La roue du Temps tourne, les Ères se succèdent, laissant des souvenirs qui deviennent légendes. La légende se fond en mythe, et même le mythe est depuis longtemps oublié quand revient l’Ère qui lui a donné naissance. Au cours d’une Ère que d’aucuns ont appelée la Troisième, une Ère encore à venir, une Ère passée depuis longtemps, du vent s’éleva dans les collines du Cairhien couvertes de halliers roussis. Ce vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans les révolutions de la Roue du Temps. Cependant, c’était bien un commencement.
Le vent soufflait vers l’ouest sur des fermes et des villages abandonnés, beaucoup n’étant plus que des amas de poutres calcinés. La guerre avait ravagé le Cairhien, la guerre avec l’étranger et la guerre civile, l’invasion et le chaos, et même maintenant que c’était terminé – dans la mesure où cela l’était vraiment – les gens ne se mettaient qu’en petit nombre à revenir chez eux. Le vent n’était pas humide et le soleil s’efforçait de dessécher définitivement le peu qui restait sur la terre. Là ou la petite ville de Maerone se dressait sur la berge du fleuve Erinin en face de la cité plus grande d’Aringill sur l’autre rive, le vent entra en Andor. Les deux villes étaient des fours et s’il y avait davantage de prières pour la pluie dans Aringill, où les réfugiés s’entassaient à l’intérieur des remparts comme harengs en caque, même les soldats assemblés autour de Maerone s’adressaient au Créateur, tantôt avec des mots d’ivrogne tantôt avec ferveur. L’hiver aurait dû déjà envoyer des prémices, les premières neiges depuis longtemps passées, et ceux qui transpiraient redoutaient ce qui motivait qu’il n’en soit pas ainsi, mais rares étaient ceux qui osaient formuler ces craintes à haute voix.
Vers l’ouest soufflait le vent, agitant dans les arbres leurs feuilles racornies par la sécheresse, ridant la surface de cours d’eau amoindris bordés de vase durcie. Pas de ruines incendiées en Andor, mais les habitants des villages observaient nerveusement le soleil éclatant et les paysans essayaient de ne pas regarder les champs qui ne produisaient pas de récoltes d’automne. Vers l’ouest jusqu’à ce que ce vent traverse Caemlyn, soulevant deux bannières au-dessus du Palais Royal, au cœur de la Cité Intérieure bâtie par les Ogiers. Une bannière flottait rouge comme le sang, avec dessus un disque divisé par une ligne sinueuse, moitié blanc, moitié d’un noir aussi profond que le blanc était brillant. L’autre bannière d’un blanc neigeux claquait dans le ciel. Le motif qu’elle représentait, pareil à quelque étrange serpent à quatre pattes, à la crinière dorée, aux yeux couleur de soleil, aux écailles pourpre et or, semblait voler dans le vent. Difficile de déterminer laquelle des deux causait le plus de crainte. Parfois, la même poitrine qui ressentait de la peur éprouvait de l’espoir. Espoir de salut et crainte de destruction, provenant de la même source.
Nombreux étaient ceux qui proclamaient Caemlyn la deuxième plus belle ville du monde, et pas seulement des natifs d’Andor qui souvent la prétendaient la première, surpassant Tar Valon même. De hautes tours rondes s’échelonnaient le long du grand rempart extérieur en pierre grise striée d’argent et de blanc et, à l’intérieur, se dressaient des tours encore plus hautes et des coupoles blanc et or miroitant sous le soleil impitoyable. La ville escaladait les collines jusqu’à son centre, l’antique Cité Intérieure, encerclée par son propre rempart, contenant ses propres tours et dômes, pourpres, blancs et or avec leur mosaïque de tuiles scintillantes, qui dominait dédaigneusement la Cité Neuve, datant de bien moins de deux mille ans.
De même que la Cité Intérieure était le cœur de Caemlyn, et pas seulement parce qu’elle en était le centre, de même le Palais Royal était le cœur de la Cité Intérieure, un conte de ménestrel avec ses flèches neigeuses, ses dômes dorés et ses pierres sculptées comme de la dentelle. Un cœur qui battait à l’ombre de ces deux bannières.
Nu jusqu’à la ceinture et maintenant avec aisance son équilibre sur la pointe des pieds, en ce moment Rand n’était pas plus conscient d’être dans une cour dallée de blanc du Palais qu’il ne l’était des spectateurs au milieu des colonnades qui l’entouraient. La sueur collait ses cheveux à son crâne, coulait sur sa poitrine. La cicatrice ronde à demi guérie dans son flanc était atrocement douloureuse, mais il refusait d’y penser. Des motifs semblables à celui de la bannière blanche flottant dans le ciel s’enroulaient autour de ses avant-bras, avec des scintillements métalliques rouge et or. Des Dragons, les appelaient les Aiels, et d’autres reprenaient ce nom. Il sentait vaguement le héron marqué au fer rouge dans chacune de ses paumes, mais seulement parce qu’il les serrait contre la longue poignée de son épée d’exercice en bois.
Il faisait corps avec cette épée, enchaînant les figures sans réfléchir, ses bottes crissant légèrement sur les dalles claires. Le-Lion-sur-la-colline devint Parc-de-la-Lune qui devint Tour-du-Matin. Sans y penser. Cinq hommes torse nu et transpirant l’encerclaient évitant avec prudence une attaque après l’autre, leurs épées d’exercice se dérobant. Ils étaient en réalité ce qui captait son attention. Les traits durs, sûrs d’eux, ils étaient les meilleurs qu’il ait trouvés jusqu’à présent. Les meilleurs depuis que Lan était parti. Sans réfléchir, comme Lan le lui avait appris. Il faisait corps avec l’épée, corps avec les cinq hommes.
Soudain il s’élança en avant, les hommes du cercle se déplaçant vivement pour le maintenir au centre. Juste à l’instant où cet équilibre vacillait sur le point de se rompre, comme du moins deux des cinq amorçaient une manœuvre qui risquait de le rompre, Rand fit volte-face, un pied encore en l’air, et courut dans l’autre sens. Ils tentèrent de réagir, mais c’était trop tard. Avec un claquement retentissant, il bloqua le coup en septime d’une épée d’exercice avec le faisceau de lattes formant sa propre lame ; simultanément son pied droit atteignit en plein dans l’estomac son autre adversaire grisonnant. Qui se plia en deux avec un grognement. Lame bloquée contre lame, Rand força son antagoniste au nez cassé à pivoter, frappant du pied une seconde fois l’homme plié en deux dans ce mouvement tournant. Le grisonnant s’affaissa, cherchant à retrouver son souffle. L’antagoniste de Rand tenta de reculer afin de pouvoir se servir de son épée, mais cela libéra la lame de Rand qui décrivit une spirale autour de la sienne – La-Vigne-s’enroule – et le heurta à la poitrine, assez fort pour le déstabiliser.
Des secondes s’étaient écoulées, suffisamment peu de sorte que c’est seulement à cet instant que les trois autres se rapprochèrent. Le premier, un petit homme trapu et vif, démentit son apparence en bondissant par-dessus Nez-Cassé avec un hurlement comme celui-ci s’écroulait. L’épée d’exercice de Rand le frappa en travers des tibias, le forçant presque à culbuter tête en avant, puis le frappa de nouveau sur le dos, l’abattant sur les pierres de la cour.
Cela en laissait seulement deux, mais les deux meilleurs, une espèce d’échalas souple dont l’épée se mouvait avec la rapidité d’une langue de serpent et un gaillard à la tête rasée qui ne commettait jamais aucune erreur. Ils se séparèrent aussitôt, pour courir sus à Rand de deux côtés, mais il n’attendit pas. Il engagea prestement le Maigre ; il disposait seulement de quelques instants avant que l’autre ait contourné ceux qui étaient tombés.
Le Maigre était adroit aussi bien qu’agile ; Rand offrait de l’or pour les meilleurs, et ils venaient. Il était grand pour un Andoran, bien que Rand le dépassât d’une largeur de main, mais la taille comptait peu dans le combat de l’épée. La force parfois si. Rand l’attaqua à fond ; le long visage de son adversaire se crispa quand il céda du terrain. Le-Sanglier-dévale-la-Montagne contra Partager-la-Soie, brisa l’élan de l’Éclair-en-Fourche-à-Trois-Dents et le faisceau de lattes heurta avec violence le cou de l’homme sur le côté. Il s’effondra avec un grognement étranglé.
À la même seconde, Rand se jeta à terre sur la droite, roulant genoux relevés sur le pavage, sa lame décrivant comme l’éclair la figure du Fleuve-Ronge-la-Rive. L’homme au crâne rasé n’était pas rapide, mais il avait prévu en quelque sorte. Alors même que la lame en lattes de Rand frappait sa vaste taille, la lame de l’autre s’abattit sur la tête de Rand.
Pendant un instant, Rand oscilla, sa vision un essaim indistinct de mouches noires. Secouant la tête dans un effort pour s’éclaircir la vue, il se remit sur pied en s’appuyant sur l’épée d’exercice. Haletant, l’homme au crâne rasé l’observait avec méfiance.
« Payez-le », dit Rand et la défiance s’effaça des traits de l’homme au crâne rasé. Une défiance sans objet. Comme si Rand n’avait pas promis une pièce supplémentaire par jour à quiconque parviendrait à le frapper. Trois fois plus pour qui le battrait en combat singulier. C’était un moyen de s’assurer que personne ne modérerait ses attaques pour flatter le Dragon Réincarné. Il ne demandait jamais leur nom et, s’en offusquaient-ils, c’était tant mieux si cela les poussait à multiplier leurs efforts. Il voulait des adversaires pour le tester, pas pour devenir ses amis. Les amis qu’il avait finiraient par maudire l’heure où ils l’avaient rencontré, en admettant qu’ils ne la maudissent pas déjà. Les autres combattants bougeaient aussi ; un homme « tué » devait rester où il était tombé jusqu’à ce que tout soit terminé, une obstruction comme un vrai cadavre le serait, mais l’homme trapu était obligé d’aider le grisonnant à se relever et avait du mal lui-même à se tenir debout sans aide. Le mince remuait la tête d’un côté à l’autre en grimaçant. Il n’y aurait plus d’exercice aujourd’hui. « Payez-les tous. »
Une vague d’applaudissements et d’éloges parcourut la foule des spectateurs qui se trouvaient entre les étroites colonnes cannelées, des seigneurs et des dames vêtus de soie aux couleurs éclatantes surchargée de broderies et de galons très travaillés. Rand eut une grimace et jeta son épée de côté. Ces gens-là avaient tous léché les bottes du Seigneur Gaebril alors que la Reine Morgase – leur Reine – n’était guère plus qu’une prisonnière dans ce palais. Son palais. Mais Rand avait besoin d’eux. Pour le moment. Empoigne la ronce et tu te piqueras, pensa-t-il. Du moins espéra-t-il que c’était sa propre pensée.
Suline – chef aux cheveux blancs, au corps nerveux et sec, de l’escorte de Rand formée de Vierges de la Lance, chef des Vierges de ce côté-ci de l’Échine du Monde – sortit de l’escarcelle qu’elle portait à la ceinture un marc d’or frappé à Tar Valon et le lança avec une grimace qui tira sur la vilaine cicatrice d’une blessure sur le côté de sa figure. Les Vierges n’aimaient pas que Rand manie une épée, même une épée d’exercice. Elles n’aimaient aucune épée. Aucun Aiel ne les aimait.
L’homme à la tête rasée attrapa la pièce et répondit au sévère regard bleu de Suline par un salut circonspect. Tout le monde se montrait prudent en présence des Vierges, avec leurs tuniques, leurs chausses et leurs bottes souples lacées aux teintes brun et gris afin de se fondre dans le paysage morne du Désert. Certaines avaient commencé à ajouter des nuances de vert, pour s’accorder avec ce qu’elles appelaient les Terres Humides en dépit de la sécheresse. Comparées au Désert des Aiels, elles étaient toujours humides ; avant de quitter le désert, peu d’Aiels avaient vu de l’eau qu’ils ne pouvaient pas franchir d’une enjambée, et de rudes combats avaient été livrés à cause de mares larges de cinq ou six coudées.
Comme n’importe quel guerrier aiel, comme les vingt autres Vierges de la Lance réparties autour de la cour, Suline avait les cheveux coupés court sauf une queue sur la nuque. Elle avait dans la main gauche trois javelots et un bouclier en peau de bœuf, ainsi qu’un poignard aigu à lame épaisse. Comme n’importe quel guerrier aiel jusqu’à ceux de l’âge de Jalani, seize ans et avec aux joues encore des traces de la rondeur de l’enfance, Suline savait bien se servir de ses armes et les utiliserait à la moindre provocation, du moins comme le comprenaient les gens de ce côté-ci du Rempart du Dragon. À part elle, les Vierges surveillaient tout le monde, toutes les fenêtres à claustra ajourée et tous les balcons de pierre blanche, toutes les ombres. Certaines avaient de petits arcs courbes en corne avec une flèche encochée, et d’autres flèches à portée de main hérissant un carquois pendu à leur ceinture. Les Far Dareis Mai – les Vierges de la Lance – défendaient l’honneur de leur Car’a’carn annoncé par les prophéties, encore que parfois de leur façon singulière, et pas une d’entre elles n’hésiterait à mourir pour que Rand conserve la vie. Cette pensée fit bouillir son estomac dans son propre acide.
Suline continuait à distribuer l’or avec un rictus de mépris – cela plaisait à Rand d’utiliser des pièces de Tar Valon pour cette dette – un supplément pour Tête Rasée, une pièce pour chacun des autres. Les Aiels ne nourrissaient envers la plupart des natifs des Terres Humides guère davantage d’estime que pour les épées et cela comprenait quiconque n’était pas né aiel et élevé en Aiel. Pour la majorité des Aiels, cela aurait inclus Rand malgré son sang aiel, mais il y avait les Dragons sur ses bras. Un Dragon était la marque d’un chef de clan, conquise en risquant sa vie avec sa seule force de volonté ; deux désignaient le Car’a’carn le chef des chefs, Celui-qui-Vient-avec-l’Aube. Et les Vierges avaient d’autres raisons de l’estimer.
Rassemblant épées d’exercice, chemises et tuniques, les hommes se retirèrent de sa présence en s’inclinant. « Demain, leur cria Rand. De bonne heure. » Des saluts plus profonds indiquèrent que l’ordre avait été enregistré.
Avant que les hommes au torse nu aient disparu de la cour, les nobles d’Andor surgirent d’entre les colonnes, arc-en-ciel de soieries s’assemblant autour de Rand, se tamponnant la figure humide de transpiration avec des mouchoirs bordés de dentelle. Ils échauffèrent la bile de Rand. Sers-toi de ce dont tu dois te servir, sinon l’Ombre va recouvrir la terre. Moiraine le lui avait dit. À ceux-ci il préférait presque l’honnête opposition des gens de Cairhien et de Tear. Il faillit éclater de rire à la pensée d’appeler honnête ce que faisaient ceux-là.
« Vous étiez merveilleux, murmura Arymilla en posant légèrement la main sur son bras. Si rapide, si fort. » Ses grands yeux bruns semblaient encore plus énamourés que d’habitude. Elle était apparemment assez bête pour croire qu’il serait sensible à ses charmes : sa robe verte, couverte de lianes en argent, était très décolletée d’après les critères andorans, ce qui voulait dire que l’on pouvait entrevoir la rivière entre ses seins. Elle était jolie, mais indubitablement assez âgée pour être sa mère. Aucune d’entre elles n’était plus jeune, et certaines étaient plus vieilles, cependant toutes se mettaient sur les rangs pour lécher les bottes de Rand.
« C’était magnifique, mon Seigneur Dragon. » Il s’en fallait de peu qu’Elenia ait repoussé à l’écart Arymilla d’un coup de coude. Ce sourire produisait un effet bizarre sur les traits de prédateur de cette femme aux cheveux couleur de miel ; elle avait la réputation de se conduire en mégère. Pas en présence de Rand, naturellement. « Il n’y a jamais eu d’homme d’épée comme vous dans l’histoire d’Andor. Même Souran Maravaile, qui était le plus grand général d’Artur Aile-de-Faucon et l’époux d’Ishara, la première à s’asseoir sur le Trône du Lion – même lui est mort quand il tint tête à seulement quatre bretteurs. Des Assassins, lors de la vingt-troisième année de la Guerre des Cent Ans, encore qu’il les ait tués tous les quatre. » Elenia ratait rarement une occasion de se targuer de ses connaissances du passé de l’Andor, en particulier des périodes dont on ne savait pas grand-chose comme celle de la guerre qui avait démantelé l’empire d’Aile-de-Faucon après sa mort. Aujourd’hui, au moins, elle n’ajouta pas de justifications de ses prétentions au Trône du Lion.
« Juste un brin de malchance à la fin », lança le mari d’Elenia, Jarid, d’un ton jovial. C’était un homme d’une large carrure, aux cheveux sombres pour un Andoran. Des broderies de volutes et de sangliers dorés, le symbole de la Maison de Sarand, couvraient les manchettes et les longs parements de sa tunique rouge, et les Lions Blancs d’Andor ornaient les longues manches et le col montant de la robe d’un rouge assorti que portait Elenia. Rand se demanda si elle croyait qu’il ne reconnaîtrait pas les lions pour ce qu’ils étaient. Jarid était le Haut Siège de sa Maison, mais tout l’esprit d’entreprise et l’ambition venaient d’elle.
« Prodigieusement réussi, mon Seigneur Dragon », déclara de but en blanc Karind. Sa robe grise chatoyante, d’une coupe aussi sévère que son visage mais abondamment ornée de soutaches en argent sur les manches et le bas de la jupe, était presque assortie aux mèches striant sa chevelure brune. « Assurément, vous devez être la plus fine lame du monde. » En dépit de ses paroles, l’aspect de cette femme bâtie à chaux et à sable, aux yeux froids, évoquait un marteau. Aurait-elle eu une intelligence égale à sa force physique, elle aurait été dangereuse.
Naean était une svelte jeune femme au teint pâle, avec de grands yeux bleus et des vagues de cheveux noirs brillants, mais le sourire de mépris qu’elle adressa aux cinq hommes qui s’en allaient lui était habituel. « Je soupçonne qu’ils s’étaient mis d’accord à l’avance pour que l’un d’eux parvienne à vous frapper. Ils se partageront la pièce supplémentaire. » Au contraire d’Elenia, cette femme vêtue de bleu avec les Trois Clefs d’argent de la Maison d’Arawn escaladant ses longues manches ne mentionnait jamais ses droits au trône, pas là où Rand pouvait l’entendre. Elle feignait de se satisfaire d’être le Haut Siège d’une Maison ancienne, une lionne affectant de se contenter d’être une chatte domestique.
« Puis-je toujours compter que mes ennemis ne se ligueront pas ensemble ? » questionna-t-il calmement. La bouche de Naean grimaça de surprise ; elle était loin d’être stupide, pourtant semblait penser que ceux qui n’étaient pas de son avis devraient se rouler sur le dos en signe de soumission tels des chiens dociles dès qu’elle avait parlé, et avait l’air de prendre comme un affront personnel qu’ils réagissent autrement.
Une des Vierges de la Lance, Enaila, ne prêta pas la moindre attention aux nobles quand elle tendit à Rand une longue serviette éponge épaisse pour essuyer sa sueur. D’un roux flamboyant, elle était petite pour une Aielle et cela l’agaçait que quelques-unes de ces femmes des Terres Humides soient plus grandes qu’elle. La majorité des Vierges pouvaient regarder droit dans les yeux la plupart des hommes qui étaient là. Les Andorans s’efforçaient aussi de feindre d’ignorer son existence, mais leur façon de fixer obstinément une autre direction rendait ces tentatives des flagrants échecs. Enaila s’éloigna comme s’ils étaient invisibles.
Le silence dura juste un moment. « Mon Seigneur Dragon est sage », déclara le Seigneur Lir avec un demi-salut et un léger froncement de sourcils. Le Haut Siège de la Maison d’Anshar était mince comme une lame d’épée et fort comme elle, vêtu d’une cotte jaune enjolivée de galons d’or, mais trop délibérément mielleux, trop courtois dans ses manières. Seuls ces froncements de sourcils qui se produisaient de temps en temps troublaient cette surface, comme s’il en était inconscient, néanmoins, il n’était guère le seul à poser sur Rand des regards bizarres. Tous considéraient parfois avec une incrédulité inquiète la présence du Dragon Réincarné parmi eux. « Les ennemis que l’on a se réunissent en général tôt ou tard pour agir de concert. On doit les identifier avant qu’ils en aient l’occasion. »
D’autres louanges concernant la sagesse de Rand affluèrent de la part du Seigneur Henren, large de carrure, chauve et le regard dur, de la Dame Carlys aux boucles grises, avec son visage ouvert et son esprit tortueux, de la part de Daerilla dodue et encline à émettre de petits gloussements de rire, d’Elegar nerveux aux lèvres minces et pratiquement une douzaine d’autres qui avaient tenu leur langue pendant que ceux qui étaient plus puissants parlaient.
Les seigneurs et dames de moindre importance se turent dès qu’Elenia ouvrit de nouveau la bouche. « Il existe toujours la difficulté de savoir qui sont vos ennemis avant que ceux-ci se déclarent. Alors, c’est souvent trop tard. » Son mari eut un hochement de tête judicieux.
« Je dis toujours, annonça Naean, que celui qui ne me soutient pas me combat. J’ai constaté que c’était une bonne maxime. Ceux qui se tiennent sur la réserve attendent peut-être que vous ayez le dos tourné pour y planter un poignard. »
Ce n’était guère la première fois qu’ils cherchaient à affermir leur situation en jetant le doute sur un seigneur ou une noble dame n’étant pas de leur coterie, mais Rand aurait aimé être en mesure de les en empêcher sans leur ordonner carrément de cesser. Leurs tentatives de jouer au Jeu des Maisons étaient dérisoires en comparaison des manœuvres subtiles des Cairhienins ou même des Tairens, et elles étaient irritantes par-dessus le marché, mais c’étaient des pensées qu’il ne voulait pas leur voir déjà entrer dans la tête. Chose surprenante, l’aide vint du Seigneur Nasin aux cheveux tout blancs, le Haut Siège de la Maison de Caeren.
« Un nouveau Jearom », énonça cet homme, un sourire obséquieux déplacé sur son étroit visage aux joues creuses. Il s’attira des regards exaspérés, même de certains des nobles d’un moins haut rang avant qu’ils se reprennent. Nasin avait le cerveau un peu dérangé depuis les événements survenus au moment de l’arrivée de Rand à Caemlyn. Au lieu de l’Étoile et de l’Épée de sa Maison, les revers bleu clair de sa tunique s’ornaient incongrûment de fleurs, pierres de lune et lacs d’amour, et il portait quelquefois une fleur dans sa chevelure qui s’éclaircissait, tel un jeune paysan allant courtiser sa belle. La Maison de Caeren était trop puissante, cependant, pour que même Jarid ou Naean l’écartent. La tête de Nasin oscilla sur un cou décharné. « Votre travail à l’épée est spectaculaire, mon Seigneur Dragon. Vous êtes un nouveau Jearom.
— Pourquoi ? » Le mot fusa à travers la cour, assombrissant les visages des Andorans.
Davram Bashere n’avait certes rien d’un Andoran, avec ses yeux en amande presque noirs, un nez en bec d’aigle et d’épaisses moustaches striées de gris se courbant vers le bas comme des cornes autour de sa bouche large. Il était svelte, à peine plus grand qu’Enaila, en courte tunique grise brodée d’argent aux manchettes et aux revers, et des chausses amples enfoncées dans des bottes qui se rabattaient à hauteur du genou. Alors que les Andorans étaient restés debout pour regarder, le Maréchal-Général de la Saldaea avait fait traîner dans la cour un fauteuil doré où il s’était installé à son aise, une jambe passée par-dessus un des accoudoirs, son épée aux quillons terminés en anneau tournée de telle sorte que la poignée était facile à saisir. La sueur luisait sur son visage au teint bistré, mais il y prêtait aussi peu d’attention qu’aux Andorans.
« Que voulez-vous dire ? questionna sèchement Rand.
— Tout cet entraînement à l’épée, dit Bashere d’un ton paisible. Et avec cinq hommes ? Personne ne fait assaut d’arme contre cinq. C’est absurde. Tôt ou tard, votre cervelle se répandra sur le sol dans une mêlée comme ça, même avec des épées d’exercice, et sans la moindre utilité. »
Rand serra les dents. « Une fois, Jearom en a battu dix. »
Changeant de position dans son fauteuil, Bashere rit. « Croyez-vous que vous vivrez assez longtemps pour égaler l’homme d’épée le plus habile de l’histoire ? » Des murmures coléreux s’élevèrent du groupe des Andorans – une colère feinte, Rand en était sûr – mais Bashere n’en tint pas compte. « Vous êtes ce que vous êtes, évidemment. » Soudain il se détendit comme un ressort ; le poignard tiré quand il avait changé de position vola droit vers le cœur de Rand.
Rand ne bougea pas un muscle. À la place, il saisit le Saidin, la moitié mâle de la Vraie Source ; cela ne lui demanda pas plus de réflexion que respirer. Le Saidin le submergea, apportant la souillure du Ténébreux, une avalanche de glace fétide, un torrent de métal fondu méphitique. Qui tenta de l’écraser, de l’emporter, et lui y résista comme un homme gardant son équilibre au sommet d’une montagne qui s’effondre. Il canalisa, un simple tissage d’Air qui enveloppa le poignard et l’immobilisa à une longueur de bras de sa poitrine. Il était entouré de néant ; il planait au milieu, dans le Vide, pensée et émotion reléguées à distance.
« À mort ! » cria Jarid, dégainant son épée tandis qu’il s’élançait vers Bashere. Lir, Henren, Elegar et les autres seigneurs andorans avaient l’épée au clair, même Nasin, encore qu’il parût sur le point de laisser choir la sienne. Les Vierges de la Lance avaient drapé leur shoufa autour de leur tête, les voiles noirs se relevant pour couvrir leur visage jusqu’à leurs yeux bleus ou verts tandis qu’elles brandissaient des lances aux longues pointes ; les Aiels se voilaient toujours avant de tuer.
« Arrêtez ! » ordonna sèchement Rand, et tous se figèrent sur place, les Andorans clignant des paupières avec un air abasourdi, les Vierges simplement dressées sur la pointe des pieds. Bashere n’avait plus bougé à part pour se carrer de nouveau dans son fauteuil, la jambe toujours passée par-dessus l’accoudoir.
Cueillant d’une main en l’air le poignard à manche de corne, Rand laissa aller la Source. Même avec la souillure lui poignant le ventre, la souillure qui finissait un jour par détruire les hommes qui canalisaient, lâcher prise était difficile. Avec le Saidin en lui, il voyait plus nettement, entendait plus clairement. C’était un paradoxe qu’il ne comprenait pas mais, quand il planait dans ce Vide apparemment sans bornes, en quelque sorte coincé entre sensations physiques et émotions, chaque sens était magnifié ; sans le Saidin, il ne se sentait qu’à moitié vivant. Et une partie de la souillure semblait demeurer en lui, mais pas l’exaltation compensatrice du Saidin. L’exaltation redoutable qui le tuerait s’il hésitait une seconde dans sa lutte avec lui.
Tournant le poignard entre ses mains, il se dirigea lentement vers Bashere. « Aurais-je tardé le temps d’un battement de paupière, dit-il à mi-voix, je serais mort. Je pourrais vous tuer là où vous êtes assis et aucune loi en Andor ou ailleurs ne me donnerait tort. » Il était prêt à passer à l’acte, il s’en rendit compte. Une rage froide avait remplacé le Saidin. Une fréquentation de quelques semaines ne suffisait pas à rendre cela pardonnable.
Les yeux en amande du Saldaean étaient aussi calmes que s’il se prélassait dans sa propre demeure. « Ma femme n’aimerait pas cela. Ni vous, d’ailleurs. Deira prendrait probablement le commandement et se remettrait à pourchasser Taim. Elle n’approuve pas mon accord de vous suivre. »
Rand secoua légèrement la tête, le vif de sa colère un peu émoussé par le sang-froid de son interlocuteur. Et par ses paroles. Cela avait été une surprise d’apprendre que parmi les neuf mille cavaliers saldaeans de Bashere tous les nobles étaient accompagnés de leurs épouses, et de même la plupart des autres officiers. Rand ne comprenait pas comment un homme pouvait exposer sa femme au danger, mais c’était traditionnel dans la Saldaea, sauf lors des campagnes dans la Grande Dévastation.
Il évita de regarder les Vierges. Elles étaient guerrières jusqu’aux ongles des orteils, mais aussi femmes. Et il avait promis de ne pas les tenir à l’écart du danger, même de la mort. Toutefois il n’avait pas promis de ne pas broncher à cette idée et cela lui fendait le cœur, mais il restait fidèle à ses promesses. Il faisait ce qu’il avait à faire quand bien même il se détestait parce qu’il le faisait.
Avec un soupir, il jeta le poignard de côté. « Votre question, dit-il courtoisement. Pourquoi ?
— Parce que vous êtes qui vous êtes, dit Bashere sans ambages. Parce que vous – et ces hommes que vous rassemblez, je suppose – êtes ce que vous êtes. » Rand entendit derrière lui des changements de pieds frottant le sol ; malgré leurs efforts, les Andorans ne parvenaient jamais à dissimuler l’horreur que leur inspirait son amnistie. « Vous pouvez réussir chaque fois ce que vous avez fait avec le poignard, poursuivit Bashere en posant par terre son pied botté et en se penchant en avant, mais pour qu’un assassin parvienne jusqu’à vous il doit franchir la barrière de vos Aiels. Et de mes cavaliers, d’ailleurs. Bah ! Si quoi que ce soit s’approche de vous, ce ne sera pas quelque chose d’humain. » Il écarta largement les mains et se réinstalla dans son fauteuil. « Eh bien, si vous voulez vous exercer à l’épée, allez-y. Un homme a besoin d’exercice et de relaxation. Mais évitez qu’on vous fracture le crâne. Trop dépend de vous et je ne vois pas d’Aes Sedai dans les parages pour vous Guérir. » Sa moustache dissimula presque son brusque sourire. « De plus, si vous mourez, je ne pense pas que nos amis andorans continueront à prodiguer leur accueil chaleureux à moi et mes hommes. »
Les Andorans avaient rengainé leurs épées, mais leurs yeux demeuraient fixés avec une expression malveillante sur Bashere. Rien à voir avec le fait qu’il avait été bien près de tuer Rand. D’ordinaire ils gardaient un air doucereux en présence de Bashere, bien qu’il fût un général ennemi avec une armée ennemie sur le sol de l’Andor. Le Dragon Réincarné voulait Bashere là et cette bande aurait souri à un Myrddraal si le Dragon Réincarné l’avait voulu. Par contre, si Rand se retournait contre lui… Nul besoin alors de dissimuler. C’étaient des vautours qui avaient été prêts à se repaître de Morgase avant qu’elle soit morte, et ils se repaîtraient de Bashere la moitié d’une chance se présenterait-elle. Et de Rand. Il attendait avec impatience d’être débarrassé d’eux.
La seule façon de vivre est de mourir. Cette pensée surgit soudain dans sa tête. On lui avait dit cela, un jour, d’une telle manière qu’il avait été obligé de le croire. Je dois mourir. Je ne mérite que la mort. Il se détourna de Bashere en serrant sa tête entre ses mains.
Bashere jaillit de son siège à l’instant, étreignant l’épaule de Rand bien qu’elle fût plus haute que lui d’une tête. « Qu’est-ce qui se passe ? Ce coup vous a-t-il réellement fendu le crâne ?
— Je vais bien. » Rand abaissa les mains ; aucune souffrance n’était jamais impliquée dans ce phénomène, rien que le choc de constater la présence des pensées d’un autre homme dans son cerveau. Bashere n’était pas le seul à l’examiner. La plupart des Vierges l’observaient aussi étroitement que la cour, surtout Enaila et Somara la Blonde, la plus grande de toutes. Ces deux-là lui apporteraient probablement une variété quelconque de tisane, une fois leurs tâches accomplies, et demeureraient auprès de lui jusqu’à ce qu’il l’ait bue. Elenia et Naean et le reste des Andorans respiraient avec effort, les doigts crispés sur leurs tuniques et leurs robes, dévisageant Rand avec les yeux écarquillés de peur de gens qui craignent d’être en train d’assister aux premiers signes de folie. « Je vais bien », dit-il en s’adressant aux personnes présentes dans la cour. Seules les Vierges se détendirent, et Elaina et Somara presque aussi.
Les Aiels ne se souciaient pas du « Dragon Réincarné » ; pour eux Rand était le Car’a’carn, destiné d’après les prophéties à les unir et à les briser. Ils l’admettaient avec simplicité, mais s’en tourmentaient aussi, et ils semblaient admettre pareillement le don qu’il avait de canaliser, et tout ce qui pouvait aller avec. Les autres – les natifs des Terres Humides, songea-t-il ironiquement l’appelaient le Dragon Réincarné et ne s’interrogeaient jamais sur ce que cela signifiait. Ils le croyaient la réincarnation de Lews Therin Telamon, le Dragon, l’homme qui avait scellé le trou dans la prison du Ténébreux et mis fin à la Guerre de l’Ombre trois mille ans et plus auparavant. Mis fin aussi à l’Ère des Légendes, quand la dernière riposte du Ténébreux avait souillé le Saidin et que chaque homme capable de canaliser avait commencé à devenir fou, et en premier Lews Therin lui-même et ses cent Compagnons. Ils appelaient Rand le Dragon Réincarné et ne se doutaient pas une seconde qu’une partie de Lews Therin pouvait se trouver dans sa tête, aussi fou que le jour où il avait déclenché le Temps de la Folie et la Destruction du Monde, aussi fou que n’importe lequel de ces Aes Sedai qui avaient changé la face du monde au point de le rendre méconnaissable. Cette intrusion s’était produite lentement mais plus Rand accumulait d’expérience du Pouvoir Unique, plus il devenait habile à manier le Saidin, plus la voix de Lews Therin prenait de force et plus Rand avait du mal à lutter pour que les pensées d’un mort ne le submergent pas. C’était une raison pour laquelle il aimait à s’exercer à l’épée ; l’absence de pensée était une barrière qui lui permettait de rester lui-même.
« Nous avons besoin d’une Aes Sedai, murmura Bashere. Si ces rumeurs sont exactes… Que la Lumière me brûle les yeux, j’aurais aimé que nous n’ayons jamais laissé celle-là partir. »
Bon nombre de gens avaient fui Caemlyn dans les jours suivant la prise de Caemlyn par Rand et les Aiels ; le palais lui-même s’était presque vidé en vingt-quatre heures. Il y avait des gens que Rand aurait aimé trouver, des gens qui l’avaient aidé, mais ils avaient tous disparu.
Quelques-uns s’esquivaient encore. Les fuyards de ces premiers jours avaient compté une jeune Aes Sedai, assez jeune pour que son visage n’ait pas encore acquis l’air de pérennité caractéristique. Les hommes de Bashere l’avaient signalée quand ils l’avaient repérée dans une auberge mais, dès qu’elle avait découvert qui était Rand, elle avait pris ses jambes à son cou en poussant des hauts cris. Littéralement. Il n’avait jamais su même son nom ou son Ajah. La rumeur disait qu’une autre était quelque part dans la ville, seulement des centaines de rumeurs couraient maintenant les rues de Caemlyn, un millier, toutes moins vraisemblables les unes que les autres. Absolument improbable qu’une d’elles conduise à une Aes Sedai. Des patrouilles aielles en avaient aperçu plusieurs passant près de Caemlyn, chacune se rendant manifestement en hâte quelque part et aucune avec l’intention d’entrer dans une cité occupée par le Dragon Réincarné.
« Est-ce que je pourrais me fier à une Aes Sedai ? demanda Rand. C’était juste un mal de tête. Je n’ai pas la tête assez dure pour qu’elle ne soit pas un peu douloureuse quand on tape dessus. »
Bashere émit un souffle moqueur assez fort pour ébranler ses épaisses moustaches. « Quelle que soit la dureté de votre tête, tôt ou tard vous serez obligé de faire confiance aux Aes Sedai. Sans elles, vous ne rassemblerez jamais derrière vous toutes les nations, à moins de recourir à la conquête. Les gens s’attendent à ce genre de chose. Si nombreuses que soient celles des Prophéties accomplies par vous dont ils entendent parler, beaucoup patienteront jusqu’à ce que les Aes Sedai apposent leur estampille sur vous.
— De toute façon, je n’éviterai pas les batailles, et vous le savez, dit Rand. Il n’y a guère de chances que les Blancs Manteaux me réservent bon accueil en Amadicia même si Ailron est d’accord et Sammael n’abandonnera certainement pas l’Illian sans combat. » Sammael et Rahvin et Moghedien et… Il éloigna cette pensée avec rudesse de son esprit. Ce ne fut pas facile. Ces pensées venaient toujours sans avertissement et ce n’était jamais facile.
Un bruit sourd lui fit tourner la tête par-dessus son épaule. Arymilla gisait comme une masse sur le dallage en pierre, Karind s’était agenouillée pour tirer sa jupe sur ses chevilles et lui frictionner les poignets. Elegar chancelait et donnait l’impression qu’il allait rejoindre Arymilla par terre et ni Nasin ni Elenia ne semblaient en état un peu meilleur. La plupart des autres avaient l’air prêts à vomir. Mentionner les Réprouvés pouvait produire cet effet-là, surtout depuis que Rand leur avait annoncé que le Seigneur Gaebril était en réalité Rahvin. Il ignorait jusqu’à quel point ils y croyaient, mais rien qu’en envisager la possibilité suffisait à ramollir les genoux de la majorité d’entre eux. Ce qui les stupéfiait, c’est pourquoi ils étaient encore vivants. Penserait-il qu’ils avaient servi sciemment… Non, songea-t-il. S’ils avaient été au courant, s’ils étaient tous des Amis du Ténébreux, tu les utiliserais quand même. Parfois il était si dégoûté de lui-même qu’il était sincèrement prêt à mourir.
Lui du moins disait la vérité. Les Aes Sedai essayaient toutes de la garder secrète, de taire que les Réprouvés étaient libres ; elles redoutaient que cette nouvelle n’entraîne que plus de confusion et de panique. Rand tentait de répandre la vérité. Les gens éprouveraient peut-être de la panique, mais ils auraient du temps pour se reprendre. Selon la méthode des Aes Sedai, connaissance et panique risquaient d’arriver trop tard pour réagir. Par ailleurs, les gens étaient en droit de connaître ce qu’ils affrontaient.
« L’Illian ne tiendra pas longtemps », déclara Bashere. La tête de Rand pivota brusquement pour revenir à sa position première, mais Bashere était un trop vieux routier pour parler de ce qu’il devait taire aux endroits où d’autres pouvaient entendre. Il détournait simplement la conversation des Réprouvés. Cependant si les Réprouvés ou n’importe quoi d’autre rendaient Davram Bashere nerveux, Rand ne l’avait encore jamais constaté. « L’Illian craquera comme une noix sous un coup de marteau.
— Vous et Mat avez élaboré un bon plan. » L’idée de base était de Rand, mais Mat et Bashere avaient ajouté les mille détails qui permettraient sa réussite, Mat davantage que Bashere.
« Un jeune homme intéressant. Mat Cauthon, commenta Bashere d’un ton rêveur. Je suis très désireux de m’entretenir de nouveau avec lui. Il n’a jamais voulu préciser avec qui il avait étudié. Agelmar Jagad ? On m’a dit que vous étiez allés tous les deux au Shienar. » Rand ne répondit rien. Les secrets de Mat lui appartenaient ; Rand n’était pas réellement sûr lui-même de ce qu’ils étaient. Bashere pencha la tête, gratta d’un doigt une de ses moustaches. « Il est jeune pour avoir étudié sous la direction de quelqu’un. Pas plus âgé que vous. A-t-il trouvé quelque part une bibliothèque ? J’aimerais voir les livres qu’il a consultés.
— Il faudra que vous le lui demandiez, répliqua Rand. Je ne sais pas. » Il supposait que Mat avait dû lire un livre à un moment donné, quelque part, mais Mat ne s’était jamais beaucoup intéressé aux livres.
Bashere se contenta de hocher la tête. Quand Rand ne voulait pas parler de quelque chose, Bashere laissait d’ordinaire tomber le sujet. D’ordinaire. « La prochaine fois que vous irez faire un saut à Cairhien, pourquoi ne ramenez-vous pas la Sœur Verte qui est là-bas ? Egwene Sedai ? J’ai entendu les Aiels parler d’elle ; ils disent qu’elle est aussi de votre village. Vous pourriez vous fier à elle, n’est-ce pas ?
— Egwene a d’autres obligations », riposta Rand en riant. Une Sœur Verte. Si seulement Bashere savait.
Somara apparut à côté de Rand avec sa chemise de lin et sa tunique, du beau drap de laine rouge coupé à la mode andorane, avec des dragons sur le long col et une surabondance de feuilles de laurier sur les revers et escaladant les manches. Elle était grande même pour une Aielle, peut-être pas tout à fait d’une main plus petite que lui. Comme les autres Vierges de la Lance, elle avait abaissé son voile, mais la shoufa aux tons gris et brun continuait à tout masquer sauf son visage. « Le Car’a’carn va attraper un chaud et froid », murmura-t-elle.
Il en doutait. Les Aiels pouvaient estimer que cette chaleur ne sortait pas de l’ordinaire, mais déjà la sueur dégoulinait sur lui presque autant que lorsqu’il s’était exercé à l’épée. Néanmoins, il passa la chemise par-dessus sa tête et la glissa dans ses chausses, sans toutefois en nouer les lacets, puis il enfila la tunique. Il ne croyait pas que Somara essaierait réellement de lui mettre ces vêtements, pas devant d’autres personnes mais de cette façon il éviterait des semonces de sa part et de celle d’Enaila, et très probablement de quelques autres, ainsi que la tisane.
Aux yeux de la majorité des Aiels, il était le Car’a’carn, et de même aux yeux des Vierges. En public. Seul avec ces femmes qui avaient choisi de renoncer au mariage et à un foyer en faveur de la lance, les choses devenaient plus compliquées. Il supposait pouvoir y mettre un frein – peut-être – mais il leur devait de s’abstenir. Certaines étaient déjà mortes pour lui et d’autres mourraient – il l’avait promis, que la Lumière le réduise en cendres pour avoir formulé cette promesse ! – et s’il pouvait les laisser faire cela il pouvait leur laisser faire le reste. La sueur détrempa aussitôt sa chemise et commença à former des taches sombres sur la tunique.
« Vous avez besoin des Aes Sedai, al’Thor. » Rand espéra que Bashere était moitié aussi obstiné quand on en venait à se battre ; c’était la réputation de Bashere, mais lui n’avait à tabler que sur cette réputation et quelques semaines de fréquentation pour en juger. « Vous n’êtes pas en mesure de les avoir contre vous et, si elles ne pensent pas au moins qu’elles ont quelques fils attachés à vous, vous risquez qu’elles prennent ce chemin-là. Les Aes Sedai sont imprévisibles, nul ne peut savoir comment elles agiront ni pourquoi.
— Et si je vous annonce qu’il y a des centaines d’Aes Sedai prêtes à me soutenir ? » Rand avait conscience que les Andorans écoutaient ; il devait veiller à ne pas trop en dire. Non pas qu’il connaissait grand-chose. Ce qu’il connaissait était probablement des exagérations et des espoirs. Il doutait des « centaines », c’est certain, en dépit des allusions d’Egwene.
Les yeux de Bashere se plissèrent. « S’il y avait eu une ambassade de la Tour, je le saurais, donc… » Sa voix baissa pratiquement au niveau du murmure. « La scission ? La Tour s’est vraiment divisée ? » Il avait le ton de qui est incapable de croire les mots sortant de sa propre bouche. Tout le monde était au courant que Siuan Sanche avait été destituée de sa charge de Trône d’Amyrlin et désactivée – puis exécutée, selon les bruits qui couraient – cependant pour la plupart des gens une division dans la Tour n’était qu’une conjecture, et peu nombreux étaient ceux qui l’admettaient. La Tour Blanche était demeurée entière, un monolithe dominant les trônes, pendant trois mille ans. Par contre, le Saldaean était un homme qui évaluait toutes les possibilités. Il poursuivit réellement dans un murmure, se rapprochant pour que les natifs d’Andor n’entendent pas : « Ce doit être les rebelles qui sont prêtes à vous donner leur soutien. Vous pourriez conclure un meilleur accord avec elles – elles ont autant besoin de vous que vous d’elles, sinon davantage – mais des rebelles, même des rebelles Aes Sedai, n’auront pas et de loin le poids de la Tour Blanche, sûrement pas auprès d’aucune couronne. Les gens du peuple ne distingueraient peut-être pas la différence, mais les rois et les reines si.
— Elles sont toujours des Aes Sedai, rétorqua Rand aussi bas, quelles qu’elles soient. » Et où qu’elles soient, songea-t-il ironiquement. Aes Sedai… Servantes de Tous… La Chambre des Servantes est détruite… détruite a jamais… détruite… Ilyena, mon amour… Il étouffa sans pitié les pensées de Lews Therin. Parfois, elles lui avaient été d’une aide réelle, lui fournissant des informations dont il avait besoin, mais elles devenaient trop envahissantes. S’il avait ici une Aes Sedai – une de l’Ajah Jaune ; les Jaunes connaissaient le maximum sur l’art de Guérir – peut-être qu’elle… Il y avait une Aes Sedai en qui il avait eu confiance, et encore seulement peu avant qu’elle meure, et Moiraine lui avait légué un conseil concernant les Aes Sedai, concernant toutes les autres femmes qui portaient le châle et l’anneau. « Jamais je ne me fierai à des Aes Sedai, dit-il très bas d’une voix sèche. Je les utiliserai, parce que j’ai besoin d’elles, mais de la Tour ou rebelles je sais qu’elles essaieront de se servir de moi parce que c’est ce que font les Aes Sedai. Je ne leur accorderai jamais ma confiance, Bashere. »
Le Saldaean hocha la tête avec lenteur. « Alors utilisez-les si vous pouvez. Toutefois, rappelez-vous ceci. Personne ne résiste longtemps à prendre le chemin choisi par les Aes Sedai. » Brusquement, il eut un bref éclat de rire. « Artur Aile-de-Faucon a été le dernier, pour autant que je le sache. Que la Lumière me brûle les yeux, peut-être serez-vous le suivant. »
Le raclement de bottes annonça une arrivée dans la cour, un des hommes de Bashere, un jeune gaillard aux épaules massives, au nez en lame de couteau, d’une tête plus grand que son général, avec une barbe noire luxuriante ainsi que d’épaisses moustaches. Il marchait comme un homme habitué à avoir sous lui une selle plutôt que ses propres pieds, mais il fit tourner avec aisance l’épée qui pendait sur sa hanche quand il salua en s’inclinant. Devant Bashere, plus que devant Rand. Bashere s’était peut-être rangé sous la bannière du Dragon Réincarné, mais Tumad – Rand pensait que c’était son nom ; Tumad Ahzkan – suivait celle de Bashere. Enaila et trois autres Vierges de la Lance fixèrent leurs regards sur le nouveau Saldaean ; elles se méfiaient foncièrement en réalité de toute personne née dans les Terres Humides qui approchait le Car’a’carn.
« Il y a un homme qui s’est présenté aux portes, annonça Tumad avec embarras. Il dit… C’est Mazrim Taim, mon Seigneur Bashere. »