Diko alla chercher Hunahpu à la gare de Juba. Elle n’eut aucun mal à le reconnaître avec sa petite taille, sa peau brun clair et ses traits typiquement mayas. Sur le quai, l’air serein, il parcourait lentement du regard la foule qui l’entourait. Diko fut étonnée de son aspect juvénile bien que, elle ne l’ignorait pas, les Indiens sans rides paraissent souvent jeunes à l’œil habitué aux autres types humains. Et, justement à cause de la jeunesse du visiteur, Diko était surprise de ne percevoir chez lui aucune tension. On avait l’impression qu’il s’était déjà trouvé là cent fois et qu’il observait un environnement familier, cherchant ce qui avait changé au cours de ses années d’absence. Qui aurait pu deviner, à le regarder, que sa carrière était au bord du gouffre, qu’il n’avait jamais voyagé plus loin que Mexico, qu’il s’apprêtait à présenter une théorie qui allait peut-être bouleverser le cours de l’Histoire ? Diko lui envia cette paix intérieure qui lui permettait de prendre la vie avec autant de… d’équanimité.
Elle s’approcha de lui. Il posa les yeux sur elle sans que son visage exprime la moindre interrogation ni le moindre soulagement, alors qu’il avait certainement cherché une photo d’elle dans le rôle du personnel de l’Observatoire et l’avait sans doute reconnue. « Je suis Diko », dit-elle en tendant les deux mains.
Il les serra brièvement. « Et moi Hunahpu, répondit-il. C’est aimable à vous d’être venue me chercher.
— Les rues ne portent pas de plaques ici, et je conduis mieux que les taxis. Enfin, ça reste à voir, mais je prends moins cher. »
Il ne sourit pas. Le genre coincé, songea-t-elle. « Vous avez des bagages ? »
Il fit non de la tête. « Rien que ceci. » D’un haussement d’épaule il désigna son petit sac en bandoulière. Est-ce qu’il y avait seulement la place d’y fourrer de quoi se changer ? Mais, c’était vrai, il ne faisait que passer d’un climat tropical à un autre, il n’avait pas besoin d’un nécessaire de rasage – le système pileux peu développé des Indiens contribuait aussi à leur aspect juvénile – et, quant aux articles, ils avaient dû être transmis électroniquement. Néanmoins, la plupart des gens trimbalaient bien plus de bagages que cela lorsqu’ils se déplaçaient, peut-être parce qu’ils ne se sentaient pas en sécurité et qu’il leur fallait s’entourer d’objets familiers, ou pour se donner l’impression d’avoir un choix à faire quand ils s’habillaient, afin de calmer leur angoisse ou leur sentiment d’impuissance. Manifestement, Hunahpu n’était pas de ceux-là. Apparemment, il ne connaissait pas l’anxiété, à moins qu’il ne se considère nulle part comme un étranger. Ce doit être fabuleux, pensa Diko, de se sentir à l’aise partout ! J’aimerais avoir ce don. Et, à sa grande surprise, elle s’aperçut qu’elle admirait Hunahpu alors même que sa froideur la rebutait.
Le trajet jusqu’à l’hôtel se fit dans le silence et le jeune homme n’émit aucun commentaire sur sa chambre. « Eh bien, dit-elle, je suppose que vous voulez vous reposer pour vous remettre du décalage horaire. Le mieux, c’est de dormir trois heures, puis de vous lever et de manger aussitôt.
— Je n’aurai pas de problème de décalage. J’ai dormi dans l’avion. Et dans le train aussi. »
Il avait dormi ? Alors qu’il se rendait à l’entrevue la plus importante de toute sa vie ?
« Ah bon ; mais vous devez avoir faim ?
— J’ai mangé dans le train.
— Ah ! Ah bon, répéta-t-elle. Il vous faudra combien de temps pour être prêt ?
— Je peux m’y mettre tout de suite. » Il ôta son sac de son épaule et le posa sur le lit, mais avec quelle économie dans le geste ! Il ne l’avait ni jeté négligemment ni déposé avec un soin outré, mais d’un mouvement si naturel qu’on aurait cru le sac doué d’une volonté propre.
Diko fut prise d’un frisson d’angoisse sans savoir pourquoi. Puis elle comprit : c’était à cause d’Hunahpu, de sa façon d’être là devant elle, sans rien dans les mains, rien sur l’épaule, aucun objet à tenir, à tripoter ou à serrer contre lui. Il s’était débarrassé de son seul accessoire et pourtant il paraissait aussi calme et détendu qu’avant. Elle avait la même impression que lorsque quelqu’un s’approchait trop du bord d’un précipice : une espèce d’horreur empathique. Elle n’aurait jamais pu l’imiter : seule dans une ville inconnue, il lui aurait fallu quelque chose de familier à quoi se raccrocher, un calepin, un sac, voire un bracelet, une bague ou une montre afin de s’occuper les doigts. Mais cet homme-là… même les mains vides, il avait l’air parfaitement à l’aise. Il serait probablement capable de se dévêtir et d’avancer nu comme un ver dans la vie sans manifester le moindre signe de vulnérabilité. C’était effrayant, tant de maîtrise de soi.
« Comment faites-vous ? demanda-t-elle sans pouvoir s’en empêcher.
— Quoi donc ?
— Pour rester aussi… aussi calme. »
Il réfléchit un instant. « C’est que je ne sais pas que faire d’autre.
— Moi, je serais terrorisée : me présenter comme ça dans une ville loin de chez moi et placer le travail de toute ma vie entre les mains de parfaits inconnus.
— Oui. Moi aussi. »
Elle le dévisagea. Avait-elle bien entendu ? « Vous avez peur ? »
Il hocha la tête. Mais son visage restait aussi serein, son corps aussi détendu ; de fait, en même temps qu’il avouait sa terreur, ses manières, ses traits clamaient le message contraire, qu’il était à l’aise, qu’il s’ennuyait peut-être un peu, mais sans impatience encore ; comme s’il n’était que le spectateur indifférent des événements à venir.
Et soudain les commentaires de la femme qui supervisait les travaux d’Hunahpu prirent un sens nouveau : elle l’avait décrit comme ne s’intéressant apparemment à rien, pas même à ce qui lui tenait le plus à cœur. Impossible de travailler avec lui, mais bonne chance tout de même, avait conclu le superviseur. Pourtant, Hunahpu n’avait rien d’un autiste incapable de la moindre réaction : il regardait ce qui l’entourait et s’en imprégnait visiblement ; il était poli et attentif lorsque Diko parlait.
Bah, aucune importance. Il était bizarre, c’était clair ; mais il était venu présenter sa théorie et autant valait maintenant qu’un autre moment. « De quoi avez-vous besoin pour votre démonstration ? demanda-t-elle. D’un chronoscope ?
— Et d’un terminal de réseau, répondit-il.
— Alors, allons à mon centre. »
« J’ai réussi à convaincre don Enrique de Guzmân, dit Columbus. Comment se fait-il que seuls les rois soient réfractaires à mes arguments ? »
Le père Antonio sourit en secouant la tête.
« Cristóbal, tous les gens instruits y sont réfractaires ; vos affirmations manquent de substance et ne tiennent pas debout ; vous avez contre vous les mathématiques et les anciens les plus prestigieux. Les rois n’écoutent pas vos arguments parce qu’ils sont entourés de savants qui mettent vos raisonnements en charpie. »
Columbus était consterné. « Si c’est ce que vous croyez, père Antonio, pourquoi me soutenir ? Pourquoi me faire si bon accueil ? Pourquoi m’avoir aidé à emporter la conviction de don Enrique ?
— Ce ne sont pas vos arguments qui m’ont convaincu, répondit le père Antonio. C’est la lumière de Dieu qui brille en vous : vous brûlez intérieurement, et je crois que seul Dieu peut allumer un tel feu dans un homme ; par conséquent, même si je tiens vos raisonnements pour absurdes, je pense que c’est la volonté de Dieu que vous partiez vers l’ouest, et je ferai tout pour vous aider car j’aime également Dieu et je possède aussi une petite étincelle du même feu en moi. »
À ces mots, Columbus sentit les larmes lui monter aux yeux. Durant toutes ses années d’études, toutes ses confrontations au Portugal et, plus récemment, chez don Enrique, nul n’avait manifesté que Dieu l’eût touché au point de soutenir sa cause. Il en était venu à se demander si le Seigneur ne l’avait pas abandonné et ne le laissait pas désormais se débrouiller seul. Mais voici qu’il entendait de la bouche du père Antonio – qui était, tout de même, un savant d’une grande érudition et fort respecté par ses pairs de toute l’Europe – des paroles qui confirmaient l’influence de Dieu sur les hommes de bonne volonté, afin de leur donner foi en la mission de Columbus.
« Père Antonio, si je ne savais pas ce que je sais, mes arguments ne me convaincraient pas non plus, dit-il.
— Plus un mot, intervint le père Pérez. Ne répétez jamais cela. »
Columbus le regarda, interloqué. « Je vous demande pardon ?
— Chez nous, à La Râbida, toutes portes fermées, vous pouvez faire ce genre de déclaration : nous comprenons. Mais dorénavant ne donnez à personne l’impression, si minime soit-elle, que l’on peut mettre vos arguments en doute.
— Pourtant, c’est possible, dit le père Antonio.
— Mais on ne doit pas avoir, en l’écoutant, le sentiment qu’il le soit. Ne suis-je pas assez clair ? C’est la volonté de Dieu que ce voyage ait lieu et c’est votre foi qui doit inspirer vos interlocuteurs. C’est ainsi que vous remporterez la victoire, Columbus : ni par la logique ni par les arguments, mais par la foi, le courage, la ténacité, la certitude. Ceux que touche l’esprit de Dieu vous suivront quoi qu’il arrive : mais combien seront-ils ? Combien en avez-vous rencontré ?
— En vous comptant, vous et le père Antonio, dit Columbus, deux.
— Vous voyez : vous n’obtiendrez pas la victoire par la force de vos arguments parce que, de fait, ils sont bien minces. Et l’esprit de Dieu ne submergera personne sur votre chemin parce que Dieu n’agit pas ainsi. Quels sont vos atouts, Cristóbal ?
— Votre amitié, répondit-il aussitôt.
— Et votre foi entière et absolue, ajouta le père Pérez. Ai-je raison, père Antonio ? »
L’intéressé acquiesça. « Je saisis votre raisonnement. Ceux dont la foi est vacillante adoptent celle des gens chez qui elle demeure inébranlable. Votre confiance doit être absolue, à partir de quoi d’autres pourront s’y raccrocher et se laisser emporter.
— En conséquence, enchaîna le père Pérez, vous ne devez jamais manifester le moindre doute, ni même donner à penser qu’il y ait la moindre possibilité de doute.
— Très bien, dit Columbus. J’en suis capable.
— Et vous devez toujours laisser l’impression que vous en savez davantage que vous ne voulez bien en dire », ajouta le père Pérez.
Columbus ne répondit pas car il ne pouvait avouer que c’était précisément le cas.
« Cela signifie que jamais, au grand jamais, vous ne devez terminer en déclarant : "Vous avez entendu tous mes arguments, je vous ai dit tout ce que je savais." Si l’on vous pose des questions directes, répondez comme si vous ne dispensiez que des fragments d’un savoir plus vaste. Agissez comme si vous vous attendiez que vos interlocuteurs en sachent aussi long que vous et que vous étiez déçu de constater le contraire ; faites comme si vous pensiez que tout le monde devait savoir ce que vous savez, et que vous désespériez d’instruire les non-initiés.
— Cela ressemble fort à de l’orgueil, dit Columbus.
— C’est davantage que cela, fit le père Antonio en éclatant de rire : c’est de l’orgueil de savant ! Croyez-moi, Cristóbal, ils ne vous traiteront pas autrement.
— C’est vrai, répondit Columbus qui se rappelait l’attitude des conseillers du roi Joâo à Lisbonne.
— Encore une chose, Cristóbal, intervint le père Pérez : vous vous entendez bien avec les femmes. »
Columbus haussa les sourcils. Ce n’était pas le genre de déclaration qu’il attendait d’un prieur franciscain.
« Je ne parle pas de séduction, bien que je ne doute pas de votre capacité à maîtriser cet art, si ce n’est déjà fait ; je parle de la façon dont elles vous regardent, dont vous attirez leur attention. Cela peut également vous servir, car il se trouve que nous vivons en une époque où la Castille est gouvernée par une femme. Une souveraine régnante, non pas l’épouse d’un roi. Croyez-vous que Dieu laisse de tels détails au hasard ? Elle aura pour vous les yeux d’une femme pour un homme et elle vous jugera comme les femmes jugent les hommes – non pas sur la substance de leurs arguments ni sur leur habileté ou leurs prouesses au combat, mais sur leur force de caractère, sur l’intensité de leur passion, la fermeté de leur âme, leur compassion et – par-dessus tout – leur conversation.
— Je ne vois pas comment employer ce talent que vous me prêtez », répondit Columbus. Il pensait à son épouse, à la façon déplorable dont il l’avait traitée, ce qui ne l’avait pas empêchée de l’aimer malgré tout. « Vous ne proposez tout de même pas que je cherche à obtenir une audience privée avec la reine Isabelle ?
— Pas du tout ! s’écria le père Pérez, horrifié. Loin de moi l’idée de trahison ! Non, vous la rencontrerez publiquement – c’est dans ce but qu’elle vous a fait mander. Ma position de confesseur de la reine m’a permis de lui faire envoyer quelques lettres qui parlaient de vous, ce qui a peut-être contribué à éveiller son intérêt : don Luis lui a écrit en proposant un apport de quatre mille ducats à votre entreprise, et don Enrique s’est déclaré prêt à monter seul votre expédition. Ces éléments réunis ont fait de vous un personnage qui pique sa curiosité.
— Et ce que vous en obtiendrez, dit le père Antonio, c’est une audience royale en présence de la reine de Castille et de son époux le roi d’Aragon.
— Cependant, je vous le répète, vous devez vous considérer comme reçu par la reine seule et vous adresser à elle comme à une femme, à la façon des femmes et non à celle des hommes. Vous serez tenté de vous comporter comme la plupart des courtisans et des ambassadeurs et de ne parler qu’au roi : elle déteste cela, Cristóbal. Je ne trahis pas le secret de la confession en vous l’affirmant ; on la traite comme si elle n’était pas là, et pourtant son royaume est deux fois plus étendu que celui du roi. En outre, c’est son royaume qui est de tradition maritime et qui a les yeux tournés vers l’occident et l’Atlantique. Ainsi, lorsque vous parlez, adressez-vous au deux, naturellement, car il ne faut pas offenser le roi ; mais, quoi que vous disiez, regardez d’abord la reine : c’est elle votre interlocutrice, elle à qui vous expliquez, elle que vous persuadez. N’oubliez pas que la subvention que vous demandez est modeste. Quelques navires ? Ils ne videront pas le trésor royal. Il est en son pouvoir de vous les donner même si son époux vous dédaigne. Et, parce qu’elle est femme, il est en son pouvoir de vous croire, de vous faire confiance et d’exaucer votre prière, quand bien même tous les savants d’Espagne se ligueraient contre vous. Comprenez-vous ?
— Je n’ai qu’une personne à convaincre, répondit Columbus, et c’est la reine.
— Quant aux savants, il vous suffit de vous montrer plus résistant qu’eux et de ne jamais leur dire ; "Tous mes arguments sont devant vous, je n’en ai pas d’autres." Si jamais vous leur faites cet aveu, ils mettront tous vos beaux raisonnements en pièces et même la reine Isabelle ne pourra se dresser contre leur certitude. Mais si vous vous en abstenez, leurs recommandations resteront beaucoup moins assurées ; toutes les interprétations seront permises. Ils seront furieux contre vous, évidemment, et ils s’efforceront de vous écraser, mais ce sont des hommes honnêtes et ils seront obligés de laisser une petite place au doute, de nuancer certaines tournures de phrase qui admettront la possibilité que, tout en étant persuadés de votre erreur, ils n’aient pas absolument, définitivement raison.
— Cela suffira-t-il ?
— Qui sait ? répondit le père Pérez. C’est peut-être écrit. » Quand Dieu m’a confié cette mission, songea Columbus, je pensais qu’il m’ouvrirait la voie ; au lieu de cela, me voici obligé de me contenter d’espoirs infimes !
« Persuadez la reine, répéta le père Pérez.
— Si j’y parviens, fit Columbus.
— Vous avez de la chance d’être veuf. C’est cruel à dire, je sais, mais si la reine vous savait marié cela réduirait son intérêt pour vous.
— Mais elle est mariée, elle, rétorqua Columbus. Où cela nous mène-t-il ?
— À ce que, lorsqu’un homme a pris épouse, il perd la moitié de sa séduction pour une femme. Même pour une femme mariée – surtout pour une femme mariée, car alors elle s’imagine savoir ce qu’est un époux !
— Les hommes, d’un autre côté, renchérit le père Antonio, ne sont pas victimes de cette aberration. Si j’en juge par le confessionnal du moins, les hommes sont plus attirés par les femmes mariées que par les célibataires.
— La reine et moi ne pouvons donc manquer de nous attirer mutuellement, dit Columbus d’un ton sec.
— Je le pense, fit le père Pérez en souriant. Mais votre amitié sera pure et les enfants de votre union seront des caravelles poussées par le vent d’est.
— La foi aux femmes, les preuves aux hommes, dit le père Antonio. Faut-il en conclure que le christianisme est réservé aux femmes ?
— Plutôt que le christianisme s’adresse à ceux qui ont la foi et qu’il se trouve par conséquent plus de vrais chrétiens chez les femmes que chez les hommes, répondit le père Pérez.
— Mais sans entendement, reprit le père Antonio, il n’est point de foi, aussi demeure-t-elle le domaine des hommes.
— Il y a l’intelligence de la raison, à laquelle les hommes excellent, et l’intelligence de la compassion, où les femmes se montrent bien supérieures. Des deux, laquelle donne naissance à la foi, selon vous ? »
Columbus les laissa débattre de la question et acheva ses préparatifs pour son voyage à Cordoue, où le roi et la reine tenaient leur cour tandis qu’ils poursuivaient leur guerre plus ou moins permanente contre les Maures. Toutes ces péroraisons sur les femmes, ce qu’elles aimaient, désiraient, admiraient et croyaient, tout cela était ridicule – que pouvaient connaître aux femmes des prêtres célibataires ? Maintenant, Columbus lui-même avait été marié, ce qui ne l’empêchait pas d’ignorer tout des femmes, tandis que les pères Pérez et Antonio recevaient les confessions de nombreuses fidèles ; peut-être n’étaient-ils pas si ignorants, finalement.
Felipa, elle, croyait en moi ; je trouvais cela normal, mais je me rends compte à présent que j’avais besoin d’elle, que je puisais de la force dans sa confiance. Elle croyait en moi alors qu’elle ne comprenait pas mes arguments. Peut-être le père Pérez a-t-il raison : les femmes seraient capables de voir par-delà la surface au plus profond de la vérité ; peut-être Felipa avait-elle perçu la mission que la Sainte-Trinité a mise dans mon cœur, ce qui l’a conduite à me soutenir malgré tout. La reine Isabelle la percevra-t-elle à son tour ? Dans ce cas, parce qu’elle occupe une position habituellement réservée aux hommes, elle pourra détourner le cours du destin pour me permettre d’accomplir la mission de Dieu.
La nuit tombant, Columbus se sentit de plus en plus seul et, pour la première fois autant qu’il se souvienne, Felipa lui manqua ; il aurait voulu l’avoir auprès de lui pour affronter le noir. Je n’ai jamais mesuré tout ce que tu m’as donné, lui dit-il bien qu’il doutât qu’elle pût l’entendre. Mais pourquoi pas, après tout ? Si les saints entendent les prières, pourquoi pas les épouses ? Et si elle ne m’écoute plus – qu’est-ce qui l’y obligerait ? –, je sais qu’elle écoutera les prières de Diego.
Cette pensée en tête, il traversa le monastère illuminé de bougies jusqu’à la petite cellule où couchait l’enfant. Il dormait.
Columbus le prit contre lui et l’emporta dans la nuit qui s’épaississait jusqu’à sa propre chambre, dans son grand lit, où il s’étendit, son fils recroquevillé au creux de son bras. Me voici avec Diego, fit-il intérieurement ; me vois-tu, Felipa ? M’entends-tu ? Aujourd’hui je te comprends un peu, dit-il à son épouse décédée ; je mesure le don que tu m’as fait. Merci. Et, si tu as quelque influence dans le Ciel, touche le cœur de la reine Isabelle ; fais-lui voir ce que tu as vu en moi ; fais-la m’aimer au dixième de ce que tu m’as aimé et j’aurai mes navires, et Dieu apportera la Croix aux royaumes de l’Orient.
Diego s’agita et Columbus lui murmura ; « Rendors-toi, mon fils. Rendors-toi. » Diego se blottit contre lui et ne s’éveilla point.
Hunahpu, aux côtés de Diko, suivait les rues de Juba sans paraître trouver le moins du monde étrange le spectacle des enfants qui couraient nus au milieu des huttes d’herbe ; pourtant, tous les visiteurs sans exception faisaient des commentaires, posaient des questions ; certains prenaient un air blasé et demandaient si l’herbe qui servait à fabriquer les huttes était une espèce locale ou si on l’importait, et autres crétineries qui n’étaient en réalité qu’une façon contournée de dire : « Vous vivez vraiment comme ça, ici ? » Mais Hunahpu, lui, semblait indifférent, bien que rien n’échappât à son regard, Diko le sentait bien.
Dans le centre, naturellement, tout lui était familier et, à peine arrivé, il s’installa devant le terminal de la jeune fille et se mit à ouvrir des fichiers. Il n’avait pas demandé la permission mais, après tout, c’était normal : s’il voulait faire sa démonstration, il devait s’occuper de tout ; c’était elle qui l’avait conduit devant ce matériel, pourquoi donc devrait-il attendre son autorisation pour l’utiliser ? Ce n’était pas de l’impolitesse de sa part. De fait, il s’était dit terrifié ; cette sérénité, ce calme étaient-ils sa façon de gérer sa peur ? Peut-être qu’il paraîtrait tendu à se rompre si, un jour, il se relaxait pour de bon, s’il se laissait aller à rire, à plaisanter, à manifester des émotions, à prendre parti ! Peut-être était-ce seulement en proie à l’angoisse qu’il donnait cette impression de paix absolue.
« Quelles sont vos connaissances sur le sujet ? demanda-t-il. Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps en vous rabâchant ce que vous savez déjà.
— Je sais que l’empire mexica a atteint son apogée avec les conquêtes d’Auitzotl, qui ont essentiellement marqué les limites pratiques de l’empire méso-américain. Les pays dont il s’était emparé étaient si éloignés que Moctezuma II a dû les reconquérir, ce qui ne les a pas empêchés de reprendre bientôt leur indépendance.
— Et vous connaissez la raison de ces limites ?
— L’intendance, répondit-elle. Les distances étaient trop grandes, il était trop difficile de ravitailler les armées. Le plus haut fait d’armes des Aztèques a été de réaliser la liaison avec Soconusco, loin au sud sur la côte du Pacifique ; et si cela a fonctionné, c’est qu’ils ne prélevaient pas de victimes sacrificielles à Soconusco mais faisaient du commerce. C’était davantage une alliance qu’une conquête.
— Ça, c’étaient les limites spatiales, fit Hunahpu. Et les limites sociales et économiques ? »
Diko avait l’impression de passer un examen. Mais il avait raison ; en testant ses connaissances, il saurait jusqu’où plonger dans le matériel important, dans les nouvelles découvertes qui, selon lui, répondaient à la grande question : pourquoi les Intrus avaient imposé à Colomb la mission de faire voile à l’ouest. « Economiquement, le culte mexica du sacrifice était antiproductif : tant qu’ils conquéraient de nouveaux pays, la guerre leur fournissait assez de captifs pour que les territoires proches gardent une main-d’œuvre suffisante et assurent ainsi leur subsistance. Mais, dès qu’ils ont commencé à revenir des combats avec vingt ou trente prisonniers au lieu de deux ou trois mille, ils se sont trouvés devant un dilemme : s’ils prenaient leurs victimes sacrificielles dans les pays voisins qu’ils contrôlaient déjà, la production vivrière chuterait ; mais s’ils épargnaient ces hommes pour qu’ils cultivent la terre, ils devraient restreindre les sacrifices, ce qui impliquait moins de force à la bataille et moins de faveur de la part du dieu officiel – comment s’appelait-il, déjà ?
— Uitzilopochtli, répondit Hunahpu.
— Pour finir, ils ont choisi d’intensifier les sacrifices, comme une sorte de preuve de leur foi ; aussitôt, la production a baissé et la famine s’est déclarée. Et les gens du peuple ont commencé à voir d’un mauvais œil l’accroissement du nombre de victimes, même s’ils restaient tous fidèles à la religion d’Etat, parce qu’autrefois, avant la venue des Mexicas avec leur culte de Hutsil… Uitzil…
— Uitzilopochtli.
— Il y avait moins de sacrifices à la fois, comparativement, à la suite d’une guerre cérémonielle ou d’une guerre cosmique, ou encore d’un tournoi de jeu de paume. Les Mexicas, eux, se montraient prodigues de massacres et les gens du commun n’appréciaient pas ça du tout : les familles étaient déchirées et, vu le nombre des sacrifices, c’était de moins en moins considéré comme une distinction sacrée.
— Et dans la culture mexica ?
— L’Etat prospérait parce que le système favorisait la mobilité sociale : si l’on se distinguait à la guerre, on s’élevait ; les classes marchandes accédaient à la noblesse par leur fortune. On pouvait se hisser dans la société. Mais, dès après Auitzotl, cette tendance s’est interrompue lorsque Moctezuma a quasiment anéanti toute possibilité de passer d’une classe à l’autre par la richesse et lorsque les défaites répétées à la guerre ont pour ainsi dire interdit l’ascension sociale par la valeur au combat. Moctezuma a voulu imposer un système rigide et verrouillé, ce qui s’est avéré désastreux étant donné que toute la structure économique et sociale de la civilisation mexica reposait sur le principe de l’expansion et de la mobilité entre classes. »
Hunahpu hocha la tête.
« Maintenant, fit Diko, avec quoi n’êtes-vous pas d’accord là-dedans ?
— Je suis d’accord avec tout, répondit-il.
— Pourtant, la conclusion à en tirer, c’est que, même sans Cortés, l’empire aztèque se serait effondré en quelques années.
— En quelques mois, même. Les meilleurs alliés indiens de Cortés étaient les Tlaxcaltèques ; ils avaient déjà mis en pièces la machine militaire des Mexicas ; Auitzotl et Moctezuma avaient beau lancer et relancer leurs armées contre eux, ils tenaient toujours leur territoire. C’était humiliant pour les Mexicas, parce que la cité de Tlaxcala était située juste à l’est de Tenochtitlân, entièrement encerclée par l’empire mexica. Et les autres peuples, aussi bien ceux qui continuaient à résister aux Mexicas que ceux qui étaient déjà broyés par leur gouvernement, ces peuples commençaient à voir dans les Tlaxcaltèques leur espoir de délivrance.
— Oui, j’ai lu votre article à ce sujet.
— C’est la même situation que celle de l’empire perse après les Chaldéens : la chute des Mexicas n’aurait pas entraîné l’effondrement de la structure impériale tout entière ; les Tlaxcaltèques auraient pris leur place.
— C’est une possibilité, admit Diko.
— Non, rétorqua Hunahpu. C’est la seule. Le mouvement était déjà engagé.
— C’est maintenant qu’on en arrive au problème des preuves, je le crains. »
Hunahpu acquiesça. « Regardez. »
Il se tourna vers le chronoscope et se mit à charger de courtes scènes. Il avait minutieusement préparé son exposé, c’était manifeste, car il faisait passer Diko d’une séquence à l’autre sans plus de heurt que dans un film. « Ça, c’est Chocla », dit-il, et il lui montra, en brefs extraits, l’homme en question en audience avec le roi tlaxcaltèque, puis en réunion avec d’autres personnages dans d’autres contextes ; ensuite il désigna un autre ambassadeur tlaxcaltèque et le suivit au cours de diverses activités.
Une image se dégageait rapidement : les Tlaxcaltèques n’ignoraient pas la sourde agitation qui régnait chez les peuples assujettis tout autant que dans les classes marchande et guerrière des Mexicas. Ceux-ci étaient mûrs pour un coup d’Etat en même temps qu’une révolution, et l’un entraînerait l’autre. Les Tlaxcaltèques prenaient contact avec les chefs des différents groupes, passaient des alliances, bref se préparaient. « Les Tlaxcaltèques étaient parés. Si Cortés n’était pas venu mettre la pagaille dans leurs plans, ils se seraient emparés de l’empire mexica tout entier. Ils avaient prévu une révolte simultanée de toutes les nations importantes qui auraient lancé toutes leurs forces derrière les Tlaxcaltèques dont l’immense prestige leur inspirait confiance. En même temps, il était entendu qu’un coup d’Etat renverserait Moctezuma, ce qui romprait la triple alliance avec Texcozo et Tacuba, qui s’empresseraient d’abandonner Tenochtitlan pour former une nouvelle coalition avec Tlaxcala.
— D’accord, fit Diko. Ça me semble clair et je crois que vous avez raison : c’était bien ce qu’ils projetaient.
— Et ils auraient réussi, enchaîna Hunahpu. Par conséquent, affirmer que l’empire aztèque allait de toute façon s’écrouler ne mène à rien : il aurait été remplacé par un autre empire, plus jeune, plus fort et plus énergique. Et, il est bon de le souligner, aussi férocement attaché aux sacrifices de masse que les Mexicas. La seule différence entre eux tenait au nom de leurs dieux : au lieu d’Uitzilopochtli, les Tlaxcaltèques commettaient leurs massacres au nom de Camaxtli.
— Tout ceci est très convaincant, mais qu’est-ce que ça change ? Les limites qui s’imposaient aux Mexicas se seraient imposées aux Tlaxcaltèques, limites de transport, impossibilité de mener de front un programme de sacrifices à grande échelle et une agriculture intensive.
— Les Tlaxcaltèques n’étaient pas les Mexicas, dit Hunahpu.
— Et alors ?
— Dans leur lutte acharnée contre un ennemi puissant et implacable – lutte que n’ont jamais connue les Mexicas, dois-je ajouter –, les Tlaxcaltèques avaient renoncé à la vision fataliste de l’Histoire qui avait handicapé les Mexicas, les Toltèques et les Mayas. Ils aspiraient au changement et voilà qu’ils n’avaient qu’à se baisser pour le provoquer. »
La journée de travail touchait à sa fin et de plus en plus de monde s’agglutinait pour assister à l’exposé d’Hunahpu. Toute angoisse disparue, il se montrait à présent animé, enflammé par son sujet. Diko se demanda s’il ne fallait pas chercher là l’origine du mythe de l’Indien stoïque : une réaction culturelle à la peur qui, pour les Européens, passait pour de l’impassibilité.
Hunahpu lui montrait à présent une série de courtes scènes où apparaissaient des messagers du roi de Tlaxcala. mais ils ne se rendaient plus chez des dissidents mexicas ni dans des nations assujetties. « Il est de notoriété publique que les Tarasques, peuple établi au nord-ouest de Tenochtitlan. venaient de découvrir comment fabriquer le bronze et qu’ils se livraient à des expériences poussées avec d’autres métaux et d’autres alliages, expliqua Hunahpu. Ce que personne ne paraît avoir remarqué, en revanche, c’est qu’à ce moment-là les Mexicas ne mesurent absolument pas la portée de ces recherches, alors que les Tlaxcaltèques s’y intéressent énormément. Et ils ne se contentent pas d’essayer d’acheter le bronze : ils veulent l’accaparer ; ils sont en train de négocier une alliance pour faire venir des forgerons tarasques à Tlaxcala, ils vont certainement y parvenir, et ça signifie qu’ils disposeront d’armes de destruction terrifiantes comme aucune autre nation de la région n’en possède.
— Est-ce que le bronze leur donnerait un tel avantage ? demanda un des spectateurs. Après tout, les haches en silex des Mexicas étaient capables de décapiter un cheval d’un seul coup ; ils avaient donc déjà des armes de destruction.
— Une flèche à pointe de bronze est plus légère et vole plus loin et plus droit qu’une flèche à tête de silex ; une épée en bronze peut transpercer une armure rembourrée qui bloquait ou détournait les pointes et les lames en silex. Et ça ne se serait pas arrêté au bronze : les Tarasques testaient les divers métaux avec beaucoup d’application. Ils commençaient à travailler sur le fer.
— Non ! s’exclamèrent plusieurs personnes.
— Je sais ce que tout le monde prétend, et pourtant c’est vrai. » Il chargea une scène où un métallurgiste tarasque œuvrait avec du fer plus ou moins pur.
« Ça ne marchera pas, dit quelqu’un. La chaleur est insuffisante.
— Croyez-vous qu’il ne trouvera pas le moyen d’augmenter la température de son feu ? demanda Hunahpu. Cette scène date de l’époque où Cortés marchait déjà sur Tenochtitlan ; c’est pourquoi le travail du fer n’a rien donné : la technique n’étant pas au point lors de la conquête espagnole, on l’a oubliée. Si je suis tombé là-dessus, c’est parce que j’étais le seul à penser que ça valait le coup de faire des recherches sur ce sujet. Mais les Tarasques étaient bel et bien sur le point de travailler le fer.
— Et l’âge du bronze en Amérique centrale n’aurait duré que dix ans ? fit une voix dans l’assistance.
— Aucune loi ne dit que le bronze doit apparaître avant le fer, ni que le fer ne doit être exploité que plusieurs siècles après l’invention du bronze.
— Le fer n’est pas la poudre, fit Diko. À moins que vous ne vous apprêtiez à nous montrer des Tarasques en train de bricoler avec du salpêtre ?
— Je ne cherche pas à démontrer qu’ils auraient rattrapé la technologie européenne en l’espace de quelques années ; ç’aurait été à mon avis impossible. Je dis qu’en s’alliant avec les Tarasques, en les dominant, les Tlaxcaltèques auraient disposé d’armes qui leur auraient donné un avantage absolu sur les royaumes voisins. Ils auraient inspiré une telle terreur que les nations, une fois conquises, auraient pu le rester plus longtemps et envoyer d’elles-mêmes aux Tarasques des tributs que les Mexicas n’auraient pu obtenir que par la force. Les frontières se seraient élargies et la stabilité de l’empire s’en serait trouvée renforcée.
— Peut-être, fit Diko.
— Probablement, rétorqua Hunahpu. Et il y a encore ceci : les Tlaxcaltèques tenaient déjà sous leur coupe Huexotzingo et Cholula ; ce n’étaient que de petites cités proches, mais ça donne une idée de leur conception d’un empire. Et qu’y faisaient-ils ? Ils s’ingéraient dans la politique interne de leurs Etats vassaux à un degré inouï chez les Mexicas ; ils ne leur imposaient pas seulement le paiement de tributs et la livraison de victimes sacrificielles, ils avaient établi un gouvernement centralisé qui exerçait un contrôle rigide sur ceux des nations conquises ; bref, ils étaient en train de créer un véritable empire politiquement unifié plutôt qu’un système assez lâche de perception d’impôt. C’est la même innovation qui a rendu les Assyriens si puissants et que tous les empires prospères ont repris à leur suite. Les Tlaxcaltèques avaient redécouvert le principe deux mille ans plus tard. Mais songez à la façon dont les Assyriens en ont profité, puis imaginez ce qu’en auraient fait les Tlaxcaltèques.
— D’accord, fit Diko. J’appelle mon père et ma mère.
— Mais je n’ai pas fini, dit Hunahpu.
— J’ai assisté à votre exposé pour savoir si vous valiez la peine qu’on vous consacre du temps. C’est oui. La situation était manifestement beaucoup plus complexe en Amérique centrale qu’on ne le croyait, parce que tout le monde se concentrait sur les Mexicas sans s’occuper de leurs successeurs éventuels. Votre approche est productive, c’est évident, et il faut la soumettre à des gens qui disposent de beaucoup plus d’autorité que moi. »
Tout l’enthousiasme, toute l’animation d’Hunahpu tombèrent soudain et il reprit son air calme et impassible. Il a de nouveau peur, songea Diko.
« Ne vous inquiétez pas, dit-elle. Ils vont être aussi emballés que moi. »
Il hocha la tête. « Quand aura lieu la réunion ?
— Demain, je pense. Allez dormir un peu ; vous pouvez manger au restaurant de l’hôtel ; je ne suis pas sûre qu’ils aient un grand choix de plats mexicains, alors j’espère que la cuisine standard internationale vous convient. Je vous appellerai demain matin pour vous donner l’emploi du temps de la journée.
— Et Kemal ?
— À mon avis, il ne voudra pas manquer ça.
— Parce que je n’ai pas abordé le problème des transports.
— On verra ça demain. »
Le public impromptu se dispersait, mais certains s’attardaient dans l’espoir manifeste d’échanger quelques mots avec Hunahpu. Diko les rabroua : « Laissez-le se reposer. Vous serez tous invités à son exposé ; ne l’obligez pas à répéter aujourd’hui ce qu’il dira de toute manière à tout le monde demain. »
À sa grande surprise, Hunahpu éclata de rire. C’était la première fois qu’il se déridait et Diko se retourna vers lui. « J’ai dit quelque chose de drôle ?
— Quand vous m’avez interrompu, j’ai cru que vous ne me croyiez pas et que vous évoquiez une réunion avec Tagiri, Hassan et Kemal par pure politesse.
— Mais pourquoi ? Je vous ai dit que votre théorie me parais sait importante. » Diko était vexée qu’il ait pu la prendre pour une menteuse.
« Parce que je ne connais personne capable de faire ce que vous avez fait : interrompre un exposé qu’il considère comme important. »
Elle ne comprenait toujours pas.
« Diko, reprit-il, la plupart des gens rêvent d’acquérir des informations que leurs supérieurs eux-mêmes ne possèdent pas, d’être au courant de n’importe quoi les premiers. Vous, vous avez l’opportunité d’être informée la première et vous la sabordez ! Vous remettez à plus tard ! Et, mieux encore, vous promettez à vos subalternes qu’ils assisteront à l’exposé en même temps que vous !
— Ça se passe comme ça à l’Observatoire, fit Diko. La vérité ne sera pas moins vraie demain et tous ceux qui doivent la connaître ont le droit d’y avoir accès.
— Ça se passe comme ça à Juba, corrigea Hunahpu. Ou peut-être seulement autour de Tagiri. Mais, partout ailleurs, l’information se monnaye, les gens n’aspirent qu’à l’acquérir et ne la dispensent ensuite qu’avec le plus grand soin.
— Eh bien, nous nous serons mutuellement surpris aujourd’hui, dit la jeune fille.
— Moi, je vous ai surprise ?
— Vous êtes très bavard, finalement.
— Avec mes amis. »
Elle accepta le compliment avec un sourire. Celui qu’il lui retourna était chaleureux et d’autant plus précieux qu’il était rare.
Dès que Columbus ouvrit la bouche, Santangel comprit qu’il n’avait pas affaire au courtisan classique venu mendier un rang plus élevé. D’abord, il ne prenait pas de poses avantageuses et ne fanfaronnait pas ; il avait le visage plus juvénile que ne le laissaient augurer ses cheveux blancs, ce qui lui donnait un air de sagesse sans âge. Mais ce qui retenait l’attention, c’était son attitude : il s’exprimait d’une voix douce, si bien que toute la cour dut faire silence pour permettre au roi et à la reine de l’entendre ; et, bien qu’il regardât autant Ferdinand qu’Isabelle, Santangel se rendit bien vite compte que cet homme savait à qui il devait plaire, et ce n’était pas à Ferdinand.
Le roi ne nourrissait nul rêve de croisade ; il œuvrait à s’emparer de Grenade, parce que c’était une terre espagnole et qu’il rêvait d’une Espagne une et indivise. Cela ne se réaliserait pas en un clin d’œil, il le savait, et il dressait ses plans avec patience ; il n’avait pas à soumettre la Castille : son mariage avec Isabelle suffisait amplement puisque les deux couronnes seraient indissolublement liées en la personne de leurs enfants, et, entre-temps, il laissait à son épouse une grande liberté d’action dans son royaume d’origine, du moment qu’il gardait la mainmise exclusive sur les mouvements militaires des deux Etats. Il faisait montre de la même patience en ce qui concernait sa guerre avec Grenade : plutôt que de risquer ses armées dans des batailles rangées à l’issue nécessairement décisive pour l’un ou l’autre camp, il assiégeait, feintait, manœuvrait, subvertissait, bref il embrouillait l’ennemi qui le savait décidé à l’anéantir mais ignorait où concentrer ses forces pour lui faire obstacle. Il comptait bien chasser le Maure d’Espagne, mais sans ravager du même coup le royaume.
Isabelle, de son côté, était davantage chrétienne qu’espagnole. Elle soutenait la guerre contre Grenade parce qu’elle désirait une Espagne sous domination chrétienne et elle insistait depuis longtemps pour voir purifier l’Espagne de tous les non-chrétiens ; elle s’impatientait donc du refus de Ferdinand d’expulser les Juifs avant que les Maures n’aient été réduits. « Un infidèle à la fois », disait-il, et elle y consentait, mais ce retard l’irritait car elle ressentait la présence de non-chrétiens en Espagne comme une épine dans son flanc.
Aussi, lorsque ce Columbus se mit à parler de grands royaumes et d’empires lointains d’Orient où le nom du Christ n’avait jamais été prononcé mais vivait seulement en rêve dans le cœur de ceux qui avaient soif de vertu, Santangel sut que ces mots brûleraient comme une flamme dans les tréfonds d’Isabelle alors même qu’ils assoupissaient Ferdinand. Lorsque Columbus expliqua que ces nations païennes relevaient de la responsabilité particulière de l’Espagne, « car nous en sommes plus proches qu’aucune autre nation chrétienne, à l’exception du Portugal qui a choisi le plus long trajet possible au lieu du plus court, en contournant l’Afrique au lieu de faire voile plein ouest et de traverser le petit océan qui nous sépare de la multitude d’âmes prêtes à se rallier aux bannières de l’Espagne chrétienne », la reine posa sur lui des yeux extasiés qui ne cillaient plus.
Santangel ne s’étonna pas de voir le roi s’excuser et laisser son épouse poursuivre l’entrevue seule ; il savait que Ferdinand allait aussitôt désigner des conseillers pour examiner la demande de Columbus à sa place et que cela n’allait pas être chose facile. Mais ce Columbus… À l’entendre, Santangel ne pouvait se défendre de la conviction que, si quelqu’un était à même de mener à bien si folle entreprise, c’était cet homme. Pourtant, l’époque s’opposait totalement à la mise sur pied d’une expédition exploratoire : l’Espagne était en guerre et le royaume consacrait toutes ses ressources à chasser les Maures d’Andalousie ; comment la reine pourrait-elle financer un tel voyage ? Santangel avait encore à l’esprit la colère dans les yeux du roi lorsqu’on lui avait lu les lettres de don Enrique, duc de Sidonia, et de don Luis de la Cerda, duc de Médina. « S’ils ont de l’argent au point d’envisager de le jeter dans l’Atlantique pour des entreprises inutiles, pourquoi ne nous l’ont-ils pas donné pour repousser les Maures du pas de leur propre porte ? » avait-il demandé.
Isabelle, elle aussi, était une souveraine à l’esprit pratique, qui ne permettait jamais à ses désirs personnels d’interférer avec les besoins de son royaume ni de l’accabler d’exigences. Néanmoins, elle avait un point de vue différent sur la question : deux ducs s’étaient ralliés à la cause de ce Génois qui avait pourtant déjà essuyé un refus à la cour du roi du Portugal ; et elle détenait une lettre du père Juan Pérez, son confesseur, l’assurant que Columbus était un honnête homme qui n’aspirait qu’à l’occasion de prouver ses assertions, de sa vie s’il le fallait. Elle l’avait donc invité à Cordoue, décision que Ferdinand, patient, avait laissée passer, et à présent elle l’écoutait.
Santangel, lui, observait la scène car, en tant qu’homme du roi, il devrait lui rapporter tout ce que Columbus dirait. Il connaissait déjà la teneur de la moitié de son rapport : Actuellement, nous n’avons aucun fonds à dépenser dans une telle expédition. Trésorier et collecteur général des impôts du roi Ferdinand, Santangel savait que son devoir exigeait envers son souverain une précision et une honnêteté absolues en ce qui concernait les investissements de l’Espagne ; c’était lui qui avait expliqué au roi pourquoi il ne devait pas en vouloir aux ducs de Médina et de Sidonia.
« Bon an, mal an, ils payent toutes les taxes qu’il leur est possible de supporter. Cette expédition risque de ne pas se reproduire de sitôt et constituerait un grand sacrifice pour eux. Ne considérez pas leur proposition comme une preuve de leur déloyauté envers la Couronne mais comme celle de leur foi en ce Columbus. Leurs propriétés contribuent autant à la guerre que celles des autres seigneurs, et se servir de cet incident comme prétexte pour essayer de leur extorquer davantage ne ferait que les retourner contre vous et mettre également d’autres seigneurs mal à l’aise. » Le roi Ferdinand avait naturellement renoncé à son idée, car il faisait confiance à Santangel sur les questions fiscales.
Santangel était donc tout yeux et tout ouïe tandis que Columbus exposait avec prolixité ses rêves et ses espoirs à la reine. Qu’es-tu vraiment venu demander ? se dit-il in petto. Ce ne fut qu’au bout de trois heures d’audience que Columbus aborda enfin la question. « Pas plus de trois ou quatre navires – de simples caravelles suffiront, dit-il. Il ne s’agit pas d’une expédition militaire : nous ne ferons que jalonner la voie. Quand nous reviendrons chargés de l’or, des joyaux et des épices de l’Orient, les prêtres pourront suivre nos traces avec de vastes flottes, accompagnés de soldats pour les protéger des infidèles jaloux. Ils pourront alors se répandre dans Cipango et le Cathay, dans les îles aux épices et en Inde, dont les habitants entendront par millions le doux nom de Jésus-Christ et supplieront qu’on les baptise. Ils deviendront vos sujets et vous considéreront pour toujours comme celle qui leur a annoncé la bonne nouvelle de la résurrection, qui leur a expliqué leurs péchés afin qu’ils puissent s’en repentir. Et, avec l’or et l’argent, avec les richesses de l’Orient à votre disposition, vous n’aurez plus de difficultés à financer une petite guerre contre les Maures d’Espagne. Vous pourrez rassembler de vastes armées et libérer Constantinople ; vous pourrez rendre à la Méditerranée son statut de mer chrétienne ; vous pourrez vous tenir dans la tombe où a été étendu le corps du Sauveur, prier à genoux dans le jardin de Gethsemani, faire se dresser à nouveau la Croix sur la ville sainte de Jérusalem, sur Bethléem, la cité de David, sur Nazareth où Jésus grandit dans l’amour du charpentier et de la Sainte Vierge. »
L’écouter, c’était comme entendre de la musique. Et quand Santangel commençait à songer que ce n’était là que flatterie, que cet homme, comme presque tous, ne cherchait que son profit personnel, il achoppait : Columbus comptait accompagner la flotte et mettre sa propre vie en jeu. Il ne demandait ni titre, ni promotion, ni fortune tant qu’il ne serait pas revenu victorieux de son voyage. Cela donnait à ses arguments passionnés un accent de sincérité fort peu répandu à la cour. Il est fou peut-être, se dit Santangel, mais il est honnête. Honnête et habile : il n’élève jamais le ton, il ne pérore ni ne harangue ; non, il parle comme s’il s’agissait d’une conversation entre frère et sœur. Il est familier tout en demeurant toujours respectueux ; il s’exprime avec la vigueur qui convient à un homme, sans pour autant donner l’impression de considérer la reine comme son inférieure en matière intellectuelle – l’erreur fatale de bien des hommes devant Isabelle au cours des années.
Enfin, l’audience s’acheva. Isabelle, toujours prudente, ne promit rien, mais l’éclat de ses yeux n’échappa point à Santangel. « Nous en reparlerons », dit-elle.
Ça m’étonnerait, songea Santangel. À mon sens, Ferdinand s’efforcera d’éviter autant que faire se pourra les contacts entre son épouse et ce Génois. Mais elle ne l’oubliera pas et, même si aujourd’hui le trésor est tout entier consacré à la guerre, Isabelle trouvera le moyen d’offrir sa chance à Columbus pour peu qu’il se montre patient et ne commette pas d’impair.
Mais quelle chance ? Celle de périr en mer, perdu avec trois caravelles et leurs équipages, vaincu par la faim ou la soif, sa flotte mise en pièces par une tempête ou engloutie par un malstrom ?
Columbus reçut son congé. Isabelle, lasse mais heureuse, se laissa aller contre le dossier de son trône, puis fit signe de s’approcher à Quintanilla et au cardinal Mendoza, qui avaient eux aussi assisté à l’entrevue. Elle fit également signe à Santangel, à la grande surprise de l’intéressé.
« Que pensez-vous de cet homme ? » demanda-t-elle.
Quintanilla, toujours prompt à parler bien qu’il eût rarement grand-chose d’intéressant à dire, haussa simplement les épaules. « Qui peut savoir si son projet a quelque mérite ? »
Le cardinal Mendoza, parfois surnommé « le troisième souverain », sourit. « Il s’exprime bien. Votre Majesté, il a navigué en compagnie des Portugais et s’est entretenu avec leur roi. Mais il faudra un examen approfondi pour déterminer si son idée présente une quelconque valeur. À mon sens, il se fourvoie grossièrement dans son estimation de la distance entre l’Espagne et le Cathay. »
Alors, la reine se tourna vers Santangel et l’angoisse le saisit : il n’était pas parvenu au poste de confiance qu’il occupait en parlant en présence de n’importe qui. Ce n’était pas un orateur : son domaine, c’était plutôt l’action ; si le roi lui faisait confiance, c’était parce que, lorsqu’il promettait de rassembler telle somme d’argent, il la rassemblait ; lorsqu’il affirmait que telle campagne était dans les moyens du Trésor, les fonds étaient disponibles.
« Que sais-je de ces questions. Votre Majesté ? fit-il. Naviguer à l’ouest… Que puis-je en savoir ?
— Qu’allez-vous dire à mon époux ? demanda-t-elle – pour le taquiner car c’était un observateur, pas un espion, bien entendu.
— Que le projet de Columbus n’est pas aussi dispendieux qu’un siège, mais davantage néanmoins que ce que nous ne pouvons nous permettre actuellement. »
Elle s’adressa à Quintanilla. « Et la Castille n’en a-t-elle pas les moyens, elle non plus ?
— Pour le présent, Votre Majesté, ce serait difficile. Pas impossible, mais un échec ridiculiserait la Castille aux yeux de certains. »
Inutile de préciser que par « certains » il entendait Ferdinand et ses conseillers. Santangel le savait, Isabelle mettait toujours le plus grand soin à préserver le respect dans lequel la tenaient son époux et les hommes auxquels il prêtait l’oreille ; si elle acquérait une réputation de capricieuse, le roi en profiterait pour la dépouiller peu à peu de son pouvoir en Castille, et sans guère de résistance de la part des nobles castillans. Seule sa réputation de sagesse « virile » lui permettait de demeurer un solide point de ralliement pour les Castillans, ce qui, par contrecoup, lui donnait une certaine mesure d’indépendance vis-à-vis de son époux.
« Et cependant, disait-elle, pourquoi Dieu nous a-t-il faite reine si ce n’est pour amener ses enfants à la Croix ? »
Le cardinal Mendoza hocha la tête. « Si ses idées ont quelque valeur, lui permettre de les réaliser méritera tous les sacrifices, Votre Majesté. Gardons-le donc à la cour afin d’étudier son cas, débattre de ses assertions et les comparer au savoir que nous tenons des anciens. Rien ne presse, je pense ; le Cathay existera toujours dans un mois, deux mois ou un an. »
Isabelle réfléchit quelques instants. « Cet homme n’a pas de bien, dit-elle enfin. Si nous le maintenons auprès de nous, il faut l’attacher à la cour. » Elle se tourna vers Quintanilla. « Il faut lui donner les moyens de vivre en gentilhomme. »
Il acquiesça. « Je lui ai déjà fourni une petite somme pour subvenir à ses besoins en attendant l’audience d’aujourd’hui.
— Cinquante mille maravédis de ma propre bourse, fit la reine.
— Est-ce pour l’année. Votre Majesté ?
— S’il y faut plus d’un an, répondit-elle, nous en reparlerons. » Elle agita la main et détourna le regard. Quintanilla sortit. À son tour, le cardinal Mendoza s’excusa et prit congé. Santangel s’apprêtait à l’imiter lorsque la reine l’appela. « Luis.
— Votre Majesté ? »
Elle attendit que le cardinal eût passé la porte, puis : « Extraordinaire, ne trouvez-vous pas, que le cardinal Mendoza ait décidé de rester pour écouter ce Columbus ?
— C’est un homme remarquable, répondit Santangel.
— Qui donc ? Columbus ou Mendoza ? »
Comme il hésitait lui-même, Santangel garda le silence. « Vous l’avez entendu. Luis Santangel, et vous êtes un homme pratique. Que pensez-vous de lui ?
— Je le crois honnête. À part cela, qui sait ? Océans, navires et royaumes orientaux, j’ignore tout de ces choses.
— Mais vous êtes capable de juger si un homme est honnête.
— Il n’est pas venu dérober le contenu des coffres royaux. Et il croit sincèrement en tout ce qu’il vous a dit. De cela je suis certain. Votre Majesté.
— Moi aussi. J’espère qu’il saura convaincre les savants. » Santangel hocha la tête. Puis, contre tout bon sens, il ajouta un commentaire audacieux : « Les savants ne savent pas tout. Votre Majesté. »
Elle leva les sourcils, puis sourit. « Vous aussi, il vous a conquis, n’est-ce pas ? »
Santangel rougit. « Je vous l’ai dit : je le tiens pour un honnête homme.
— Les gens honnêtes ne savent pas tout non plus.
— Au fil de ma carrière, Votre Majesté, j’ai appris à considérer les gens honnêtes comme une rareté inestimable, tandis que nous avons pléthore de savants.
— Et c’est ce que vous allez dire à mon époux ?
— Votre époux, répondit-il en pesant ses mots, ne me posera pas les mêmes questions que Votre Majesté.
— En conséquence de quoi il en saura moins qu’il ne le devrait, ne croyez-vous pas ? »
C’était presque, mais pas tout à fait, reconnaître la rivalité qui régnait entre les deux couronnes d’Espagne, malgré l’harmonie soigneusement entretenue de leur union. Santangel avait tout intérêt à ne pas prendre parti sur une question aussi périlleuse. « Je n’ai pas la moindre idée de ce que des souverains doivent ou ne doivent pas savoir.
— Moi non plus », fit-elle à mi-voix. Elle détourna le regard avec une sorte de mélancolie sur le visage. « Il ne faut pas que je le voie trop souvent », murmura-t-elle encore. Puis, comme si elle se rappelait soudain la présence de Santangel, elle le congédia de la main.
Il sortit aussitôt, mais les paroles de la reine résonnaient en lui : « Il ne faut pas que je le voie trop souvent. » Ainsi, Columbus avait touché un point plus sensible qu’il ne l’imaginait. Eh bien, voilà un renseignement dont le roi pouvait se passer : inutile de lui fournir des éléments qui entraîneraient la mort du malheureux Génois par une nuit sombre, un poignard entre les côtes. Santangel ne s’exprimerait que sur le sujet qu’évoquerait le roi : l’idée de Columbus valait-elle le prix demandé ? À quoi Santangel répondrait honnêtement que, pour le présent, c’était davantage que le Trésor ne pouvait se permettre ; mais ultérieurement, une fois la guerre victorieusement conclue, son projet pourrait s’avérer à la fois réalisable et désirable, si on lui accordait la moindre chance de succès.
Et, entre-temps, il n’y avait pas à s’inquiéter de la remarque finale de la reine ; femme, elle était chrétienne, et reine, elle était habile. Elle ne mettrait pas en péril sa place dans l’éternité ni sur le trône à cause d’un bref sursaut de désir pour ce Génois aux cheveux blancs ; quant à Columbus, il ne paraissait pas stupide au point de chercher une promotion aussi risquée. Santangel ne pouvait pourtant s’empêcher de se demander s’il ne nourrissait pas l’espoir diffus d’obtenir plus que l’approbation de la reine.
Bah ! et quand bien même, quelle importance ? Rien n’en sortirait. Si Santangel était bon juge des hommes, le cardinal Mendoza avait quitté la cour ce soir, résolu à ce que l’examen auquel il soumettrait Columbus soit tout sauf une partie de plaisir. Les arguments du malheureux finiraient en charpie ; assurément, quand les savants en auraient terminé avec lui, il disparaîtrait discrètement de Cordoue, couvert de honte, pour ne plus jamais y revenir.
Dommage, songea Santangel ; il était très bien parti.
Et soudain : Mais c’est que j’ai envie qu’il réussisse ! Je souhaite qu’il obtienne ses navires et accomplisse son voyage ! Que m’a-t-il fait ? Pourquoi m’intéresser à son sort ? Columbus m’a séduit comme il a séduit la reine !
Cet aperçu de sa propre fragilité lui fit venir un frisson d’angoisse. Il se croyait plus solide que cela.
Pour Hunahpu, ce fut évident dès le début : Kemal était agacé de devoir perdre son temps à écouter un obscur chercheur venu du fin fond du Mexique, et il se montrait froid et impatient. En revanche, Tagiri et Hassan étaient relativement cordiaux et, quand il regarda Diko, il la vit parfaitement à son aise, avec sur les lèvres un sourire chaleureux et encourageant. Peut-être était-ce une attitude normale chez Kemal ? Enfin, peu importe, se dit Hunahpu. Ce qui comptait c’était la vérité, et Hunahpu la détenait, ou du moins en détenait davantage que toutes les études sur le sujet n’avaient pu en dévoiler.
Il lui fallut une heure pour expliquer ce qu’il avait exposé la veille à Diko en moitié moins de temps, essentiellement à cause de Kemal, qui ne cessait de l’interrompre et de contester ses arguments. Mais, le temps passant, chacun put se rendre compte que Hunahpu bloquait aisément les attaques de Kemal en se servant de preuves qu’il pensait présenter ultérieurement ; du coup, l’hostilité ambiante décrut et il put poursuivre sans être trop souvent coupé.
Il parvint au terme de ce qu’il avait montré à Diko le jour précédent et, comme pour signaler le fait, elle rapprocha son siège du champ de vision du chronoscope. Ceux qui étaient présents la veille se firent plus attentifs eux aussi. « J’ai démontré que les Tarasques possédaient la technologie nécessaire pour établir un empire plus puissant que celui des Mexicas, et que les Tlaxcaltèques cherchaient à se l’approprier. Le combat qu’ils avaient dû mener pour survivre leur avait donné une certaine ouverture d’esprit à la nouveauté – ce qu’on a pu constater un peu plus tard, naturellement, lorsqu’ils se sont alliés avec Cortés. Mais ce n’était pas tout. Les Zapotèques de la côte nord de l’isthme de Tehuantepec étaient également en train de mettre au point une nouvelle technologie. »
Le chronoscope montra des hommes en train de construire un bateau. Hunahpu surimposa des images du kanou de pleine mer, embarcation habituelle des Taïnos et des Caraïbes des îles de l’est, puis indiqua les différences avec les nouveaux bateaux que fabriquaient les Zapotèques. « Il y a un gouvernail ». dit-il, et, de fait, la barre d’origine avait été modifiée pour ressembler davantage au gouvernail classique, plus efficace. « Et maintenant, poursuivit-il, voyez comme ils augmentent la taille des navires. »
En effet, les Zapotèques s’acheminaient vers un tonnage impossible à atteindre pour une pirogue creusée dans le tronc d’un seul arbre. D’abord, ce furent de larges ponts appuyés sur les flancs de la pirogue et dépassant au-dessus de l’eau, mais l’embarcation devint rapidement impossible à manœuvrer car trop encline à chavirer. Une meilleure solution consistait à façonner un deuxième tronc afin de surélever les bords de la pirogue et de le fixer à la coque grâce à des trous pratiqués dans les flancs. Pour rendre l’ensemble étanche, on badigeonnait de sève les surfaces de contact avant de les assembler, ce qui les jointoyait à la façon d’une colle.
« Ingénieux, commenta Kemal.
Ce système double la capacité des bateaux, tout en les ralentissant aussi : ils ont tendance à s’enfoncer. Mais l’important c’est que ces gens ont appris à monter ensemble des pièces de bois et à les rendre étanches. La construction à partir d’un tronc unique a vécu ; désormais, ce n’est plus qu’une question de temps avant que la pirogue d’origine se transforme en quille et qu’on se serve de planches pour créer des coques beaucoup plus vastes, avec une meilleure flottabilité.
— Une question de temps, répéta Kemal. Mais on ne les voit pas construire ces nouveaux modèles.
— Il leur manque les outils adéquats, répondit Hunahpu. Lorsque les Tlaxcaltèques se seront emparés de l’empire aztèque, les Zapotèques auront accès au bronze des Tarasques, avec lequel ils pourront fabriquer des planches de manière plus efficace et dotées de surfaces de contact plus planes. Ce qu’il faut retenir, c’est que toute innovation se répandra rapidement ; de plus, les Zapotèques sont eux aussi sous la botte aztèque ; il leur faut découvrir de nouvelles sources de ravitaillement parce que les armées mexicas les ont dépouillés de leurs récoltes. Dans ces régions marécageuses, l’agriculture est toujours précaire ; aussi, voyez où ils se rendent avec leurs bateaux. »
Il leur montra les bateaux zapotèques, lourds et patauds, en train d’emporter de grandes quantités de marchandises de Veracruz et du Yucatân. « Ils ont beau être lents, ils n’en transportent pas moins une cargaison suffisante à chaque voyage pour être rentables. Ils montent désormais assez loin le long de la côte de Veracruz pour avoir pris contact avec les Tlaxcaltéqucs et les Tarasques. Et tenez… (la vue changea) voici l’île d’Hispaniola. Et devinez qui vient y faire un tour ? »
Trois bateaux zapotèques s’échouèrent doucement sur la plage.
« Malheureusement, commenta Hunahpu. Colomb s’y trouvait.
— Mais dans le cas contraire, fit Diko, ils auraient pu étendre l’empire tlaxcaltèque jusqu’aux îles.
— En effet, dit Hunahpu.
— Il existait tout de même déjà des contacts fréquents entre l’Amérique centrale et les îles Caraïbes, observa Kemal.
— Naturellement, répondit Hunahpu. La culture taïno était d’ailleurs le résidu d’une colonisation antérieure par des pillards venus du Yucatân. Ils avaient introduit le terrain de jeu de paume, par exemple, et s’étaient établis en tant que classe dominante. Mais ils avaient adopté la langue arawak et rapidement oublié leurs origines ; en tout cas, ils n’avaient pas mis en place de système d’échanges commerciaux réguliers. À quoi bon ? Les embarcations ne contenaient pas assez pour rendre le négoce profitable ; seul le pillage rapportait suffisamment pour utiliser les bateaux, et c’étaient les Caraïbes qui le pratiquaient, pas les Taïnos ; de plus, leur implantation dans le sud-est de la mer des Antilles les éloignait encore plus de l’Amérique centrale. Les Taïnos n’avaient connaissance de l’Amérique centrale que sous la description d’un pays fabuleux plein d’or, de richesses et de dieux redoutables – c’est ce qu’ils voulaient dire lorsqu’ils répétaient à Colomb que le pays de l’or se trouvait à l’ouest. Les navires zapotèques auraient tout changé, surtout du fait qu’ils ne cessaient de s’agrandir et de s’améliorer. Tels auraient été les débuts d’une tradition maritime qui aurait débouché sur des bâtiments capables de traverser l’Atlantique.
— Pure hypothèse, laissa tomber Kemal.
— Excusez-moi, fit Diko, mais n’est-ce pas justement l’objet je votre projet ? De pures hypothèses ? »
Kemal lui répondit par un regard noir.
« Ce ne sont pas les détails qui comptent, reprit Hunahpu, désireux de ne pas se mettre Kemal à dos. L’important, c’est que les Zapotèques innovaient, qu’ils avaient atteint les îles avec des bateaux capables d’emporter de grosses cargaisons et que les Tlaxcaltèques de la côte de Veracruz les connaissaient bien. Il est impossible d’imaginer que les Tlaxcaltèques ne se seraient pas emparés de cette nouvelle technologie, de même qu’ils cherchaient à s’approprier le bronze des Tarasques. L’Amérique centrale vivait alors une ère d’invention et d’innovation, et seul y faisait obstacle l’impérialisme ultraconservateur des Mexicas. Leur société était condamnée, comme chacun sait, et il me semble évident, à partir de là, que c’est un empire tlaxcaltèque qui aurait pris la succession ; de même que les Perses ont largement surpassé l’empire des Chaldéens, de même l’empire tlaxcaltèque, innovateur et politiquement raffiné, serait allé bien au-delà des réalisations de l’empire mexica.
— Vous avez très bien soutenu votre thèse », dit Kemal. Hunahpu faillit se laisser aller à un soupir de soulagement.
« Mais vous avez avancé des affirmations qui vont bien au-delà, n’est-ce pas ? Et sans aucune preuve pour les étayer.
— La découverte de l’Amérique par Colomb a effacé toutes les preuves, répondit Hunahpu. Mais, après tout, l’Intrusion a aussi effacé la croisade de Colomb en Orient. Nous sommes sur le même terrain vous et moi, je crois.
— Un terrain instable, fit Kemal.
— Kemal s’occupe des aspects conjecturaux de nos recherches, intervint Tagiri, précisément parce qu’il les considère avec le plus grand scepticisme. Selon lui, une reconstitution exacte est irréalisable. »
Jamais Hunahpu n’avait envisagé cela : que Kemal fût prédisposé à rejeter toutes les spéculations. Il avait cru devoir l’amener à prendre en considération un autre scénario possible, non pas devoir le convaincre que l’idée même d’une reconstitution était concevable.
Diko parut percevoir sa consternation. « Hunahpu, dit-elle, laissons de côté la question de savoir ce qui est vérifiable et ce qui ne l’est pas. Vous avez dû recréer l’histoire pour vous-même ; posons comme probable que les Tlaxcaltèques ont conquis et unifié l’ancien empire mexica, que tout se déroule sans heurt ; les navires zapotèques ont permis d’étendre la portée de leur commerce et les métallurgistes tarasques leur fournissent des armes et des outils en bronze. Maintenant, que se passe-t-il ? »
L’intervention de Diko aida Hunahpu à recouvrer son assurance ; essayer de convaincre Kemal contre son gré représentait une tâche insurmontable, mais discourir sur des idées, ça, il en était capable. « D’abord, il faut se rappeler l’existence d’un problème qui se posait aux Mexicas et que les Tlaxcaltèques n’avaient pas résolu : comme chez les Mexicas, la pratique tlaxcaltèque des sacrifices de masse au nom de leur dieu assoiffé de sang aurait fini par épuiser la réserve de main-d’œuvre dont ils avaient besoin pour nourrir leur population.
— Eh bien ? Quelle solution avez-vous trouvée ? demanda Kemal. Vous ne seriez pas ici si vous n’en aviez pas une.
— J’ai une hypothèse, en tout cas. Il n’y a rien dans les archives puisqu’elles bifurquent avant que les Tlaxcaltèques aient un véritable empire à gouverner. Mais ils ne seraient arrivés à rien s’ils avaient commis la même erreur que les Mexicas, massacrer les hommes valides de leurs populations vassales ; aussi, voici comment, à mon avis, ils auraient pu s’en tirer : il existe un point de doctrine, dans la prêtrise, assurant que le dieu guerrier Camaxtli est particulièrement assoiffé de sang après s’être épuisé à donner la victoire aux Tlaxcaltèques. Cette croyance peut leur permettre de modifier leur pratique et de n’offrir de sacrifices de masse qu’après une victoire militaire, parce qu’à ce moment seulement Camaxtli exige instamment son tribut de sang. Donc, si une cité, une nation ou une tribu s’allie de son plein gré avec Tlaxcala, se soumet à sa suzeraineté et laisse l’administration tlaxcaltèque gérer ses affaires, au lieu de finir immolés, ses citoyens mâles continueront de travailler aux champs. Peut-être, s’ils s’en montrent dignes, peuvent-ils même s’engager dans l’armée tlaxcaltèque ou au moins combattre à ses côtés. On n’emploie pour les holocaustes que les prisonniers issus d’armées qui résistent ; à part ça, les sacrifices en temps de paix se maintiennent à un niveau tolérable – celui qui était le leur avant que les Mexicas ne forment le défunt empire aztèque.
— Le système récompense les nations voisines qui se soumettent, dit Hassan, et les décourage de se révolter.
— C’est par ce même principe qu’une grande partie de l’empire romain a été conquise pacifiquement, renchérit Hunahpu. La réputation d’invincibilité des Romains était telle que les rois des pays limitrophes faisaient du sénat romain l’héritier de leur trône, si bien qu’ils conservaient leur position jusqu’à la mort et que leur royaume se fondait ensuite sans heurt dans la pax romana. C’est le moyen le moins coûteux de bâtir un empire, et le meilleur car il laisse intacts les pays nouvellement annexés.
— Si je comprends bien, fit Kemal, leur dieu n’exigeant du sang qu’après les victoires, ils deviennent pacifiques et leur dieu s’endort.
— Ce serait tout à fait idyllique, répondit Hunahpu, mais leur théologie disait qu’outre ses besoins en sacrifices après les victoires, Camaxtli aimait le sang ; il aimait la guerre. Par conséquent, les Tlaxcaltèques pouvaient ajourner les grands sacrifices jusqu’à la prochaine victoire, ils n’en recherchaient pas moins les batailles qui pouvaient mener à cette victoire. Par ailleurs, ils avaient le même système à base de mobilité sociale que les Mexicas à l’époque d’avant Moctezuma : le seul moyen de s’élever dans la société consistait soit à devenir très riche, soit à se distinguer au combat ; et devenir riche n’était possible que pour ceux qui contrôlaient le commerce. Cette situation aurait créé une pression constante pour lancer de nouvelles guerres contre des voisins toujours plus lointains ; à mon avis, il n’aurait pas fallu longtemps aux Tlaxcaltèques, munis de leurs armes en bronze, pour atteindre les frontières naturelles de leur nouvel empire continental et maritime : les îles Caraïbes à l’est, les montagnes de Colombie au sud et les déserts au nord. Pousser les conquêtes au-delà de ces limites n’aurait guère présenté d’intérêt, soit qu’il ne s’y trouve pas de concentrations suffisantes de population à exploiter économiquement ou à sacrifier, soit que la résistance s’avère trop forte au contact des Incas.
— Du coup, ils se seraient tournés vers l’Atlantique, une étendue d’eau déserte ? C’est peu vraisemblable, fit Kemal.
— D’accord, répondit Hunahpu : laissés à eux-mêmes, je crois qu’ils n’auraient jamais décidé de pousser vers l’est, du moins pas avant des siècles. Mais voilà : on ne les a pas laissés à eux-mêmes. Les Européens ont débarqué chez eux.
— On se retrouve alors au point de départ, dit Kemal : la civilisation européenne, plus puissante, découvre les Indiens, moins évolués, et…
— Pas mal évolués quand même, à cette époque, glissa Diko.
— Des épées de bronze contre des mousquets ? fit Kemal d’un air moqueur.
— Les mousquets n’ont pas pesé d’un poids décisif, rétorqua Hunahpu, tout le monde le sait. Les Européens n’étaient pas en nombre suffisant pour que leur armement perfectionné contrebalance la supériorité numérique des Indiens. En outre, il y a un autre élément à prendre en considération : les Européens n’auraient pas pénétré droit au cœur des Antilles, cette fois. Une découverte postérieure des Amériques aurait presque sûrement été signée par les Portugais : plusieurs de leurs navires ont aperçu ou touché la côté du Brésil indépendamment du voyage de Colomb, et ce dès la fin de 1490. Mais la terre en question était sèche et stérile, et elle ne menait pas aux Indes comme la côte d’Afrique. Aussi, leur exploration, au lieu d’avoir le caractère d’urgence dont Colomb a imprégné la sienne, se serait faite en pointillés et un peu par-dessus la jambe. Des années auraient passé avant que les Portugais ne pénètrent dans la mer des Antilles, et, à ce moment-là, l’empire tlaxcaltèque y serait fermement implanté. Et là, au lieu des Taïnos d’un naturel placide, les Européens tomberaient nez à nez avec les agressifs et féroces Tlaxcaltèques, exaspérés de surcroît de ne pouvoir repousser leurs frontières autour du bassin des Antilles. Et que verraient les Tlaxcaltèques ? Pour eux, les Européens ne seraient pas des dieux venus de l’orient mais de nouvelles victimes envoyées par Camaxtli pour leur montrer comment retrouver le sentier de la guerre productive. Quant à leurs grands bateaux et à leurs mousquets, ce ne seraient pas d’étranges prodiges. Les Tlaxcaltèques – ou leurs alliés tarasques ou zapotèques – se mettraient aussitôt à les démonter et sans doute à sacrifier suffisamment de marins pour inciter le charpentier et le forgeron du bord à conclure un pacte avec eux ; et, au contraire des Mexicas, ils épargneraient ces hommes pour acquérir leur savoir. Combien de temps avant qu’ils aient des mousquets de leur propre facture ? Des navires ventrus ? Et, entre-temps, l’Europe resterait dans l’ignorance de l’empire tlaxcaltèque, parce que tout vaisseau parvenant dans les Antilles serait capturé sans espoir de retour pour l’équipage.
— Ainsi, les Tlaxcaltèques n’inventeraient plus leur technologie de façon autonome, dit Tagiri.
— Exactement. Il leur suffisait d’avoir atteint un certain niveau de développement pour comprendre la technologie européenne lorsqu’elle se présenterait à eux et d’avoir acquis une attitude mentale qui leur permette de l’exploiter. Et c’est précisément cela que les Intrus ont bien saisi : il leur fallait faire en sorte que les Européens découvrent le Nouveau Monde avant l’arrivée au pouvoir des Tlaxcaltèques, à l’époque des Mexicas, de leur décadence et de leur relative incompétence.
— Ça tient debout, dit Kemal d’un ton pensif. On aboutit à un scénario crédible : les Tlaxcaltèques construisent des bateaux à l’européenne, fabriquent des mousquets à l’européenne, puis se présentent aux portes de l’Europe parfaitement préparés à une guerre dont le but est à la fois d’étendre l’empire et de fournir des victimes aux temples de Camaxtli. Et leur schéma guerrier s’appliquerait sans doute là aussi : la nation qui résiste est promise au massacre, celle qui fait allégeance ne doit supporter qu’un prélèvement tolérable de victimes sacrificielles. Il n’est pas difficile, dans ces conditions, d’imaginer un éclatement de l’Europe en multiples fragments. Je ne crois pas que les Tlaxcaltèques auraient manqué d’alliés, surtout si l’Ancien Monde avait été préalablement affaibli par une longue et sanglante croisade. »
Pour Hunahpu, ces paroles étaient le signal de la victoire : Kemal lui-même avait conclu le scénario à sa place ! « Mais ça ne marche quand même pas, dit Kemal.
— Pourquoi ça ? demanda Diko.
— À cause de la variole, répondit Kemal, de la peste bubonique, du rhume ordinaire. Ce sont ces maladies qui ont décimé les Indiens. Pour un Indien qui mourait à la tâche en esclavage ou sous le mousquet et l’épée espagnols, une centaine périssaient de maladie. Ces épidémies auraient eu lieu quoi qu’il arrive.
— C’est vrai, dit Hunahpu. Vous touchez là ma principale pierre d’achoppement, et il est impossible de trouver des preuves de ce que je vais avancer maintenant. Mais nous connaissons le comportement des épidémies dans les populations humaines. Les Européens étaient porteurs de ces maladies parce qu’ils faisaient partie d’une très vaste population chez qui les voyages, le commerce et la guerre étaient monnaie courante – il y avait donc beaucoup de contacts entre pays –, si bien que, du point de vue des organismes contaminants, l’Europe constituait un immense chaudron où ils mijotaient à loisir, tout comme en Chine ou en Inde, qui avaient elles aussi des maladies indigènes. Dans d’aussi grands groupes, les affections les plus prospères sont celles qui évoluent de telle façon qu’elles tuent lentement et ne sont pas toujours fatales : ça leur donne le temps de se répandre et elles épargnent un pourcentage suffisant de la population humaine, qui peut ainsi guérir et mettre au monde en quelques années une nouvelle génération non immunisée. Ces pathologies finissent par se transformer en maladies infantiles qui traînent dans l’ensemble de la population et déclenchent çà et là de petites épidémies. À l’arrivée de Colomb dans les Amériques, il n’existait nulle part, Nord et Sud, d’aussi grands réservoirs de population ; les voyages y étaient trop lents et les barrières trop infranchissables. Certes, il y avait bien quelques maladies indigènes, on pense tout de suite à la syphilis, mais celle-ci tuait très lentement dans le contexte américain. Les épidémies à expansion rapide étaient impossibles parce qu’elles ravageaient telle localité et tombaient à court d’hôtes humains sans avoir le temps d’être exportées sur un nouveau site. Mais tout cela change avec l’empire tlaxcaltèque.
— Les navires zapotèques, fit Diko.
— Exact. Les territoires de l’empire sont reliés entre eux par des navires qui transportent des marchandises et des passagers dans tout le bassin antillais. Dès lors, les maladies voyagent assez vite pour se répandre et devenir indigènes.
— Ce qui n’implique tout de même pas qu’une nouvelle maladie n’aurait pas de conséquences désastreuses, dit Kemal, mais simplement que la petite vérole se déplacerait plus vite et frapperait simultanément partout dans l’empire.
— Oui, répondit Hunahpu, de même que la peste bubonique a dévasté l’Europe au quatorzième siècle. Mais il y a désormais une différence : l’affection atteindra l’empire tlaxcaltèque par le biais des premiers visiteurs portugais, arrivés par accident, avant la venue en force des Européens. Elle se répandra dans tout l’empire avec le même pouvoir destructeur qu’elle avait en Europe. La variole, la rougeole ont certes des effets terribles, mais aucun pays d’Europe ne s’est effondré à cause d’elles ; aucun empire ne s’est écroulé, pas davantage que Rome n’a été terrassée par les épidémies de son époque. Au contraire, elles ont pour effet de réduire les densités de population à un niveau plus favorable : avec moins de bouches à nourrir, les Tlaxcaltèques peuvent produire des excédents alimentaires. Et imaginons qu’ils voient dans ces épidémies le signe que Camaxtli désire davantage de prisonniers à lui sacrifier. Ce pourrait être le petit coup de pouce qui les inciterait à naviguer vers l’est : et, à ce moment-là, la variole, la rougeole et le rhume seraient déjà indigènes chez eux : ils arrivent sur les côtes d’Europe préalablement immunisés contre les maladies européennes. En revanche, les Européens n’ont jamais été exposés à la syphilis ; or, dans notre histoire à nous, quand la syphilis est parvenue en Europe, elle a frappé violemment, en tuant très vite ; ce n’est que peu à peu qu’elle s’est réduite à une maladie lente comme elle l’était chez les Indiens. Et qui sait quelles autres affections auraient pu émerger chez les Tlaxcaltèques au fur et à mesure de l’expansion de leur empire ? En l’occurrence, je pense que les épidémies auraient pu fonctionner au détriment des Européens et en faveur des Indiens.
— Possible, fit Kemal ; mais ça dépend de beaucoup de suppositions.
— Tous les scénarios que nous pourrons concevoir dépendront de suppositions, dit Tagiri. Mais celui-ci a une vertu unique.
— Laquelle ? demanda Kemal.
— Il décrit un avenir suffisamment épouvantable pour que les Intrus aient estimé nécessaire de remonter le temps et d’effacer leur propre époque afin d’éliminer la source du désastre. Rendez-vous compte de l’impact sur l’Histoire si une civilisation vigoureuse, adepte de la technologie et qui pratique les sacrifices humains dominait le monde entier ! Si des légions de guerriers d’Amérique centrale, dont les religions se fondent sur la torture et le massacre, s’abattaient sur l’Inde, la Chine, l’Afrique et la Perse, armées de fusils et dotées du chemin de fer !
— Et unies par une administration monolithique et efficace, semblable à celle des Romains, renchérit Diko. Les dissensions internes de l’Europe ont beaucoup fait pour affaiblir leur domination et la rendre plus tolérable. »
— Tagiri reprit : « On peut donc aisément imaginer que les Intrus aient considéré la conquête de l’Europe par les Tlaxcaltèques comme la pire catastrophe de l’histoire humaine ; ils se sont alors servis du dynamisme de Colomb, de son ambition et de son charisme pour l’empêcher d’avoir lieu.
— Dans ce cas, que faisons-nous ? demanda Hassan. Est-ce qu’on abandonne le projet parce qu’arrêter Colomb serait encore plus désastreux que le laisser créer notre Histoire ?
— Plus désastreux ? fit Tagiri. Comment savoir ? Qu’en dites-vous. Kemal ? »
L’intéressé prit un air triomphant, « J’en dis que si Hunahpu a raison, et c’est invérifiable même s’il a brillamment soutenu sa thèse, il y a une conclusion à en tirer : bricoler le passé est inutile parce que, comme l’ont démontré les Intrus, la pagaille qu’on y met ne vaut guère mieux que celle qu’on évite.
— C’est faux », fit Hunahpu.
Tous les regards se portèrent sur lui et il s’aperçut que, dans le feu de la discussion, il avait oublié à qui il s’adressait – il venait de contredire Kemal, et devant Tagiri et Hassan, pas moins ! Il jeta un coup d’œil à Diko et vit que, loin de paraître inquiète, elle le regardait simplement avec intérêt dans l’attente de ce qu’il allait dire. De fait, tout le monde l’observait avec la même expression attentive sauf Kemal, dont cependant la mine renfrognée ne lui était sans doute pas adressée : c’était apparemment son air habituel. Hunahpu prit alors conscience qu’en ces lieux on le traitait en égal et que son audace n’avait rien de vexant ni de méprisable pour ces gens. C’était tellement extraordinaire qu’il ne savait plus que dire.
« Eh bien ? fit Kemal.
— À mon avis, dit Hunahpu, la leçon à en tirer, ce n’est pas qu’il est impossible d’intervenir efficacement sur le passé. Après tout, les Intrus ont bel et bien empêché ce qu’ils avaient prévu d’empêcher. J’ai beaucoup plus étudié les cultures d’Amérique centrale que vous et, même si j’en fais partie, si j’appartiens à ces peuples, je vous garantis qu’un monde dominé par les Tlaxcaltèques ou les Mexicas – ou même par les Mayas – n’aurait jamais engendré les valeurs démocratiques et scientifiques issues de la culture européenne, malgré toute la condescendance et la cruauté dont elle a fait preuve envers les autres peuples.
— Vous n’en savez rien, répliqua Kemal. Les Européens ont d’abord cautionné le trafic des esclaves avant de le renier peu à peu ; qui peut affirmer que les Tlaxcaltèques n’auraient pas fini par abolir les sacrifices humains ? Les Européens ont mené leurs conquêtes au nom de leurs rois et de leurs reines et, cinq cents ans plus tard, ils avaient dépouillé ces mêmes souverains, là où il en subsistait, de tout le pouvoir qu’ils possédaient autrefois. Les Tlaxcaltèques auraient changé eux aussi.
— Oui, mais, à part dans les Amériques, les pays que conquéraient les Européens conservaient leur culture d’origine, dit Hunahpu. Modifiée, certes, mais reconnaissable. À mon avis, la conquête des Tlaxcaltèques aurait davantage ressemblé à celle des Romains, qui n’a guère laissé de traces des cultures gauloise ou ibérique.
— Tout ceci est hors de propos, intervint Tagiri. Il ne s’agit pas de choisir entre l’Histoire des Intrus et la nôtre. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas restaurer la leur et ce ne serait pas souhaitable. Que ce soit la leur ou la nôtre qui ait été la pire, les deux ont été horribles.
— Et les deux, enchaîna Hassan, ont débouché sur une certaine version de l’Observatoire, sur un avenir où l’on a pris conscience du passé et où l’on est capable de le juger.
— En effet, dit Kemal d’un ton hargneux, elles ont débouché sur une époque où de petits bricoleurs qui ne savaient pas quoi faire de leur temps ont décidé de remonter dans le passé et de le réformer pour le faire coïncider avec les valeurs du présent. Les morts sont morts ; étudions-les et tâchons d’en apprendre quelque chose.
— Et aidons-les si c’est possible, fit Tagiri d’une voix qu’altérait la passion. Kemal, la seule conclusion à tirer de l’intervention des Intrus, c’est qu’elle était insuffisante et non qu’il n’aurait pas fallu la tenter.
— Insuffisante !
— Ils n’ont songé qu’à l’Histoire qu’ils voulaient éviter, pas à celle qu’ils désiraient initier. Nous devons faire mieux.
— Et comment ? demanda Diko. À notre moindre action, à notre première modification, nous courons le risque de nous éliminer nous-mêmes. Donc nous n’avons droit qu’à un seul essai, comme eux.
— Ils n’ont eu droit qu’à un essai, répondit Tagiri, parce qu’ils ont envoyé un message. Mais si nous envoyons un messager ?
— Envoyer quelqu’un ?
— Après une étude approfondie, nous avons découvert quelle technologie ont employé les Intrus ; ils n’ont pas seulement transmis un message depuis leur propre époque parce qu’à peine auraient-ils commencé à le lancer qu’ils se seraient annihilés eux-mêmes avec l’appareil transmetteur. Non : ils ont renvoyé un objet dans le temps, un projecteur holographique qui contenait le message. Ils savaient précisément où le déposer et quand le déclencher. Nous avons trouvé la machine ; elle marchait parfaitement mais, d’un seul coup, elle a sécrété des acides puissants qui ont détruit les circuits, puis, au bout d’environ une heure, alors qu’il n’y avait personne dans les alentours, elle a émis une bouffée thermique qui l’a réduite en une masse de scories, et enfin elle a explosé en projetant de minuscules fragments fondus sur plusieurs hectares.
— Vous ne nous en avez jamais parlé ! dit Kemal.
— Ceux qui s’occupent de fabriquer une machine temporelle sont au courant depuis quelque temps, répondit Tagiri. Ils ne devraient pas tarder à publier un article. L’important, c’est que les Intrus n’ont pas envoyé un simple message mais carrément un objet. Ça a suffi à modifier l’Histoire, mais pas à la façonner intelligemment. Nous, nous devons envoyer un messager capable de réagir aux circonstances, capable non seulement d’opérer un changement mais d’en introduire de nouveaux par la suite ; de cette façon, nous pourrons faire mieux que nous contenter d’éviter une voie nuisible : nous pourrons consciemment, adroitement, en créer une qui ouvrira sur une Histoire infiniment meilleure. Considérez-nous comme des médecins qui soignent le passé : faire une injection, donner une pilule au patient ne suffit pas ; il faut le maintenir sous surveillance pendant une longue période afin d’adapter le traitement au développement de la maladie.
— Donc, envoyer quelqu’un dans le passé, dit Kemal.
— Quelqu’un ou plusieurs personnes, répondit Tagiri. Un individu isolé peut tomber malade, avoir un accident ou se faire tuer. Plusieurs messagers multiplieraient les chances de réussite.
— Alors je dois en faire partie, déclara Kemal.
— Comment ? s’écria Hassan. Vous ? Vous qui affirmez qu’il ne faut pas intervenir du tout ?
— Je n’ai jamais prétendu ça, rétorqua Kemal ; j’ai seulement dit qu’il était stupide d’intervenir si l’on n’avait aucun moyen de s’assurer des conséquences. Mais si vous envoyez une équipe dans le passé, je veux en être pour veiller à ce que tout se déroule convenablement. Pour vérifier que ça en vaut la peine.
— Vous avez une opinion démesurée de vos propres capacités de discernement, fit Hassan d’un ton aigre.
— Exact, répondit Kemal. Mais j’irai tout de même.
— Si l’opération a lieu, dit Tagiri. Il faut examiner à la loupe le scénario d’Hunahpu et rassembler un maximum de preuves ; puis, quelle que soit l’image qui en sortira, il faudra décider quelles modifications apporter. En attendant, des savants de chez nous travaillent sur la machine – avec confiance, parce que nous avons vu qu’un objet physique pouvait être renvoyé dans le temps. Une fois tous ces projets menés à leur terme et acquise la possibilité de voyager dans le temps, lorsque nous saurons précisément ce que nous voulons réaliser et comment y parvenir –, alors nous rendrons public notre rapport et la décision de mettre ou non le projet en application incombera à toute l’humanité. À tout le monde. »
Dans le froid de la nuit tombée, Columbus rentrait chez lui, épuisé, non de sa marche dans les rues car le trajet n’était pas long, mais des questions, des réponses et des discussions interminables auxquelles il était soumis. Par moments, il avait envie de déclarer simplement : « Père Talavera, je vous ai dit tout ce que crois savoir. Je n’ai plus d’autres réponses à vous fournir. Allez faire votre rapport. » Mais, comme les franciscains de La Râbida l’en avaient prévenu, ce serait anéantir toutes ses chances. Le compte rendu de Talavera serait complet et impitoyable, sans la moindre brèche par où pourraient se faufiler des navires, des hommes d’équipage et des vivres.
En certaines occasions aussi, Columbus devait se retenir de saisir le prêtre patient à l’esprit brillant et méthodique et de le secouer en confessant : « Vous croyez que je ne sais pas à quel point ça vous paraît farfelu ? Mais c’est Dieu Lui-même qui m’a ordonné de naviguer vers l’ouest pour atteindre les grands royaumes d’Orient ! Voilà pourquoi mon raisonnement ne peut être que juste : non parce que j’en ai des preuves, mais parce que j’en ai la parole de Dieu ! »
Naturellement, il ne succombait jamais à cette tentation. Malgré son espoir, en cas d’accusation d’hérésie, que Dieu interviendrait pour empêcher les prêtres de l’envoyer au bûcher, il ne tenait pas à Le mettre à l’épreuve. Après tout, Dieu lui avait commandé de ne rien révéler à personne et il ne pourrait guère compter sur une intervention miraculeuse s’il s’exposait au feu par sa propre impatience.
Ainsi, les jours, les semaines, les mois s’écoulaient et il semblait qu’il dût se passer encore autant de jours, de semaines et de mois – pourquoi pas des années ? – avant qu’enfin Talavera ne déclare : « Colomb en sait apparemment plus long qu’il ne veut bien en dire, mais nous devons faire notre rapport et en finir. » Combien d’années ? Rien que d’y songer, il sentait la lassitude l’envahir. Serai-je un nouveau Moïse ? Vais-je obtenir l’autorisation d’armer une flotte alors que je serai si vieux que je devrai me contenter de rester à quai et de regarder s’éloigner mes vaisseaux ? Ne pénétrerai-je jamais moi-même en terre promise ?
À peine eut-il posé la main sur le bois de la porte qu’elle s’ouvrit à la volée, et Béatrice le prit dans ses bras, guère gênée par son ventre rond. « Es-tu folle ? fit Columbus. Ç’aurait pu être n’importe qui ! Et toi, tu ouvres la porte sans même demander qui est là !
— Mais c’était toi, non ? » répondit-elle en l’embrassant.
Il tendit le bras derrière lui, referma la porte puis se débrouilla pour échapper à l’étreinte de Béatrice le temps de la barrer. « Tu dessers ta propre réputation en montrant à toute la rue que tu m’attends chez moi et en m’accueillant avec des baisers.
— Parce que toute la rue n’est pas déjà au courant, crois-tu ? Même les gamins de deux ans savent que Béatrice porte l’enfant de Cristóbal !
— Alors, laisse-moi t’épouser, Béatrice.
— Tu dis ça, Cristóbal, uniquement parce que je répondrai non, tu le sais bien. »
Il protesta, mais au fond de son cœur il devait s’avouer qu’elle avait raison. Il avait promis à Felipa que Diego serait son seul héritier, ce qui lui interdisait d’épouser Béatrice et de reconnaître son enfant. Mais, au-delà de son serment, il y avait le raisonnement qu’elle tenait toujours et il était fondé. Elle était d’ailleurs en train de le lui réciter :
« Tu ne dois pas avoir une femme et un enfant sur les bras quand la cour déménagera pour Salamanque au printemps ; et puis, actuellement, tu te présentes à la cour comme un gentilhomme qui s’est uni à la noblesse et à la royauté du Portugal ; tu es le veuf d’une femme de haute naissance. Mais si tu m’épouses, que seras-tu ? Le mari de la cousine d’une famille marchande de Gênes, ce qui ne fait pas de toi un gentilhomme. De plus, je crois que la marquise de Moya ne te trouverait plus aussi sympathique. »
Ah, c’était vrai : son autre « liaison », la bonne amie d’Isabelle, la marquise. En vain il avait expliqué à Béatrice qu’étant donné sa grande piété Isabelle ne tolérerait jamais le moindre soupçon de badinerie de Columbus avec son amie : Béatrice était convaincue qu’il couchait avec elle régulièrement et elle se donnait beaucoup de mal pour feindre de ne pas y attacher d’importance. « La marquise est pour moi une amie et un soutien, parce qu’elle a l’oreille de la reine et qu’elle croit en ma cause, dit Columbus. Mais tout ce qui me séduit chez elle, c’est son nom.
— Moya ? fit Béatrice, taquine.
— Son prénom, devrais-je dire : Béatrice, comme toi. Quand je l’entends prononcer, je suis envahi d’amour, mais pour toi seule. » Il posa sa main sur le ventre rond. « Je regrette de t’avoir infligé ce fardeau.
— Ton enfant n’est pas un fardeau pour moi, Cristóbal.
— Je ne pourrai jamais le reconnaître. Si j’acquiers des titres et de la fortune, ils iront à Diego, le fils de Felipa.
— Le sang de Colomb coulera dans ses veines et il aura en partage mon amour et celui que tu m’as donné.
— Béatrice, fit Columbus, et si j’échoue ? S’il n’y a jamais de voyage, et par conséquent ni fortune ni titres ? Que sera ton enfant, alors ? Le bâtard d’un aventurier génois qui aura tenté d’entraîner les têtes couronnées d’Europe dans un projet aberrant pour explorer les confins inconnus de la mer.
— Mais tu n’échoueras pas, répondit-elle en se nichant plus douillettement contre lui. Dieu est avec toi. »
Vraiment ? se dit Columbus. Ou bien, lorsque j’ai succombé à ta passion et que je t’ai rejointe sur ton lit, ce péché – qu’aujourd’hui même je n’ai pas la force de renier – m’a-t-il privé de la faveur divine ? Dois-je te répudier et me repentir de t’avoir aimée pour rentrer dans ses bonnes grâces ? Ou dois-je enfreindre le vœu que j’ai fait à Felipa et courir le risque de t’épouser ?
« Dieu est avec toi, répéta-t-elle. Il t’a donné à moi. Tu dois renoncer au mariage pour le bien de ta grande mission, mais Dieu ne veut sûrement pas que tu joues les prêtres, célibataire et sans amour. »
Toujours elle avait tenu ce genre de propos, dès le début de leur rencontre, si bien qu’il s’était demandé si Dieu ne lui avait pas envoyé quelqu’un à qui s’ouvrir de sa vision de la plage, non loin de Lagos. Mais non, elle en ignorait tout ; pourtant sa foi en l’origine divine de sa mission était inébranlable et le soutenait dans ses pires moments d’abattement.
« Il faut manger, dit-elle. Tu dois conserver tes forces pour affronter les prêtres. »
Elle avait raison, et il avait faim. Mais d’abord il l’embrassa, parce qu’elle avait besoin de se croire plus importante que tout pour lui, plus que la nourriture, plus que sa mission. Et, tandis qu’ils échangeaient un baiser, il songea : Si seulement j’avais pris autant soin de Felipa ! Si seulement j’avais pris le peu de temps qu’il fallait pour la rassurer, elle n’aurait peut-être pas sombré dans le désespoir et ne serait pas morte si jeune ; en tout cas, si elle avait dû quand même mourir, sa vie aurait été plus heureuse jusque-là. Ç’aurait été si facile, mais je ne savais pas.
Est-ce cela que représente Béatrice ? Ma chance de réparer les erreurs commises avec Felipa ? Ou simplement le moyen d’en faire de nouvelles ?
Peu importait : si Dieu voulait punir Columbus de sa relation illégitime avec Béatrice, qu’il en soit ainsi. Mais si Dieu désirait toujours qu’il accomplisse son voyage vers l’ouest, malgré ses péchés et ses faiblesses, Columbus s’efforcerait de réussir. Ses péchés n’étaient pas pires que ceux du roi Salomon et largement plus triviaux que ceux du roi David ; or Dieu avait accordé la grandeur à tous deux.
Le dîner fut délicieux ; ensuite ils s’ébattirent sur le lit, puis Columbus s’endormit. C’était son seul bonheur en ces jours noirs et froids, et, que Dieu l’approuve ou non, il en profitait.
Tagiri intégra Hunahpu au projet Colomb et lui confia la tâche, conjointement avec Diko, de mettre au point un plan d’action afin d’intervenir sur le passé. L’espace d’une heure ou deux, Hunahpu se sentit vengé : il aurait voulu retrouver son ancien poste juste le temps de dire au revoir, de lire la jalousie sur le visage de ceux qui méprisaient son travail personnel – travail qui allait désormais former le socle de la grande œuvre de Kemal lui-même. Mais le transport du triomphe s’effaça bientôt pour laisser la place à l’angoisse : il allait devoir collaborer avec des gens habitués à un très haut niveau de pensée, d’analyse, et il allait devoir superviser des groupes, lui qu’il avait toujours été impossible de superviser ! Comment pourrait-il être à la hauteur ? Tout le monde allait le juger incompétent, ses subalternes comme ses supérieurs.
Ce fut Diko qui l’aida à passer le cap des premiers jours, en prenant soin de ne pas marcher sur ses plates-bandes et en veillant à ce qu’au contraire aucune décision ne soit prise unilatéralement, à ce que chaque fois qu’il avait besoin de ses conseils, fût-ce pour savoir quelles étaient les options possibles, elle ne lui réponde qu’en privé, afin de ne pas passer pour la seule et véritable tête pensante de l’équipe. De ce fait, Hunahpu commença très vite à prendre confiance en lui et dès lors ils dirigèrent réellement le service main dans la main, certes non sans confrontation de points de vue mais sans jamais prendre de résolution tant qu’ils n’étaient pas tous les deux d’accord. Nul davantage qu’Hunahpu et Diko eux-mêmes n’aurait pu être surpris lorsque, au bout de plusieurs mois de collaboration, chacun s’aperçut que leur interdépendance professionnelle s’était muée en une relation beaucoup plus intense et personnelle.
La situation était exaspérante pour Hunahpu : il travaillait chaque jour auprès de Diko, chaque jour il était un peu plus certain qu’elle partageait son amour, et pourtant elle refusait le moindre signe, la moindre proposition, le moindre appel direct de sa part à étendre leur amitié au-delà des couloirs de l’Observatoire et jusqu’aux huttes de Juba.
« Pourquoi ? demandait-il. Mais pourquoi ?
— Je suis fatiguée, répondait-elle. Nous avons trop à faire. » D’habitude, il se laissait arrêter par ce genre d’explications, mais cette fois il n’en pouvait plus. « Tout marche à merveille dans notre projet, dit-il. Nous travaillons parfaitement ensemble, l’équipe que nous avons réunie est efficace et on peut compter sur elle ; nous rentrons chez nous le soir à des heures raisonnables ; il nous reste donc du temps, pour peu que tu veuilles le prendre, à consacrer à nous-mêmes, pour dîner ensemble, pour parler face à face comme un homme et une femme.
— Non, il n’y pas de temps pour ça, répliqua-t-elle.
— Pourquoi ? fit-il, insistant. Notre projet est pratiquement au point, mais Kemal bricole encore son rapport sur les avenirs probables et la machine temporelle est très loin d’être prête. Nous avons tout notre temps ! »
La douleur qu’exprimait le visage de Diko aurait habituellement suffi à l’arrêter, mais pas cette fois. « Ne fais pas cette tête, dit-il. Ton père et ta mère travaillent ensemble comme nous, et ça ne les a pas empêchés de se marier et d’avoir un enfant.
— Oui. Mais ça ne nous arrivera pas.
— Mais enfin, pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Je suis trop petit pour toi ? Je n’y peux rien si les Mayas sont moins grands que les Turco-Dongotonas !
— Tu es idiot, Hunahpu. Papa aussi est plus petit que maman. Tu me crois bornée à ce point-là ?
— Oui, au point d’être aussi amoureuse de moi que je le suis de toi mais de refuser, pour je ne sais quelle raison délirante, de le reconnaître, de refuser d’envisager que nous soyons heureux ensemble ! »
Saisi, il vit soudain des larmes perler aux yeux de Diko. « Je n’ai pas envie d’en parler, dit-elle.
— Mais moi, si !
— Tu crois m’aimer, c’est tout.
— Non, j’en suis sûr.
— Et tu crois que je t’aime.
— Je l’espère.
— Et tu as peut-être raison, répondit-elle. Mais il y a quelque chose que nous aimons davantage, toi et moi.
— Quoi donc ?
— Tout ça », dit-elle en désignant du geste la pièce où ils se trouvaient, remplie de chronoscopes, d’ordinateurs, de bureaux et de chaises.
« Les gens qui travaillent à l’Observatoire aiment et vivent comme tout le monde, répondit-il.
— Je ne parle pas de l’Observatoire, Hunahpu, mais de notre projet, le projet Colomb. On va réussir : on va choisir une équipe de trois personnes qui remonteront le temps. Et, lorsqu’elles accompliront leur mission, tout ce qui nous entoure, nous-mêmes, tout disparaîtra. À quoi bon se marier et mettre un enfant au monde si le monde part en fumée dans quelques années ?
— Ça, on n’en sait rien, rétorqua Hunahpu. Les mathématiciens sont encore divisés là-dessus. Peut-être qu’en intervenant dans le passé on crée simplement un nouvel embranchement dans le temps, si bien que les deux avenirs continuent d’exister en parallèle.
— Tu sais très bien que c’est l’hypothèse la moins probable. La machine temporelle qu’on bâtit est fondée sur la théorie du métatemps : tout objet renvoyé dans le passé sort du flux causal et n’est plus affecté par ce qui arrive au courant temporel dans lequel il a pris naissance ; quand il réintègre le courant en un autre point, il devient un facteur d’effet, mais dépourvu lui-même de cause. Lorsque nous modifierons le passé, notre présent disparaîtra.
— Les deux théories expliquent l’une comme l’autre le fonctionnement de la machine, répondit Hunahpu ; alors n’essaye pas de m’écraser sous tes connaissances supérieures en mathématiques et en théorie temporelle.
— De toute manière, c’est sans importance, fit Diko, parce que, même si notre temps continue d’exister, je n’y serai plus. »
C’était donc cela : sans l’avoir jamais dit, elle s’attendait à faire partie des trois personnes renvoyées dans le passé.
« C’est grotesque ! s’exclama-t-il. Une femme noire, grande comme un jour sans pain, au milieu des Taïnos ?
— Une grande femme noire douée d’une connaissance précise de l’avenir qui guette les tribus autochtones, répliqua-t-elle. Je devrais m’en tirer parfaitement bien.
— Tes parents ne te laisseront jamais partir.
— Mes parents feront tout pour assurer le succès de la mission. Je suis déjà plus qualifiée que quiconque : je suis en excellente santé, j’ai appris les langues nécessaires pour cet aspect du projet – l’espagnol, le génois, le latin, deux dialectes arawaks, un antillais et le ciboney toujours en usage dans le village de Putukam parce que considéré comme sacré. Qui peut en dire autant ? Et je connais le plan, tous ses tenants et aboutissants, toute la somme de réflexions qu’on y a mis. Qui mieux que moi saura l’adapter si la tournure des événements l’exige ? Crois-moi, Hunahpu : je vais partir. Papa et maman s’y opposeront au début, puis ils s’apercevront que je représente leur meilleure chance de réussite et ils m’enverront. »
Il ne trouva rien à répondre. Elle avait raison.
Elle éclata d’un rire moqueur. « Sale hypocrite ! dit-elle. Tu as fait exactement comme moi : tu as conçu la partie mésoaméricaine du plan de telle façon que tu sois le seul à pouvoir l’exécuter ! »
Elle avait encore raison. « Comme candidat, je suis aussi bon que toi – meilleur même, parce que je suis maya.
— Et plus grand de trente centimètres que les Mayas et les Zapotèques de l’époque, repartit-elle.
— Je parle deux dialectes mayas, le nahuatl, le zapotèque, l’espagnol, le portugais et deux des principaux dialectes tarasques. Tous tes arguments s’appliquent à moi. En outre, je connais toutes les technologies que nous allons essayer d’introduire et l’historique détaillé de chacun des personnages à qui nous aurons affaire. Je suis le seul candidat possible.
— Je sais, fit Diko. Je l’ai su avant toi. Tu prêches une convaincue.
— Ah !
— Tu es vraiment un sale hypocrite ! dit-elle d’une voix où perçait l’émotion. Tu étais tout prêt à y aller en t’attendant à me voir rester sagement ici ! Tu croyais vraiment que nous allions nous marier, avoir un enfant, après quoi je te laisserais partir, dans l’infime espoir que notre avenir continuerait d’exister tandis que tu accomplirais ton destin dans le passé ?
— Non. Je n’ai jamais sérieusement envisagé le mariage.
— Alors quoi, Hunahpu ? Une petite liaison sordide loin des yeux de tout le monde ? Je ne suis pas ta Béatrice, Hunahpu ! J’ai à faire de mon côté. Et, au contraire des Européens comme apparemment des Indiens, je sais que vivre avec quelqu’un sans l’épouser, c’est renier la communauté, refuser son rôle dans la société. Je ne veux pas m’accoupler comme un animal, Hunahpu ! Quand je me marierai, ce sera comme un être humain. Et ce ne sera pas dans le courant temporel actuel. Si je me marie un jour, ce sera dans le passé parce qu’il n’y a que là que j’aie un avenir. »
Hunahpu l’écoutait, le cœur lourd. « Les chances sont bien minces que nous vivions assez longtemps dans le passé pour nous retrouver, Diko.
— Et c’est bien pourquoi, mon ami, je refuse toutes tes invitations à prolonger notre amitié hors de ces murs. Nous n’avons pas d’avenir.
— C’est tout ce qui compte pour toi ? Le passé, l’avenir ? Tu ne laisses pas la moindre place au présent ? »
Encore une fois, des larmes roulèrent sur les joues de Diko. « Non », dit-elle.
Du pouce, il lui essuya le visage, puis se stria les joues des larmes de la jeune fille. « Je n’aimerai jamais personne d’autre que toi, fit-il.
— C’est ce que tu prétends aujourd’hui, répondit-elle. Mais je te délivre de cette promesse et je te pardonne dès maintenant l’amour que tu donneras à une autre, une autre que tu épouseras. Si nous devons nous rencontrer, nous serons amis, nous nous réjouirons de nous revoir et nous ne regretterons pas un instant de ne pas avoir fait de bêtise aujourd’hui.
— Oh que si, nous le regretterons. Diko. Moi, en tout cas, je le regretterai. Je le regrette déjà, je le regretterai plus tard et toujours. Parce qu’aucun de ceux que nous rencontrerons dans le passé ne comprendra ce que nous sommes, qui nous sommes vraiment, comme nous nous comprenons aujourd’hui. Personne n’aura partagé nos buts ni travaillé aussi dur pour nous aider à les réaliser que nous l’avons fait l’un pour l’autre. Personne ne te connaîtra ni ne t’aimera comme moi. Et, même si tu as raison et qu’il n’y ait pas d’avenir pour nous, je préférerais pour ma part affronter l’avenir qui m’attend en me souvenant que nous nous sommes aimés quelque temps.
— Alors c’est que tu es un idiot romantique, comme l’a toujours dit maman !
— Elle a dit ça ?
— Maman ne se trompe jamais. Elle a dit aussi que jamais je n’aurais de meilleur ami que toi.
— En effet, elle avait raison.
— Sois un véritable ami, Hunahpu : ne me reparle plus jamais de ça. Travaille avec moi et, quand l’heure sera venue d’aller dans le passé, accompagne-moi. Que notre mariage soit l’œuvre que nous accomplissons ensemble, et nos enfants l’avenir que nous créons. Laisse-moi me donner au mari que j’aurai sans que vienne s’interposer le souvenir d’un autre époux ou d’un autre amant. Que ton amitié me permette de faire face à mon avenir avec confiance et non avec culpabilité, que ce soit pour t’avoir refusé ou accepté. Veux-tu faire ça pour moi ? »
Non ! cria Hunahpu intérieurement. Ce n’est pas nécessaire, nous ne sommes pas obligés d’en passer par là ! Nous pouvons être heureux aujourd’hui et rester heureux dans l’avenir ! Tu te trompes, tu prends tout de travers !
Oui, mais si elle était persuadée que le mariage ou une liaison la rendrait malheureuse, elle serait malheureuse ; par conséquent, elle avait raison – en ce qui la concernait – et aimer Hunahpu serait une erreur – en ce qui la concernait. Aussi… l’aimait-il ou voulait-il seulement se l’approprier ? Était-ce son bonheur à elle qu’il cherchait ou la satisfaction de ses désirs à lui ?
« D’accord, dit-il. Je ferai ça pour toi. »
Alors, et alors seulement, elle l’embrassa ; elle se pencha vers lui et l’embrassa sur les lèvres, un long baiser mais dépourvu de passion. Un baiser d’amour tout simple, un seul baiser, puis elle s’en alla et le laissa plongé dans l’affliction.