Dès que Rand eut franchi le seuil, Vérine relâcha son souffle. Un jour, elle avait dit à Siuan et à Moiraine combien il était dangereux. Aucune n’en avait tenu compte et à présent voilà qu’à peine une année écoulée Siuan était désactivée et probablement morte, tandis que Moiraine… Les rues bruissaient de rumeurs sur le Dragon Réincarné dans le Palais Royal, la plupart incroyables, et aucune qui était digne de créance ne mentionnait une Aes Sedai. Moiraine aurait peut-être décidé de le laisser s’imaginer qu’il était libre d’agir à sa guise, mais elle ne lui permettrait jamais de s’écarter loin d’elle, pas maintenant qu’il atteignait une telle puissance. Pas maintenant que le risque qu’il présentait grandissait autant. Rand se serait-il retourné contre elle plus violemment qu’il venait de le faire à leur égard ? Il avait vieilli depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu ; son visage était marqué par la tension de la lutte. La Lumière savait qu’il en avait bien des motifs, mais ce pouvait-il être aussi la lutte pour demeurer sain d’esprit ?
Eh oui. Moiraine morte, Siuan morte, la Tour Blanche scindée et Rand peut-être au bord de la folie. Tss-tss Vérine siffla entre ses dents avec irritation. Si on prend des risques, parfois il faut payer la note quand on s’y attend le moins de la dernière façon à laquelle on s’attend. Presque soixante-dix ans de travail délicat de sa part et maintenant tout sera peut-être perdu à cause d’un jeune homme. Même ainsi, elle avait vécu trop longtemps, subi trop d’épreuves pour se permettre d’être découragée. L’important d’abord ; s’occuper de ce qui peut être fait maintenant avant de se tourmenter trop longtemps pour ce qui ne se produira peut-être jamais. Cette leçon lui avait été apprise à force, mais elle l’avait fidèlement mise en application.
La première chose était de calmer les jeunes filles. Elles étaient encore tassées comme un troupeau de moutons, éplorées, s’étreignant mutuellement, se cachant le visage. Elle comprenait très bien ; ce n’était pas la première fois qu’elle affrontait un homme capable de canaliser, pour ne rien dire du Dragon Réincarné en personne, et son estomac se soulevait comme un bateau en pleine mer. Elle commença par des paroles réconfortantes, tapotant une épaule ici, caressant des cheveux là, essayant de donner à sa voix un accent maternel. Les convaincre que Rand était parti – ce qui dans la majorité des cas revenait à les convaincre d’ouvrir les yeux – ne contribua pas peu à établir un calme relatif. Du moins les sanglots s’apaisèrent-ils. Par contre, Janacy ne cessa de réclamer d’une voix perçante que quelqu’un lui dise que Rand avait menti, que tout cela n’avait été qu’un tour de passe-passe, tandis que Bodewhin demandait d’une voix aussi aiguë que l’on trouve et sauve son frère – Vérine aurait donné beaucoup pour savoir où était Mat – et Larine déclarait en pleurant comme un veau qu’elles devaient quitter Caemlyn immédiatement, à la minute.
Vérine tira une des serveuses à l’écart. Pas belle, âgée d’au moins vingt ans de plus que n’importe laquelle des natives des Deux Rivières, elle avait les yeux agrandis de stupeur, bien qu’essuyant des larmes avec son tablier, et elle tremblait. Après avoir demandé son nom, Vérine dit : « Apportez-leur à toutes du bon thé infusé de frais, Azril, brûlant et avec beaucoup de miel, et versez-y une goutte de cognac. » Elle examina un instant les jeunes filles et ajouta : « Pas seulement une goutte. Une généreuse lampée pour chacune. » Cela aiderait à calmer leurs nerfs. « Et buvez-en, vous aussi et les autres serveuses. » Azril renifla, cligna des paupières et s’épongea la figure, mais elle plongea dans une révérence ; être envoyée accomplir sa tâche habituelle semblait tempérer son envie de pleurer sinon sa peur.
« Servez-les dans leurs chambres », ordonna Alanna, et Vérine confirma son accord d’un signe de tête. Dormir un peu ferait merveille. Elles n’avaient quitté leur lit que depuis quelques heures, mais le cognac par-dessus leur long voyage devrait les y ramener.
L’ordre déclencha un tumulte.
« Nous ne pouvons pas nous cacher ici, réussit à dire Larine entre deux hoquets et reniflements. Il faut que nous partions ! Maintenant ! Il nous tuera ! »
Les joues de Bodewhin luisaient de larmes, mais ses traits avaient une expression résolue. Cette ténacité des Deux Rivières allait causer des ennuis à plus d’une de ces jeunes filles. « Nous devons trouver Mat. Nous ne pouvons pas le laisser avec… avec un homme qui… Nous ne pouvons pas ! Même si c’est Rand, nous ne pouvons simplement pas !
— Je veux visiter Caemlyn », s’écria Janacy de sa voix aiguë bien qu’encore tremblante.
Les autres se joignirent immédiatement à ces trois-là, une poignée soutenant timidement Janacy en dépit de leur terreur, la majorité obstinément en faveur du départ, une des jeunes filles de la Colline-au-Guet, une grande et jolie demoiselle nommée Elle, aux cheveux étonnamment blonds pour une native des Deux Rivières, se remit à brailler à pleins poumons.
Vérine maîtrisa de justesse son envie de les gifler toutes. Les plus jeunes avaient des excuses, mais Larine et Elle et les autres avec leurs cheveux tressés étaient censées être des adultes. La plupart n’avaient pas été effleurées et le danger était passé. Par ailleurs, toutes étaient lasses, la visite de Rand avait été un choc et les chances étaient qu’elles en recevraient un bon nombre d’autres d’ici peu, aussi refréna-t-elle son exaspération.
Pas Alanna. Même chez les Vertes, elle était célèbre pour son tempérament de vif-argent, lequel avait récemment empiré. « Allez dans vos chambres tout de suite », dit-elle calmement, mais il n’y avait que sa voix de calme. Vérine soupira quand l’Aes Sedai tissa l’Air et le Feu pour créer l’illusion. Des hoquets de surprise remplirent la salle et des yeux déjà arrondis s’exorbitèrent. Cela n’était pas nécessaire, mais la coutume désapprouvait de contrecarrer publiquement une autre Sœur et, à la vérité, Vérine éprouva du soulagement au brusque arrêt des hurlements d’Elle. Ses propres nerfs étaient loin d’être au mieux. Les jeunes filles qui n’avaient pas reçu de formation ne pouvaient naturellement pas voir les flots ; pour elles, Alanna paraissait grandir à chaque mot. Sa voix forçait en même temps, le ton inchangé, mais de plus en plus sonore à l’unisson de sa taille apparente. « Vous allez être des novices et la première leçon que doit apprendre une novice est d’obéir aux Aes Sedai. Sur-le-champ. Sans plaintes ni récriminations. » Alanna se tenait au milieu de la salle, inchangée – pour Vérine, du moins – mais la tête de l’illusion touchait les poutres du plafond. « Maintenant, filez ! Quiconque ne sera pas dans sa chambre quand j’aurai compté jusqu’à cinq le regrettera jusqu’à son dernier jour. Un. Deux… » Avant qu’elle atteigne trois, il y eut une folle mêlée piaillante dans l’escalier au fond de la salle ; c’était merveille qu’aucune n’ait été piétinée.
Alanna ne se donna pas la peine de dépasser quatre. Quand la dernière des jeunes filles des Deux Rivières eut disparu à l’étage au-dessus, elle laissa aller la Saidar, l’illusion se dissipa, et elle hocha brièvement la tête d’un air satisfait. Vérine pensa que pas mal de cajoleries seraient nécessaires pour que les jeunes filles jettent même un coup d’œil hors de leurs chambres maintenant. Peut-être était-ce aussi bien. Étant donné les circonstances, elle ne tenait pas à ce que quelqu’une s’éclipse afin de visiter Caemlyn et ait à être récupérée.
Bien sûr, Alanna avait produit aussi son effet ailleurs. Il fallut amadouer les serveuses pour les persuader de sortir de dessous les tables où elles s’étaient cachées, et celle qui s’était effondrée en essayant de se traîner jusqu’à la cuisine eut besoin d’aide quand elle voulut se relever. Elles ne faisaient pas de bruit ; elles tremblaient seulement comme des feuilles dans un vent de tempête. Vérine dut donner à chacune une petite poussée pour qu’elle se mette en marche et répéter par trois fois ses ordres concernant le cognac et le thé avant qu’Azril cesse de la considérer comme si elle lui regardait pousser une deuxième tête. La mâchoire de l’aubergiste béait jusqu’à sa poitrine ; ses yeux paraissaient prêts à jaillir de leurs orbites. Vérine se tourna vers Tomas et désigna le pauvre homme vacillant.
Tomas lui adressa un coup d’œil mi-figue mi-raisin – comme toujours quand elle lui demandait de régler des questions sans importance, néanmoins il discutait rarement ses ordres –, puis plaqua un bras autour des épaules de Maître Dilham et lui demanda d’un ton jovial s’ils ne pourraient pas tous les deux boire quelques coupes du meilleur vin de l’auberge. Un brave homme, Tomas, compétent dans de surprenants domaines. Ihvon s’était assis le dos appuyé au mur et les bottes sur une table. Il s’était arrangé pour avoir un œil sur la porte d’entrée et un sur Alanna. Un œil très vigilant. Il était plus qu’anxieux à son sujet depuis qu’Owein, son autre Lige, était mort dans les Deux Rivières – et sagement plus que méfiant de son humeur, encore que d’ordinaire elle en eût mieux la maîtrise qu’aujourd’hui. Quant à elle, Alanna ne se préoccupait pas d’aider à réparer le gâchis qu’elle avait causé. Elle était plantée au milieu de la salle, le regard perdu dans le vide, les bras croisés. Pour quiconque n’était pas une Aes Sedai, elle semblait probablement la sérénité incarnée. Pour Vérine, Alanna était une femme prête à exploser.
Vérine lui effleura le bras. « Il faut que nous parlions. » Alanna la regarda, l’expression indéchiffrable puis, sans un mot, se dirigea d’un pas léger vers la salle à manger particulière.
Derrière elle, Vérine entendit Maître Dilham dire d’une voix chevrotante : « Pensez-vous que je pourrais prétendre que le Dragon Réincarné a accordé sa clientèle à mon auberge ? Après tout, il y est bien entré. » Pendant un bref instant, elle sourit ; lui, au moins, se remettrait parfaitement. Son sourire s’évanouit comme elle refermait la porte, s’isolant avec Alanna.
Cette dernière arpentait déjà la petite salle de long en large, la soie de sa jupe divisée en deux susurrant comme des épées glissant hors du fourreau. Il n’y avait plus de visage empreint de sérénité à présent. « L’effronterie de cet homme. Quelle effronterie au suprême degré ! Nous empêcher de partir ! Nous assigner des limites ! »
Vérine l’observa quelques minutes avant de parler. Il lui avait fallu dix minutes pour surmonter la perte de Balinor et prendre Tomas comme Lige. Les émotions d’Alanna étaient à vif depuis la mort d’Owein et elle les avait contenues trop longtemps. Les quelques crises de larmes qu’elle s’était autorisées après le départ des Deux Rivières n’étaient pas suffisantes pour apporter un soulagement. « Je suppose qu’il peut nous tenir à l’écart de la Cité Intérieure en postant des sentinelles à la grille, mais il ne peut pas réellement nous obliger à rester dans Caemlyn. »
Ce qui obtint le regard de mépris que cela méritait. Elles pouvaient s’en aller sans guère de difficulté – quelque science que Rand avait acquise par lui-même, il y avait peu de chance qu’il ait réussi à découvrir les gardes protectrices, ces méthodes pour se protéger de toute surveillance – mais cela impliquait de renoncer aux jeunes filles des Deux Rivières. Aucune Aes Sedai n’avait découvert pareil trésor comme celui des Deux Rivières depuis… Vérine n’imaginait pas depuis quand. Peut-être pas depuis les Guerres Trolloques. Même des jeunes filles de dix-huit ans – la limite d’âge qu’elles s’étaient donnée – trouvaient souvent difficile d’accepter l’exigeante discipline du noviciat, pourtant auraient-elles seulement repoussé de cinq ans cette limite, elle et Alanna auraient pu en ramener deux fois plus, sinon davantage. Cinq de ces jeunes filles – cinq ! – avaient l’étincelle innée, y compris la sœur de Mat, Elle et la jeune Janacy ; elles finiraient par canaliser avec ou sans formation et seraient très fortes. Et elles en avaient laissé deux à venir prendre d’ici un an, quand elles seraient assez âgées pour quitter leur foyer. Ce qui ne présentait pas grand risque ; une fille née avec cette faculté ne l’utilisait pas avant quinze ans si elle n’avait pas reçu de formation. Les autres promettaient d’être exceptionnelles ; toutes. Les Deux Rivières étaient un filon d’or pur.
Maintenant qu’elle avait capté l’attention d’Alanna, Vérine changea de sujet. Elle n’avait certes aucune intention d’abandonner ces jeunes filles. Ni de s’éloigner de Rand plus loin qu’elle n’y était obligée. « Pensez-vous qu’il a raison au sujet des rebelles ? »
Les poings d’Alanna se crispèrent un instant sur ses jupes. « Cette possibilité me répugne ! Pourrions-nous réellement en être venues… ? » Elle n’acheva pas sa phrase, l’air perdue. Ses épaules s’affaissèrent. Des larmes bouillonnèrent juste sous la surface, juste retenues.
La colère d’Alanna s’étant assagie, avant de la raviver Vérine avait des questions à poser. « Y a-t-il un espoir que votre bouchère vous renseigne davantage sur ce qui s’est produit à Tar Valon, si vous insistiez ? » Cette femme n’avait pas vraiment de lien avec Alanna ; c’était un agent de l’Ajah Verte découverte parce que Alanna avait remarqué à l’extérieur de sa boutique un signal quelconque annonçant une urgence. Non pas qu’Alanna eût expliqué à Vérine ce que c’était, bien entendu. Vérine n’aurait certes pas révélé un signal de l’Ajah Brune.
« Non. Elle n’en sait pas plus que le message qu’elle m’a transmis et qui lui desséchait la bouche au point d’avoir du mal à former ses mots. Toutes les Aes Sedai loyales doivent rentrer à la Tour. Tout est pardonné. » Quoi qu’il en soit, telle en était la substance. Un éclair d’irritation flamboya dans les yeux d’Alanna mais seulement pour une seconde et pas aussi puissamment qu’avant. « S’il n’y avait pas eu cette foule de rumeurs, je ne vous aurais pas laissée connaître qui elle est. » Les rumeurs et aussi qu’elle était bouleversée. Du moins avait-elle cessé ses allées et venues.
« Je m’en doute, répliqua Vérine en s’asseyant devant la table, et j’honorerai votre confiance. Voyons. Vous devez être d’accord que ce message confirme les rumeurs. La Tour est divisée. Vraisemblablement, il existe bien des rebelles quelque part. La question est : qu’allons-nous décider à ce sujet ? »
Alanna la regarda comme si elle était folle. Guère étonnant. Siuan avait dû être déposée par l’Assemblée de la Tour, d’après la loi de la Tour. Même suggérer de contrevenir à la loi de la Tour était impensable. Mais, aussi bien, que la Tour soit désunie était impensable.
« Si vous n’avez pas de réponse maintenant, réfléchissez-y. Et réfléchissez à ceci. En premier lieu, Siuan Sanche a été un des promoteurs de la découverte du jeune al’Thor. » Alanna ouvrit la bouche – sans doute pour demander comment Vérine était au courant et, également, si elle y avait participé –, mais Vérine ne lui en laissa aucune chance. « Seul un simple d’esprit croirait que ce rôle n’a pas pesé dans sa destitution. Des coïncidences de cette taille n’existent pas. Donc réfléchissez à ce que doit être l’opinion d’Élaida concernant Rand. C’était une Rouge, souvenez-vous. Pendant que vous réfléchissez, répondez-moi à ceci. Qu’aviez-vous en tête à le lier comme ça ? »
La question n’aurait pas dû prendre Alanna par surprise, ce fut cependant le cas. Elle hésita, puis tira une chaise et s’assit, arrangeant ses jupes avant de parler. « C’était la chose logique à faire, avec lui juste devant nous. Cela aurait dû être fait depuis longtemps. Vous ne pouviez pas – ou ne vouliez pas. » Comme la majorité des Vertes, elle était quelque peu amusée par l’insistance d’autres Ajahs que chaque Sœur ne devait avoir qu’un Lige. Ce que les Vertes pensaient des Rouges qui n’en avaient aucun, mieux vaut ne pas le préciser. « Ils auraient tous dû être liés à la première occasion. Ils ont trop d’importance pour rester libres, lui plus que les autres. » Ses joues s’enflammèrent subitement ; pas mal d’eau coulerait sous les ponts avant qu’elle récupère complètement la maîtrise d’elle-même.
Vérine savait ce qui causait cette rougeur ; Alanna avait eu la langue trop longue. Perrin avait été sous leurs yeux pendant de longues semaines pendant qu’elles testaient des jeunes filles dans les Deux Rivières, mais Alanna n’avait pas tardé à rester muette sur le sujet de le lier comme Lige. La raison était aussi simple qu’une promesse de Faile – prononcée bien loin hors de portée des oreilles de Perrin – que si Alanna commettait une action pareille elle ne quitterait pas vivante les Deux Rivières. Faile aurait-elle eu des informations plus approfondies sur le lien entre Aes Sedai et Gaidin, cette menace serait restée sans effet, cependant ne serait-ce que son ignorance avait retenu la main d’Alanna. Très probablement, c’était la frustration que cela avait provoquée, plus ses nerfs à vif, qui avait conduit à ce qu’elle avait fait à Rand, Non seulement le liant comme Lige, mais le faisant sans sa permission. Ce qui ne s’était pas pratiqué depuis des centaines d’années.
Bah, songea Vérine ironiquement, j’ai enfreint quelques coutumes en mon temps. « Logique ? » dit-elle avec un sourire destiné à annuler ce que ses paroles avaient de sarcastique. « Vous parlez comme une Blanche. Eh bien. Maintenant que vous l’avez, comment allez-vous disposer de lui ? Au vu des leçons qu’il nous a données, cela me rappelle un conte familier quand j’étais jeune, au sujet d’une femme qui avait sellé et bridé un lion. Elle avait trouvé la promenade sur son dos merveilleuse et à son goût, mais alors elle a découvert qu’elle ne pouvait jamais mettre pied à terre et jamais dormir. »
Frissonnante, Alanna se frotta les bras. « Je n’arrive pas encore à croire qu’il est d’une telle force. Si seulement nous nous étions associées plus tôt. Et j’ai essayé… j’ai échoué… il est tellement fort ! »
Vérine se retint à grand-peine de frissonner elle-même. Elles n’auraient pas pu s’associer plus tôt, pas à moins qu’Alanna ne l’ait suggéré avant de le lier comme Lige. Vérine ne savait pas trop quel aurait été le résultat. En tout cas, il y avait eu une série de moments pénibles à l’extrême, depuis la découverte qu’elles ne pouvaient pas le couper de la Vraie Source jusqu’à l’aisance dédaigneuse avec laquelle il les avait enveloppées d’un écran, rompant comme un fil leurs connexions avec la Saidar L’une et l’autre à la fois. Remarquable. Combien faudra-t-il pour l’entourer d’un écran et le garder captif ? La totalité des treize ? Ce chiffre n’était que de la tradition, mais peut-être serait-ce nécessaire avec lui. Aucune importance, c’était des conjectures pour un autre jour. « Puis il y a la question de son amnistie. »
Les yeux d’Alanna se dilatèrent. « Voyons, vous ne croyez pas cela ! Avec chaque faux Dragon, des histoires ont couru qu’il rassemblait des hommes capables de canaliser, des histoires aussi fausses que lui. Les faux Dragons voulaient du pouvoir pour eux-mêmes, pas pour le partager.
— Il n’est pas un faux Dragon, répliqua calmement Vérine, et cela changerait les choses. Si une rumeur est vraie, une autre peut l’être également et depuis Pont-Blanc on entendait partout parler de cette amnistie.
— En admettant que ce soit vrai, peut-être que personne n’est venu. Aucun homme qui se respecte ne veut canaliser. Si plus d’une poignée le désirait, nous aurions eu des faux Dragons toutes les semaines.
— Il est Ta’veren, Alanna. Il attire à lui ce dont il a besoin. »
La bouche d’Alanna se crispa, ses mains étaient maintenant des poings aux jointures blanchies sur la table. La moindre parcelle de la tranquillité propre aux Aes Sedai envolée, elle tremblait visiblement. « Nous ne pouvons pas permettre… Des hommes qui canalisent, en liberté dans le monde ? Si c’est vrai, nous devons y mettre un terme. Nous le devons ! » Elle était près de se relever de nouveau d’un bond, les yeux étincelants.
« Avant de pouvoir décider comment nous agirons à leur égard, répliqua Vérine calmement, il nous faut savoir où il les a installés. Le Palais Royal semble probable, mais le vérifier risque d’être difficile puisque la Cité Intérieure nous est interdite. Voici ce que je propose… » Alanna se pencha en avant avec une attention soutenue.
Il y avait beaucoup à établir, bien que la majeure partie pouvant attendre. Bon nombre de questions à résoudre, plus tard. Moiraine était-elle morte et, dans ce cas, comment ? Y avait-il des rebelles et quelle position Vérine et Alanna devraient-elles adopter vis-à-vis d’elles ? Fallait-il qu’elles livrent Rand à Elaida ou à ces rebelles ? Où se trouvaient-elles ? Le savoir serait utile quelle que soit la réponse aux autres questions. Comment utiliser cette laisse ô combien fragile qu’Alanna avait passée au cou de Rand ? L’une d’elles ou les deux devraient-elles tenter de remplacer Moiraine ? Pour la première fois depuis qu’Alanna avait commencé à laisser ses sentiments pour Owein remonter lentement à la surface, Vérine se réjouit qu’elle les ait contenus assez longtemps pour devenir aussi versatile. Dans l’état de nerfs où elle était, Alanna ne manquerait pas de se montrer plus disposée à entendre raison, et Vérine savait exactement quelles réponses devaient être données à quelques-unes de ces questions. Elle ne pensait pas qu’Alanna aimerait certaines de ces réponses. Mieux valait qu’elle n’en ait connaissance qu’après qu’il fut trop tard pour les changer.
Rand retourna au galop vers le Palais, gagnant peu à peu du terrain même sur les Aiels qui couraient, sourd à leurs appels comme il était aveugle aux poings brandis par des gens forcés de se précipiter hors du chemin de Jeade’en, et à l’embouteillage de chaises à porteurs renversées et de coches bloqués roues dans les roues de charrettes des quatre-saisons après son passage. Bashere et les Saldaeans peinaient à le suivre sur leurs chevaux qui étaient plus petits. Il ne savait pas trop pourquoi il éprouvait une telle hâte – la nouvelle qu’il apportait n’avait pas une telle urgence – mais, à mesure que s’atténuait l’impression d’avoir bras et jambes flageolants, il se rendait compte de plus en plus nettement qu’il avait conscience d’Alanna, il sentait sa présence. Comme si elle s’était faufilée dans sa tête et s’y était installée. S’il pouvait la sentir, est-ce qu’elle pouvait le sentir de la même façon ? Que pouvait-elle faire d’autre ? Quoi d’autre ? Il lui fallait fuir loin d’elle.
L’orgueil, commenta Lews Therin avec un ricanement sec et, pour une fois, Rand n’essaya pas de réduire la voix au silence.
Il avait en tête une autre destination que le Palais, mais voyager requiert de connaître l’endroit que l’on quitte encore mieux que l’endroit où l’on va. À l’Écurie du Sud, il jeta les rênes de l’étalon à un palefrenier en gilet de cuir et courut, ses grandes jambes l’emportant en avant des Saldaeans dans les couloirs où des serviteurs suspendaient saluts et révérences pour le regarder avec ahurissement filer comme une flèche. Arrivé à la salle du Trône, il s’empara du Saidin, ouvrit le portail dans l’air et fonça au travers jusqu’à la clairière près de la ferme, laissant aller la Source.
Relâchant longuement son souffle, il s’affaissa sur les genoux dans les feuilles mortes. La chaleur sous les branches dénudées lui tomba dessus ; il avait perdu depuis longtemps la concentration nécessaire pour l’éviter. Il sentait encore Alanna, mais plus faiblement ici – si la certitude qu’elle se trouvait dans cette direction était qualifiable de faible. Il l’aurait désignée du doigt les yeux fermés.
Pendant un instant, il reprit le Saidin, cette furie de feu, de glace et de boue acide. Il eut dans les mains une épée forgée avec du feu, avec le Feu, un héron noir sur la lame rouge légèrement incurvée, bien que ne se souvenant pas d’y avoir pensé. Une épée de Feu, mais la longue poignée était fraîche et ferme contre ses paumes. Le Vide n’apporta aucune différence, le Pouvoir n’apporta aucune différence. Alanna était toujours là, blottie dans un coin de son cerveau, l’observant.
Avec un rire amer, il laissa de nouveau aller le Pouvoir et resta agenouillé là. Il avait été si confiant. Rien que deux Aes Sedai. Évidemment qu’il pouvait les maîtriser ; il avait maîtrisé Egwene et Élayne à la fois. Que pouvaient-elles bien lui faire ? Il prit conscience qu’il riait toujours. Il semblait incapable de s’arrêter. Ma foi, c’était comique. Son imbécile orgueil. Son trop de confiance en soi. Qui l’avait précipité déjà dans des situations périlleuses et pas seulement lui. Il avait été tellement certain que lui et les Cent Compagnons pouvaient sceller le Forage hermétiquement…
Des feuilles crépitèrent sous ses pieds comme il se forçait à se redresser. « Ce n’était pas moi ! dit-il d’une voix rauque. Ce n’était pas moi ! Sortez de ma tête ! Tous, sortez de ma tête ! » La voix de Lews Therin proférait des murmures indistincts, lointains. Alanna attendait en silence, patiemment, au fond de son esprit. La voix semblait avoir peur d’elle.
D’un geste décidé, Rand épousseta ses chausses aux genoux. Il ne se soumettrait pas à ça. Ne se fier à aucune Aes Sedai ; il se le rappellerait dorénavant. Qui ne se fie à rien pourrait aussi bien être mort, commenta Lews Therin en gloussant de rire. Il ne se soumettrait pas.
Rien n’avait changé dans la ferme. Rien et tout. Le corps de ferme et la grange étaient les mêmes, les poules, les chèvres et les vaches. Sora Grady observait son approche depuis une fenêtre, le visage inexpressif et froid. Elle était l’unique femme à présent ; toutes les autres épouses et les fiancées étaient parties avec les hommes qui avaient échoué au test de Taim. Taim avait réuni les étudiants dans un espace dégagé au sol d’argile rouge tassée avec çà et là des touffes d’herbe derrière la grange. Tous les sept. En plus du mari de Sora, Jur, seuls demeuraient après ce premier test Damer Flinn, Eben Hopwil et Fedwin Morr. Les autres étaient nouveaux, tous l’air presque aussi jeunes que Fedwin et Eben.
À part Damer aux cheveux blancs, les étudiants étaient assis côte à côte sur une même ligne, tournant le dos à Rand. Damer était debout devant eux, se concentrant en fronçant les sourcils sur une pierre grosse comme une tête d’homme posée à trente pas de là.
« Allez-y », dit Taim – et Rand sentit Damer s’emparer du Saidin, le vit tisser gauchement le Feu et la Terre.
La pierre explosa, Damer et ses compagnons étudiants se jetèrent à plat ventre pour esquiver les éclats qui s’éparpillaient. Pas Taim ; les fragments de pierre rebondirent sur l’écran d’Air qu’il avait établi au dernier moment. Redressant la tête avec prudence, Damer essuya une écorchure peu profonde sous son œil gauche. La bouche de Rand se serra ; c’était pur hasard qu’aucun de ces éclats ne l’ait atteint. Il jeta un coup d’œil en arrière au bâtiment de ferme ; Sora était toujours là-bas, apparemment indemne. Et l’observant encore. Les poules n’avaient guère cessé de gratter la terre ; elles semblaient habituées à ceci.
« Peut-être que la prochaine fois vous vous rappellerez ce que je dis », commenta calmement Taim en laissant disparaître son tissage. « Formez un écran lorsque vous frappez, sinon vous risquez de vous tuer. » Il jeta un coup d’œil à Rand comme s’il avait été conscient tout le temps de sa présence. « Continuez », ordonna-t-il aux étudiants, et il se dirigea vers Rand. Sa face au nez aquilin semblait avoir une expression cruelle ce jour-là.
Tandis que Damer s’asseyait dans le rang, Eben au visage boutonneux se leva, tiraillant sur une grande oreille quand il utilisa l’Air pour ramasser une autre pierre sur un tas qui se trouvait de côté. Ses flots vacillaient et elle lui échappa une fois avant qu’il la mette en place.
« Est-ce prudent de les laisser seuls comme ça ? » questionna Rand quand Taim arriva près de lui.
La deuxième pierre explosa comme la première, mais cette fois tous les étudiants avaient tissé des boucliers protecteurs. Taim aussi, entourant Rand et lui-même. Sans un mol, Rand saisit le Saidin et tissa son propre bouclier, écartant de force celui de Taim. Les lèvres de Taim s’étirèrent dans ce presque sourire.
« Vous avez dit de les presser, mon Seigneur Dragon, alors je les presse. Je leur fais tout faire avec le Pouvoir, les corvées, tout. Le dernier arrivé a eu son premier repas chaud hier soir. S’ils ne peuvent pas le chauffer eux-mêmes, ils mangent froid. Pour la plupart des choses, cela prend deux fois plus de temps que de le faire à la main, mais ils apprennent à utiliser le Pouvoir aussi vite qu’ils le peuvent, croyez-moi. Bien sûr, ils ne sont pas encore nombreux. »
Ne relevant pas la question implicite, Rand jeta un coup d’œil à la ronde. « Où est Haslin ? Pas ivre de nouveau ? Je vous avais prévenu, il ne doit avoir du vin que le soir. » Henre Haslin avait été Maître-à-l’Épée pour les Gardes de la Reine, chargé de l’entraînement des recrues, jusqu’à ce que Rahvin commence à refondre les Gardes, congédiant tous ceux qui étaient fidèles à Morgase ou les expédiant se battre au Cairhien. Trop âgé pour aller en campagne, Haslin s’était vu octroyer sa pension et montrer la porte, et quand la nouvelle de la mort de Morgase s’était répandue dans Caemlyn il avait élu domicile dans une barrique de vin. Par contre, il pensait que Rahvin – Gaebril, pour lui – avait tué Morgase, pas Rand, et il était un bon professeur. Quand il n’avait pas bu.
« Je l’ai renvoyé, dit Taim. À quoi servent les épées ? » Une autre pierre explosa. « Moi-même, j’évite difficilement de me blesser avec et cela ne m’a jamais manqué. Ils ont le Pouvoir, à présent. »
Tuez-le ! Tuez-le sur-le-champ ! La voix de Lews Therin résonnait de façon sépulcrale à travers le Vide. Rand étouffa l’écho, mais il ne parvint pas à maîtriser la colère qui semblait soudain former une coquille autour du vide qui le contenait. Toutefois le Vide maintenait sa voix dénuée d’émotion. « Trouvez-le, Taim, et ramenez-le. Expliquez-lui que vous avez changé d’avis. Dites-le aux étudiants. Dites-leur ce que vous voulez, mais je le veux ici, donnant des leçons tous les jours. Ils ont besoin d’être une partie du monde, pas d’en être à l’écart. Que sont-ils censés faire s’ils ne peuvent pas canaliser ? Quand vous avez été bloqué au moyen d’un écran par les Aes Sedai, vous auriez eu encore une chance de vous échapper en sachant comment vous servir d’une épée, comment vous battre à mains nues.
— Je me suis échappé. Je suis là.
— Quelques-uns de vos partisans vous ont libéré, à ce que j’ai entendu dire, sinon vous auriez fini à Tar Valon, comme Logain, neutralisé. Ces hommes n’ont pas de partisans. Trouvez Haslin. »
Taim s’inclina avec aisance. « Comme le commande mon Seigneur Dragon. Est-ce la raison qui a conduit mon Seigneur Dragon ici ? Haslin et les épées ? » La plus légère des nuances de mépris s’entendait dans sa voix, mais Rand n’en tint pas compte.
« Il y a des Aes Sedai dans Caemlyn. Les excursions à la ville doivent cesser, les vôtres ainsi que celles des étudiants. La Lumière seule sait ce qui se produirait si l’un d’eux croisait par hasard une Aes Sedai et qu’elle reconnaisse ce qu’il est. » Ou aussi bien quand il décèlerait ce qu’elle était, comme il le décèlerait à coup sûr. Dans l’affolement, il prendrait probablement la fuite ou frapperait et l’une ou l’autre réaction le trahirait. L’une ou l’autre le condamnerait. D’après ce qu’avait vu Rand, Vérine ou Alanna était de force à ne faire qu’une bouchée de n’importe lequel des étudiants comme d’un enfant.
Taim haussa les épaules. « Traiter une tête d’Aes Sedai comme une de ces pierres n’est pas hors de leurs aptitudes même à présent. Le tissage diffère seulement un peu. » Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il éleva la voix. « Concentrez-vous, Adley. Concentrez-vous. » Le grand flandrin debout devant les autres étudiants, tout bras et jambes, sursauta et lâcha le Saidin, puis le récupéra en tâtonnant. Une autre pierre explosa pendant que Taim revenait à Rand. « À ce propos, je peux… les… éliminer moi-même, en admettant que vous ne vous en sentiez pas le cœur.
— Si je les avais voulu mortes, je les aurais tuées. » Il pensa en être capable, au cas où elles tenteraient de le tuer ou de le neutraliser. Il espérait l’être. Mais essaieraient-elles l’un ou l’autre après l’avoir lié comme Lige ? Voilà une chose qu’il n’avait pas l’intention de laisser connaître à Taim ; même sans les murmures de Lews Therin, il n’avait pas assez confiance en Taim pour dévoiler une faiblesse qu’il pouvait dissimuler. Ô Lumière, quelle sorte de prise ai-je laissé Alanna avoir sur moi ? « Que le moment vienne de tuer des Aes Sedai, je vous avertirai. En attendant, personne ne doit seulement crier contre l’une d’elles à moins qu’elle ne cherche à le décapiter. En fait, vous devez rester aussi loin que possible des Aes Sedai. Je ne veux pas d’incident, rien qui les tourne contre moi.
— Vous pensez qu’elles ne le sont pas déjà ? » murmura Taim. De nouveau Rand lui opposa une sourde oreille. Cette fois parce qu’il n’était pas certain de la réponse.
« Et je ne veux personne mort ou neutralisé parce qu’il avait la tête trop grosse pour son bonnet. Assurez-vous qu’ils le sachent. Je vous tiens pour responsable d’eux.
— Comme vous le désirez, répliqua Taim avec un haussement d’épaules. Quelques-uns mourront tôt ou tard, à moins que vous n’ayez l’intention de les garder cloîtrés ici jusqu’à la fin des temps. Et même dans ce cas, certains mourront probablement. C’est presque inévitable, à moins que je ne ralentisse leur formation. Vous n’auriez pas à les presser autant, si vous me laissiez partir en prospection. »
Et voilà de nouveau. Rand examina les étudiants. Un jeune homme couvert de transpiration, blond aux yeux bleus, avait du mal à transporter une pierre en place. Il ne cessait de laisser échapper le Saidin et la pierre avançait par petits bonds sur le sol. Dans quelques heures, le chariot reviendrait du Palais avec les candidats qui étaient arrivés à midi la veille. Quatre, cette fois. Certains jours, il n’y en avait que trois, ou deux, bien que leur nombre fût croissant, en général. Dix-huit depuis qu’il avait amené Taim ici sept jours auparavant, et seulement trois d’entre eux capables d’apprendre à canaliser. Taim soutenait que c’était un nombre remarquable vu qu’ils s’étaient simplement rendus à Caemlyn pour tenter leur chance. Il avait aussi souligné plus d’une fois qu’à ce rythme ils pourraient rivaliser avec la Tour d’ici six ans. Rand n’avait pas besoin qu’on lui rappelle qu’il n’avait pas six ans devant lui. Et il n’avait pas le temps de les laisser s’entraîner plus lentement.
« Comment vous y prendriez-vous ?
— En utilisant des portails. » Taim avait saisi la méthode immédiatement ; il était très rapide à assimiler tout ce que lui montrait Rand. « Je peux explorer deux ou même trois villages par jour. Au début, ce sera plus facile dans les villages que même dans les petits bourgs. Je laisserai Flinn surveiller les exercices – c’est le plus avancé, en dépit de ce que vous avez vu – et j’emmènerai Grady ou Hopwil ou Morr. Il faudra que vous fournissiez des chevaux convenables. Le canasson qui tire notre charrette ne vaudrait rien.
— Oui, mais quelle stratégie avez-vous en tête ? Juste entrer à cheval et annoncer que vous cherchez des hommes qui veulent canaliser ? Vous aurez de la chance si les gens du village ne vous passent pas la corde au cou.
— Je sais me montrer un peu plus prudent que cela, répliqua Taim avec une pointe d’ironie. Je dirai que je recrute des hommes pour suivre le Dragon Réincarné. » Un peu plus prudent ? Pas de beaucoup. « Cela effraierait assez les gens pour les empêcher de me sauter à la gorge le temps que je rassemble qui ne demandera qu’à venir. Et cela élimine ceux qui ne sont pas prêts à vous accorder leur soutien. Je ne pense pas que vous ayez l’intention de former des hommes qui vous attaqueront à la première occasion qui se présentera. » Il leva un sourcil interrogateur, mais n’attendit pas la réponse inutile. « Une fois que je les aurai conduits à une distance sûre du village, je peux les amener ici par un portail. Il y en aurait qui seraient saisis de panique, mais ils ne devraient pas être trop difficiles à reprendre en main. Après avoir accepté de suivre un homme qui sait canaliser, ils peuvent difficilement renâcler à me laisser les tester. Ceux qui échouent, je les enverrai à Caemlyn. Il est temps que vous commenciez à lever votre propre armée au lieu de dépendre de celles d’autres. Bashere pourrait changer d’avis ; il en changera si la Reine Tenobia le lui ordonne. Et qui sait ce que feront ces prétendus Aiels. » Cette fois, il marqua un temps, mais Rand resta bouche close. Lui-même avait raisonné de façon identique, bien que certes pas concernant les Aiels, toutefois, Taim n’avait pas besoin d’être renseigné là-dessus. Au bout d’un moment, Taim continua comme s’il n’avait jamais abordé le sujet. « Je vais vous proposer un pari. Fixez-en l’enjeu. Le premier jour où je recruterai, je trouverai autant d’hommes capables d’être formés qu’il en est arrivé d’eux-mêmes à Caemlyn en un mois. Une fois que Flinn et quelques-uns des autres seront prêts à se mettre en campagne sans moi… » Il déploya les bras. « Je serai à égalité avec la Tour Blanche pour vous en moins d’un an. Et chaque homme une arme.
Rand hésita. C’était risqué de lâcher la bride à Taim. Cet homme était trop agressif. Comment réagirait-il s’il rencontrait une Aes Sedai au cours d’une de ses campagnes de recrutement ? Et si elle l’entourait d’un écran et le capturait ? C’était une perte que Rand ne pouvait pas se permettre. Il ne pouvait pas non plus former des étudiants et faire en même temps tout ce qu’il avait à faire. Six ans pour égaler la Tour. Si les Aes Sedai ne découvraient pas cet endroit avant et ne le détruisaient pas avec les étudiants avant qu’ils en sachent assez pour se défendre. Ou moins d’un an. Finalement, il acquiesça d’un signe de tête. La voix de Lews Therin était un lointain bourdonnement affolé. « Vous aurez vos chevaux. »