Quand elle retourna au cœur du camp, elle trouva Eriane toujours debout près du coffre contenant al’Thor.

« Il pleure, Galina, dit-elle d’un ton farouche. L’entendez-vous ? Il est en train de… » Soudain des larmes roulaient sur le visage d’Eriane ; elle était simplement là sanglotant en silence, ses mains des poings crispés sur ses jupes.

« Venez à ma tente, dit Galina d’un ton compatissant. J’ai du bon thé de mûres sauvages et je vous mettrai sur le front une compresse humide fraîche. »

Eriane sourit à travers ses larmes. « Merci, Galina, mais je ne peux pas. Rashan et Bartol doivent m’attendre. Ils souffrent plus que moi, je le crains. Non seulement ils ressentent ma peine, mais ils souffrent parce qu’ils savent que je souffre. Il faut que je les réconforte. » Une pression reconnaissante sur la main de Galina et elle s’en fut d’un pas majestueux.

Galina examina le coffre en fronçant les sourcils. Al’Thor semblait effectivement pleurer ; cela ou bien il riait, et de cela elle doutait beaucoup. Elle regarda dans la direction d’Eriane qui disparaissait à cet instant dans la tente de ses Liges. Al’Thor pleurerait. Elles avaient encore devant elles deux semaines avant Tar Valon et l’entrée triomphale projetée par Elaida ; oui, au moins vingt jours encore. À partir de maintenant, qu’Eriane désire s’en charger ou non, il serait rossé tous les jours à l’aube et au coucher du soleil. Quand elle l’amènerait dans la Tour, il baiserait l’anneau d’Elaida, parlerait quand on lui adresserait la parole et s’agenouillerait dans le coin quand on n’aurait pas besoin de lui. Les yeux plissés, elle s’en alla boire seule son thé à la mûre sauvage.


Comme elles pénétraient dans le peuplement assez grand d’arbres, Sevanna se tourna vers les autres, jugeant intérieurement remarquable de penser aux arbres avec autant d’indifférence. Avant de franchir le Rempart du Dragon, elle n’en avait jamais vu autant. « Avez-vous toutes remarqué les moyens qu’elles utilisaient pour le maintenir ? » demanda-t-elle, du ton dont elle aurait dit « aussi » au lieu de « toutes ».

Therava regarda les autres qui acquiescèrent d’un signe de tête. « Nous pouvons tisser tout ce qu’elles ont fait », répondit Therava.

Sevanna hocha la tête à son tour et tâta le petit cube de pierre, aux gravures compliquées, qui était dans son escarcelle. L’étranger des Terres Humides qui le lui avait donné avait indiqué qu’elle pouvait l’utiliser maintenant, quand al’Thor était prisonnier. Jusqu’à ce qu’elle l’ait vu de ses propres yeux, elle en avait eu l’intention ; à présent, elle décida de se débarrasser du cube. Elle était la veuve d’un chef qui s’était rendu à Rhuidean et d’un homme qui avait été appelé chef sans avoir procédé à cette visite. Désormais, elle serait l’épouse du Car’a’carn lui-même. Toutes les lances des Aiels seraient fichées en terre devant elle. Son doigt conservait encore la sensation du cou d’al’Thor, où elle avait tracé la ligne du collier qu’elle lui passerait.

« C’est le moment, Desaine », dit-elle.

Naturellement, Desaine cligna des yeux sous l’effet de la surprise, puis elle n’eut qu’une seconde pour pousser un cri avant que ses compagnes se mettent à l’œuvre. Desaine s’était contentée de maugréer à propos de la situation de Sevanna. Celle-ci avait fait meilleur usage de son temps. À l’exception de Desaine, toutes les femmes présentes étaient unanimement derrière elle, et davantage de femmes encore.

Sevanna observa très attentivement ce que pratiquaient les autres Sagettes ; le Pouvoir Unique la fascinait, toutes ces choses accomplies si miraculeusement, si facilement, et c’était très important que ce qui était infligé à Desaine puisse ne paraître avoir été exécuté que grâce au Pouvoir. Elle trouva stupéfiant qu’un corps humain puisse être démembré en répandant si peu de sang.

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