Gawyn qui chevauchait en tête de la colonne s’efforça de garder son attention fixée sur le paysage. Cette sorte de terrain onduleux avec ses groupes d’arbres éparpillés était juste assez plate pour donner à penser que l’on pouvait voir loin, alors qu’en vérité certaines de ces longues crêtes et collines basses qui se rencontraient de temps en temps n’étaient pas tout à fait aussi basses qu’elles le paraissaient. Le vent qui soufflait par rafales ce jour-là soulevait des vagues de poussière et la poussière aussi pouvait cacher bien des choses. Les Puits de Dumaï se trouvaient juste à côté de la route sur sa droite, trois puits de pierre dans un petit taillis ; compléter la provision d’eau dans les barils serait indiqué, car il y avait quatre jours de marche jusqu’au prochain point d’eau potable, en admettant que la Source d’Arianelle ne soit pas tarie, mais Galina avait interdit tout arrêt. Il essaya de maintenir son attention où elle devrait être, mais il en était incapable.
De temps en temps, il se retournait sur sa selle, pour regarder derrière lui le long serpent de chariots qui s’étirait sur la route, avec des Aes Sedai et des Liges à cheval à côté, ainsi que des serviteurs qui n’étaient pas dans les chariots allant à pied. La plupart des Jeunes se trouvaient à l’arrière-garde, comme l’avait ordonné Galina. Il ne pouvait pas voir le seul chariot – au milieu du convoi, toujours flanqué de six Aes Sedai à cheval – qui n’était pas protégé par une bâche de toile. Il aurait tué al’Thor s’il l’avait pu, mais ceci l’écœurait. Même Eriane avait refusé de continuer à y participer au bout du deuxième jour, et la Lumière sait qu’elle ne manquait pas de motifs. Cependant Galina était inflexible.
Ramenant avec décision ses regards devant lui, il tâta la lettre d’Egwene dans sa poche de tunique, où elle était soigneusement enveloppée dans de nombreux plis de soie. Juste quelques mots pour dire qu’elle l’aimait, qu’elle était forcée de partir, pas davantage. Il la relisait cinq ou six fois par jour. Egwene ne mentionnait jamais ce qu’il avait promis. Eh bien, il n’avait pas levé la main contre al’Thor. Il avait été abasourdi d’apprendre que celui-ci était prisonnier et l’était depuis des jours quand il en avait entendu parler. Il aurait à s’arranger vaille que vaille pour qu’elle l’admette. Il lui avait promis de ne pas lever la main contre al’Thor et il tiendrait sa promesse quitte à en mourir, mais il ne bougerait pas non plus le petit doigt pour l’aider. Et, cela, Egwene avait à le comprendre. Par la Lumière, elle le devait.
La sueur ruisselait sur sa figure et il s’essuya les yeux sur sa manche. Egwene, il ne pouvait encore rien pour elle excepté prier. Il pouvait réagir en ce qui concernait Min. Il y était obligé en quelque sorte. Elle ne méritait pas d’être transportée à la Tour en prisonnière ; il ne voulait pas le croire. Si seulement les Liges relâchaient leur surveillance sur elle…
Soudain Gawyn prit conscience qu’un cheval revenait au galop sur la route en direction des chariots à travers des gerbes de poussière, apparemment sans cavalier. « Jisao, ordonna-t-il, dites aux conducteurs des chariots de s’arrêter. Hal, dites à Rajar de tenir prêts les Jeunes. » Sans un mot, ils firent pivoter leurs chevaux et s’élancèrent au galop. Gawyn attendit.
C’était le hongre gris d’acier de Benji Dalfor et, quand il se rapprocha, Gawyn distingua Benji plié en deux et cramponné à la crinière du hongre. Le cheval avait presque dépassé Gawyn quand il réussit à empoigner les rênes.
Benji bougea la tête sans se redresser, regardant Gawyn avec des yeux vitreux. Il y avait du sang autour de sa bouche et il serrait un bras contre son ventre comme s’il essayait de se ressaisir. « Des Aiels, murmura-t-il. Des milliers. De tous les côtés, je crois. » Soudain il sourit. « Froide journée, n’est-ce… » Du sang jaillit de sa bouche et il bascula sur la route, fixant le soleil sans ciller.
Gawyn éperonna son étalon dans une demi-volte et fila au galop vers les chariots. Ce serait le temps de s’occuper de Benji plus tard, si l’un d’eux était en vie.
Galina s’avança à cheval à sa rencontre, sa cape de toile cache-poussière se déployant derrière elle, ses yeux noirs flambant de fureur dans ce visage serein. Elle était constamment furieuse depuis le lendemain du jour où al’Thor avait tenté de s’échapper. « Pour qui vous prenez-vous, d’ordonner aux chariots d’arrêter ? s’exclama-t-elle d’un ton impérieux.
— Des milliers d’Aiels convergent vers nous, Aes Sedai. » Il réussit à garder un ton courtois. Du moins les chariots étaient-ils arrêtés et les Jeunes en train de former les rangs, mais les conducteurs des chariots tripotaient leurs guides avec impatience, les serviteurs s’éventaient en regardant autour d’eux, les Aes Sedai bavardaient avec les Liges.
Les lèvres de Galina se crispèrent dans une expression de mépris. « Imbécile. Nul doute que ce sont les Shaidos. Sevanna a dit qu’elle nous donnerait une escorte. Par contre, si vous en doutez, rassemblez vos Jeunes et allez vérifier par vous-même. Ces chariots vont continuer à rouler vers Tar Valon. Il est temps que vous appreniez que c’est moi qui donne les ordres ici, pas…
— Et si ce ne sont pas vos Aiels amicaux ? » Ce n’était pas la première fois, ces quelques derniers jours, qu’elle suggérait qu’il conduise en personne une reconnaissance ; il soupçonnait que dans ce cas il trouverait des Aiels, et pas pacifiques. « Quels qu’ils soient, ils ont tué un de mes hommes. » Au moins un ; il y avait encore six éclaireurs partis à la découverte. « Peut-être devriez-vous envisager la possibilité que ceux-ci sont les Aiels d’al’Thor, venus le délivrer. Ce sera trop tard quand ils commenceront à nous embrocher. »
Alors seulement il se rendit compte qu’il parlait de toute la puissance de sa voix, mais la colère de Galina s’évanouit. Elle regarda vers la route à l’endroit où gisait Benji, puis hocha lentement la tête. « Peut-être ne serait-ce pas malavisé de se montrer prudent cette fois-ci. »
Rand peinait à respirer ; à l’intérieur du coffre, l’air était lourd et brûlant. Par chance, il ne le sentait plus. Elles l’arrosaient d’un baquet d’eau pour le laver chaque soir, mais cela ne valait guère un bain, et pendant un moment après qu’elles avaient rabattu le couvercle du coffre sur lui chaque matin et l’avaient verrouillé, la puanteur amplifiée par encore un autre jour d’exposition à la pleine chaleur du soleil lui assaillait le nez. Maintenir le Vide autour de lui était un effort. Il était une masse de marques de coups ; pas un pouce de son corps des épaules aux genoux qui ne brûle avant même que la sueur l’atteigne, et ces dix mille flammes léchaient en vacillant les lisières de ce vide qu’elles essayaient de consumer. La blessure à demi guérie dans son côté lancinait au loin, mais le vide autour de lui palpitait à chaque élancement. Alanna. Il sentait la présence d’Alanna. Proche. Non. Il ne pouvait pas perdre son temps à penser à elle ; même si elle l’avait suivi, six Aes Sedai seraient dans l’incapacité de le libérer. En admettant qu’elles n’aient pas décidé de se joindre à Galina. Pas confiance. Plus jamais de confiance envers n’importe quelle Aes Sedai. Peut-être l’imaginait-il, d’ailleurs. Parfois, il imaginait des choses là-dedans, des brises fraîches, marcher. Parfois, il perdait la notion de tout le reste et il avait des hallucinations, il croyait qu’il marchait en liberté. Juste marchait. Des heures perdues pour ce qui était important. Il peinait à respirer et il tâtonnait le long de la barrière lisse comme de la glace qui le séparait de la Source. Encore et encore tâtonnant jusqu’à ces six points mous. Mous. Il ne pouvait pas arrêter. Le tâtonnement était important.
Noir, gémit Lews Therin dans les profondeurs de son crâne. Plus de noir. Plus. Sans relâche. Pas trop désagréablement, cependant. Rand se contenta de faire la sourde oreille, cette fois-ci.
Soudain il sursauta ; le coffre bougeait, crissant fortement sur le fond du chariot. Était-ce déjà la nuit ? La chair meurtrie frémit involontairement. Il y aurait encore une volée de coups avant qu’il soit nourri, arrosé d’eau et troussé comme une oie pour dormir comme il pourrait. Par contre, il serait hors du coffre. L’obscurité autour de lui était imparfaite, un gris profondément sombre. La minuscule fente autour du couvercle laissait passer un infime filet de clarté, bien qu’il fut incapable de rien voir avec sa tête coincée entre ses genoux et, chaque jour, pour voir autre chose que du noir, ses yeux mettaient aussi longtemps que son nez pour ne plus rien sentir. Néanmoins ce devait être la nuit.
Il ne put s’empêcher de gémir quand le coffre s’inclina ; il n’avait pas de place pour glisser, mais il remua, infligeant de nouvelles tensions à des muscles douloureux au-delà de la douleur. Sa minuscule prison heurta violemment le sol. Le couvercle s’ouvrirait bientôt. Combien de jours sous le soleil ardent ? Combien de nuits ? Il avait perdu le compte. Laquelle serait-ce cette fois-ci ? Des visages tourbillonnèrent dans sa tête. Il avait repéré chaque femme quand elle prenait son tour pour le battre. Elles étaient à présent une masse confuse ; se rappeler qui était venue où et quand était trop pour lui. Mais il savait que c’était Galina, Eriane et Katerine qui l’avaient battu le plus souvent, les seules à le faire plus d’une fois. Ces visages luisaient d’un éclat féroce dans son cerveau. Combien de fois avaient-elles voulu l’entendre hurler ?
Brusquement, il s’avisa que le coffre aurait dû être ouvert à présent. Elles avaient l’intention de le laisser ici la nuit entière, puis il y aurait le soleil de demain et… Des muscles trop meurtris et endoloris pour remuer réussirent une poussée frénétique. « Sortez-moi de là ! » cria-t-il d’une voix enrouée. Ses doigts s’agitèrent péniblement derrière son dos, futilement. « Sortez-moi de là ! » hurla-t-il. Il eut l’impression d’entendre une femme rire.
Pendant un temps, il pleura, mais alors les larmes séchèrent dans une fureur brûlant telle une fournaise. Aidez-moi, dit-il d’un ton rageur à Lews Therin.
Aidez-moi, gémit l’autre. Que la Lumière me vienne en aide.
Murmurant avec mélancolie, Rand recommença à tâter en aveugle ce plan lisse jusqu’aux six points mous. Tôt ou tard, elles le laisseraient sortir. Tôt ou tard, elles relâcheraient leur surveillance. Et dès qu’elles la relâcheraient… Il ne s’en rendit même pas compte lorsqu’il éclata d’un rire rauque.
Perrin gravit la pente douce en rampant sur le ventre et plongea le regard par-dessus la crête dans une scène digne de rêves du Ténébreux. Les loups lui avaient donné des notions de ce à quoi il fallait s’attendre, mais les notions pâlissaient devant la réalité. À un quart de lieue peut-être de l’endroit où il était couché sous le soleil de la mi-journée, une énorme masse tourbillonnante de Shaidos cernait entièrement ce qui semblait être un cercle de chariots et d’hommes centré sur un modeste petit bois non loin de la route. Un certain nombre de chariots étaient des brasiers, aux flammes dansantes. Des boules de feu, grosses comme un poing et massives comme des rochers, se précipitaient sur les Aiels, des gouttes de feu flamboyaient, transformant en torches des douzaines d’hommes à la fois ; la foudre tombait d’un ciel sans nuages, projetant dans les airs terre et corps vêtus du cadin’sor. Mais des éclairs argentés frappaient aussi les chariots et du feu jaillissait du côté des Aiels. Une grande partie de ce feu s’éteignait subitement ou explosait sans atteindre de cible, beaucoup d’éclairs s’arrêtaient net mais, si la bataille semblait tourner légèrement en faveur des Aes Sedai, le seul nombre des Shaidos devait finir par se révéler accablant.
« Il doit y avoir deux ou trois cents femmes qui canalisent là en bas, sinon davantage. » Kiruna, à plat ventre à côté de lui, avait un ton impressionné. Sorilea, qui était au-delà de la Sœur Verte, avait certes une expression impressionnée. La Sagette semblait préoccupée ; pas affolée mais indécise. « Je n’ai jamais vu tant de tissages à la fois, reprit l’Aes Sedai. Je pense qu’il y a au moins trente sœurs dans le camp. Vous nous avez amenés à un chaudron bouillonnant, jeune Aybara.
— Quarante mille Shaidos », murmura Rhuarc, la voix grave, de l’autre côté de Perrin. Il avait même une odeur grave. « Quarante mille au moins, et pas grande satisfaction de savoir pourquoi ils n’en ont pas envoyé davantage au sud.
— Le Seigneur Dragon est là en bas ? » questionna Dobraine, qui était à côté de Rhuarc. Perrin hocha la tête. « Et vous avez l’intention de descendre l’en sortir ? » Perrin inclina de nouveau la tête, et Dobraine soupira. Il exhalait une odeur résignée, pas apeurée. « Nous irons, Seigneur Aybara, mais je ne pense pas que nous reviendrons. » Cette fois, c’est Rhuarc qui acquiesça d’un signe de tête.
Kiruna regarda les hommes. « Vous vous rendez bien compte que nous ne sommes pas assez. Neuf. Même si vos Sagettes peuvent canaliser de façon efficace, nous ne sommes pas en nombre suffisant pour affronter cela à égalité. » Sorilea eut un reniflement de mépris très audible, mais Kiruna garda les yeux fixés où ils étaient.
« Eh bien, tournez bride et partez au sud, lui dit Perrin. Je ne laisserai pas Elaida avoir Rand.
— Parfait, répliqua Kiruna en souriant. Parce que moi non plus. » Il aurait préféré que son sourire ne lui donne pas la chair de poule. Bien sûr, si elle avait vu le regard malveillant que Sorilea lançait vers sa nuque, Kiruna aurait peut-être eu aussi la chair de poule.
Perrin fit signe à ceux qui étaient au bas de la déclivité. Sorilea et la Verte glissèrent le long de la pente jusqu’à ce qu’elles puissent se redresser, puis se hâtèrent dans des directions opposées.
Ce n’était pas un plan solidement étudié qu’ils avaient. Il se résumait à arriver vaille que vaille jusqu’à Rand, à le libérer d’une manière ou d’une autre, puis espérer qu’il n’était pas blessé trop gravement pour ouvrir un portail qui permettrait de s’échapper avec lui un aussi grand nombre que possible avant que soit les Shaido, soit les Aes Sedai du camp parviennent à les tuer. Problèmes mineurs, sans doute, pour le héros d’un roman ou d’un conte de ménestrel, mais Perrin regrettait qu’il n’y ait pas eu le temps d’élaborer un vrai plan, seulement ce que lui, Dobraine et Rhuarc avaient établi à la hâte avec le chef de clan courant à toutes jambes entre leurs chevaux. Toutefois, le temps était une des nombreuses choses dont ils manquaient. Impossible de savoir si les Aes Sedai de la Tour seraient en mesure de tenir à distance les Shaidos même encore une heure.
Les premiers à s’ébranler furent les hommes des Deux Rivières et les Gardes Ailés, divisés en deux compagnies, l’une entourant les Sagettes à pied et l’autre les Aes Sedai et les Liges montés. Ils franchirent la crête sur la gauche et la droite. Dannil les avait autorisés à ressortir l’Aigle Rouge, en plus de la Tête de Loup rouge. Rhuarc ne jeta même pas un coup d’œil vers Amys qui marchait non loin du hongre noir de Kiruna, mais Perrin l’entendit murmurer : « Puissions-nous voir ensemble le soleil se lever, ombre de mon cœur. »
En queue, les hommes de Mayene et des Deux Rivières devaient couvrir la retraite des Sagettes et des Aes Sedai, ou peut-être serait-ce l’inverse. Dans les deux cas, Bera et Kiruna ne semblaient pas apprécier ce plan ; elles tenaient énormément à se trouver là où était Rand.
« Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas monter à cheval, Seigneur Aybara ? » demanda Dobraine du haut de sa selle ; pour lui la notion de combattre à pied était une hérésie.
Perrin tapota la hache suspendue sur sa hanche. « Ceci ne sert pas à grand-chose quand on est en selle. » C’était exact, en vérité, mais il ne voulait pas mener Steppeur ou Stayeur dans ce qui les attendait. Les hommes pouvaient choisir s’ils voulaient se jeter à corps perdu dans l’acier et la mort ; il choisissait pour ses chevaux et aujourd’hui il choisissait « non ». « Peut-être que vous me prêterez un étrier quand le moment viendra. » Dobraine cligna des paupières – les Cairhienins utilisaient peu les « piétons », les soldats combattant à pied (qui constituaient l’infanterie) – mais il parut comprendre et acquiesça d’un signe de tête.
« Il est temps que les fifres attaquent l’air de la danse », dit Rhuarc en levant son voile noir, bien qu’aujourd’hui il n’y aurait pas de musiciens pour jouer, ce qui ne plaisait pas à quelques Aiels. Bon nombre des Vierges de la Lance n’appréciaient pas les bandes d’étoffe rouge qu’elles étaient obligées de porter au bras pour que les natifs des Terres Humides les distinguent des Vierges shaidos ; elles avaient l’air persuadées que n’importe qui le saurait au premier coup d’œil.
Vierges et siswai’amans voilés de noir commencèrent à gravir au pas gymnastique la pente en une épaisse colonne, et Perrin se dirigea avec Dobraine vers Loial qui se tenait déjà à la tête des Cairhienins, agrippant sa hache à deux mains, les oreilles rejetées en arrière. Aram était là aussi, à pied et son épée nue ; le Rétameur de naguère[15] arborait un sinistre sourire d’anticipation. Dobraine ordonna d’avancer d’un geste du bras, derrière les bannières jumelles de Rand, et les selles grincèrent tandis qu’une petite forêt de cinq cents lances grimpait à côté des Aiels.
Rien n’avait changé dans la bataille, ce qui étonna Perrin jusqu’à ce qu’il se rende compte que seulement quelques instants s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. Le temps lui avait beaucoup plus duré. La grande masse des Shaidos continuait encore à resserrer sa pression ; des chariots brûlaient toujours, peut-être davantage qu’avant ; la foudre s’abattait toujours du ciel et du feu bondissait en boules et en flots de vagues.
Les hommes des Deux Rivières avaient presque atteint leur position, avec ceux de Mayene, les Aes Sedai et les Sagettes, avançant quasi sans hâte sur les ondulations de la plaine. Perrin les aurait voulus plus en arrière, pour leur donner une meilleure chance de s’échapper quand le moment viendrait, mais Dannil n’avait cessé de souligner qu’ils devaient s’approcher à au moins trois cents pas afin que leurs arcs soient efficaces, et Nurelle s’était montré tout aussi désireux de ne pas rester à la traîne. Même les Aes Sedai, dont Perrin était certain qu’elles avaient besoin d’être seulement assez près pour bien y voir, avaient insisté. Aucun des Shaidos ne s’était encore retourné. Du moins aucun ne désignait-il la menace approchant lentement de leurs arrières ; aucun ne se retournait brusquement pour l’affronter. Tous paraissaient obnubilés par l’idée de donner l’assaut au cercle de chariots, reculant devant le feu et la foudre, puis se précipitant de nouveau en avant. Il suffirait qu’un seul jette un coup d’œil en arrière, mais la fournaise devant eux les hypnotisait.
Huit cents pas. Sept cents pas. Les hommes des Deux Rivières mirent pied à terre, prenant en main leurs arcs. Six cents. Cinq. Quatre.
Dobraine tira son épée, la dressa en l’air. « Le Seigneur Dragon, Taborwin et la victoire ! » clama-t-il, et le cri de guerre jaillit de cinq cents gorges comme les lances s’abaissaient brusquement.
Perrin eut juste le temps de saisir l’étrier de Dobraine avant que les Cairhienins foncent en avant dans un bruit de tonnerre.
Les longues jambes de Loial suivaient le rythme de celles des chevaux foulée par foulée. Avançant par bonds, laissant la monture de Dobraine l’entraîner dans des pas de géant, Perrin projeta sa pensée. Venez.
Le terrain couvert d’herbes brunies, apparemment désert, donna soudain naissance à un millier de loups, minces loups gris jaunâtre des plaines et quelques-uns de leurs cousins des forêts, plus massifs et plus foncés, l’échine ramassée dans leur élan pour se jeter sur le dos des Shaidos avec leurs mâchoires qui claquaient à l’instant où les premières grandes flèches des Deux Rivières tombaient du ciel en avant d’eux. Une deuxième volée s’arquait déjà dans les hauteurs. De nouveaux éclairs s’abattirent avec les flèches, de nouveaux feux s’épanouirent. Des Shaidos voilés se retournant pour lutter contre les loups n’eurent qu’un moment pour se rendre compte que ceux-ci n’étaient pas la seule menace avant qu’une lance robuste d’Aiel ne les frappe en même temps qu’une masse d’armes de lancier cairhienin.
Décrochant vivement sa hache, Perrin tailla en pièces un Shaido qui se trouvait sur son chemin et sauta par-dessus quand l’homme s’effondra. Ils devaient atteindre Rand ; tout reposait là-dessus. À côté de lui, la grande hache de Loial se dressait, s’abattait et décrivait un demi-cercle, frayant la voie. Aram donnait l’impression de danser avec son épée, riant tandis qu’il fauchait quiconque était devant lui. Le temps manquait pour penser à autre chose. Perrin maniait sa hache méthodiquement ; il coupait du bois, pas de la chair ; il s’efforçait de ne pas voir le sang qui jaillissait, même quand des gouttelettes rouges se projetaient sur sa figure. Il fallait qu’il arrive jusqu’à Rand. Il se creusait un passage en sabrant des ronces.
Il se concentrait uniquement sur l’homme en face de lui – il y pensait comme à des hommes même quand la taille indiquait que ce pouvait être une Vierge de la Lance, il n’était pas sûr de pouvoir donner de l’élan à cette lame en demi-lune ruisselante de rouge s’il s’autoriserait à penser que c’est une femme qu’il allait frapper – il se concentrait, mais d’autres choses s’offraient à sa vision tandis qu’il s’ouvrait une voie en avant. Un éclair d’argent projeta dans les airs des corps vêtus du cadin’sor, quelques-uns portant le serre-tête rouge, d’autres pas. Un autre coup de foudre jeta Dobraine à bas de son cheval ; le Cairhienin se releva péniblement, jouant de l’épée autour de lui. Du feu enveloppa un petit groupe de Cairhienins et d’Aiels, hommes et chevaux transformés en torches hurlantes, ceux qui pouvaient encore crier.
Ces choses passèrent devant ses yeux, mais il ne se laissa pas les voir. Il n’y avait que les hommes devant lui, les ronces, à dégager avec sa hache, celle de Loial et l’épée d’Aram. Puis il aperçut quelque chose qui pénétra sa concentration. Un cheval qui se cabrait, un cavalier qui basculait, arraché à sa selle par des lances d’Aiels qui le lardaient de coups. Un cavalier à la cuirasse rouge. Et il y eut un autre des Gardes Ailés, et un groupe d’entre eux, brandissant leurs lances, avec la plume de Nurelle dansant au-dessus de son casque. Peu après, il vit Kiruna, l’expression indifférente et sereine, avançant majestueusement comme une reine des batailles le long d’une voie ouverte pour elle par trois Liges et les feux qui jaillissaient de ses mains. Et il y avait Bera, et plus loin Faeldrin et Masuri et… Au nom de la Lumière que faisaient-elles toutes ici ? Qu’est-ce que chacune faisait ? Elles étaient censées être à l’arrière avec les Sagettes !
De quelque part sur l’avant retentit un grondement sourd, comme un coup de tonnerre résonnant à travers le vacarme des hurlements et des appels. Un instant après, un rai de lumière apparut à moins de vingt pas de lui, tranchant plusieurs hommes et chevaux comme un énorme rasoir tandis qu’il s’élargissait en un portail. Un homme vêtu d’une tunique noire et armé d’une épée en sortit d’un bond et s’affaissa avec une lance shaido au milieu du corps mais, une seconde plus tard, huit ou neuf autres sautèrent par ce portail qui disparut, et formèrent un cercle avec leurs épées autour de l’homme à terre. Avec plus que des épées. Quelques-uns des Shaidos qui foncèrent sur eux périrent par une lame d’acier mais davantage simplement prirent feu. Des têtes explosaient comme des melons lâchés d’une hauteur sur du roc. Peut-être à cent pas derrière eux, Perrin crut voir un autre cercle d’hommes en tunique noire, entourés de feu et de mort, mais il n’eut pas le temps de s’étonner. Des Shaidos l’encerclaient aussi.
Se plaçant dos à dos avec Loial et Aram, il frappa d’estoc et de taille avec l’énergie du désespoir. Plus question d’aller de l’avant à présent. Il ne pouvait que demeurer où il était. Le sang battait dans ses oreilles et il s’entendait essayer laborieusement de reprendre sa respiration. Il entendait Loial aussi, qui soufflait comme un énorme soufflet de forge. Perrin rabattit de côté avec sa hache une lance qui le visait, embrocha sur la pointe un Aiel par le choc en retour, attrapa à la main un fer de lance, indifférent à l’entaille sanglante qui en résulta, fendit un visage voilé de noir. Il ne pensait pas qu’ils allaient résister beaucoup plus longtemps. Tout en lui se centrait sur l’effort de rester en vie pour un battement de cœur de plus. Presque tout. Un coin de son esprit recelait une image de Faile, et la pensée affligeante qu’il ne serait pas en mesure de s’excuser de ne pas revenir auprès d’elle.
Douloureusement replié en deux sur lui-même à l’intérieur du coffre, la respiration haletante, Rand tâtait l’écran qui le séparait de la Source. Un gémissement se propageait dans le Vide, une fureur farouche et une peur rongeante glissaient à la lisière de ce Vide ; il n’était plus complètement certain de ce qui émanait de lui et de ce qui émanait de Lews Therin. Soudain le souffle lui manqua. Six points, mais il y en avait un de dur à présent. Pas mou ; dur. Et puis un deuxième. Un troisième. Un rire rauque lui emplit les oreilles ; c’était le sien, il le comprit au bout d’un moment. Un quatrième nœud devint dur. Il attendit, s’efforçant de maîtriser ce qui résonnait fâcheusement comme un ricanement de fou. Les deux derniers points demeurèrent mous. Ces gloussements étouffés cessèrent.
Elles vont le sentir, se lamenta Lews Therin. Elles vont le sentir et rappeler les autres.
Rand passa sur des lèvres craquelées une langue presque aussi sèche ; toute l’humidité en lui semblait être passée dans la sueur qui l’enduisait et cuisait ses plaies. S’il essayait et échouait, plus aucune chance ne lui resterait. Il ne pouvait pas attendre. Plus jamais d’autre chance ne se présenterait peut-être, d’ailleurs.
Avec précaution, en aveugle, il tâta les quatre points durs. Il n’y avait rien là, pas plus que l’écran lui-même n’était quelque chose qu’il pouvait sentir ou voir, mais en quelque sorte il pouvait tâter autour de ce néant, lui trouver une forme. Comme des nœuds. Il y a toujours un espace entre les cordes dans un nœud, quelque étroitement serré qu’il soit, des interstices plus fins qu’un cheveu, où seul l’air pouvait s’insinuer. Avec lenteur, avec une extrême lenteur, il pénétra à tâtons dans un de ces interstices, s’aplatissant à travers des espaces infinitésimaux entre ce qui ne semblait pas être là du tout. Avec lenteur. Combien de temps avant que les autres reviennent ? Si elles recommençaient à soutenir l’écran avant qu’il trouve un chemin à travers ce labyrinthe tortueux… Lentement. Et soudain il put sentir la Source, comme s’il l’effleurait avec un ongle ; le simple bord de l’ongle. Le saidin était encore hors de sa portée – l’écran était toujours là – il avait conscience de l’espoir qui grandissait chez Lews Therin. Espoir et appréhension. Deux Aes Sedai maintenaient toujours leur partie de la barrière, étaient toujours conscientes de ce qu’elles soutenaient.
Rand n’aurait pas su expliquer ce qu’il fit ensuite, bien que Lews Therin ait dit comment s’y prendre ; l’ait exposé entre deux folles divagations, entre des accès de rage blanche et de lamentations sur son Ilyena perdue, entre bafouillant qu’il méritait la mort et hurlant qu’il ne voulait pas les laisser le neutraliser. C’était comme plier et replier cent fois sur lui-même ce qu’il avait inséré à travers le nœud, le plier en une masse aussi dure qu’il le pouvait. Le nœud résista. Et trembla. Puis éclata. Il n’y en avait plus que cinq. La barrière s’amincit. Il la sentit diminuer. Un mur invisible maintenant épais seulement de cinq briques au lieu de six. Les deux Aes Sedai avaient dû le sentir, aussi, bien que sans peut-être se rendre compte de ce qui s’était produit. Ou comment. Ô Lumière, je t’en prie, pas maintenant. Pas déjà.
Rapidement, presque frénétiquement, il attaqua tour à tour les nœuds qui restaient. Un deuxième disparut ; l’écran s’amenuisa. Cela allait plus vite à présent, plus vite à chaque nœud, comme s’il apprenait la marche à suivre, encore qu’elle fût différente chaque fois. Le troisième nœud partit. Et un troisième point mou apparut ; peut-être les Aes Sedai ne comprenaient-elles pas ce qu’il faisait, mais elles n’allaient pas rester simplement assises pendant que l’écran se réduisait de plus en plus. À bout de nerfs, Rand se précipita sur le quatrième nœud. Il devait le dénouer avant qu’une quatrième Sœur vienne à l’écran ; quatre pourraient le maintenir quoi qu’il fasse. Pleurant presque, il se faufila péniblement à travers les détours complexes de l’entrelacs, se glissant entre du néant. Il plia et replia et fit éclater le nœud. L’écran était toujours là mais stabilisé seulement par trois. Si seulement il pouvait agir assez vite.
Quand il chercha à atteindre le saidin, la barrière invisible était encore là, mais elle ne paraissait plus être de la pierre ou de la brique. Elle céda quand il la poussa, ploya sous sa pression, fléchit, fléchit encore. Soudain elle se déchira devant lui comme de l’étoffe pourrie. Le Pouvoir l’envahit et, une fois empli de Pouvoir, il saisit ces trois points mous et les broya sans merci entre des mains d’Esprit. À part cela, il ne pouvait toujours canaliser que dans le champ de sa vision et tout ce qu’il pouvait voir, vaguement, était l’intérieur du coffre, ce qu’il pouvait en distinguer avec sa tête coincée de force entre ses genoux. Avant même d’en avoir fini avec le broyage entre des poignes d’Esprit, il canalisa de l’Air. Le coffre explosa avec un fracas sourd et se dispersa loin de lui.
Libre, dit Lews Therin dans un souffle, et c’était un écho de la pensée de Rand. Libre. Ou bien était-ce l’inverse.
Elles vont le payer, gronda Lews Therin. Je suis le Seigneur du Matin.
Rand savait qu’il devait agir plus vite encore à présent, agir vite et vigoureusement mais, au début, il lutta péniblement rien que pour bouger. Des muscles frappés deux fois par jour pendant il ne savait pas combien de temps, confinés tous les jours dans un coffre, ces muscles hurlaient tandis qu’il serrait les dents et se redressait lentement sur les mains et les genoux. C’était un hurlement lointain, le corps souffrant de quelqu’un d’autre, mais il ne parvenait pas à obliger ce corps à bouger plus vite, si grande que soit la force que le saidin lui donnait le sentiment d’avoir. Le vide amortissait les émotions, mais quelque chose proche de la panique essayait d’introduire des filaments dans le Vide.
Il se trouvait dans un grand bosquet d’arbres épars, avec de larges rayons de soleil filtrant au milieu de branches presque dépouillées de feuilles ; il reçut un choc en se rendant compte que c’était encore la clarté du jour, peut-être même de midi. Il devait bouger ; d’autres Aes Sedai allaient venir. Deux gisaient sur le sol près de lui, apparemment inconscientes, l’une avec une vilaine entaille saignante en travers du front. La troisième, une femme osseuse, était à genoux le regard perdu dans le vide, se serrant la tête à deux mains et criant. Elle semblait ne pas avoir été atteinte par tous les éclats et morceaux du coffre. Il ne reconnut aucune d’elles. Un instant de regret que ce ne soit pas Galina ou Eriane qu’il avait désactivée – il n’était pas certain d’avoir voulu le faire ; Lews Therin s’était étendu longuement sur ses intentions de désactiver toutes celles qui l’avaient emprisonné ; Rand espérait que cela avait été sa propre idée, encore qu’irréfléchie – un instant, et il aperçut une autre forme gisant par terre à côté de fragments du coffre. En tunique et chausses de couleur rose.
La femme osseuse ne le regarda pas ni ne cessa de hurler même quand il la renversa contre la margelle basse d’un puits de pierre en rampant près d’elle. Le cœur serré, il se demanda pourquoi personne n’accourait à ses cris. À mi-chemin de Min, il s’aperçut que des éclairs jaillissaient du ciel et que des boules de feu explosaient en l’air. Il sentait brûler du bois, entendait des hommes vociférer et crier, les cliquetis de métal, la cacophonie de la bataille. Il se moquait que ce soit la Tarmon Gai’don. S’il avait tué Min… Avec douceur, il la retourna.
De grands yeux noirs se levèrent vers lui. « Rand, dit-elle dans un souffle. Tu es vivant. J’avais peur de regarder. Il y a eu un grondement terrible et des morceaux de bois qui volaient partout et j’ai reconnu une partie du coffre, et… » Des larmes commencèrent à ruisseler sur ses joues. « Je pensais qu’elles avaient… J’avais peur que tu sois… » Frottant son visage avec ses mains liées, elle respira à fond. Ses chevilles étaient liées aussi. « Veux-tu me détacher, berger, et ouvrir un de tes portails pour partir d’ici ? Ou ne prends pas la peine de me détacher. Jette-moi simplement par-dessus ton épaule et va. »
Avec prestesse, il utilisa le Feu pour séparer les cordes qui l’immobilisaient. « Ce n’est pas aussi simple, Min. » Il ne connaissait pas du tout cet endroit ; un portail ouvert d’ici pouvait mener n’importe où, s’il s’ouvrait. En admettant que lui réussisse à en ouvrir un. La souffrance et la lassitude effleuraient les limites du Vide. Il ne savait pas quelle ampleur du Pouvoir il était en mesure d’attirer à lui. Soudain, il se rendit compte qu’il sentait le saidin canalisé dans toutes les directions. À travers les arbres, au-delà des chariots en train de brûler, il voyait des Aiels se battre avec des Liges et les soldats en uniforme vert de Gawyn, être repoussés par le feu et la foudre des Aes Sedai, cependant revenir à la charge. D’une manière ou d’une autre, Taim l’avait découvert et avait amené des Asha’mans et des Aiels. « Je ne peux pas partir encore. Je crois que des amis sont venus me chercher. Ne t’inquiète pas ; je te protégerai. »
Un flamboiement argenté en zigzag fendit un arbre à la lisière du taillis, assez près pour soulever les cheveux de Rand. Min sursauta. « Des amis », marmotta-t-elle en se massant les poignets.
Il lui fit signe de rester où elle était – à part ce coup de foudre errant, le bosquet était apparemment intact – mais quand il se mit laborieusement debout, elle était là, le soutenant d’un côté. Avançant en trébuchant jusqu’à l’orée des arbres dispersés, il fut reconnaissant de son aide, mais il s’obligea à se redresser et à cesser de s’appuyer sur elle. Comment pourrait-elle croire qu’il la protégerait s’il avait besoin d’elle pour ne pas s’effondrer ? Une main sur le tronc fracassé de l’arbre atteint par la foudre ne fut pas de trop. Des vrilles de fumée en sortaient, mais il n’avait pas pris feu.
Les chariots formaient un grand cercle autour des arbres. Quelques serviteurs semblaient s’efforcer de garder les chevaux rassemblés – les attelages étaient toujours harnachés –, la plupart des autres serviteurs s’étaient blottis où ils pouvaient dans l’espoir d’échapper à la furie tombant d’en haut. À la vérité, à part cet unique trait de foudre, elle paraissait concentrée sur les chariots et les combattants. Peut-être aussi sur les Aes Sedai. Chacune était en selle sur son cheval un peu à l’écart du tourbillon de lances, d’épées et de flammes, quoique pas trop loin, parfois se dressant sur ses étriers pour mieux voir.
Rand repéra rapidement Eriane, silhouette svelte aux cheveux noirs sur une jument gris clair. Lews Therin gronda et Rand frappa presque sans y penser. Et ce faisant, il sentit la déception de Lews Therin. L’Esprit pour l’entourer d’un écran, avec la légère résistance qui indiquait la section de son lien avec la saidar, et en même temps que l’écran était fixé une massue d’Air pour la renverser inconsciente à bas de sa selle. S’il décidait de la neutraliser, il voulait qu’elle sache qui le faisait et pourquoi. Une des Aes Sedai cria à quelqu’un de porter secours à Eriane, mais personne ne regarda en direction des arbres. Personne là-bas n’était capable de sentir le saidin ; elles croyaient qu’Eriane avait été assommée par quelque chose à l’extérieur des chariots.
Ses yeux cherchèrent parmi les autres cavalières, s’arrêtèrent sur Katerine qui menait de long en large son hongre bai aux longues jambes, du feu éclatant parmi les Aiels partout où elle arrêtait son regard. De l’Esprit et de l’Air et elle s’affaissa, un pied resté coincé dans un étrier.
Oui, commenta Lews Therin en riant. Et maintenant Galina. Elle, j’y tiens particulièrement.
Rand ferma étroitement les paupières. Qu’est-ce qu’il faisait ? C’est Lews Therin qui voulait ces trois-là avec tant d’acharnement qu’il était incapable de penser à rien d’autre. Rand désirait se venger de ce qu’elles lui avaient infligé, mais il y avait une bataille en cours, des hommes qui mouraient pendant que lui traquait certaines Aes Sedai en particulier. Des Vierges de la Lance mouraient aussi, sans doute.
Il captura l’Aes Sedai suivante, à vingt pas sur la gauche de Katerine, avec l’Esprit et l’Air, puis se dirigea vers un autre arbre et déposa Sarene Nemdahl sur le sol, inconsciente et entourée d’un écran. Il suivit à pas chancelants la lisière du bosquet, attaquant à maintes reprises tel un coupe-bourse. Min cessa d’essayer de le soutenir, mais ses mains restèrent à portée, prêtes à le rattraper.
« Elles vont nous voir, murmura-t-elle. Il y en a une qui va se retourner et nous voir. »
Galina, grommela Lews Therin. Où est-elle ?
Rand ne lui prêta pas attention, et n’en accorda pas non plus à Min, Coiren tomba ainsi que deux autres dont il ignorait le nom. Il avait à faire ce qu’il pouvait.
Les Aes Sedai n’avaient aucun moyen de savoir ce qui se passait. Continuellement autour du cercle de chariots formant rempart, des Sœurs basculaient de leurs chevaux. Celles qui étaient encore conscientes s’écartèrent davantage les unes des autres, dans un effort pour couvrir le périmètre entier, une soudaine anxiété marquant la manière dont elles guidaient leurs montures, une fureur redoublée marquant celle dont le feu flambait au milieu des Aiels et la foudre s’abattait du ciel. Ce devait être quelque chose provenant de l’extérieur, mais les Aes Sedai étaient décimées et ne comprenaient ni comment ni pourquoi.
Leurs nombres diminuaient, et les effets commençaient à se voir. Moins d’éclairs s’éteignaient subitement à mi-course et davantage frappaient les Liges et les soldats. Moins de boules de feu disparaissaient soudain ou explosaient avant d’atteindre les chariots. Des Aiels se mirent à s’infiltrer par les vides entre les chariots ; des chariots furent renversés. En quelques instants, il y eut partout des Aiels voilés de noir – et le chaos. Rand regardait avec stupeur.
Des Liges et des soldats en uniforme vert se battaient par groupes contre des Aiels, et des Aes Sedai s’environnaient de pluies de feu. Par contre il y avait aussi des Aiels en lutte avec d’autres Aiels ; des hommes avec le serre-tête des siswai’amans et des Vierges avec les bandes rouges attachées au bras se battaient avec des Aiels qui n’en portaient pas. Et des lanciers cairhienins au casque en forme de cloche et des soldats de Mayene en cuirasse rouge étaient soudain là au milieu des chariots, assaillant les Aiels comme les Liges. Était-il finalement devenu fou ? Il avait conscience de Min qui se pressait contre son dos en tremblant. Elle était réelle. Ce qu’il voyait devait être réel.
Environ une douzaine d’Aiels, chacun aussi grand que lui sinon davantage, s’élancèrent au pas gymnastique dans sa direction. Ils ne portaient pas de signe distinctif rouge. Il les observa avec curiosité jusqu’à ce que, à une toise de lui, l’un d’eux brandisse comme un gourdin la hampe d’une lance empoignée fer en bas. Rand canalisa et du feu donna l’impression de jaillir partout de cette douzaine d’hommes. Des corps tordus et charbonneux s’affalèrent à ses pieds.
Subitement, Gawyn arrêta un étalon bai à moins de dix pas devant lui, l’épée à la main et une vingtaine ou plus de cavaliers vêtus de vert sur ses talons. Ils se dévisagèrent pendant un instant et Rand pria pour qu’il n’ait pas à faire du mal au frère d’Elayne.
« Min, dit Gawyn d’une voix grinçante, je peux vous sortir d’ici. »
Elle risqua un coup d’œil à côté de l’épaule de Rand pour secouer la tête ; elle se cramponnait à lui avec une telle force qu’il pensa qu’il ne pourrait pas l’écarter quand bien même il l’aurait voulu. « Je reste avec lui, Gawyn. Gawyn, Elayne l’aime. »
Avec le Pouvoir en lui, Rand voyait les jointures de Gawyn blanchir sur le pommeau de son épée. « Jisao, ordonna-t-il d’une voix neutre, rassemblez les Jeunes. Nous allons nous tailler un chemin hors d’ici. » Si sa voix avait été neutre, à présent elle devint sourde. « Al’Thor, un jour je vous verrai mourir. » Donnant de l’éperon, il s’éloigna au galop, lui et ses compagnons criant à pleins poumons « À nous les Jeunes ! », et encore des cavaliers verts bataillant pour se frayer un passage à leur suite et les rejoignant à chaque pas.
Un homme en tunique noire s’élança devant Rand, les yeux fixés sur Gawyn, et le sol jaillit en une goutte de feu et de terre qui renversa une demi-douzaine de chevaux au moment où ils atteignaient les chariots. Rand vit Gawyn osciller sur sa selle dans l’instant qui précéda celui où il projeta au sol l’homme en noir avec une masse d’armes constituée d’Air. Il ne connaissait pas le jeune homme aux traits durs qui le dévisageait avec hargne, mais le garçon portait, agrafés à son col montant, aussi bien l’épée que le Dragon, et le saidin l’emplissait.
En une seconde, à ce qu’il sembla, Taim fut là, des Dragons bleus et or enroulés autour des manches de sa tunique noire, les yeux fixés sur le jeune homme. Son col ne s’ornait d’aucun insigne. « Vous ne voudriez pas frapper le Dragon Réincarné, Gedwyn », dit Taim, à la fois calme et inflexible, et le jeune homme aux traits durs se releva péniblement, saluant le poing sur le cœur.
Rand regarda dans la direction où s’était trouvé Gawyn, mais il aperçut seulement une troupe importante de cavaliers groupés sous une bannière représentant un Sanglier Blanc qui s’ouvraient, l’épée en main, une trouée au milieu des Aiels les encerclant, ainsi que d’autres cavaliers verts qui combattaient pour les rattraper.
Taim se tourna vers Rand, ce presque-sourire sur les lèvres. « Étant donné les circonstances, j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur d’avoir enfreint votre ordre de ne pas affronter les Aes Sedai. J’avais une raison de vous rendre visite à Cairhien et… » Il haussa les épaules. « Vous avez l’air assez éprouvé. Vous me permettrez de… » Le léger arc de ses lèvres s’aplatit comme Rand reculait devant sa main étendue, entraînant Min avec lui. Elle se cramponnait plus que jamais.
Lews Therin avait commencé à déclamer qu’il allait tuer, selon son habitude quand Taim survenait, divaguant follement à propos des Réprouvés et vouant tout le monde au massacre, mais Rand cessa d’écouter, dressa un mur isolant qui réduisit les rodomontades de Lews Therin à un bourdonnement de mouche. C’était un truc appris à l’intérieur du coffre, quand il n’y avait rien à faire sinon tâter l’écran et écouter une voix dans sa tête qui était le plus souvent démente. Cependant, même sans Lews Therin, il n’avait pas envie d’être Guéri par cet homme. Il pensait que si jamais Taim le touchait avec le Pouvoir, quelque innocemment que ce soit, il le tuerait.
« À votre guise, dit sur un ton mi-figue mi-raisin l’homme au profil d’aigle. J’ai assuré la sécurité du campement, je crois. »
Ce qui semblait effectivement vrai. Des cadavres jonchaient le sol, mais seulement dans quelques endroits des hommes se battaient encore à l’intérieur du cercle de chariots. Un dôme d’Air couvrit soudain tout le camp, la fumée de ce qui brûlait s’élevant jusqu’à un trou laissé au sommet. Ce n’était pas un tissage uni de saidin ; Rand distinguait les emplacements où les tissages individuels se rejoignaient pour le former. Il songea qu’au moins deux cents hommes en tunique noire devaient se trouver sous le dôme. Une volée de foudre et de feu s’abattit sur cette barrière et explosa sans provoquer de dégâts. Le ciel même donnait l’impression de crépiter et de brûler ; ce fracas incessant remplissait l’air. Des Vierges de la Lance avec les bandelettes rouges pendant à leurs bras et les siswai’amans se tenaient le long de cette muraille qu’ils ne pouvaient pas voir, mêlés à des hommes de Mayene et du Cairhien, dont beaucoup étaient aussi à pied. De l’autre côté, des Shaidos en masse compacte ouvraient de grands yeux devant la barricade invisible qui les séparait de leurs ennemis, parfois lui donnant des coups de lance ou se précipitant contre elle. Les lances étaient bloquées net et les corps rebondissaient.
À l’intérieur du dôme, les derniers combats cessèrent au moment même où Rand regardait. Sous les yeux d’une maigre poignée de Vierges et de guerriers à la marque de reconnaissance rouge, des Shaidos désormais ôtaient leurs vêtements avec une expression flegmatique : capturés au combat, ils porteraient la tenue blanche de gai’shain pendant un an et un jour même si les Shaidos parvenaient d’une manière ou d’une autre à envahir le campement. Les hommes de Mayene et du Cairhien fournissaient les gardiens pour un important groupe de Liges et de Jeunes furieux mélangés à des serviteurs apeurés, presque autant de gardiens que de prisonniers. Des Asha’mans avec l’insigne de l’épée et du Dragon, en nombre égal à près d’une douzaine d’Aes Sedai étaient en train d’entourer celles-ci d’un écran. Les Aes Sedai avaient l’air horrifiées et effrayées. Rand en reconnut trois, encore que Nesune fut la seule dont il savait le nom. Un nombre des femmes que Rand avait isolées de la Source par un écran et plongées dans l’inconscience étaient étendues auprès de ces prisonnières, quelques-unes commençant à se ranimer, tandis que des soldats en tunique noire et des Fervents avec l’épée d’argent épinglée au col utilisaient le saidin pour en tirer d’autres sur le sol et les déposer dans cette rangée. Certains d’entre eux rapportèrent du taillis les deux Aes Sedai inanimées et la femme osseuse ; celle-ci criait toujours. Quand elles furent ajoutées au groupe, quelques-unes des Aes Sedai se détournèrent brusquement et vomirent.
Il y avait d’autres Aes Sedai sur les lieux, entourées de Liges et surveillées par des hommes en noir bien que n’étant pas isolées par un écran, et elles observaient les Asha’mans avec autant de malaise que les femmes sous bonne garde. Elles regardaient aussi Rand et visiblement seraient venues à lui sans la présence des Asha’mans. Rand leur adressa un regard irrité. Alanna était là ; il n’avait pas eu d’hallucination. Il ne mettait pas un nom sur toutes ses compagnes, mais les reconnaissait suffisamment. Elles étaient neuf au total. Neuf. Une fureur soudaine se déchaîna à l’extérieur du Vide, et le bourdonnement de mouche émanant de Lews Therin devint plus fort.
À ce stade, ce ne fut nullement une surprise de voir arriver d’un pas chancelant Perrin, du sang sur le visage et la barbe, suivi par un Loial boitillant armé d’une énorme hache et d’un garçon aux yeux brillants dont la casaque à rayures rouges semblait le désigner comme étant un Rétameur, à part l’épée qu’il portait, à lame rougie de bout en bout[16]. Rand faillit jeter un coup d’œil à la ronde pour voir si Mat n’était pas là aussi comme par hasard. C’est Dobraine qu’il vit, à pied avec une épée d’une main et la hampe de la bannière pourpre de Rand dans l’autre. Nandera rejoignit Perrin en laissant tomber son voile, ainsi qu’une autre Vierge de la Lance que Rand manqua de peu ne pas identifier sur-le-champ. C’était bon de voir Suline de nouveau vêtue en cadin’sor.
« Rand, dit Perrin d’une voix saccadée, la Lumière en soit remerciée, tu es toujours vivant. Nous avions projeté que tu ouvres un portail pour nous échapper, mais cela tombe à l’eau. Rhuarc et la plupart des Aiels sont toujours au milieu des Shaidos, la plupart des hommes de Mayene et du Cairhien aussi, et je ne sais pas ce qui est arrivé à ceux des Deux Rivières ou aux Sagettes. Les Aes Sedai étaient censées rester avec eux, mais… » Posant le fer de sa hache sur le sol, il s’appuya sur le manche en haletant ; il donnait l’impression d’être prêt à tomber sans ce support.
Le long de la barrière, des cavaliers survenaient, ainsi que ces Aiels au serre-tête rouge et des Vierges avec des brassards d’où pendaient des bandes rouges. La barrière les refoulait aussi au-dehors. À l’endroit où ils apparaissaient, les Shaidos se précipitaient sur eux, les engloutissaient.
« Laissez le dôme se dissiper », ordonna Rand. Perrin soupira de soulagement, pas moins. Avait-il cru que Rand laisserait massacrer les siens ? Mais voilà que Loial soupira aussi. Ô Lumière, quelle opinion avaient-ils de lui ? Min commença à lui masser le dos, en murmurant tout bas sur un ton apaisant. Pour une raison quelconque, Perrin adressa à Min un regard très surpris.
Taim avait peut-être été surpris, mais il n’était certainement pas soulagé. « Mon Seigneur Dragon, intervint-il d’une voix tendue, je dirais qu’il y a encore plusieurs centaines de femmes appartenant à la tribu des Shaidos là, au-dehors, certaines non négligeables. Et cela sans compter des milliers de Shaidos armés de lances. À moins que vous ne désiriez vraiment découvrir si vous êtes immortel, je suggère d’attendre quelques heures jusqu’à ce que nous connaissions cet endroit assez bien pour ouvrir des portails avec une certitude des lieux sur lesquels ils donnent, puis nous partirons. Il y a des pertes au cours des batailles. J’ai perdu plusieurs soldats aujourd’hui, neuf hommes qui seront plus difficiles à remplacer que n’importe quel nombre d’Aiels renégats. Quiconque meurt ici meurt pour le Dragon Réincarné. » S’il avait prêté attention à Nandera ou à Suline, il aurait peut-être modéré le ton et choisi plus soigneusement ses mots. Leurs mains voltigèrent dans le langage des signes ; elles paraissaient prêtes à l’assommer sur place.
Perrin se redressa péniblement de toute sa taille, ses yeux dorés fixés sur Rand, ferme et anxieux à la fois. « Rand, même si Dannil et les Sagettes sont restés en arrière comme ils étaient censés le faire, ils ne partiront pas tant qu’ils verront ça. » Il eut un geste vers le dôme qui les recouvrait, où le feu et les éclairs formaient une nappe continue de lumière. « Si nous stationnons ici pendant des heures, les Shaidos se tourneront contre eux tôt ou tard, en admettant qu’ils n’aient pas déjà commencé. Par la Lumière, Rand ! Dannil et Ban et Wil et Tell… Amys est là-bas, et Sorilea, et… ! Que tu te réduises en braises, Rand, il y en a qui sont morts pour toi davantage que tu ne le sais ! » Perrin prit une profonde aspiration. « Du moins laisse-moi sortir. Si je peux parvenir jusque là-bas, je les avertirai que tu es vivant et ils battront en retraite avant d’être tués.
— C’est faisable de se glisser dehors à deux », dit calmement Loial, en soupesant cette énorme hache. Le Rétameur se contenta d’un sourire, mais presque avec ardeur.
« Je vais ouvrir un endroit dans la barrière », commença Taim, mais Rand lui coupa sèchement la parole.
« Non ! » Pas pour les gens des Deux Rivières. Il ne pouvait pas paraître se soucier d’eux pas plus que des Sagettes. À la vérité, il était obligé de sembler s’en soucier moins. Amys était là-bas ? Les Sagettes ne prennent jamais part aux batailles ; elles traversent saines et sauves batailles et sanglantes guerres de clans. Pour venir à lui, elles avaient foulé aux pieds la coutume sinon la loi. Il aimerait autant laisser Perrin retourner dans ce maelström que les abandonner. Mais le motif ne pouvait pas être pour les Sagettes ou ses compatriotes des Deux Rivières. « Sevanna veut ma tête, Taim. Apparemment elle a pensé qu’elle pourrait l’avoir aujourd’hui. » Le ton dépourvu d’émotion que le Vide donnait à sa voix était approprié. Ce qui sembla inquiéter Min, toutefois ; elle lui caressait le dos comme pour le calmer. « Je veux qu’elle comprenne son erreur. Je vous avais dit de créer des armes, Taim. Montrez-moi donc à quel point elles sont meurtrières. Dispersez les Shaidos. Broyez-les.
— À vos ordres. » Si Taim avait été rigide auparavant, il était maintenant de pierre.
« Plantez mon étendard à un endroit où on le verra », ordonna Rand. Du moins cela annoncerait qui était maître du camp à tous ceux qui étaient à l’extérieur du dôme. Peut-être les Sagettes et les gens des Deux Rivières battraient-ils en retraite quand ils le verraient.
Les oreilles de Loial s’agitaient avec malaise et Perrin attrapa Rand par le bras quand Taim s’éloigna. « J’ai vu ce qu’ils font, Rand. C’est… » Du sang sur le visage et du sang sur sa hache, il avait encore un ton écœuré.
« Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse ? riposta durement Rand. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? »
La main de Perrin retomba, et il soupira. « Je ne sais pas. Pourtant, je ne suis pas obligé de trouver cela plaisant.
— Grady, hissez la Bannière de la Lumière ! » cria Taim, et le Pouvoir rendit sa voix retentissante. Sur des flots d’Air, Jur Grady enleva de la main d’un Dobraine stupéfait la bannière pourpre et l’éleva jusqu’au trou dans le sommet du dôme. Du feu explosa autour et des éclairs de foudre luirent tandis que ce rouge éclatant s’élevait au milieu de la fumée qui montait en ondoyant des chariots en feu. Rand reconnut un certain nombre des hommes en tunique noire, mais il ne savait que quelques noms en dehors de celui de Jur. Damer, Fedwin et Eben, Jahar et Torvil ; de ceux-là seul Torvil arborait sur son col l’insigne du Dragon.
« Asha’mans, formez la ligne de bataille ! » tonna Taim.
Les hommes en tunique noire s’élancèrent pour se placer entre la barrière et les autres qui se trouvaient là, tous sauf Jur et ceux qui surveillaient les Aes Sedai. À l’exception de Nesune qui suivait tout des yeux avec une attention soutenue, la bande de la Tour s’était laissée avec apathie tomber sur les genoux, ne regardant même pas les hommes qui les avaient emprisonnées derrière un écran, et même Nesune avait encore l’air d’être sur le point de vomir. Pour la majeure partie, les femmes de Salidar dévisageaient froidement les Asha’mans qui les gardaient, même si, de temps en temps, elles tournaient vers Rand ces yeux glacés. Alanna ne regardait que Rand. De faibles fourmillements lui parcouraient la peau, il s’en rendait compte ; pour qu’il éprouve cela à cette distance, toutes les neuf devaient embrasser la saidar. Il espéra qu’elles auraient assez de bon sens pour ne pas canaliser ; les hommes de marbre qui leur faisaient face étaient bourrés de saidin à en éclater et ils paraissaient aussi tendus que les Liges dont les doigts caressaient leur épée.
« Asha’mans, levez la barricade d’une toise ! » Au commandement de Taim, les bords du dôme se soulevèrent tout autour. Les Shaidos surpris qui étaient en train de peser sur ce qu’ils étaient incapables de voir trébuchèrent en avant. Ils se ressaisirent aussitôt, une masse voilée de noir fonçant en avant, mais ils n’eurent le temps que d’avancer d’une foulée avant l’ordre suivant de Taim : « Asha’mans, tuez ! »
Le premier rang des Shaidos explosa. Il n’y avait pas d’autre façon de le décrire. Des formes vêtues du cadin’sor se pulvérisèrent en écume de sang et de chair. Des flots de saidin franchirent cette brume épaisse, s’élançant en un clin d’œil de silhouette à silhouette, et le rang suivant de Shaidos mourut, puis le suivant et le suivant encore, comme si ces Shaidos s’engouffraient dans un énorme hache-viande. Les yeux fixés sur ce carnage, Rand avala sa salive. Perrin se pencha pour vider son estomac, ce que Rand comprit fort bien. Un autre rang périt. Nandera mit une main devant ses yeux, et Suline se détourna. Les débris sanglants d’êtres humains commencèrent à former un mur.
Personne ne pouvait résister à ça. Entre une rafale de morts et la suivante, les Shaidos qui étaient devant se démenèrent soudain en sens inverse, se frayant de force un passage à travers la masse qui s’acharnait à aller de l’avant. Cet enchevêtrement tournoyant commença lui-même à exploser, alors tous reculèrent. Non, s’enfuirent en courant. La pluie de feu et d’orage contre le dôme perdit de sa persistance.
« Asha’mans, tonna la voix de Taim, cercle roulant de Terre et de Feu ! »
Sous les pieds des Shaidos les plus proches des chariots, la terre s’éleva soudain en fontaines de flamme et de poussière, projetant des hommes dans toutes les directions. Les corps étaient encore en l’air que d’autres gouttes de flammes jaillirent en grondant hors du sol, puis d’autres encore, en un cercle qui allait s’élargissant tout autour des chariots, poursuivant les Shaidos sur vingt-cinq toises, cinquante, cent. Il n’y avait plus maintenant là-bas que panique et mort. Les lances et les boucliers gisaient abandonnés. Le dôme au-dessus était dégagé, à l’exception de la fumée montant des chariots qui brûlaient.
« Arrêtez ! » Le rugissement des explosions couvrit l’ordre lancé par Rand aussi facilement qu’il noyait les hurlements des hommes. Rand tissa les flots utilisés par Taim. « Arrêtez ça, Taim ! » Sa voix retentit par-dessus tout comme le tonnerre.
Encore un cercle d’éruptions, puis Taim cria : « Asha’mans, repos ! »
Pendant un instant, un silence assourdissant donna l’impression d’emplir l’air. Les oreilles de Rand bourdonnaient. Puis il entendit les cris et gémissements. Des blessés se soulevaient d’entre les tas de morts. Et au-delà d’eux, les Shaidos fuyaient, laissant derrière eux des groupes épars de siswai’amans et de Vierges de la Lance au brassard rouge, de Cairhienins et de soldats de Mayene, certains toujours à cheval. Presque avec hésitation, ils commencèrent à se diriger vers les chariots, quelques Aiels abaissant leur voile. Sa vue renforcée par le Pouvoir, il aperçut Rhuarc qui boitait, un bras pendant, mais debout. Et, bien au-delà de lui, un large groupe de femmes aux amples jupes sombres et corsages clairs, avec une escorte d’hommes en vêtements des Deux Rivières portant de grands arcs. Ils étaient trop loin de lui pour distinguer leur expression mais d’après la manière dont au moins les hommes des Deux Rivières regardaient les Shaidos qui détalaient, ils étaient aussi abasourdis les uns que les autres.
Une immense sensation de soulagement envahit Rand, encore que pas suffisante pour calmer les lointains remous dans son estomac. Min avait la figure appuyée contre sa chemise ; elle pleurait. Il lui caressa les cheveux. « Asha’mans, – il n’avait jamais été si content que le Vide draine toute émotion de sa voix – vous avez bien travaillé. Je vous félicite, Taim. » Il se détourna pour ne plus avoir le carnage sous les yeux, entendant à peine le tonnerre d’acclamations de « Seigneur Dragon ! » et « Asha’mans ! » qui jaillit des hommes en tunique noire.
Quand il se tourna, il trouva des Aes Sedai. Merana était complètement à l’arrière du groupe, mais Alanna se tenait presque face à lui à côté de deux Aes Sedai qu’il ne reconnut pas.
« Vous vous en êtes bien tiré », dit celle des deux qui avait un visage carré. Une paysanne, avec un visage sans âge et des yeux qui gardaient de justesse une expression sereine, faisant abstraction des Asha’mans autour d’elle. Les traitant ouvertement par le mépris. « Je suis Bera Harkin et voici Kiruna Nachiman. Nous sommes venues vous porter secours… avec l’assistance d’Alanna… » – ce qui était manifestement rajouté à cause du soudain froncement de sourcils d’Alanna – « bien qu’il semble que vous n’ayez pas eu grand besoin de nous. N’empêche, ce sont les intentions qui comptent et…
— Votre place est avec elles », dit Rand en désignant les Aes Sedai coupées de la saidar par un écran et sous bonne garde. Vingt-trois, il vit, et pas de Galina parmi elles. Le bourdonnement de Lews Therin s’enfla, mais il refusa d’écouter. Ce n’était pas le moment pour les crises de rage folle.
Kiruna se redressa fièrement de toute sa taille. Quelle qu’elle fût, elle n’était certainement pas une paysanne. « Vous oubliez qui nous sommes. Elles vous ont peut-être maltraité, mais nous…
— Je n’oublie rien, Aes Sedai, répliqua froidement Rand. J’ai dit que six pouvaient venir, mais j’en compte neuf. J’ai dit que vous seriez sur un pied d’égalité avec les émissaires de la Tour et pour être venues à neuf, vous y serez. Elles sont à genoux, Aes Sedai. Agenouillez-vous ! »
Des faces sereines le regardèrent fixement d’un œil glacial. Il sentit des Asha’mans préparer des écrans d’Esprit. Une expression de défi s’affirma sur le visage de Kiruna, sur celui de Bera, sur d’autres. Deux douzaines d’hommes en tunique noire se postèrent en cercle autour de Rand et des Aes Sedai.
Jamais Taim n’avait paru à Rand aussi près de sourire. « Agenouillez-vous pour jurer fidélité au Seigneur Dragon, dit-il d’une voix sobre, sinon vous serez mises à genoux de force. »
Comme d’ordinaire, l’histoire se répandit à travers le Cairhien au nord et au sud, par les caravanes de marchands, par les colporteurs et les simples bavardages de voyageurs dans une auberge. Comme d’ordinaire, l’histoire changeait chaque fois qu’elle était racontée de nouveau. Les Aiels s’étaient retournés contre le Dragon Réincarné et l’avaient tué, aux Puits de Dumaï ou ailleurs. Non, les Aes Sedai avaient sauvé Rand al’Thor. C’est les Aes Sedai qui l’avaient tué – non, l’avaient neutralisé – non, l’avaient emporté à Tar Valon où il languissait dans un cachot sous la Tour Blanche. Ou bien où l’Amyrlin en personne s’était agenouillée devant lui. Fait rare lorsqu’il s’agissait d’histoires, ce qui était le plus souvent cru était quelque chose de très proche de la vérité.
Par une journée de feu et de sang, une bannière déchiquetée avait flotté au-dessus des Puits de Dumaï, portant l’antique symbole des Aes Sedai.
Par une journée de feu et de sang et du Pouvoir Unique, comme la prophétie l’avait laissé prévoir, la Tour sans tache, brisée, avait plié le genou devant le symbole oublié.
Les neuf premières Aes Sedai avaient juré fidélité au Dragon Réincarné, et le monde avait été transformé à jamais.