Diko avait parfois l’impression d’avoir grandi auprès de Christophe Colomb, que c’était son oncle, son grand-père, son grand frère. Il était toujours présent dans les travaux de sa mère et les scènes de son existence se jouaient et se rejouaient éternellement à l’arrière-plan de sa vie.
Un de ses premiers souvenirs, c’était celui où Colomb donnait l’ordre à ses hommes de capturer des Indiens pour les ramener en Espagne comme esclaves. Diko était trop petite pour avoir saisi l’importance du tableau. Elle savait néanmoins que les gens qui s’agitaient dans l’holovue n’étaient pas réels, si bien que, lorsque sa mère avait grondé, prise d’une colère noire et mordante, « Je ne te laisserai pas faire ! », Diko s’était crue la cible de ses paroles et avait fondu en larmes.
« Non, non, avait dit maman en la berçant dans ses bras, ce n’est pas à toi que je parlais ; c’était au monsieur de l’holovue.
— Mais il ne peut pas t’entendre, avait protesté Diko.
— Un jour, il m’entendra.
— Papa dit qu’il est mort il y a cent ans.
— Plus que ça, ma Diko.
— Pourquoi tu es en colère contre lui ? Il est méchant ?
— Il vivait à une époque méchante, avait répondu maman. C’était un grand monsieur à une méchante époque. »
Les subtilités morales de cette déclaration échappèrent à Diko. La seule leçon qu’elle retint de l’incident, ce fut que les gens de l’holovue étaient bien réels et que l’homme diversement nommé Cristoforo Colombo, Cristóbal Colon et Christophe Colomb était très, très important pour maman.
Et il prit de l’importance pour Diko également. Il était toujours présent à l’arrière-plan de ses pensées ; elle le vit jouer quand il était enfant, argumenter interminablement avec des prêtres en Espagne, s’agenouiller devant le roi d’Aragon et la reine de Castille, s’efforcer sans résultat de communiquer avec des Indiens en latin, en génois, en espagnol et en portugais, rendre visite à son fils dans un monastère de La Râbida.
À cinq ans, Diko demanda à sa mère : « Pourquoi est-ce que son fils ne vit pas avec lui ?
— Avec qui ?
— Cristoforo. Pourquoi est-ce que son petit garçon habite au monastère ?
— Parce que Colombo n’a pas d’épouse.
— Je sais, fit Diko. Elle est morte.
— Alors, pendant qu’il fait des pieds et des mains pour faire subventionner son voyage par le roi et la reine, il faut bien que son fils reste quelque part en sûreté, là où il peut s’instruire.
— Mais Cristoforo a une autre femme, remarqua Diko.
— Ce n’est pas une épouse.
— Pourtant ils dorment ensemble.
— Dis donc, à quoi as-tu joué ? demanda maman. Tu as regardé l’holovue pendant que je n’étais pas là ?
— Tu es toujours là, maman, répliqua Diko.
— Ce n’est pas une réponse, jeune sournoise. Qu’as-tu regardé ?
— Cristoforo a eu un autre petit garçon avec sa nouvelle femme, fit Diko. Et, lui, il n’ira jamais au monastère.
— C’est parce que Colombo n’a pas épousé la maman du nouveau bébé.
— Et pourquoi ils ne sont pas mariés ?
— Diko, tu as cinq ans et j’ai du travail par-dessus la tête. Est-il vraiment urgent que je t’explique tout ça dès maintenant ? »
Diko savait ce que cela signifiait : elle devrait se renseigner auprès de son père. Ce n’était pas grave : papa n’était pas à la maison aussi souvent que maman, mais il répondait alors à toutes ses questions sans lui dire d’attendre d’être plus grande.
Plus tard dans l’après-midi, Diko, assise sur un tabouret, aidait sa mère à écraser des haricots mous pour la purée épicée qui constituerait leur dîner. Tandis qu’elle touillait le mélange de toutes ses forces mais le plus proprement possible, une nouvelle question lui vint à l’esprit. « Si tu mourais, maman, est-ce que papa m’enverrait dans un monastère ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je ne vais pas mourir, du moins pas avant que tu ne sois déjà vieille.
— Mais si ça arrivait ?
— Nous ne sommes pas chrétiens et nous ne vivons pas au quinzième siècle. Aujourd’hui, on n’envoie plus les enfants faire leurs études au monastère.
— Il devait se sentir bien seul, fit Diko.
— Qui ça ?
— Le petit garçon de Cristoforo, au monastère.
— Sûrement.
— Et Cristoforo ? demanda Diko. Il se sentait seul sans son fils, lui aussi ?
— Sans doute. Il y a des gens qui se sentent perdus sans leurs enfants ; même quand ils sont très entourés, leurs petits leur manquent. Et même quand leurs enfants deviennent des grandes personnes, les petits qu’ils ne reverront plus jamais leur manquent. »
À ces mots, Diko eut un sourire radieux. « Je te manque quand j’avais deux ans ?
— Oui.
— J’étais mignonne ?
— Insupportable plutôt, pour ne rien te cacher. Toujours à t’agiter, jamais tranquille ; tu étais une enfant impossible. Ton père et moi n’avions pas une minute à nous parce qu’il fallait te surveiller constamment.
— Et ce n’était pas mignon, ça ? » Diko était un peu déçue.
« Nous t’avons gardée, non ? C’est que tu devais être un petit peu mignonne, donc. Cesse de projeter de la purée partout, sinon il va falloir lécher les murs pour dîner.
— Papa, il fait mieux la purée de haricots que toi, affirma Diko.
— Trop aimable.
— Mais quand tu travailles, tu es le patron de papa. »
Maman soupira.
« Ton père et moi travaillons ensemble.
— Tout le monde dit que tu es à la tête du projet.
— Oui, c’est exact.
— Mais si tu es à la tête, où est papa ? Au coude ?
— Papa en est les mains, les pieds, les yeux et le cœur. » Diko se mit à pouffer de rire. « Tu es sûre que ce n’est pas le ventre ?
— J’aime bien la petite brioche de ton père.
— Enfin, heureusement que papa n’est pas derrière le projet !
— Ça suffit, Diko. Un peu de respect, s’il te plaît. Tu n’es plus assez petite pour que je trouve ce genre de réflexion mignonne.
— C’est quoi, alors ?
— C’est vilain.
— Eh ben, je serai toujours vilaine, voilà ! fit Diko d’un ton de défi.
— Je n’en doute pas.
— Et j’empêcherai Cristoforo de faire du mal. »
Sa mère lui jeta un coup d’œil bizarre. « Ça, c’est mon travail, du moins si c’est réalisable.
— Tu seras trop vieille. Je grandirai et je le ferai à ta place. »
Tagiri ne discuta pas.
À dix ans, Diko passait tous ses après-midi au labo et apprenait à se servir du vieux chronoscope. Techniquement, elle n’avait pas à y toucher, mais comme tout le centre d’Ileret se consacrait au projet de sa mère, c’était la façon dont maman interprétait les règlements qui faisait loi ; en conséquence, chacun suivait rigoureusement les procédures scientifiques, mais les limites entre le travail et la vie privée étaient un peu floues. Souvent, les enfants et d’autres membres de la famille des Observateurs traînaient dans le centre et, tant qu’ils ne dérangeaient pas, nul ne s’en souciait. Par ailleurs, plus personne n’utilisait les Tempovue, désormais surannés, sauf pour passer d’anciens enregistrements, si bien que Diko ne gênait le travail d’aucun chercheur ; et puis chacun connaissait la minutie de Diko. Résultat : personne ne trouvait à redire à ce qu’une enfant qui ne faisait pas partie du personnel et allait encore à l’école furète dans le passé sans surveillance.
Au début, son père avait bridé le chronoscope pour qu’il ne repasse que des scènes d’archives ; mais Diko ne tarda pas à s’impatienter du point de vue réduit que lui proposait l’appareil : elle avait toujours envie de voir les scènes sous d’autres angles.
Juste avant son douzième anniversaire, elle réussit à contourner la barrière hâtivement mise en place par son père pour lui interdire le plein accès au passé. Elle s’y prit sans guère de précaution et son père dut être averti par son ordinateur, car il arriva dans l’heure qui suivit.
« Ainsi, tu veux aller voir dans le passé, dit-il.
— Je n’aime pas les enregistrements faits par d’autres, répondit-elle. Ils ne s’intéressent jamais à ce qui m’intéresse moi.
— Ecoute-moi : la question que je me pose en ce moment, c’est de savoir s’il faut t’interdire le passé définitivement ou te donner la liberté que tu désires. »
Diko se sentit soudain mal. « Ne me l’interdis pas, fit-elle. Je me contenterai des vieux enregistrements, mais ne m’oblige pas à m’en aller.
— Je sais que les gens que tu vois sont tous morts, reprit papa. Mais ce n’est pas pour ça que tu as le droit de les espionner par pure curiosité.
— Ce n’est pas ce qu’on fait, à l’Observatoire ?
— Non. Curiosité, d’accord, mais curiosité personnelle, non. Nous sommes des scientifiques.
— Moi aussi j’en serai une.
— Nous observons la vie des gens pour comprendre les raisons de leurs actes.
— Moi aussi, répéta Diko.
— Tu assisteras à des spectacles effrayants, insista papa. Tu verras des scènes laides, ou très intimes, ou dérangeantes.
— J’en ai déjà vu.
— C’est bien ce que je veux dire : si, à tes yeux, ce qu’on t’a laissé voir était laid, intime ou dérangeant, comment réagiras-tu devant des vues qui, pour le coup, seront vraiment laides, intimes et dérangeantes ?
— Laides, Intimes et Dérangeantes. On dirait le nom d’un cabinet d’avocats, fit Diko.
— Si tu veux les privilèges d’une scientifique, tu dois te conduire en scientifique.
— À savoir ?
— Je veux un rapport quotidien sur les sites et les époques que tu auras observés, et un rapport hebdomadaire sur ce que tu auras étudié et appris. Tu devras tenir un journal de bord, comme tout un chacun ici. Et si tu vois quelque chose qui t’inquiète, parles-en à ta mère ou à moi. »
Diko eut un sourire rayonnant. « Pigé. Laides et Intimes, je me débrouille, mais Dérangeantes, j’en discute avec les anciens.
— Tu es la lumière de ma vie, dit papa. Mais je crois que je ne t’ai pas assez crié dessus quand tu étais encore suffisamment jeune pour que ça te fasse de l’effet.
— Je te pondrai tous les rapports que tu demandes. Et toi, tu dois me promettre de les lire.
— Selon les mêmes critères exactement que ceux des autres. Alors, tu as intérêt à ne pas me refiler de camelote. »
Diko se mit à explorer, à rédiger ses rapports et, de plus en plus, à se régaler d’avance des entrevues avec son père consacrées à son travail. Peu à peu seulement, elle se rendit compte de ce que ses premiers rapports avaient de puéril et d’élémentaire : elle ne faisait qu’effleurer la surface de problèmes résolus depuis longtemps par des Observateurs adultes ; et elle s’étonna que papa ne lui ait jamais fait sentir qu’elle n’était pas à la pointe de la science. Au contraire, il l’écouta toujours avec respect et, au bout de quelques années à peine, les travaux de Diko eurent de la valeur.
Ce fut le vieux Cristoforo Colombo, curieusement, qui lui fit quitter le Tempovue et s’atteler au ChronoRéel, beaucoup plus sensible. Elle ne l’avait jamais oublié, parce que papa et maman eux non plus ne l’avaient pas oublié, mais ses premières explorations avec le chronoscope ne portaient jamais sur lui. Quel intérêt ? Elle avait été témoin de pratiquement tous les instants de la vie de Colombo grâce aux vieux enregistrements que ses parents étudiaient presque constamment. Ce qui la ramena sur les traces de Colombo fut la question qui constituait l’axe directeur de ses recherches : Quand les grandes figures de l’histoire prennent-elles les décisions qui les placent sur la voie de la grandeur ? Elle avait éliminé de son étude tous ceux qui étaient arrivés à la célébrité par hasard ; c’étaient ceux qui luttaient contre de formidables obstacles sans jamais renoncer qui l’intriguaient. Certains étaient des monstres, d’autres avaient le cœur plein de noblesse ; certains étaient des opportunistes qui ne servaient qu’eux-mêmes et d’autres des altruistes ; certaines réalisations s’écroulaient à peine achevées, d’autres changeaient le monde de telle façon qu’on en sentait les répercussions jusque dans le présent. Mais, pour Diko, tout cela n’avait guère d’importance. Elle guettait l’instant de la décision, et, après avoir rédigé des rapports sur plusieurs dizaines de grands personnages, elle se rendit compte que, durant tout le temps où elle avait observé Cristoforo, elle ne l’avait jamais étudié de façon proprement linéaire dans le but de comprendre ce qui avait poussé ce fils d’un ambitieux tisserand génois à prendre la mer et à mettre au rebut les vieilles cartes du monde.
Cristoforo entrait dans la catégorie des grands hommes, c’était évident, quelle que soit l’opinion de papa et maman sur son action. Alors… quand avait-il pris sa décision ? Quand avait-il posé le pied sur la voie qui devait faire de lui une des figures les plus illustres de l’Histoire ?
Elle pensa trouver la réponse en 1459, durant la période où la rivalité entre les deux grandes maisons de Gênes, les Fieschi et les Adorno, atteignait son paroxysme. Il y avait cette année-là un homme du nom de Domenico Colombo, tisserand de son état, partisan des Fieschi, ancien gardien de la porte d’Olivella et père d’un petit garçon roux qui portait en germe le pouvoir de changer le monde.
Cristoforo avait huit ans la dernière fois que Pietro Fregoso se rendit chez son père. Il connaissait son nom mais il savait aussi que, dans la maison de Domenico Colombo, on lui donnait toujours le titre dont le parti des Adorno l’avait dépouillé : doge. Pietro Fregoso avait décidé de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir et, comme le père de Cristoforo était un des plus ardents défenseurs du parti fieschi, rien d’étonnant à ce qu’il eût choisi d’honorer son logis en y tenant une réunion secrète.
Pietro arriva le matin, accompagné d’une poignée d’hommes seulement – il était obligé de se déplacer avec un équipage discret en ville, sans quoi les Adorno flaireraient le complot. Cristoforo vit son père s’agenouiller pour baiser la bague de l’homme. Maman, dans l’encadrement de la porte qui séparait l’atelier de tissage de la boutique, marmonna quelques mots où il était question du pape. Pourtant, Pietro était le doge de Gênes, ou plutôt l’ancien doge ; personne ne lui donnait le titre de pape.
« Que dis-tu, maman ?
— Rien, répondit-elle. Viens par ici. »
Et elle entraîna Cristoforo dans l’atelier où les métiers des ouvriers branlaient et cognaient, tandis que les apprentis transportaient de-ci de-là des écheveaux de fil ou se glissaient sous les appareils pour plier les bandes de tissu. D’une façon vague, le petit garçon savait que son père comptait un jour le voir entrer en apprentissage auprès d’un autre membre de la guilde des tisserands. Cela ne l’attirait guère. La vie d’apprenti n’était que corvées et besognes sans intérêt, et les taquineries des ouvriers tournaient vite à la persécution lorsque ses parents n’étaient pas là. Dans un autre atelier, il savait qu’il n’aurait pas le statut privilégié dont il jouissait ici, où son père était maître.
Maman oublia bientôt Cristoforo et il put revenir discrètement auprès de la porte afin d’observer ce qui se passait dans la boutique ; on avait enlevé les coupes de draps de la table-présentoir et posé verticalement les énormes rouleaux de fil en guise de sièges. De nouveaux visiteurs étaient arrivés entre-temps. Ç’allait être plus qu’une réunion ; Cristoforo comprit que Pietro Fregoso tenait un conseil de guerre, et chez papa !
Ce furent d’abord les personnages importants qu’il observa. Ils portaient les tenues les plus éblouissantes, les plus extravagantes qu’il eût jamais vues. Aucun des clients de papa n’entrait dans la boutique ainsi vêtu, mais certains de ces habits avaient été fabriqués dans son drap le plus fin. Cristoforo reconnut le somptueux brocart d’un gentilhomme : il était sorti il y avait à peine un mois du métier de Carlo, le meilleur ouvrier de l’atelier, et c’était Tito, toujours en livrée verte, qui l’avait acheté. Et Cristoforo comprit à cet instant seulement que, quand Tito venait faire des achats, ce n’était pas pour lui-même mais pour son maître. Tito n’était donc pas un client : il faisait simplement ce qu’on lui disait de faire. Et pourtant papa le traitait en ami alors que ce n’était qu’un serviteur.
Cette révélation amena le petit garçon à réfléchir à la façon dont papa s’adressait à ses amis : en plaisantant et en échangeant des anecdotes autour d’un verre de vin, avec une affection sans contrainte. Papa et ses amis parlaient d’égal à égal.
Il disait aussi toujours que son meilleur ami était le doge – Pietro Fregoso. Mais aujourd’hui Cristoforo voyait bien que c’était faux, car papa ne plaisantait pas, ne manifestait aucun naturel dans ses manières, ne racontait pas d’histoires, et le vin qu’il versait était pour les gentilshommes attablés, pas pour lui-même. Il errait d’un air gêné sur le pourtour de la salle, à l’affût du verre vide et se précipitant aussitôt pour le remplir. Et Pietro laissait papa à l’écart des regards qu’il adressait aux hommes installés autour de la table. Non, Pietro n’était pas l’ami de papa ; selon toute apparence, papa était son serviteur.
Cristoforo se sentait un peu retourné car il savait que son père tirait grande fierté de son amitié avec Pietro. Il observait les hommes assemblés, remarquait les gestes gracieux des invités fortunés, écoutait l’élégance de leur langage. Certains des mots qu’ils employaient, il ne les comprenait même pas, et pourtant il savait qu’ils parlaient génois, pas latin ni grec. Papa n’a rien à dire à ces gens, naturellement, songeait Cristoforo : ils n’utilisent pas la même langue que lui. C’étaient des étrangers, tout autant que ceux qu’il avait vus un jour sur les quais, les hommes venus de Provence.
Comment ces gentilshommes ont-ils appris à parler ainsi ? se demanda Cristoforo. Où leur a-t-on enseigné à prononcer des mots qu’on n’emploie jamais chez moi ni dans la rue ? Comment ces mots peuvent-ils appartenir au vocabulaire de Gênes alors que pas un Génois du commun ne les connaît ? Y a-t-il plusieurs villes en une seule ? Ces hommes ne sont-ils pas du parti fieschi comme papa ? Les gros bras des Adorno qui renversaient les carrioles fieschi sur le marché parlaient une langue plus proche de celle de papa que ces gentilshommes soi-disant du même parti que lui !
Il y a plus de différence entre des gentilshommes et des marchands comme papa qu’entre Adorno et Fieschi. Pourtant les Fieschi et les Adorno en viennent souvent aux mains et on parle même d’assassinats. Pourquoi n’y a-t-il pas de disputes entre marchands et gentilshommes ?
Une seule fois, Pietro Fregoso inclut papa dans la conversation. « Attendre notre heure, attendre notre heure ! Cela m’échauffe la bile ! disait-il. Regardez notre Domenico, ici présent. » Du geste, il désigna le père de Cristoforo, qui s’avança tel un tavernier qu’un client vient d’appeler. « Il y a sept ans, il était gardien de la porte d’Olivella. Aujourd’hui, sa maison fait à peine la moitié de celle qu’il occupait alors et il n’emploie plus que trois ouvriers contre six autrefois. Pourquoi ? Parce que le prétendu doge dirige tous les bons marchés vers les tisserands adornos. Parce que je ne suis plus au pouvoir et que je ne puis plus protéger mes amis !
— Le patronage dont bénéficient les Adorno n’est pas seul en cause, monseigneur, remarqua un des gentilshommes. C’est la cité tout entière qui s’est appauvrie, entre les Turcs à Constantinople, les musulmans qui nous harcèlent à Chios et les pirates catalans qui n’hésitent pas à lancer leurs attaques sur nos propres quais et à piller les maisons du front de mer.
— C’est précisément ce que je voulais dire ! s’exclama le doge. Ce pantin a été porté au pouvoir par des étrangers – que leur importent les souffrances de Gênes ? Il est temps de restaurer une vraie souveraineté génoise, et je ne veux entendre nulle contradiction. »
Un des gentilshommes prit la parole dans le silence qui suivit. « Nous ne sommes pas prêts. Nous paierions d’un sang précieux une confrontation précipitée. »
Pietro Fregoso le foudroya du regard.
« Ah ! Je ne veux entendre nulle contradiction, dis-je, et vous vous empressez de me contredire ? Dans quel camp êtes-vous, Portobello ?
— Dans le vôtre jusqu’à la mort, monseigneur, répondit l’autre. Mais vous n’avez jamais été homme à punir quelqu’un pour vous avoir exposé ce qu’il regardait comme la vérité.
— Et je ne vous punirai donc pas. Du moment que je puis compter sur votre présence à mes côtés. »
Portobello se dressa. « Devant vous, monseigneur, ou derrière, partout où je dois me tenir pour vous défendre lorsque le danger menacera. »
À ces paroles, le père de Cristoforo s’avança de son propre chef. « Moi aussi, je me tiendrai à vos côtés, monseigneur ! s’exclama-t-il. Celui qui voudra porter la main sur vous devra d’abord passer sur le corps de Domenico Colombo ! »
Cristoforo vit la réaction des autres. Eux qui avaient vigoureusement approuvé la promesse de loyauté de Portobello baissaient à présent le nez vers la table sans rien dire. Certains rougirent – de colère ? d’embarras ? Cristoforo ne comprenait pas pourquoi la déclaration de son père les mettait dans cet état. Était-ce parce que seul un gentilhomme savait assez bien se battre pour protéger le doge légitime ? Ou bien parce que papa n’aurait pas dû avoir l’audace de prononcer le moindre mot en si noble compagnie ?
Quelle qu’en fût la raison, Cristoforo vit que leur silence avait frappé papa comme une gifle. Il parut se racornir en reculant contre le mur, et Pietro Fregoso attendit une éternité pour reprendre la parole, parachevant ainsi l’humiliation. « Notre succès dépend du courage et de la loyauté que tous les Fieschi mettront à se battre. » Paroles gracieuses mais trop tardives pour épargner les sentiments du tisserand, c’était moins une acceptation honorable de son allégeance qu’une consolation, comme une récompense jetée à un chien fidèle.
Papa n’est rien pour eux, songea Cristoforo. Ils s’assemblent chez lui parce qu’ils doivent tenir leur réunion secrète, mais il ne compte pour rien à leurs yeux.
Le conseil prit fin peu après ; décision avait été prise d’attaquer deux jours plus tard. Dès que les gentilshommes furent partis et que papa eut fermé la porte derrière eux, maman passa devant Cristoforo, toutes voiles dehors, et vint se planter sous le nez de son mari. « Qu’es-tu allé raconter, fou que tu es ? Si quelqu’un veut s’en prendre au doge légitime, il devra d’abord passer sur le corps de Domenico Colombo ! Quelles bêtises ! Depuis quand es-tu soldat ? Où est ta fine lame ? À combien de duels as-tu participé ? À moins que tu ne t’imagines une bagarre de taverne, où il te suffira d’entrechoquer les têtes de quelques ivrognes pour remporter la victoire ? N’as-tu donc nulle affection pour nos enfants que tu veuilles les laisser orphelins ?
— J’ai mon honneur », répondit papa.
Cristoforo s’interrogea : Qu’est-ce que l’honneur de papa, si son meilleur ami méprise l’offre de sa vie ?
« Ton honneur va jeter tes enfants à la rue couverts de haillons !
— Mon honneur m’a fait gardien de la porte d’Olivella pendant quatre ans ! Tu appréciais de vivre dans une belle maison alors, non ?
— Ce temps est révolu, dit maman. Le sang va couler, et ce ne sera pas celui des Adorno !
— N’en sois pas si sûre ! » Et il monta l’escalier quatre à quatre. Maman éclata en sanglots d’impuissance et d’exaspération. La dispute était finie.
Mais Cristoforo, lui, restait insatisfait. Il attendit que sa mère se calme en écartant les écheveaux de la table pour redisposer les coupes de drap sur le présentoir, afin que les clients les admirent sans les salir. Quand il estima pouvoir parler sans risque de déclencher des hurlements, il demanda : « Comment est-ce que les gentilshommes apprennent à devenir des gentilshommes ? »
Elle lui jeta un regard noir. « Ils naissent comme ça, dit-elle. C’est Dieu qui les fait gentilshommes.
— Mais pourquoi on ne pourrait pas apprendre à parler comme eux ? Ça ne doit pas être difficile. » Et il imita le ton distingué de Portobello : "Vous n’avez jamais été homme à punir quelqu’un pour vous avoir exposé ce qu’il regardait comme la vérité." »
Maman fondit sur lui et lui assena une claque retentissante. La joue lui cuisit et, bien qu’il eût cessé depuis longtemps de pleurer lorsqu’il était puni, les larmes lui montèrent aux yeux, davantage à cause de la surprise que de la douleur.
« Et que je ne te reprenne plus jamais à te donner de grands airs, Cristoforo ! cria-t-elle. Crois-tu mieux valoir que ton père ? Crois-tu que criailler comme une oie te fera pousser des plumes ? »
Emporté par la colère, Cristoforo lui répondit sur le même ton : « Mon père vaut autant que chacun d’entre eux ! Pourquoi son fils ne pourrait-il pas apprendre à être un gentilhomme ? »
Elle faillit le gifler à nouveau pour son insolence. Mais le sens de ce qu’il venait de dire lui apparut soudain et elle se reprit au dernier instant. « Ton père vaut autant que chacun d’eux, c’est vrai ! fit-elle. Et mieux, même ! »
Cristoforo désigna d’un geste les superbes tissus déployés sur la table. « Voici du drap ; pourquoi papa ne peut-il s’habiller comme un gentilhomme ? Pourquoi ne peut-il parler comme eux, se vêtir comme eux ? Le doge le respecterait, alors !
— Le doge se moquerait de lui, rétorqua maman. Et tout le monde avec lui. Et si ton père continuait à vouloir jouer au gentilhomme, l’un d’eux viendrait lui planter sa rapière dans le cœur pour lui apprendre à rester à sa place.
— Pourquoi se moquerait-on de lui alors qu’on respecte les autres, ceux qui s’habillent et qui parlent bizarrement ?
— Parce que, ceux-là, ce sont de vrais gentilshommes et pas ton père.
— Mais si ce n’est pas leur tenue ni leur langage… c’est quelque chose qu’ils ont dans le sang ? Pourtant, ils n’avaient pas l’air plus forts que papa ; ils avaient des bras tout frêles et ils étaient presque tous gros.
— Papa est plus fort qu’eux, bien sûr : mais, eux, ils ont une épée.
— Alors qu’il s’en achète une !
— Et qui voudrait vendre une épée à un tisserand ? s’exclama maman en éclatant de rire. D’ailleurs, qu’en ferait ton père ? Il n’a jamais tenu d’épée de sa vie ! Il n’arriverait qu’à se trancher les doigts !
— Oui, mais s’il s’exerçait ? S’il apprenait ?
— Ce n’est pas l’épée qui fait le gentilhomme, dit maman. Les gentilshommes sont enfants de gentilshommes, c’est tout. Le père de ton père ne l’était pas, et voilà pourquoi papa ne l’est pas non plus. »
Cristoforo rumina un moment. « Mais est-ce qu’on ne descend pas tous de Noé, après le déluge ? Pourquoi les enfants d’une famille sont des gentilshommes et pas ceux de papa ? C’est Dieu qui nous a tous créés, pourtant. »
Maman partit d’un rire amer. « Ah, c’est ça que t’ont enseigné les prêtres ? Eh bien, tu devrais les voir faire des courbettes et des révérences devant les nobles, et puis nous cracher dessus après ! Eux, ils croient que Dieu préfère les gentilshommes, mais, à voir comme il a vécu, ce n’est pas ce que pensait Jésus-Christ. Il s’en fichait bien des gentilshommes, lui !
— Alors, qu’est-ce qui leur donne le droit de mépriser papa ? » demanda Cristoforo d’une voix tendue et, malgré lui, ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes.
Elle l’observa un moment comme si elle essayait de savoir si elle devait lui dire ou non la vérité. « L’or et la terre », fit-elle enfin.
Cristoforo ne comprit pas.
« Ils ont de l’or dans leurs coffres, expliqua-t-elle, et ils possèdent de la terre. C’est ça qui en fait des gentilshommes. Si nous avions d’immenses propriétés ou une huche pleine d’or dans le grenier, ton père serait un gentilhomme et personne ne rirait si tu apprenais à faire des phrases fleuries et si tu portais des habits taillés là-dedans. » Elle plaça l’extrémité d’un coupon de drap devant la poitrine du garçonnet. « Le beau gentilhomme que tu ferais, mon Cristoforo ! » Puis elle laissa retomber le tissu et partit d’un rire qui paraissait ne jamais devoir s’arrêter.
Finalement, Cristoforo sortit. De l’or, se dit-il. Si papa avait de l’or, les autres l’écouteraient. Très bien ; dans ce cas, je lui trouverai de l’or.
Un des participants de la réunion devait être un traître, à moins que l’un d’eux n’eût étourdiment parlé à portée d’oreille d’un domestique félon ; quoi qu’il en fût, les Adorno eurent vent des plans des Fieschi et, lorsque Pietro et ses deux gardes du corps se présentèrent près des tours rondes de la porte de Sant’Andréa où devait se tenir le rendez-vous, ils furent assaillis par une dizaine d’Adorno ; les spadassins jetèrent Pietro à bas de cheval, lui assenèrent un coup de masse d’armes sur la tête, puis s’enfuirent en le laissant pour mort.
Le tumulte de la bataille fut aussi audible chez les Colombo que si elle se déroulait chez les voisins, ce qui était presque le cas : ils habitaient à une centaine de mètres à peine de la porte de Sant’Andrea. Ils entendirent les cris des hommes, puis la voix de Pietro qui criait : « Fieschi ! À moi, les Fieschi ! »
Aussitôt, papa s’empara de son bâton épais rangé près de la cheminée puis se précipita dans la rue. Maman arriva trop tard à l’avant de la maison pour l’arrêter ; hurlant, pleurant, elle rassembla les enfants et les apprentis dans une pièce du fond tandis que les ouvriers montaient la garde à la porte. Dans la pénombre qui allait grandissant, ils écoutèrent les chocs des armes et les jurons des hommes, et soudain Pietro se mit à crier. Il n’était pas mort et, dans sa souffrance, il appelait à l’aide à tue-tête dans la nuit.
« Le crétin ! murmura maman. S’il continue à beugler comme ça, les Adorno vont comprendre qu’ils ne l’ont pas tué et revenir l’achever !
— Est-ce qu’ils vont tuer papa ? » demanda Cristoforo.
Les petits se mirent à pleurer.
« Non », répondit maman, mais Cristoforo se rendit bien compte qu’elle n’en était pas convaincue.
Peut-être perçut-elle son scepticisme, car elle ajouta : « Tous des crétins ! Tous les hommes sont fous ! Se battre pour savoir qui va gouverner Gênes ! Quelle importance ? Le Turc est à Constantinople ! Le Saint-Sépulcre de Jérusalem est aux mains des païens ! On ne prononce plus le nom du Christ en Egypte, et ces gamins se chipouillent pour savoir qui va s’asseoir sur un joli fauteuil et se faire appeler doge de Gênes ! Qu’est-ce que l’honneur de Pietro Fregoso à côté de celui de Jésus-Christ ? Qu’est-ce que détenir le palais du doge lorsque la terre où la Vierge bienheureuse se promenait en son jardin quand l’ange l’a visitée, lorsque cette terre est soumise aux chiens circoncis. S’ils ont des envies de massacre, qu’ils aillent libérer Jérusalem ! Qu’ils aillent libérer Constantinople ! Qu’ils fassent couler le sang pour racheter l’honneur du Fils de Dieu !
— C’est pour ça que je me battrai, moi, dit Cristoforo.
— N’y va pas ! s’écria une de ses sœurs. Tu vas te faire tuer !
— Je les tuerai d’abord !
— Tu es tout petit. Cristoforo, dit sa sœur.
— Mais je ne serai pas toujours petit.
— Tais-toi, intervint maman. Tu dis des bêtises ; le fils d’un tisserand ne part pas en croisade.
— Et pourquoi pas ? rétorqua Cristoforo. Pourquoi le Christ refuserait-il mon épée ?
— Quelle épée ? demanda maman d’un ton méprisant.
— Un jour, j’en aurai une. Je serai un gentilhomme !
— Et comment ? Tu n’as pas d’or !
— J’en trouverai !
— À Gênes ? Comme tisserand ? Toute ta vie tu resteras le fils de Domenico Colombo. Personne ne te donnera d’or et personne ne t’appellera gentilhomme. Et maintenant tais-toi ou je te pince le bras. »
C’était là une menace redoutable et les enfants ne manquaient pas d’obéir lorsque maman la proférait.
Quelques heures plus tard, papa rentrait. Les ouvriers qui l’entendirent frapper faillirent ne pas lui laisser franchir la porte ; il fallut qu’il leur crie d’une voix déchirante « Mon seigneur est mort ! Laissez-moi entrer ! » pour qu’ils débarrent l’huis.
Les enfants se précipitèrent sur les talons de leur mère dans la boutique à l’instant où il faisait son apparition, la démarche titubante. Il était couvert de sang ; maman commença par hurler, puis le serra dans ses bras, et enfin le palpa à la recherche de blessures.
« Ce n’est pas mon sang, dit-il d’un ton à fendre l’âme. C’est celui de mon doge ! Pietro Fregoso est mort ! Ces lâches l’ont attaqué, l’ont tiré de sa selle et l’ont frappé à coups de masse d’armes !
— Et pourquoi as-tu son sang sur toi, Nico ?
— Je l’ai porté jusqu’au seuil du palais du doge. Je l’ai amené à sa place légitime !
— Mais pourquoi faire ça, fou que tu es ?
— Parce qu’il me l’a demandé ! Il était tout ensanglanté, il appelait à l’aide, alors je me suis approché et j’ai dit : "Laissez-moi vous porter chez vos médecins, dans votre maison, laissez-moi chercher les responsables et les tuer en votre nom !" Et il m’a répondu : "Domenico, amène-moi au palais ! C’est là que le doge doit mourir – au palais, comme mon père !" Alors je l’y ai porté, dans mes propres bras, et je me fichais pas mal que les Adorno nous voient ! Je l’ai porté et il était dans mes bras quand il est mort ! J’étais son ami sincère !
— S’ils t’ont vu avec lui, ils vont venir te tuer !
— Et alors ? répondit papa. Le doge est mort !
— Pour moi, c’est important, répliqua maman. Enlève-moi ces vêtements. » Elle se tourna vers les ouvriers et leur donna ses ordres. « Toi, emmène les enfants à l’arrière de la maison ; toi, dis aux apprentis de tirer de l’eau et qu’ils la fassent chauffer pour un bain ; toi, quand je lui aurai ôté ces habits, brûle-les. »
Tous les enfants obéirent à l’ouvrier et se sauvèrent au fond du logis, sauf Cristoforo. Il regarda sa mère dévêtir son père tout en le couvrant de baisers et de malédictions. Même après qu’elle l’eut mené dans la cour prendre son bain, même lorsque la puanteur du tissu imprégné de sang en train de brûler envahit la maison, Cristoforo resta dans la boutique, en faction devant la porte.
C’est du moins ce qu’affirmaient les anciens rapports sur cette nuit-là : Colomb montait la garde pour assurer la sécurité de sa famille. Mais, Diko le savait, ce n’était pas tout ce que Cristoforo avait à l’esprit. Non : il était en train de prendre sa décision ; il établissait les conditions de sa gloire future. Il serait gentilhomme ; les rois et les reines le traiteraient avec respect ; il aurait de l’or ; il conquerrait des royaumes au nom du Christ.
Il devait déjà se douter que, pour cela, il lui faudrait quitter Gênes. Comme sa mère l’avait dit, tant qu’il vivrait dans la cité, il resterait le fils de Domenico le tisserand. À compter du lendemain matin, il orienta son existence vers la réalisation de son but. Il se mit à étudier – les langues, l’histoire – avec une telle opiniâtreté que les moines qui l’instruisaient s’en firent l’observation. « Il a compris l’essence même des études », disaient-ils, mais Diko savait qu’il n’apprenait pas pour le plaisir d’apprendre : il devait connaître les langues étrangères pour voyager au loin, l’histoire pour ne rien ignorer du monde lorsqu’il s’y aventurerait.
Et il lui fallait connaître l’art de la navigation. Chaque fois qu’il en avait la possibilité, Cristoforo descendait sur les quais pour y écouter les marins, les interroger, s’imprégner du métier de matelot. Plus tard, il s’intéressa plus spécifiquement aux navigateurs, leur payant à boire lorsqu’il en avait les moyens, les harcelant simplement de questions dans le cas contraire. Finalement, son insistance lui valut de monter à bord d’un premier navire, puis d’un autre ; il ne refusait jamais l’occasion de naviguer et il exécutait toutes les tâches qu’on lui demandait, afin de savoir tout ce qu’un fils de tisserand pouvait espérer apprendre sur la vie en mer.
Diko rédigea son rapport sur Cristoforo Colombo, sur l’instant où il avait pris sa décision. Comme toujours, son père en fit l’éloge et n’y trouva à redire que sur des points de détail. Mais elle savait à présent que ses compliments pouvaient dissimuler une critique de fond ; lorsqu’elle le somma de lui en faire part, il refusa. « Je te répète que ce rapport est bon, dit-il. Fiche-moi la paix.
— Il y a une erreur dedans, fit Diko, une erreur que tu ne veux pas me signaler.
— Il est bien écrit. Il n’y a pas d’erreur, sauf les quelques points que je t’ai mentionnés.
— Alors, c’est ma conclusion que tu n’approuves pas. Tu penses que ce n’est pas cet incident qui a poussé Cristoforo à chercher la grandeur, c’est ça ?
— Chercher la grandeur ? répéta papa. Si, je crois que c’est presque certainement le moment de sa vie où il a pris sa décision. »
Diko explosa. « Mais alors, qu’est-ce qui ne va pas ? cria-t-elle.
— Rien ! répondit-il sur le même ton.
— Je ne suis plus une enfant ! »
Il la dévisagea d’un air sidéré. « Ah bon ?
— Tu passes sur toutes mes fautes et j’en ai marre !
— D’accord : ton rapport est excellent et il témoigne de ton sens de l’observation ; Colomb a certainement pris sa décision, au moment que tu indiques et pour les raisons que tu exposes, de partir en quête d’or et d’honneur pour la plus grande gloire de Dieu. Tout cela est parfait. Mais absolument rien ne nous dit, dans tout ton rapport, pourquoi ni comment il comptait atteindre son but en faisant route à l’ouest sur l’Atlantique. »
Le choc fut aussi violent que la gifle qu’avait reçue Cristoforo et il fit lui aussi monter les larmes aux yeux de Diko, bien qu’il n’eût rien de physique.
« Je regrette, reprit papa. Tu disais que tu n’étais plus une enfant.
— C’est vrai, répondit-elle. Et tu te trompes.
— Ah ?
— Dans mon projet à moi, je cherche le moment où quelqu’un décide de viser la grandeur, et je l’ai bel et bien trouvé. C’est ton projet et celui de maman de déterminer quand Colomb a décidé de prendre par l’ouest, pas le mien. »
Papa la regarda, surpris. « Ma foi, c’est bien possible ; c’est un renseignement indispensable, en effet.
— Par conséquent, il n’y a rien à reprocher à mon rapport du point de vue de mon projet ; ce n’est pas ma faute s’il ne répond pas à la question qui vous tracasse dans le vôtre.
— Tu as raison.
— Je sais !
— Eh bien, je le sais aussi maintenant. Je retire ma critique : ton rapport est complet, il est acceptable et je l’accepte. Félicitations. »
Mais la jeune fille ne fit pas mine de sortir.
« Diko, je travaille.
— Je trouverai pour vous, dit-elle.
— Tu trouveras quoi ?
— Ce qui a poussé Colomb à faire route vers l’ouest.
— Termine d’abord ton projet, Diko, fit papa.
— Tu ne m’en crois pas capable, hein ?
— J’ai étudié tous les enregistrements de la vie de Colomb, ta mère aussi, ainsi que d’innombrables autres chercheurs. Tu crois pouvoir découvrir ce qu’aucun de nous n’a su trouver ?
— Oui.
— Eh bien, j’ai l’impression que nous venons d’isoler l’instant où tu as décidé de viser la grandeur. »
Et il lui sourit d’un petit sourire torve. Il la taquinait, sans doute ; elle s’en fichait. Il croyait peut-être plaisanter, mais elle donnerait corps à sa plaisanterie. Maman, lui et d’innombrables autres avaient étudié tous les enregistrements du vieux Tempovue sur la vie de Colomb ? Très bien, dans ce cas, Diko n’y jetterait même pas un coup d’œil ; elle irait observer son existence directement, et pas avec le Tempovue : avec le ChronoRéel II. Elle ne demanda aucune permission ni aucune aide. Elle accapara simplement la machine la nuit, lorsque personne ne s’en servait, et modifia ses horaires journaliers pour pouvoir profiter de l’appareil lorsqu’il était libre. Certains se demandèrent s’il était bien raisonnable de la laisser utiliser ces machines ultramodernes – après tout, elle n’était pas membre de l’Observatoire et sa formation, si formation elle avait, elle l’avait acquise sur le tas. Elle n’était que la fille d’un couple d’Observateurs et voilà qu’elle utilisait une machine à laquelle on n’accédait normalement qu’après des années d’études.
Cependant, à voir l’expression de Diko, son acharnement au travail et la rapidité avec laquelle elle apprit à se servir de la machine, les bougons perdirent bien vite toute envie de remettre en cause son droit d’accès ; certains reconnurent même qu’il s’agissait d’une attitude finalement très humaine : on faisait des études pour apprendre un métier différent de celui de ses parents, mais, si on suivait les traces familiales, on s’y mettait dès l’enfance. Diko était une Observatrice au même titre que n’importe qui, et une Observatrice douée, selon toute apparence. Et ceux qui avaient d’abord voulu contester sa présence, voire l’interdire, signalèrent au contraire à la direction qu’il y avait parmi eux une novice à tenir attentivement à l’œil. Une surveillance fut donc mise en place pour enregistrer les moindres faits et gestes de Diko, dont le dossier ne tarda pas à s’orner d’une étiquette argentée : ordre de laisser le sujet suivre les directions qu’il désire.