Sombres avenirs

Le Père Talavera avait prêté l’oreille à tous les arguments, présentés sur le mode éloquent, méthodique, parfois passionné, mais, il le savait depuis le début, c’était sur la personnalité de Colon lui-même qu’il forgerait sa décision. Ils l’écoutaient depuis tant d’années – sans oublier de le chapitrer – qu’ils n’en pouvaient plus de ces conversations éternellement répétées. Au bout de tant d’années, depuis que la reine lui avait demandé de diriger l’examen des requêtes de Colon, rien n’avait changé : Maldonado paraissait toujours considérer l’existence même de Colon comme un affront, tandis que Deza semblait presque ensorcelé par le Génois. Les autres continuaient à se ranger derrière l’un ou l’autre, ou, à l’instar de Talavera, à demeurer neutres. À se vouloir neutres plutôt ; en réalité, telles les herbes d’une prairie, ils ondoyaient de-ci de-là selon le vent. Combien de fois chacun d’eux était venu le voir en privé pendant de longues minutes – des heures parfois – pour lui expliquer ses vues, qui se résumaient toujours à la même conclusion : chacun était d’accord avec tout le monde.

Seul, je suis véritablement neutre, songea Talavera ; seul, je demeure inébranlable devant les arguments quels qu’ils soient ; seul, je puis écouter Maldonado citer des extraits d’ouvrages oubliés depuis longtemps – rédigés dans des langages si obscurs qu’on peut légitimement se demander s’ils n’étaient pas employés par les seuls auteurs de ces textes –, seul, je puis l’écouter et n’entendre que la voix d’un homme acharné à empêcher la moindre idée nouvelle de fracasser l’image parfaite qu’il se fait du monde. Seul, je puis écouter Deza pérorer sur le génie dont a fait preuve Colon pour découvrir des vérités trop longtemps négligées par les savants, et n’entendre que la voix d’un homme qui se rêve en chevalier errant des romans d’autrefois, défenseur d’une cause qui doit sa noblesse au seul fait qu’il en est le champion.

Seul, je suis neutre, se dit Talavera, parce que, seul, je perçois l’absolue inanité de ces conversations. Lequel de ces anciens qu’ils citent tous avec tant d’assurance a été enlevé dans la main de Dieu pour observer la Terre d’en haut ? Lequel a reçu un compas du calibre de la main de Dieu pour mesurer précisément le diamètre de la Terre ? Aucun d’entre eux ne savait rien. La seule tentative sérieuse de mesure, plus de mille ans auparavant, avait pu être catastrophiquement faussée par une incohérence infime dans les observations d’origine. Toutes les discussions du monde ne changeaient rien au fait que, si l’on fondait la logique sur des hypothèses, les conclusions ne pouvaient être qu’hypothétiques.

Naturellement, Talavera ne pouvait s’ouvrir de ces réflexions à personne. S’il avait accédé à la position de confiance qu’il occupait, ce n’était pas en criant sur tous les toits le scepticisme que lui inspiraient les anciens. Au contraire : il passait pour parfaitement orthodoxe auprès de ceux qui le connaissaient ; il avait œuvré d’arrache-pied pour leur donner cette impression, et, dans un sens, ils ne se trompaient pas ; sa définition de l’orthodoxie était très différente de la leur, c’était tout.

Talavera ne plaçait pas sa foi en Aristote ni en Ptolémée. Il savait déjà ce que l’examen de Colon mettait si cruellement en lumière : à chaque autorité de l’antiquité correspondait une autorité contradictoire tout aussi ancienne et – il en avait le soupçon – tout aussi ignorante. Que les autres savants clament haut et fort que Platon avait rédigé le Banquet sous la dictée de Dieu : Talavera avait son idée sur le sujet. Aristote ne manquait pas d’intelligence mais il était improbable que ses textes pleins de sagesse fussent plus véridiques que ceux d’autres esprits brillants.

Talavera n’avait foi qu’en une seule personne : Jésus-Christ. Ses paroles étaient les seules dont il tînt compte, son message le seul qui enflammât son âme. Toute autre thèse, toute autre idée, tout autre plan, parti, faction ou individu devait être jugé en fonction du soutien ou de l’obstacle qu’il représentait pour la cause du Christ. Dès le début de son ascension au sein de l’Église, Talavera avait compris que les monarques de Castille et d’Aragon étaient profitables à la cause du Christ, aussi s’était-il rangé dans leur camp. Ils avaient trouvé en lui un serviteur de valeur, habile à placer à leur disposition les ressources de l’Église.

Sa technique était simple : déterminer ce qu’il fallait aux monarques afin de poursuivre leur effort visant à faire de l’Espagne un royaume chrétien, chasser les incroyants des postes de pouvoir ou d’influence, puis interpréter tous les textes pertinents pour démontrer que les Écritures, la tradition de l’Église et tous les auteurs anciens tendaient à soutenir la ligne d’action que les souverains avaient déjà choisi de suivre. L’amusant – ou, lorsqu’il était d’une autre humeur, l’attristant –, c’était que nul n’avait jamais percé sa méthode à jour. Quand il présentait un auteur favorable à la chrétienté et aux monarques d’Espagne, chacun y voyait la confirmation de la justesse de la voie que suivaient les souverains et jamais le résultat d’une manipulation des textes par Talavera. À croire qu’ils ignoraient la possibilité de manipuler les textes !

Et pourtant tous le faisaient, tous interprétaient, tous transformaient les écrits des anciens, Maldonado pour défendre ses préconceptions sophistiquées, Deza pour les attaquer. Mais aucun ne semblait s’en rendre compte ; ils croyaient dévoiler la vérité.

Combien de fois Talavera n’avait-il pas eu envie de les cingler de son mépris : « Voici la seule vérité qui compte : l’Espagne est en guerre pour purifier la péninsule et en faire une terre chrétienne. Le roi mène cette croisade avec patience et habileté, et il va la gagner en chassant les derniers Maures d’Ibérie. La reine est en train de mettre sur pied ce que l’Angleterre a eu la sagesse d’opérer il y a des années : l’expulsion des Juifs de son royaume (les Juifs n’étaient d’ailleurs pas dangereux de propos délibéré). Talavera ne partageait nullement la conviction fanatique de Torquemada quant au complot diabolique des Juifs. Non, il fallait les expulser parce que, tant que des chrétiens à la foi incertaine verraient autour d’eux des incroyants prospérer, se marier entre eux, faire des enfants, mener une existence normale et confortable, leur certitude qu’en Jésus-Christ seul réside le bonheur resterait vacillante. Les Juifs devaient partir au même titre que les Maures !…

Et qu’avait Colon à faire là-dedans ? Il voulait naviguer vers l’ouest : la belle affaire ! Même s’il avait raison, qu’en obtiendrait-il ? La conversion des païens d’une terre lointaine alors que l’Espagne elle-même n’était pas encore unifiée dans sa chrétienté ? Ce serait merveilleux et digne de l’effort investi… du moment que cela ne gênait en aucune façon le bon déroulement de la guerre contre les Maures. Aussi, tandis que les uns et les autres discutaient des dimensions de la Terre et de la possibilité de franchir la Mer océane, Talavera réfléchissait à des questions d’une importance bien plus considérable. Quel serait l’impact de l’annonce de cette expédition sur le prestige de la Couronne ? Quel en serait le coût et en quoi le détournement de ces fonds affecterait-il la guerre ? Subventionner Colon serait-il un facteur de rapprochement ou de tiraillement entre Aragon et Castille ? Quelles étaient les intentions véritables du roi et de la reine ? Si la requête de Colon était rejetée, où irait-il et que ferait-il ?

Jusque-là, les réponses étaient relativement claires. Le roi n’entendait pas dépenser le moindre peso dans une autre entreprise que la guerre contre les Maures, tandis que la reine était fort tentée de parrainer l’expédition de Colon, c’est-à-dire qu’une décision dans l’un ou l’autre sens sèmerait la discorde. Étant donné l’équilibre délicat qui régnait entre le roi et la reine, entre l’Aragon et la Castille, la moindre décision concernant l’expédition de Colon conduirait l’un des deux côtés à penser que le pouvoir s’était dangereusement déplacé vers l’autre, ce qui susciterait suspicion et jalousie.

En conséquence, et sans tenir compte des arguments présentés, Talavera était résolu à ce qu’aucun verdict ne soit rendu tant que la situation resterait inchangée. Il n’y avait guère eu de mal au début mais, les années passant et Colon n’ayant manifestement aucun élément nouveau à verser à son dossier, il était devenu de plus en plus difficile de maintenir la question en suspens. Par bonheur, Colon était la seule autre personne impliquée dans l’affaire qui parût le comprendre. Ou bien, s’il ne comprenait pas, du moins coopérait-il avec Talavera jusqu’à un certain point : il laissait toujours entendre qu’il en savait davantage qu’il n’en révélait, par des allusions voilées à des renseignements acquis à Lisbonne ou à Madère, à des preuves qui n’auraient pas encore été présentées. Tout cela permettait à Talavera de garder le dossier ouvert.

Quand Maldonado – et Deza, pour des motifs opposés – lui demandait d’obliger Colon à révéler ces secrets au grand jour afin de régler l’affaire une fois pour toutes, Talavera reconnaissait toujours que Colon les aiderait grandement en agissant ainsi mais qu’il fallait se mettre à sa place : tout ce qu’il avait appris au Portugal l’avait sans doute été sous le sceau du serment le plus sacré. S’il n’avait à craindre que des représailles portugaises, sans doute Colon parlerait-il car c’était un homme courageux qui ne redoutait rien de la part du roi Jean. Mais si c’était une question d’honneur, comment exiger qu’il se parjure ? Cela reviendrait à lui demander de se condamner à l’enfer pour l’éternité rien que pour satisfaire leur curiosité. Par conséquent, il fallait écouter attentivement tout ce que Colon avait à dire en espérant que, brillants savants qu’ils étaient, ils parviendraient à deviner ce qu’il ne pouvait leur révéler franchement.

Et, par la grâce de Dieu, Colon jouait le jeu. Assurément, à un moment ou un autre, ses examinateurs l’avaient tous pris à part afin de lui arracher les secrets qu’il dissimulait ; mais, au cours de ces longues années, Colon n’avait jamais donné la moindre indication sur la nature de ces renseignements et, tout aussi important, il n’avait jamais donné non plus à penser que ces renseignements n’existaient pas.

Il y avait beau temps que Talavera n’étudiait plus les arguments : il les avait saisis dès l’abord et rien de vraiment nouveau ne s’y était ajouté depuis. Non, ce que Talavera étudiait, c’était Colon lui-même. Au début, il n’avait vu en lui qu’un courtisan parmi tant d’autres qui cherchait fortune, mais cette impression n’avait guère duré. Colon était absolument, fanatiquement résolu à naviguer vers l’ouest et aucune proposition d’avantage ou de promotion ne pouvait le détourner de ce but. Peu à peu, cependant, Talavera s’était aperçu que le voyage ne constituait pas une fin en soi. Colon nourrissait des rêves, non pas d’enrichissement personnel ni de célébrité, mais plutôt de pouvoir. Colon voulait réaliser quelque chose et ce voyage vers l’ouest était la pierre angulaire de son projet. Mais qu’était-ce donc que ce projet ?

Talavera se cassait la tête sur cette question depuis des mois, depuis des années.

Aujourd’hui enfin, la réponse était venue. Délaissant son matraquage d’érudition, Maldonado avait observé d’un ton irrité qu’il était égoïste de la part de Colon d’essayer de détourner les monarques de leur guerre contre les Maures, sur quoi Colon avait éclaté : « Une guerre contre les Maures ? Pour quoi faire ? Les chasser de Grenade, d’un petit coin de cette péninsule desséchée ? Mais avec les richesses de l’Orient nous pourrions chasser le Turc de Constantinople et, de là, nous ne serions plus qu’à un pas de l’Armageddon et de la libération de la Terre sainte ! Et vous avez le front de vouloir m’interdire mon expédition sous prétexte qu’elle risque de gêner la guerre contre Grenade ? Autant dire à un matador qu’il ne doit pas tuer le taureau parce qu’il risque de l’empêcher de piétiner une souris ! »

Colon avait aussitôt regretté son éclat et promptement assuré à ses examinateurs qu’il n’éprouvait que le plus grand enthousiasme pour la noble guerre contre Grenade. « Pardonnez-moi d’avoir laissé la passion animer mes lèvres, dit-il. Je n’ai jamais souhaité que la victoire des armées chrétiennes sur l’infidèle. »

Talavera lui avait pardonné sur-le-champ en interdisant que l’on répète ses paroles. « Nous savons que vous n’avez exprimé que votre zèle pour la cause du Christ et votre désir que nous puissions faire davantage, et non moins, que l’emporter sur les Maures. »

Colon avait paru soulagé d’entendre Talavera parler ainsi. Il aurait pu voir enterrer sa pétition si son éclat avait été considéré comme séditieux – et de graves conséquences pour sa personne même auraient pu s’ensuivre. Tous avaient hoché la tête d’un air entendu : ils n’avaient aucune envie de condamner Colon. Il ne serait guère à leur honneur d’avoir mis tant d’années à découvrir que c’était un traître !

Ce que Colon ignorait, ce qu’aucun d’eux ne savait, c’était à quel point ses paroles avaient ému l’âme de Talavera. Une croisade pour libérer Constantinople ! Briser l’échine du Turc ! Plonger un poignard dans le cœur de l’islam ! En quelques phrases, Colon avait obligé Talavera à reconsidérer l’œuvre de sa vie sous une lumière nouvelle. Depuis de longues années, Talavera se consacrait au service de l’Espagne pour l’amour du Christ mais, il s’en apercevait soudain, sa foi était puérile à côté de celle de Colon. Il avait raison : si nous servons le Christ, pourquoi chasser les souris alors que le grand taureau de Satan se pavane dans la plus noble cité chrétienne ?

Pour la première fois de sa vie, Talavera prit conscience que servir le roi et la reine pouvait être différent de servir la cause du Sauveur ; il comprit qu’il se trouvait en présence d’un homme dont la dévotion au Christ égalait peut-être la sienne. Tel était mon orgueil, songea-t-il, qu’il m’a fallu de si nombreuses années pour m’en apercevoir.

Et durant tout ce temps qu’ai-je fait ? J’ai cloué Colon ici, à l’entrave, je l’ai dupé, j’ai laissé la question en suspens, tout cela parce qu’une décision risquait d’affaiblir les relations entre Aragon et Castille. Mais si c’était Colon, et non Ferdinand et Isabelle, qui savait le mieux comment servir la cause du Christ ? Qu’est-ce que la purification de l’Espagne à côté de la libération de toutes les terres chrétiennes originelles ? Et, une fois abattue la puissance de l’islam, qu’est-ce qui empêcherait les bannières du Seigneur de se répandre dans le monde entier ?

Si seulement Colon était venu nous proposer une croisade au lieu de cette singulière idée de voyage vers l’ouest ! C’était un homme éloquent, énergique, et il émanait de lui un charisme qui donnait envie de s’y rallier. Talavera l’imaginait allant de roi en roi, de cour en cour : il aurait été fort capable de convaincre les monarques d’Europe de faire cause commune contre le Turc !

Mais non : Colon paraissait persuadé que le seul moyen de fonder une telle croisade était d’établir un contact direct et rapide avec les grands royaumes de l’Orient. Ma foi, et s’il avait raison ? Si c’était Dieu qui lui avait inspiré cette vision ? En tout cas, jamais aucun homme n’aurait imaginé pareil dessein tout seul : le plus rationnel consistait à contourner l’Afrique, comme le faisaient les Portugais. Mais, là encore, n’était-ce pas une sorte de folie ? Certains auteurs de l’antiquité n’avaient-il pas supposé que l’Afrique s’étendait jusqu’au pôle Sud, si bien qu’il était impossible d’en faire le tour ? Pourtant les Portugais, qui voyaient bien chaque fois qu’ils descendaient plus au sud que l’Afrique leur barrait la route et s’étendait beaucoup plus loin qu’ils ne l’imaginaient, les Portugais s’étaient entêtés et, l’année précédente, Dias était revenu porteur de la bonne nouvelle : ils avaient passé un cap et découvert que la côte, au-delà, courait vers l’est et non plus vers le sud ; puisque, au bout de plusieurs centaines de milles, elle remontait nettement vers le nord-est et enfin plein nord. Ils avaient contourné l’Afrique. Et désormais on savait que l’obstination irrationnelle des Portugais était en réalité parfaitement rationnelle.

Le même sort n’attendait-il pas les projets aberrants de Colon ? Seulement, au lieu de plusieurs années, sa voie vers l’Orient rapporterait des richesses beaucoup plus vite. Et son plan, au lieu d’enrichir un petit pays inutile comme le Portugal, amènerait peut-être au bout du compte l’Église du Christ à englober le monde entier !

C’est pourquoi ce jour-là, plutôt que de réfléchir à la façon de faire traîner l’examen de Colon en attendant que les désirs contradictoires des souverains se résolvent d’eux-mêmes. Talavera s’était retiré dans sa chambre austère pour imaginer un moyen d’accélérer le processus. Il avait une certitude : celle de ne pouvoir, au bout de tant d’années et sans avoir obtenu de nouveaux arguments de poids, annoncer de but en blanc que le comité se prononçait en faveur de Colon. Maldonado et ses partisans iraient protester directement auprès des conseillers du roi et une lutte d’influence s’ensuivrait, que la reine perdrait presque certainement puisque le soutien dont elle bénéficiait de la part de la noblesse de son royaume provenait en grande partie de ce qu’on la connaissait pour « penser comme un homme ». Entrer ouvertement en désaccord avec le roi démentirait cette opinion. Ainsi, soutenir franchement Colon ne mènerait qu’à la division et probablement pas à une expédition. Non, se dit Talavera, je ne peux pas donner mon appui à Colon. Mais alors que faire ?

Je puis le libérer. Je puis mettre fin à l’examen et le laisser se rendre chez un autre roi, dans une autre cour. Talavera savait bien que les amis de Colon avaient fait des enquêtes discrètes auprès des cours de France et d’Angleterre. À présent que les Portugais avaient achevé leur quête d’une voie africaine vers l’Orient, rien ne les empêchait de s’offrir une petite expédition exploratoire vers l’ouest ; assurément, l’avantage dont ils disposaient dans le commerce avec l’Orient susciterait l’envie d’autres monarques. Colon risquait fort de trouver une oreille attentive chez l’un ou l’autre. Par conséquent, quoi qu’il dût arriver par ailleurs, il fallait mettre fin à son examen sur-le-champ.

Mais n’y avait-il pas moyen d’y mettre fin tout en retournant la situation à l’avantage des partisans de Colon ?

Un plan à demi ébauché à l’esprit, Talavera fit parvenir à la reine un billet où il lui demandait une audience confidentielle au sujet de Colon.


Sa propre réaction laissa Tagiri perplexe lorsqu’elle apprit la réussite des scientifiques qui travaillaient sur le voyage temporel.

Elle aurait dû se sentir heureuse, elle aurait dû se réjouir d’apprendre que sa grande œuvre était physiquement réalisable. Pourtant, depuis la réunion avec l’équipe de physiciens, de mathématiciens et d’ingénieurs qui collaboraient au projet, elle avait les nerfs à vif et l’angoisse la rongeait : tout le contraire de ce qu’elle aurait cru.

Oui, disaient-ils, on peut envoyer un individu vivant dans le passé ; mais, dans ce cas, il n’y pas une chance, pas la moindre, pour que notre monde actuel survive sous quelque forme que ce soit. Projeter quelqu’un dans le passé pour le modifier, c’est nous condamner par le même coup.

Avec patience ils s’étaient efforcés d’expliquer la physique temporelle aux historiens : « Si notre époque est détruite, avait demandé Hassan, les gens eux-mêmes que nous auront envoyés ne seront-ils pas anéantis aussi ? Si nous ne sommes pas nés, ceux que nous renverrons non plus, et ils n’auront jamais pu être projetés dans le temps. »

Non, avaient répondu les physiciens, vous confondez temps et causalité. Le temps, en tant que phénomène, est absolument linéaire et unidirectionnel. Chaque instant n’existe qu’une fois et se fond dans l’instant suivant. Notre mémoire perçoit cet écoulement à sens unique et, dans notre esprit, nous le rattachons à la causalité : nous savons que si A cause B, alors A doit précéder B. Mais rien dans la physique du temps ne l’exige. Pensez à ce qu’ont fait vos prédécesseurs : la machine qu’ils ont envoyée était le produit d’une longue chaîne de causes : ces causes étaient réelles et la machine a réellement existé. Lui faire remonter le temps n’a fait disparaître aucun des événements qui avaient conduit à son élaboration. Mais, à l’instant où elle a imposé à Colomb sa vision sur la plage portugaise, elle a commencé à transformer la chaîne de causalité, qui, du coup, ne menait plus au même résultat. Toutes ces causes et tous ces effets ont réellement existé – les uns aboutissant à la création de la machine, les autres découlant de son introduction dans le quinzième siècle.

« Mais, alors, ça signifie que leur avenir continue d’exister ! » avait protesté Hunahpu.

Tout dépend de la définition de l’existence, avaient-ils répondu. En tant que partie de la chaîne de causalité qui mène au moment présent, oui, ils continuent d’exister, dans le sens où tout maillon de la chaîne qui a débouché sur l’existence de leur machine dans notre temps continue d’avoir des effets sur le monde actuel. Mais tous les éléments périphériques ou non pertinents de cette chaîne n’ont strictement aucun effet sur notre courant temporel. Et tous les éléments de leur Histoire que l’introduction de leur machine dans la nôtre a effacés sont totalement et irrévocablement perdus. Nous ne pouvons pas retourner dans notre passé pour les observer parce qu’ils n’ont pas existé.

« Mais ils ont bel et bien existé puisque leur machine existe ! »

— Non, répondirent-ils encore. La causalité peut être récursive, mais pas le temps. Tout ce qui n’est pas arrivé à cause de l’introduction de leur machine n’est, de facto, jamais arrivé. Il n’y a aucun segment du temps où ces événements existent ; par conséquent, on ne peut pas les voir ni s’y rendre physiquement parce que les secteurs temporels qu’ils occupaient sont désormais occupés par des moments différents. Deux séries d’événements contradictoires ne peuvent occuper le même moment ; ce qui vous embrouille les idées, c’est que vous n’arrivez pas à différencier le temps de la causalité, et c’est tout naturel parce que le temps est rationnel alors que la causalité est irrationnelle. Pendant des siècles, nous nous sommes amusés à spéculer sur les mathématiques temporelles, mais nous n’aurions jamais perçu cette distinction entre le temps et la causalité si nous n’avions pas dû expliquer l’existence de cette machine venue de l’avenir.

« Ainsi, fit Diko, vous dites que l’autre Histoire existe mais que nous ne pouvons pas la voir avec nos machines. »

Ce n’est pas ce que nous disons, répondirent-ils avec une infinie patience. Ce qui n’était pas causalement rattaché à la création de la machine ne peut prétendre avoir jamais existé ; et, par ailleurs, ce qui a conduit à la création de la machine et à son introduction dans notre temps n’existe que dans le sens où l’on parle de l’existence des chiffres irréels.

« Mais ils ont existé ! dit Tagiri avec plus de chaleur qu’elle ne s’y attendait. Ils ont existé !

— Non, fit le vieux Manjam, qui avait jusque-là laissé la parole à ses jeunes collègues. C’est là un sujet qui nous est familier, à nous autres mathématiciens : nous ne nous situons jamais dans le domaine de la réalité. Mais, naturellement, votre esprit se rebelle là-contre parce qu’il existe dans le temps. Ce qu’il vous faut comprendre, c’est que la causalité n’est pas réelle ; elle n’existe pas dans le temps. L’instant À ne cause pas réellement l’instant B : l’instant À existe, puis l’instant B, et entre les deux il y a les instants A, a jusqu’à A, z. et entre A, a et A, b, il y a les instants A, aa jusqu’à A, az. Aucun de ces instants n’a de réel contact avec un autre. C’est cela, la réalité : une masse infinie d’instants discrets sans relation les uns avec les autres parce qu’un instant du temps n’a pas de dimension linéaire. Du point temporel où la machine a été introduite dans notre Histoire, une nouvelle série infinie d’instants a complètement remplacé l’ancienne, sans laisser ici ou là de secteurs temporels en surnombre où subsisteraient des instants de la série précédente. Et, comme il n’y avait plus de temps pour eux, ils n’ont pas eu lieu. Mais la causalité n’est en rien affectée par ce phénomène ; elle n’est pas géométrique ; elle dépend de mathématiques entièrement différentes, qui s’accommodent mal de concepts tels que le temps et l’espace, et pas du tout de ce que vous appelleriez la "réalité". Il n’existe aucun espace ni aucun temps dans lesquels ces événements se sont produits.

— Qu’est-ce que ça signifie alors ? demanda Hassan. Que si nous envoyons quelqu’un dans le passé il va cesser d’un seul coup de se rappeler le temps d’où il vient parce que ce temps n’existera plus ?

— Cet individu que vous enverrez, répondit Manjam, c’est un événement discret. Il possédera un cerveau et ce cerveau contiendra des souvenirs qui, lorsqu’il les évoquera, lui fourniront certaines informations. Ces informations lui feront croire qu’il se souvient d’une réalité, d’un monde et d’une Histoire. Mais tout ce qui existera en fait, ce sera lui-même et son cerveau. La chaîne causale ne comprendra que les liens causaux qui ont conduit à la création de son organisme physique, y compris son cerveau tel qu’il sera, mais on ne pourra pas dire que les éléments de la chaîne causale ne faisant pas partie de la nouvelle réalité existent dans quelque sens que ce soit. »

Tagiri était bouleversée. « Tant pis si je ne comprends pas les explications scientifiques du phénomène, dit-elle. Je sais en tout cas que ça me fait horreur.

— Il est toujours inquiétant de s’aventurer dans des domaines qui vont à l’encontre de l’intuition, fit Manjam.

— Ce n’est pas ça, reprit Tagiri en tremblant. Je n’ai pas dit que j’avais peur. Je n’ai pas peur : je suis en colère et… frustrée. Horrifiée.

— Horrifiée par les mathématiques temporelles ?

— Horrifiée par ce que nous faisons, par ce que les Intrus ont fait. J’ai dû garder le sentiment qu’ils existaient toujours dans un sens, qu’ils avaient envoyé leur machine et poursuivi leur vie, consolés de leur pitoyable situation par la conviction qu’ils avaient aidé leurs ancêtres.

— Mais ce n’était pas possible, dit Manjam.

— Je m’en rends compte. Et, quand j’y ai réfléchi pour de bon, je les ai imaginés en train d’envoyer leur machine et, au même instant… de disparaître. Une mort propre, sans douleur, pour tous. Mais au moins, jusqu’à cet instant, ils avaient vécu.

— Ma foi, dit Manjam, en quoi passer proprement et sans douleur dans la non-existence est-il pire que mourir proprement et sans douleur ?

— Ce n’est pas pire, répondit Tagiri. Et ce n’est pas mieux non plus pour les personnes concernées.

— Quelles personnes ? demanda Manjam en haussant les épaules.

— Nous, Manjam. Il s’agit du sort que nous nous réservons.

— Si vous appliquez votre plan, nous n’aurons jamais existé. Le seul aspect de notre chaîne de causalité qui aura un avenir ou un passé quelconque, ce sera les individus liés à la création du corps physique et de l’état mental de ceux que vous aurez projetés dans le passé.

— Tout ça n’a aucun intérêt, intervint Diko. On se fiche de savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. N’est-ce pas ce que nous cherchons depuis le début : faire en sorte que les événements atroces de notre histoire n’aient jamais eu lieu ? Et, quant à notre propre histoire, aux segments qui en disparaîtront, quelle importance si un mathématicien nous traite d’"irréels" ? Après tout, ils disent déjà pis que pendre de la racine carrée de moins deux ! »

Tout le monde éclata de rire sauf Tagiri. Ils ne voyaient pas le passé comme elle ; ou, plutôt, ils ne le sentaient pas. Ils ne comprenaient pas que pour elle, à travers le chronoscope, le passé était vivant et bien réel. Ce n’était pas parce que des gens étaient morts qu’ils ne faisaient pas partie du présent : elle pouvait retourner dans le passé et les retrouver, les voir, les entendre, les connaître, du moins autant qu’un être humain peut en connaître un autre. Avant même l’avènement du chronoscope, les morts survivaient par la mémoire, par une certaine sorte de mémoire. Mais si l’on changeait le passé tout cela disparaîtrait. Demander à l’humanité d’aujourd’hui d’accepter de renoncer à son avenir dans l’espoir de créer une nouvelle réalité, c’était une chose, et ce serait déjà difficile ; mais en plus remonter le temps et tuer les morts, les abolir eux aussi… Et ils n’avaient pas voix au chapitre, eux. On ne pouvait pas les consulter.

Nous ne devons pas intervenir, se dit-elle. Ce serait injuste ; ce serait un crime plus épouvantable que celui que nous essayons d’empêcher.

Elle se leva et quitta la réunion. Diko et Hassan firent mine de la suivre mais elle les repoussa. « Je veux rester seule », dit-elle, et ils retournèrent à la réunion qui, elle le savait, était désormais gâchée. L’espace d’un instant, elle eut du remords d’avoir accueilli le triomphe des physiciens par une réaction aussi négative, mais, tandis qu’elle errait par les rues de Juba, ce scrupule s’évanouit, remplacé par un autre beaucoup plus profond.

Les enfants qui jouaient nus dans la terre et les herbes folles, les hommes et les femmes qui vaquaient à leurs occupations, elle leur parlait à tous dans son cœur : Ça vous plairait, de mourir ? Et pas seulement vous, mais vos enfants et leurs enfants aussi ? Allons dans les cimetières, ouvrons les tombes et tuons ceux qui s’y trouvent : tout ce qu’ils ont fait, bon ou mauvais, toutes leurs joies, toutes leurs souffrances, toutes leurs décisions – tuons tout, effaçons tout, oblitérons tout, en remontant de plus en plus loin, jusqu’à l’instant glorieux que nous avons choisi en le déclarant digne de continuer à exister, mais avec un nouvel avenir au bout. Et pourquoi faut-il que vous et les vôtres mouriez tous ? Parce qu’à notre avis ils n’ont pas su créer un monde assez bon. Leurs erreurs tout au long de l’Histoire ont été si impardonnables qu’elles éclipsent la valeur du bien qui a pu être fait. Tout doit disparaître.

Quelle arrogance ! Comment osons-nous ? Même si nous obtenons l’accord unanime de toute l’humanité de notre époque, comment faire voter les morts ?

Elle descendit prudemment le long des falaises jusqu’au bord du fleuve. Dans l’après-midi finissant, la chaleur du jour commençait à baisser. Au loin, des hippopotames se baignaient, paissaient ou sommeillaient ; des oiseaux chantaient en s’apprêtant pour le crépuscule et son orgie frénétique d’insectes. Que se passe-t-il dans votre tête, oiseaux, hippopotames, insectes d’une fin d’après-midi ? Jouissez-vous d’être vivants ? Avez-vous peur de la mort ? Vous tuez pour vivre ; vous mourez pour que d’autres vivent ; c’est la voie tracée pour vous par l’évolution, par la vie même. Mais, si vous en aviez le pouvoir, ne vous sauveriez-vous pas vous-mêmes ?

Elle se tenait encore au bord du fleuve quand l’obscurité tomba et que les étoiles apparurent. Un instant, les yeux levés vers leur antique lumière, elle songea : Pourquoi cette angoisse à l’idée d’effacer une si grande partie de l’histoire humaine ? Pourquoi cette détresse à l’idée qu’elle sera pire qu’oubliée : inconnue ? Pourquoi y voir un crime alors qu’il ne s’agit que d’un clin d’œil à côté des milliards d’années d’existence des étoiles ? Au dernier soupir de notre Histoire, nous serons tous oubliés ; qu’importe alors que certains le soient plus tôt que d’autres, ou que certains n’aient jamais vécu ?

Ah, le sage point de vue que voilà, de comparer l’existence des hommes à celle des étoiles ! Seulement, c’est à double tranchant. Si, à long terme, oblitérer des milliards de vies afin de sauver nos ancêtres n’a pas d’importance, sauver nos ancêtres n’en a pas non plus ; pourquoi se fatiguer à modifier le passé, dans ces conditions ?

Le seul point de vue qui compte, c’est l’humain, Tagiri le comprit alors. Nous sommes les seuls intéressés, tous, acteurs et spectateurs. Et critiques. Nous sommes aussi les critiques.

L’éclat d’une torche électrique apparut et elle entendit des pas s’approcher.

« La lumière va attirer des animaux indésirables, dit-elle.

— Viens avec moi, fit Diko. C’est dangereux par ici, et papa s’inquiète.

— Pourquoi donc ? Ma vie n’existe pas. Je n’ai jamais vécu.

— En ce moment tu es vivante, moi aussi, et pareil pour les crocodiles.

— Si les vies individuelles ne comptent pas, pourquoi se casser la tête à remonter le temps pour les rendre meilleures ? Et si elles comptent malgré tout, quel droit avons-nous d’effacer les unes au profit des autres ?

— Les vies individuelles comptent, rétorqua Diko, mais la vie également, la vie dans son ensemble. C’est ça que tu oublies ; c’est ça que Manjam et les scientifiques oublient eux aussi. Ils parlent d’instants séparés, qui ne se touchent pas, et prétendent que c’est la seule réalité, tout comme la seule réalité de la vie humaine c’est les individus, les individus isolés qui ne se connaissent jamais vraiment les uns les autres, qui n’entrent jamais vraiment en contact les uns avec les autres. Si proches que nous soyons, il y a toujours un écart. »

Tagiri secoua la tête. « Ça n’a rien à voir avec ce qui me chagrine.

— Ç’a tout à voir, au contraire ! Parce que c’est un mensonge et tu le sais comme moi ! Tu sais aussi que les mathématiciens se trompent complètement en ce qui concerne les instants : ils se touchent ! Même si on ne peut pas vraiment cerner la causalité, les liens entre les différents instants, ce n’est pas pour ça qu’ils ne sont pas réels ! Et ce n’est pas parce que, quand tu observes de près l’espèce humaine, une communauté, une famille, tu ne vois que des individus séparés, ce n’est pas pour ça que la famille n’existe pas ! Après tout, si tu étudies une molécule, tu ne vois que des atomes. Il n’y a pas de lien physique entre eux ; et pourtant la molécule existe bel et bien à cause de l’interaction de ces atomes.

— Tu ne vaux pas mieux qu’eux, dit Tagiri : tu réponds à l’angoisse par des analogies !

— Je n’ai rien d’autre, fit Diko. Je n’ai que la vérité à t’offrir, et la vérité ne console jamais. Mais tu m’as appris à la comprendre. Donc, voici la vérité : qu’est-ce que l’existence humaine ? Qu’en faisons-nous ? À quoi sert-elle ? À créer des communautés. Certaines sont bonnes, d’autres mauvaises, ou quelque part entre les deux. C’est bien ce que tu m’as enseigné, non ? Et il y a des communautés de communautés, des regroupements de groupes, et…

— Et qu’est-ce qui fait qu’elles sont bonnes ou mauvaises ? dit Tagiri d’une voix tendue. La qualité des vies individuelles ! Celles-là mêmes que nous allons effacer !

— Non, répliqua Diko. Ce que nous allons faire, c’est remonter le temps et réformer la communauté suprême : l’ensemble de l’espèce humaine, toute l’histoire de notre planète. Nous allons en créer une nouvelle version qui donnera aux nouveaux individus qu’elle abritera une probabilité infiniment supérieure d’accéder au bonheur, à une vie meilleure. C’est la réalité et c’est bien, maman. Ça en vaut le coup, je te le promets.

— Je n’ai jamais connu de groupes, dit Tagiri. Rien que des gens, des individus. Pourquoi devrais-je les faire payer pour améliorer cette entité imaginaire qu’on appelle "l’histoire humaine" ? L’améliorer pour qui ?

— Mais, maman, les individus se sacrifient toujours pour la communauté. Quand l’enjeu est assez important, les gens vont même jusqu’à mourir de leur plein gré pour le bien de la communauté dont ils se sentent partie prenante ; et je ne parle pas des innombrables sacrifices qui n’aboutissent pas à la mort. Et tout ça pourquoi ? Pourquoi renoncer à nos désirs personnels, renoncer à les exaucer, ou travailler d’arrache-pied à des tâches qui nous font horreur ou qui nous font peur, simplement parce que d’autres ont besoin que nous le fassions ? Pourquoi t’es-tu donné tant de mal pour nous mettre au monde, Acho et moi ? Pourquoi as-tu accepté de passer tant de temps à nous élever ? »

Tagiri regarda sa fille. « Je n’en ai aucune idée ; mais, en t’écoutant, je commence à me dire que ça en valait peut-être la peine, parce que tu sais des choses que j’ignore. Je voulais créer quelqu’un de différent de moi, de mieux que moi, et c’est de grand cœur que j’y ai consacré une partie de ma vie. Te voici maintenant devant moi, et tu m’assures que c’est ainsi que nous considéreront les gens de la nouvelle Histoire que nous fabriquons : comme ceux qui ont sacrifié leur existence pour créer leur Histoire, de même que des parents se sacrifient pour donner le jour à des enfants forts et heureux.

— Oui, maman. Manjam se trompe : les gens qui ont envoyé sa vision à Colomb ont bel et bien existé. Ce sont les parents du temps où nous vivons ; nous sommes leurs enfants. Et maintenant, c’est à notre tour d’être les parents d’un autre temps.

— Ce qui démontre simplement, fit Tagiri, qu’avec des mots on peut toujours faire passer l’acte le plus horrible pour un exploit superbe et généreux, afin de pouvoir se regarder dans une glace après l’avoir commis. »

Diko dévisagea Tagiri un long moment sans rien dire, puis elle jeta sa torche aux pieds de sa mère et s’éloigna dans la nuit.


Isabelle s’aperçut que l’audience avec Talavera l’inquiétait. Elle porterait sur Cristóbal Colon, naturellement ; cela signifiait qu’il avait dû parvenir à une conclusion. « C’est ridicule de ma part, n’est-ce pas ? dit la reine à dame Felicia. Pourtant, son verdict me tourmente autant que si j’étais jugée moi-même. »

Dame Felicia marmonna une réponse évasive.

« Mais peut-être suis-je effectivement jugée.

— Quel tribunal de notre monde pourrait juger une reine, Votre Majesté ? demanda dame Felicia.

— C’est toute la question. Le premier jour où Cristóbal s’est adressé à la cour, il y a déjà bien des années, j’ai senti que la Sainte Mère m’offrait un présent doux et raffiné, un fruit de son propre jardin, un grain de raisin de sa vigne.

— C’est effectivement un homme fort séduisant, Votre Majesté.

— Je ne parlais pas de lui, bien que je le tienne pour un homme plein de ferveur et de bonté. » Isabelle ne devait jamais donner l’impression à quiconque de regarder un autre que son époux avec le moindre frémissement. « Non, je veux dire que la Mère de Dieu me donnait l’occasion d’ouvrir une grande porte close depuis longtemps. » Elle soupira. « Mais même le pouvoir d’une reine n’est pas infini. Je n’avais pas de navires à lui donner et dire oui sur-le-champ eût été trop cher payé. À présent, Talavera a pris sa décision et je crains qu’il ne soit sur le point de fermer une porte dont on ne me redonnera plus jamais la clé. Elle passera entre d’autres mains et j’en aurai pour toujours le regret.

— Le Ciel ne peut condamner Votre Majesté de n’avoir pas fait ce qui n’était pas en son pouvoir, fit observer dame Felicia.

— Ce n’est pas la condamnation du Ciel qui m’inquiète pour l’heure. Cela, je le réserve à mes confesseurs.

— Oh, Votre Majesté, je ne prétends pas que vous soyez sous le coup d’une condamnation à cause…

— Non, non, dame Felicia, n’ayez point de souci. Votre remarque n’avait pour but que de me tranquilliser et je n’y vois rien d’autre. »

Felicia, encore en émoi, se leva pour répondre au coup doucement frappé à la porte. C’était le père Talavera.

« Voulez-vous attendre à côté, dame Felicia ? » fit Isabelle.

Talavera lui prit la main et s’inclina. « Votre Majesté, je m’apprête à demander au père Maldonado de rédiger le verdict. »

C’était le pire qui pût arriver. Elle entendit le fracas de la porte céleste qui se refermait.

« Pourquoi aujourd’hui particulièrement ? s’enquit-elle néanmoins. Vous avez passé des années à examiner la requête de ce Cristóbal Colon ; est-il si urgent à présent de statuer sur son cas ?

— Je le crois.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que la victoire est proche à Grenade.

— Ah ! Dieu vous aurait-il mis dans sa confidence ?

— Vous l’avez vu comme moi ; non pas Dieu, naturellement, mais Sa Majesté le roi. On sent chez lui une ardeur nouvelle ; il est en train de donner l’assaut final et il sait qu’il va réussir, sans doute l’été prochain. Fin 1491, l’Espagne tout entière sera débarrassée du Maure.

— Et c’est pour cela que vous devez régler la question de l’expédition de Colon dès maintenant ?

— Celui qui désire accomplir un acte aussi audacieux doit parfois avancer avec précaution. Imaginez, s’il vous plaît, ce qui se passerait si notre verdict était positif, que nous disions : Foin des hésitations. Votre Majesté, ce voyage mérite de réussir. Eh bien ? Aussitôt, Maldonado et ses amis courraient chez le roi pour critiquer cette décision, puis ils feraient part de leur avis à beaucoup d’autres, si bien que l’expédition ne tarderait pas à être considérée comme une folie. Et, plus précisément, la folie d’Isabelle. »

Elle haussa les sourcils.

« Je ne fais que répéter ici ce que ces cœurs malveillants iraient disant. À présent, imaginons que ce même verdict soit rendu après la guerre, alors que Sa Majesté le roi a le temps de consacrer toute son attention à l’affaire. La question du voyage pourrait fort bien devenir une pomme de discorde dans les relations entre les deux royaumes.

— Selon vous, je vois, soutenir Colon serait désastreux, dit la reine.

— Imaginez à présent. Votre Majesté, que le verdict soit négatif. Mieux : que Maldonado le rédige lui-même. Dès lors, Maldonado n’a plus lieu de se plaindre et il n’est plus question de rumeurs.

— Ni de voyage.

— En êtes-vous sûre ? Je conçois qu’un jour une reine dise à son époux : "Le père Talavera m’a parlé et nous sommes convenus que c’est le père Maldonado qui devrait rédiger le verdict."

— Mais je n’en conviens pas !

— J’entends cette reine poursuivre : "Nous sommes convenus que Maldonado doit rédiger le verdict parce que la guerre contre Grenade est d’une importance vitale pour notre royaume. Nous voulons que rien ne puisse vous distraire, vous ni personne, de la sainte croisade contre le Maure, et surtout nous ne désirons donner au roi Jean aucun motif de croire que nous projetons un voyage dans des eaux qu’il considère comme siennes : nous avons besoin de son inébranlable amitié durant l’ultime assaut contre Grenade. En conséquence, même si dans mon cœur je ne souhaite rien davantage que courir le risque d’envoyer Colon vers l’ouest afin d’apporter la Croix aux grands royaumes de l’Orient, j’ai mis ce rêve de côté."

— Quelle reine éloquente vous avez imaginée !

— Toute controverse est étouffée dans l’œuf. Le roi considère la reine comme une femme d’État de grande sagesse ; il perçoit également le sacrifice qu’elle fait pour leurs royaumes et pour la cause du Christ. Maintenant, le temps passe ; la guerre s’achève par notre victoire. Dans l’enthousiasme du triomphe, la reine va trouver le roi. "À présent, lui dit-elle, voyons si ce Colon est toujours prêt à naviguer vers l’ouest."

— Et le roi répond : "Je croyais cette affaire réglée ; je pensais que les examinateurs de Talavera avaient mis un terme à toutes ces bêtises."

— Ah, telle est sa réaction ? fit Talavera. Par bonheur, la reine est fort habile et elle rétorque : "Allons, vous savez bien que Talavera et moi étions convenus de faire rédiger le verdict par Maldonado pour le bien de l’effort de guerre, mais l’affaire n’a jamais été vraiment tranchée. Pour nombre des examinateurs, le projet de Colon ne manquait pas de mérite ni de chances de réussite. Et puis qu’en peut-on savoir ? Nous ne l’apprendrons qu’en permettant à Colon de partir ; s’il revient victorieux, nous enverrons aussitôt de grandes expéditions sur ses traces ; s’il revient les mains vides, nous le jetterons en prison pour avoir lésé la Couronne. Et, s’il ne revient pas du tout, nous ne gaspillerons plus nos efforts à de tels projets."

— La reine que vous imaginez parle bien sèchement, je trouve, fit Isabelle. Elle s’exprime comme un clerc.

— C’est ma faute, répondit Talavera. Je n’ai pas assisté à suffisamment de conversations de grandes dames avec leur époux.

— À mon sens, la reine dirait au roi : "S’il part et ne revient pas. nous aurons perdu une poignée de caravelles ; les pirates nous en prennent davantage chaque année. Mais s’il part et revient triomphant, avec trois caravelles nous aurons réalisé un plus grand exploit que le Portugal au cours de tout un siècle d’expéditions coûteuses et périlleuses le long de la côte d’Afrique."

— Ah, vous avez raison, c’est beaucoup mieux. Le roi que vous imaginez a un sens exacerbé de la rivalité.

— Le Portugal est une épine dans son flanc.

— Vous convenez donc avec moi que Maldonado doit rendre le verdict ?

— Vous négligez un élément.

— Lequel ?

— Colon. Lorsque le verdict tombera, il nous quittera pour la France ou l’Angleterre. Ou le Portugal.

— Il n’en fera rien, et pour deux raisons. Votre Majesté.

— À savoir ?

— D’abord, le Portugal dispose déjà d’un navigateur, Dias, et de la route africaine des Indes ; par ailleurs, j’ai appris incidemment que les tentatives d’approche de Colon avec Paris et Londres, par des intermédiaires, n’avaient eu aucun résultat encourageant.

— Il s’est déjà adressé à d’autres souverains ?

— Au bout de la quatrième année, répondit sèchement Talavera, sa patience a commencé à vaciller un peu.

— Et la seconde raison pour laquelle Colon ne quitterait pas l’Espagne entre le verdict et la fin de la guerre contre Grenade ?

— Il aura été informé du verdict dans une lettre ; et cette lettre, sans exprimer de promesse, lui donnera néanmoins à entendre qu’après la guerre l’affaire pourrait être rouverte.

— Le verdict ferme la porte mais la lettre ouvre la fenêtre ?

— Un petit peu. Mais, si je connais Colon, ce léger entrebâillement suffira. C’est un homme opiniâtre et à l’espoir tenace.

— Dois-je comprendre, père Talavera, que votre avis personnel est en faveur de ce voyage ?

— Nullement. Si je devais choisir la vision du monde la plus exacte, je crois que je pencherais pour celle de Ptolémée et de Maldonado. Mais ce ne serait que supposition parce que personne n’est sûr de rien et que personne ne peut être sûr de rien dans l’état de nos connaissances aujourd’hui.

— Dans ce cas, pourquoi être venu me présenter toutes ces… suggestions ?

— J’y vois plutôt des imaginations, Votre Majesté. Je n’aurais pas la présomption de suggérer quoi que ce soit. » Il sourit. « Pendant que mes collègues cherchaient à déterminer ce qui est exact, je me suis davantage intéressé au bien et au juste, en pensant à saint Pierre qui est sorti du bateau pour marcher sur les eaux.

— Jusqu’à ce qu’il doute.

— Et alors le Sauveur l’a pris dans sa main. »

Les larmes perlèrent soudain aux yeux d’Isabelle. « Croyez-vous que Colon puisse être investi de l’esprit de Dieu ?

— La Pucelle d’Orléans était soit une sainte, soit une folle.

— Ou une sorcière. On l’a condamnée au bûcher pour sorcellerie.

— C’est précisément ce que je voulais dire : qui peut savoir avec certitude si l’esprit de Dieu l’habitait ? Pourtant, en plaçant leur foi en celle qui se disait servante de Dieu, les soldats français ont chassé les Anglais d’un champ de bataille à l’autre. Quelle importance si elle avait été folle ? Les Français auraient perdu encore une bataille. Et après ? Ils en avaient déjà tant perdu.

— Donc, si Colon est fou, nous n’y perdrons que quelques caravelles, un peu d’argent, un simple voyage.

— En outre, si je connais bien Sa Majesté le roi, je pense qu’il trouvera le moyen d’obtenir les navires pour une somme dérisoire.

— On dit que si l’on pince une pièce de monnaie où apparaît son effigie, elle crie. »

Talavera écarquilla les yeux. « Cette petite plaisanterie est parvenue aux oreilles de Votre Majesté ? »

Elle baissa le ton. Ils parlaient déjà si bas que dame Felicia eût été dans l’incapacité de les entendre ; néanmoins, Talavera se pencha vers la reine afin d’ouïr ses chuchotements. « Père Talavera, entre vous et moi, lorsqu’on a inventé cette petite plaisanterie, j’étais présente ; pour tout vous dire, lorsqu’on a inventé cette petite plaisanterie, c’était moi qui parlais.

— J’appliquerai à cet aveu, dit-il, tout le secret de la confession.

— Vous êtes un excellent prêtre, père Talavera. Apportez-moi le verdict du père Maldonado. Demandez-lui de n’y pas faire preuve de trop de cruauté.

— Votre Majesté, je lui demanderai d’être indulgent. Mais l’indulgence du père Maldonado peut laisser des cicatrices. »


Quand Diko rentra chez elle, elle trouva son père et sa mère encore éveillés, tout habillés, assis raidement dans la pièce de devant comme s’ils étaient sur le point de sortir. C’était le cas. « Manjam a demandé à nous voir.

— À cette heure ? fit Diko. Eh bien, allez-y.

— Nous tous, répondit son père, toi comprise. »

La réunion se tenait dans une salle de l’Observatoire, une des plus petites mais conçue pour donner une vue optimale de l’affichage holographique du chronoscope. Pourtant, Diko ne vit dans ce choix qu’une volonté d’intimité de la part de Manjam. À quoi pourrait bien lui servir l’appareil ? Il n’était pas membre de l’Observatoire ; c’était un mathématicien éminent, mais cela sous-entendait que le monde réel n’était pas sa première préoccupation. Son outil, c’était un ordinateur orienté sur la manipulation des nombres. Outre sa propre intelligence. Hassan, Tagiri et Diko arrivés, ils durent attendre un moment la venue d’Hunahpu et de Kemal, après quoi tous s’assirent.

« Je vous dois d’abord des excuses, dit Manjam. Je me suis aperçu après coup que mon explication des effets temporels était de la dernière stupidité.

— Au contraire, fit Tagiri, elle n’aurait pu être plus claire.

— Ce n’est pas un manque de clarté que je vous prie d’excuser, mais un manque d’empathie. C’est un domaine dans lequel les mathématiciens n’ont guère l’occasion d’acquérir de l’expérience. Je pensais que vous annoncer la disparition de notre monde serait un réconfort pour vous ; c’est comme ça que je le prendrais, personnellement ; mais, moi, je ne passe pas ma vie à observer l’Histoire. Je comprends mal la grande… compassion qui domine votre existence à tous. Surtout la vôtre, Tagiri. Je sais à présent ce que j’aurais dû dire : que la fin se fera sans douleur, qu’il n’y aura pas de cataclysme, aucun sentiment de perte, pas de regret. Il y aura simplement une nouvelle Terre, un nouvel avenir, et dans cet avenir, grâce aux plans avisés de Diko et d’Hunahpu, le bonheur et la réalisation de chacun seront beaucoup plus accessibles que dans notre époque à nous. L’affliction existera toujours, mais elle ne sera pas aussi commune. Voilà ce que j’aurais dû dire : que vous allez réussir à effacer bien des malheurs sans en créer de nouvelles sources.

— Oui, dit Tagiri ; c’est ça qu’il fallait nous expliquer.

— Je n’ai pas l’habitude de m’exprimer en termes de malheur ou de bonheur. Les mathématiques de la détresse n’existent pas et cela n’intervient pas dans ma vie professionnelle. Pourtant, je n’y suis pas indifférent. » Manjam soupira. « Encore moins que vous ne l’imaginez. »

Quelque chose gênait Diko dans le discours de Manjam. Dès qu’elle eut mis le doigt dessus, elle en fit la remarque sans prendre le temps de réfléchir : « Ni Hunahpu ni moi n’avons mis de plan sur pied.

— Vraiment ? » fit Manjam. Il tendit la main vers le chronoscope et, sous les yeux sidérés de Diko, se mit à manipuler les commandes comme un expert. Il appela aussitôt un écran de contrôle inconnu de Diko et entra un double de mot de passe. Quelques instants plus tard, l’écran holographique s’alluma.

Diko, abasourdie, s’y vit en compagnie d’Hunahpu.

« Il ne suffit pas d’arrêter Cristoforo, disait-elle. Il faut les aider, lui et ses hommes, à instaurer en Haïti une nouvelle culture en association avec les Taïnos, une nouvelle chrétienté adaptée aux Indiens de la même façon qu’elle s’est adaptée aux Grecs du deuxième siècle. Mais, là encore, ce n’est pas suffisant.

— J’espérais bien que ce serait ton point de vue, répondit Hunahpu, parce que j’ai l’intention d’aller à Mexico.

— Comment ça, à Mexico ?

— Ce n’était pas ce que prévoyait ton plan ?

— J’allais dire qu’il faut développer rapidement la technologie jusqu’au stade où la nouvelle culture hybride pourra tenir tête à l’Europe.

— Oui, je m’attendais à cette réflexion. Mais c’est impossible à réaliser sur l’île d’Haïti. Oh, les Espagnols essaieront, mais les Taïnos ne sont absolument pas prêts à accéder à une technologie de ce niveau. Elle demeurera espagnole, ce qui suscitera une irrémédiable division de classe entre les gardiens blancs des machines et la classe ouvrière à la peau foncée. C’est malsain. »

Manjam enclencha la pause. L’image de Diko et d’Hunahpu se figea.

Diko regarda ses compagnons et vit que leurs yeux reflétaient une frayeur et une colère identiques à celle qu’elle ressentait.

« Ces machines, dit Hassan, ne captent normalement rien qui date de moins d’un siècle.

— Normalement, c’est vrai, répondit Manjam.

— Comment se fait-il qu’un mathématicien sache se servir du chronoscope ? demanda Hunahpu. L’Observatoire a déjà rendu publiques les notes personnelles des grands mathématiciens de l’Histoire.

— C’est une intrusion inqualifiable », fit Kemal d’un ton glacial.

Diko partageait ce point de vue mais elle était déjà parvenue à la question cruciale. « Qui êtes-vous vraiment, Manjam ?

— Oh, je suis bien Manjam. Mais, non, ne protestez pas, je sais ce que vous vouliez dire. » Il promena un regard serein sur ses auditeurs. « Nous restons discrets sur nos activités parce que les gens ne comprendraient pas ; ils croiraient à une espèce de société secrète qui gouvernerait le monde en sous-main et rien ne serait plus éloigné de la réalité.

— Me voici tout à fait rassurée, grinça Diko.

— Nous n’agissons pas sur le plan politique. Est-ce bien clair ? Gouverner n’est pas notre affaire. Nous nous intéressons de près à ce que font les gouvernements mais, lorsque nous voulons atteindre un but, nous œuvrons au grand jour ; par exemple, il m’est loisible d’écrire à un personnage officiel en signant de mon nom, Manjam, ou de passer dans une émission pour donner mon opinion. Vous comprenez ? Nous ne formons pas un gouvernement parallèle. Nous n’avons pas d’autorité sur les individus.

— Ça ne vous empêche pas de nous espionner.

— Nous surveillons tout ce qui se passe d’important et d’intéressant dans le monde. Et, comme nous disposons du chronoscope, nul besoin d’espions ni d’interlocuteurs ; nous observons et, quand une initiative nous paraît capitale ou au moins méritoire, nous poussons à la roue.

— Oui, oui, fit Hassan. Vous jouez les dieux pleins de noblesse et de bienveillance, je n’en doute pas. Qui sont les autres ?

— Je suis venu seul, répondit Manjam.

— Et pourquoi nous montrer tout ça ? Pourquoi vous dévoiler ? demanda Tagiri.

— Pour bien vous faire comprendre que je sais de quoi je parle. Et pour vous présenter quelques éléments d’information avant que vous ne saisissiez pourquoi votre projet a eu droit à tant d’encouragements, pourquoi on vous a permis de réunir tant de gens à partir du moment où vous avez découvert, vous, Tagiri et Hassan, que l’on pouvait remonter le temps et modifier le passé. Et surtout depuis que Diko s’est aperçue de l’existence d’un précédent où des intervenants ont aboli leur propre ligne temporelle pour créer un nouvel avenir.

— Eh bien, allez-y, montrez-nous », fit Hunahpu.

Manjam tapa de nouvelles coordonnées et l’hologramme changea : une vue aérienne à haute altitude d’une immense plaine caillouteuse seulement parsemée de quelques plantes du désert, sauf le long d’un large fleuve où poussaient des arbres au tronc épais et de l’herbe.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Hassan. Le projet Sahara ?

— C’est l’Amazone, répondit Manjam.

— Non ! murmura Tagiri. C’était dans cet état avant qu’on commence la restauration ?

— Vous n’y êtes pas, fit Manjam. C’est l’Amazone telle qu’elle est à l’instant où je vous parle : enfin, techniquement, il y a un quart d’heure. » L’image se mit à se déplacer rapidement en suivant le cours du fleuve ; rien ne changea jusqu’à ce qu’apparaisse enfin, au bout d’un bon millier de kilomètres, une scène familière des informations télévisées : une vue de l’épaisse végétation du projet de restauration de la forêt équatoriale. Mais elle passa en un clin d’œil et le sol rocheux où presque rien ne poussait réapparut, ininterrompu jusqu’à l’embouchure marécageuse du fleuve, là où il se jetait dans l’océan.

« C’est tout ? C’est ça, la forêt amazonienne ? fit Hunahpu.

— Mais le projet est en cours depuis quarante ans ! protesta Hassan.

— Et ce n’était pas dans un état aussi catastrophique quand on l’a lancé ! renchérit Diko.

— Nous mentirait-on ? demanda Tagiri.

— Allons, dit Manjam, vous avez tous entendu parler de la disparition désastreuse de la couche arable dans cette région, et vous savez bien qu’une fois les forêts détruites l’érosion est devenue incontrôlable.

— Mais on y replantait de la végétation !

— Qui n’a pas tenu. On travaille désormais sur de nouvelles espèces capables de survivre en quasi-absence des matières nutritives essentielles. Ne faites pas cette tête ! La nature va dans notre sens : dans dix mille ans, la région amazonienne devrait avoir retrouvé son aspect normal.

— Mais c’est un délai supérieur à… la durée même de l’Histoire !

— Un simple hoquet dans l’histoire écologique de la Terre. Il faut du temps pour que de la terre descende des Andes et s’entasse sur les berges du fleuve, puis que des arbres et de la végétation s’y développent et gagnent peu à peu du terrain en s’éloignant de l’eau, à la vitesse de six à dix mètres par an pour l’herbe, dans les sites les plus favorables. Une grosse crue de temps en temps ne ferait pas de mal pour apporter du limon, non plus qu’un nouveau volcan dans les Andes : sa cendre serait bien utile. Les probabilités sont bonnes qu’il en apparaisse un au cours des dix mille prochaines années. Enfin, il y a toujours la terre transportée par les vents depuis l’Afrique à travers l’Atlantique. Vous voyez donc que les perspectives sont optimistes. »

Le ton de Manjam était enjoué, mais Diko était sûre qu’il faisait de l’ironie. « Optimistes ? Cette région est morte !

— Ah, ça oui, pour le moment.

— Et que devient la restauration du Sahara ? demanda Tagiri.

— Ça se passe bien ; les progrès sont satisfaisants. Je pense qu’on aura fini dans cinq cents ans.

— Cinq cents ans ! s’exclama Tagiri.

— En présupposant une augmentation considérable des précipitations, naturellement. Mais nous améliorons sans cesse nos capacités de prévision météo, au niveau climatique. Vous avez d’ailleurs travaillé un moment sur cet aspect du projet, à la fac, Kemal.

— À l’époque, nous parlions de cent ans pour remettre le Sahara en état.

— C’est vrai, et nous pourrons tenir ce délai si nous avions les moyens de maintenir toutes les équipes à l’œuvre pendant tout ce temps. Mais ce sera impossible, même sur dix ans.

— Pourquoi ? »

À nouveau, l’image changea : une tempête sur l’océan martelait une digue qui finit par se fracasser ; une muraille d’eau balaya un… un champ de céréales ?

« Où est-ce que ça se passe ? demanda Diko d’une voix étranglée.

— Vous avez sûrement entendu parler de la rupture de la digue en Caroline. Aux Etats-Unis.

— Oui ; c’était il y a cinq ans, dit Hunahpu.

— C’est ça. Un tragique événement ; nous avions perdu la protection des îles côtières il y a cinquante ans à cause de l’élévation du niveau des océans. Toute cette partie de la côte est de l’Amérique du Nord a dû se reconvertir de la production de tabac et de bois à la culture des céréales afin de pallier la disparition des terres agricoles, anéanties par le dessèchement de la prairie nord-américaine. Aujourd’hui, d’innombrables hectares de terrain sont submergés.

— Mais la recherche progresse sur les moyens de réduire les gaz à effet de serre, dit Hassan.

— En effet. Nous pensons pouvoir réduire de façon substantielle et sans risque l’effet de serre d’ici une trentaine d’années. Mais, voyez-vous, nous ne le voudrons pas.

— Et pourquoi donc ? demanda Diko. Les océans montent à mesure que les calottes glaciaires fondent. Il faut absolument mettre un terme au réchauffement de la Terre !

— Nos études climatologiques démontrent que le problème se corrigera de lui-même : une température élevée et une surface océanique accrue entraînent une évaporation et des différentiels thermiques à l’échelle planétaire sensiblement supérieurs. La couverture nuageuse s’épaissit, ce qui augmente l’albédo de la Terre. Nous n’allons pas tarder à réfléchir davantage de lumière solaire que jamais depuis la dernière glaciation.

— Vous oubliez les satellites météo, fit Kemal.

— Ils empêchent les extrêmes de devenir intolérables en quelque endroit de la planète que ce soit. Mais combien de temps croyez-vous qu’ils vont durer ?

— On peut les remplacer quand ils sont usés, répondit Kemal.

— Ah oui ? Nous en sommes à débaucher les employés des usines pour les faire travailler à l’agriculture, ce qui ne servira d’ailleurs pas à grand-chose, parce que nous cultivons déjà pratiquement un pour cent des terres encore couvertes d’une couche arable. Et, comme nous nous efforçons d’obtenir des rendements maximaux depuis un certain temps, nous commençons à percevoir les effets d’une couche nuageuse épaissie : moins de production à l’hectare.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? fit Diko. Qu’il est déjà trop tard pour sauver la Terre ? »

Sans répondre, Manjam fit apparaître l’image d’une vaste région parsemée de silos à grain. Il zooma et l’intérieur des édifices, les uns après les autres, apparut.

« Vides ! souffla Tagiri.

— Nous avons commencé à entamer nos réserves, dit Manjam.

— Mais pourquoi ne pas imposer de rationnement ?

— Parce que les politiciens ne peuvent rien faire tant que l’ensemble de la population n’a pas pris conscience de l’urgence de la situation. Et pour le moment elle ne se rend compte de rien.

— Alors il faut l’avertir ! s’exclama Hunahpu.

— Oh, les avertissements ont déjà été lancés et, sous peu, les gens vont se mettre à en parler. Mais ils ne feront rien pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien à faire. Les rendements continueront à baisser.

— Et l’océan ? demanda Hassan.

— L’océan a ses problèmes spécifiques. Que voulez-vous ? Qu’on écume tout son plancton pour le tuer lui aussi ? Nous fonctionnons déjà au maximum des quotas de pêche et nous n’osons pas les relever, sinon, dans dix ans, la production ne représentera plus qu’une toute petite fraction de celle d’aujourd’hui. Comprenez-vous ? Les dégâts qu’ont causés nos ancêtres étaient trop grands. Nous n’avons pas le pouvoir d’enrayer des forces qui agissent maintenant depuis des siècles. Si nous rationnions, les famines commenceraient à ravager la Terre dans vingt ans au lieu de six actuellement. Mais, bien entendu, nous ne nous mettrons à rationner qu’à l’apparition de la première disette. Et, même alors, les pays qui produisent en quantité suffisante vont trouver saumâtre de devoir se serrer la ceinture pour nourrir des populations à l’autre bout du monde. Pour le moment, nous ressentons l’humanité comme une seule et même tribu, si bien que personne ne meurt de faim nulle part ; mais combien de temps croyez-vous que ce sentiment durera quand les habitants des pays producteurs entendront leurs enfants mendier du pain tandis que des cargos emporteront d’énormes quantités de leur grain vers d’autres contrées ? Croyez-vous que les politiques arriveront à contenir les forces qui se mettront alors en branle dans le monde entier ?

— Eh bien, que fait votre petite société-secrète-qui-n’en-est-pas-une à ce sujet ? fit Hassan.

— Rien, répondit Manjam. Je vous le répète, le processus est déjà allé trop loin. Selon nos projections les plus optimistes, le système qui fonctionne aujourd’hui s’effondrera avant trente ans… si aucune guerre n’éclate. Il sera totalement impossible d’alimenter la population actuelle, ni même une fraction importante. On ne peut pas préserver l’économie industrielle sans une solide base agricole capable de produire beaucoup plus que la quantité nécessaire aux producteurs eux-mêmes ; en conséquence, l’industrie commence à s’écrouler ; les tracteurs se font rares ; les usines d’engrais produisent moins et, sur cette production, une partie ne peut pas être distribuée par manque de moyens de transport. La production alimentaire chute encore davantage. Les satellites météo s’usent et on ne peut pas les remplacer. Sécheresses, inondations ; les surfaces cultivables diminuent : la mortalité gagne du terrain, ce qui accroît le déclin de l’industrie et donc de la production alimentaire. Nous avons testé des millions de scénarios et il n’y en a aucun qui ne débouche pas sur le même résultat : une réduction de la population mondiale à cinq millions d’âmes environ avant que la situation se stabilise. Juste au moment où un nouvel âge glaciaire se met en route pour de bon ; à partir de là, la population pourrait entamer un lent déclin qui l’amènerait à deux millions de personnes à peu près. Tout cela, naturellement, à condition qu’il n’y ait pas de guerres ; toutes ces projections présupposent une attitude générale soumise, et vous savez, comme moi à quel point c’est vraisemblable. Une bonne grosse guerre dans un des principaux pays producteurs d’agro-alimentaire et la chute sera d’autant plus dure, avec pour résultat une population réduite à un chiffre beaucoup plus bas. »

Il n’y eut pas un mot. Tous savaient ce que cela signifiait.

« Tout n’est pas sombre, poursuivit Manjam. L’espèce humaine survivra. À la fin de l’ère glaciaire, nos lointains descendants réapprendront à bâtir des civilisations ; à ce moment-là, les forêts vierges se seront rétablies ; les troupeaux paîtront à nouveau sur les riches prairies du Sahara, du Rub’al-Khali et du désert de Gobi. Malheureusement, tout le minerai de fer aisément accessible aura été extrait des centaines et des milliers d’années auparavant, de même que l’étain et le cuivre. À vrai dire, on se demande comment les hommes vont sortir de l’âge de pierre sans métaux et quelle source d’énergie transitionnelle ils vont employer, étant donné que tout le pétrole aura disparu ; après tout, il reste un peu de tourbe en Irlande et, naturellement, les forêts seront revenues : ils disposeront donc de charbon de bois jusqu’à ce qu’ils aient encore une fois réduit les forêts à néant et que le cycle recommence.

— Vous voulez dire que l’espèce humaine ne pourra pas se relever ?

— Je veux dire que nous avons épuisé toutes les ressources immédiatement accessibles, répondit Manjam. Les hommes sont des créatures très ingénieuses : peut-être découvriront-ils de nouveaux chemins qui déboucheront sur un avenir meilleur ; peut-être parviendront-ils à fabriquer des collecteurs solaires à partir des restes rouillés de nos gratte-ciel.

— Je repose ma question, fit Hassan : que faites-vous pour empêcher cela ?

— Et je vous réponds encore une fois que c’est irréversible. Lancer des avertissements ne sert à rien parce que les gens ne peuvent pas changer leur comportement afin d’évacuer le problème. La civilisation telle que nous la connaissons ne durera même pas une génération. Et les gens le sentent, croyez-moi : les taux de natalité dégringolent partout dans le monde ; chacun obéit à des motifs personnels, mais l’effet cumulé reste le même. Les gens préfèrent ne pas avoir d’enfants qui entreront plus tard en concurrence avec eux pour un stock de ressources limité.

— Pourquoi cet exposé alors, si nous n’y pouvons rien ? demanda Tagiri.

— Pourquoi fouiller le passé, si vous étiez persuadés de n’y pouvoir rien changer ? riposta Manjam avec un sourire sinistre. Par ailleurs, je n’ai jamais prétendu que vous n’y pouviez rien, seulement que nous, nous étions impuissants.

— C’est donc pour ça que nous avons eu le feu vert pour nos recherches sur le voyage temporel, dit Hunahpu : pour remonter le temps afin d’éviter ce qui se prépare.

— Nous n’avions aucun espoir jusqu’au jour où vous avez découvert la mutabilité du passé, expliqua Manjam. Jusque-là, notre seul travail était une entreprise de sauvegarde : rassembler tout le savoir et toute l’expérience humaine et les stocker sous une forme inaltérable ou, en tout cas, qui puisse se conserver dissimulée pendant au moins dix mille ans. Nous avons inventé d’excellents systèmes de stockage compact et quelques appareils de lecture non mécaniques qui ont des chances, selon nous, de durer deux ou trois mille ans. Impossible de faire mieux. Et, bien entendu, nous n’avons pas réussi à réunir l’ensemble de toutes les connaissances ; dans l’idéal, nous avions prévu de réécrire ce que nous possédions déjà sous forme de leçons faciles à retenir qui avanceraient pas à pas dans la sagesse accumulée de l’espèce humaine. Nous avons dû renoncer après avoir traité de l’algèbre et des principes de base de la génétique. Ces dix dernières années, nous nous sommes contentés de fourrer les informations en vrac dans les fichiers et de les dupliquer, charge à nos petits-enfants de trouver comment les codifier et y comprendre quelque chose lorsqu’ils trouveront – s’ils les trouvent – les cachettes où nous aurons entreposé tout le bazar. Voilà à quoi sert notre petite société secrète : à préserver la mémoire de l’humanité. Enfin, c’était le cas avant que nous ne tombions sur vous. »

Tagiri pleurait.

« Maman, fit Diko, qu’est-ce qu’il y a ? »

Hassan passa le bras autour des épaules de sa femme et l’attira contre lui. Tagiri leva un visage strié de larmes et regarda sa fille. « Oh, Diko ! s’exclama-t-elle. Et moi qui croyais que nous vivions au paradis !

« Tagiri est une femme d’une compassion peu commune, dit Manjam. Quand nous avons découvert son existence, nous avons été saisis d’amour et d’admiration : comment faisait-elle pour supporter la douleur de tant de gens ? Nous n’aurions jamais imaginé que ce serait sa sensibilité, et non l’ingéniosité de nos meilleurs cerveaux, qui nous conduirait finalement sur la seule voie permettant d’éviter le désastre qui nous attend. » Il se leva, s’approcha de Tagiri et s’agenouilla devant elle. « Tagiri, il fallait que je vous montre ces images parce que nous avions peur que vous décidiez d’interrompre le projet Colomb.

— C’est déjà fait : j’ai déjà pris la décision, dit-elle.

— J’ai posé la question à mes collègues et ils m’ont conseillé de vous montrer ces documents, tout en étant certains que vous n’y verriez pas seulement des terres desséchées, des statistiques ni rien d’inoffensif, de lointain ou de maîtrisable ; vous y verriez la mort de chaque personne, l’anéantissement des espoirs de tous ; vous entendriez la voix des enfants nés aujourd’hui qui grandiraient en maudissant leurs parents d’avoir eu la cruauté de ne pas les tuer dans le ventre de leur mère. Je regrette la souffrance que je vous ai infligée ; mais il fallait vous faire comprendre que, si Colomb est bel et bien un des pivots de l’Histoire et qu’en contrecarrant ses projets on ouvre la voie à un nouvel avenir pour l’humanité, nous n’avons pas le droit d’hésiter. »

Tagiri hocha lentement la tête. Puis elle essuya soudain ses larmes, regarda Manjam et dit avec violence : « Mais pas en secret ! »

Manjam eut un sourire triste. « Certains d’entre nous avaient prévu que vous auriez cette réaction.

— Les gens doivent donner leur accord pour qu’on envoie quelqu’un dans le passé abolir notre monde. Il faut leur accord !

— Dans ce cas, il va falloir attendre avant de leur en parler, répondit Manjam, parce qu’aujourd’hui ils diraient non.

— Quand, alors ? fit Diko.

— Vous le saurez, dit Manjam : quand les famines apparaîtront.

— Et si je suis trop vieux pour partir ? demanda Kemal.

— Nous enverrons quelqu’un d’autre, répliqua Hassan.

— Et moi ? Si je suis trop vieille ? s’enquit Diko.

— Ce ne sera pas le cas, fit Manjam. Aussi, tenez-vous prêts : quand la situation deviendra critique, que les gens verront leurs enfants affamés, leurs voisins mourants, ils donneront leur accord pour votre projet parce qu’alors ils auront l’angle de vue nécessaire.

— Quel angle de vue ? demanda Kemal.

— D’abord, on essaye de se sauver soi-même, et on s’aperçoit que c’est impossible ; alors, on essaye de sauver ses enfants, et c’est impossible ; ensuite, on s’efforce de sauver sa famille, puis son village ou sa tribu, et, quand on se rend compte que, même ça, c’est impossible, on fait en sorte de préserver sa mémoire. Si on ne le peut pas, que reste-t-il ? C’est à ce moment qu’on acquiert le point de vue qui incite à agir pour le bien de toute l’humanité.

— Ou à désespérer, dit Tagiri.

— En effet, c’est l’autre option. Mais je crois que personne ici ne penche pour elle. Et, lorsque nous proposerons notre plan à ces gens dont le monde sera en train de s’écrouler, je pense qu’ils décideront de vous donner le feu vert.

— Et s’ils ne sont pas d’accord, nous ne ferons rien », martela Tagiri d’un ton définitif.

Diko se garda d’intervenir, mais elle se rendait compte que la décision ne dépendait plus de sa mère. De quel droit les hommes d’une certaine génération refuseraient-ils à toute l’humanité la seule chance de sauver son avenir ? Mais le débat était oiseux : comme Manjam l’avait expliqué, les gens donneraient leur accord dès que se dresserait devant eux le spectre de la mort et de l’horreur. Après tout, qu’avaient demandé dans leur prière le vieillard et la femme du village d’Haïti ? Pas la délivrance, non : du fond de leur désespoir ils avaient appelé sur eux une mort rapide et miséricordieuse. S’il n’avait pas d’autre résultat, le projet Colomb exaucerait au moins leur vœu.


Cristoforo s’adossa dans son fauteuil et laissa le père Pérez et le père Antonio poursuivre leur analyse du message de la cour. Il avait entendu ce qu’il voulait entendre lorsque le père Pérez avait dit : « Naturellement, la reine se tient derrière tout cela ; croyez-vous, après toutes ces années, qu’elle permettrait de vous envoyer un message sans avoir vérifié qu’elle en approuvait les termes ? Cette missive évoque la possibilité de réexaminer votre demande à un moment "plus propice". C’est le genre de déclaration qu’un monarque ne fait pas à la légère : il n’a pas le temps de se laisser harceler par des gens dont les requêtes sont déjà quasiment closes. La reine vous invite à la harceler : par conséquent, votre affaire n’est pas close. »

L’affaire n’était pas close. Il le regrettait presque ; il regrettait presque que Dieu n’ait pas choisi quelqu’un d’autre.

Puis, d’un haussement d’épaules, il chassa ces réflexcoute

ions et laissa son esprit vagabonder tandis que les franciscains débattaient des diverses éventualités. Peu importaient désormais les raisonnements ; le seul élément qui comptait à ses yeux, c’était que Dieu, le Christ et la colombe du Saint-Esprit lui soient apparus sur la plage et lui aient commandé de naviguer vers l’ouest. Quant aux autres arguments… ils devaient être fondés, sans quoi Dieu ne lui aurait pas ordonné de se diriger vers l’occident. Mais ils ne le concernaient pas. Il était résolu à naviguer vers l’ouest à cause… à cause de Dieu, oui. Et pourquoi ? Pourquoi le Christ avait-Il pris une telle place dans sa vie ? Les autres – même les hommes d’Église – n’altéraient pas autant que lui le cours de leur existence ; ils suivaient leurs ambitions personnelles, ils faisaient carrière, ils prévoyaient leur avenir. Et, curieusement, Dieu semblait davantage sourire à ceux qui ne se souciaient guère de Lui, en tout cas moins que Cristoforo.

— Pourquoi donc est-ce si important pour moi ?

Son regard était fixé sur le mur d’en face mais il ne voyait pas le crucifix qui y était accroché : un souvenir lui était soudain revenu à l’esprit. L’image de sa mère tapie derrière une table, en train de lui murmurer des mots à l’oreille pendant que quelqu’un criait au loin. D’où venait ce souvenir ? Pourquoi maintenant ?

— J’avais une mère ; Diego, le pauvre, n’en a pas ; ni de père d’ailleurs, en vérité. Il m’écrit qu’il est las de vivre à La Râbida. Mais qu’y puis-je ? Si ma mission est couronnée de succès, sa fortune sera faite, il sera le fils d’un homme illustre et deviendra donc un personnage illustre à son tour ; et, si j’échoue, qu’il ait au moins une bonne éducation, ce que nul ne peut lui fournir mieux que ces bons prêtres de saint François. Rien de ce qu’il pourrait apprendre à Salamanque – ou toute autre ville où j’irai quémander auprès d’un roi ou d’une reine – ne le préparerait à l’existence qu’il mènera probablement.

Glissant peu à peu vers le sommeil, Cristoforo prit néanmoins conscience que sous le crucifix se tenait une jeune négresse vêtue d’habits simples mais aux couleurs vives, qui le regardait fixement. Elle n’était pas là en chair et en os, manifestement, puisqu’il distinguait le crucifix derrière elle. Elle devait être très grande car la croix était placée assez haut sur le mur. Qu’ai-je donc à rêver de négresses ? se demanda Cristoforo. Et d’abord, je ne rêve pas puisque je ne suis pas endormi. J’entends toujours le père Pérez et le père Antonio discuter entre eux. À propos de l’idée du père Pérez d’aller en personne voir la reine. Tiens, voilà une bonne idée. Pourquoi cette fille me dévisage-t-elle ainsi ?

Est-ce une vision ? songea-t-il distraitement. Elle n’est pas aussi nette que celle de la plage. Et il ne s’agit pas de Dieu, assurément. La vision d’une femme noire pourrait-elle être l’œuvre de Satan ? Est-ce cela que je vois : une créature de Satan ?

Sûrement pas avec un crucifix visible derrière sa tête. On la croirait faite de verre, de verre sombre. Je vois au-dedans d’elle. Elle a un crucifix dans la tête. Cela signifie-t-il qu’elle rêve de crucifier le Christ à nouveau ? Ou que le fils de Marie ne quitte jamais ses pensées ? Je n’ai aucun talent pour décrypter les visions et les songes ; j’ai besoin de messages clairs. Aussi, mon Dieu, si celui-ci vient de vous et que vous voulez me dire quelque chose à travers lui, je ne le comprends pas bien et il faut me le clarifier.

Comme en réponse à cette pensée, la négresse disparut et Cristoforo prit conscience d’une autre présence dans un angle de la pièce, une présence bien réelle et palpable : un jeune homme grand et beau, mais avec un regard indécis, interrogateur. Il ressemblait à Felipa, beaucoup, même. On eût dit qu’elle l’habitait comme un vivant reproche, une supplique éternelle à Cristoforo.

— Je t’aimais, Felipa, mais j’aimais davantage le Christ. Ce n’est sûrement pas un péché, n’est-ce pas ? Parle-moi, Diego. Dis mon nom. Réclame ce qui te revient de droit : mon attention, mon respect. Ne reste pas sans rien faire, à attendre, à espérer attraper une miette tombée de ma table. Ne sais-tu donc pas que les fils doivent être plus forts que leur père, sans quoi le monde meurt ?

Il ne dit rien. Rien.

Il n’est pas nécessaire que tous les hommes soient forts, songea Cristoforo. Il suffit à certains d’être simplement bons. Que mon fils soit bon me suffit pour l’aimer. Je serai fort pour nous deux ; je suis assez vigoureux pour te maintenir debout toi aussi.

« Diego, mon bon fils », dit Cristoforo.

L’adolescent retrouva sa langue. « J’ai entendu des voix.

— Je ne voulais pas te réveiller.

— J’ai cru que je faisais encore un rêve. »

Le père Pérez murmura à l’oreille de Cristoforo : « Il rêve de vous souvent.

— Je rêve de toi, mon fils. Me vois-tu toi aussi en rêve ? » Diego hocha la tête sans quitter son père des yeux.

« Crois-tu que l’Esprit saint nous envoie ces songes afin que n’oubliions pas le grand amour qui nous unit ? »

Le jeune homme hocha de nouveau la tête : il s’approcha de son père d’un pas d’abord hésitant, puis, comme Cristoforo se levait, les bras tendus, d’une démarche plus assurée. Et quand ils s’étreignirent, Cristoforo s’étonna de la haute taille de son fils, de ses longs bras, de sa force. Il le serra longtemps contre lui.

« Il paraît que tu es doué en dessin, Diego.

— C’est vrai.

— Montre-moi. »

Tout en l’accompagnant vers sa chambre, Cristoforo reprit la conversation. « Je me suis remis au dessin moi aussi. Quintanilla a cessé de me subventionner il y a quelques années, mais je l’ai possédé ; je ne suis pas parti. Je trace des cartes pour qui en a besoin. As-tu déjà dessiné une carte ?

— Oncle Bartolomé m’a appris. J’ai fait le plan du monastère : tout y est, même les trous de souris ! »

Ils rirent à l’unisson en montant l’escalier.


« On attend, on attend, fit Diko, et en attendant on ne rajeunit pas.

— Kemal, si, rétorqua Hunahpu. Il n’arrête pas de faire du sport – au détriment de ses autres travaux.

— Il faut qu’il soit assez costaud pour passer à la nage sous les bateaux et placer les charges.

— Nous aurions dû prendre quelqu’un de plus jeune. » Diko secoua la tête.

« Et s’il nous fait une crise cardiaque ? Tu y as pensé ? On le renvoie dans le temps arrêter Colomb et il meurt dans l’eau ; ça va nous servir à quoi ? Moi, je serai chez les Zapotèques. C’est toi qui te chargeras de placer les explosifs pour empêcher Colomb de repartir ? Ou bien va-t-il rentrer en Europe et réduire tous nos efforts à néant ?

— Rien qu’en étant présents dans le passé nous réaliserons une partie de la mission : nous serons infectés par les virus porteurs.

— Du coup, les habitants du Nouveau Monde seront immunisés contre la variole et la rougeole, ce qui veut dire qu’ils seront plus nombreux à jouir de longues années d’esclavage.

— L’avance technologique des Espagnols n’était pas considérable à ce point. Et, sans épidémies pour le convaincre que les dieux l’ont abandonné, le peuple ne perdra pas courage. Hunahpu, nous ne pouvons qu’améliorer la situation, au moins dans une certaine mesure. Et, de toute façon, Kemal ne nous fera pas faux bond.

— En effet. Il est comme ta mère : il ne parle jamais de la mort. »

Diko éclata d’un rire amer. « Il n’en parle jamais, mais il la prévoit quand même.

— Comment ça ?

— Il n’y a plus fait allusion depuis des années. La dernière fois que je l’ai entendu mentionner cette idée, elle ne devait être encore qu’embryonnaire, et puis il a décidé de l’appliquer.

— Mais quelle idée ?

— Celle de mourir, fit Diko.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’était en… oh, il y a une éternité ! Il discutait du sabordage des bateaux : un navire qui coule, c’est un malheur ; deux, une tragédie ; trois, une punition divine. Il se demandait à quoi nous servirait que Colomb croie avoir perdu la faveur de Dieu.

— C’est un problème, en effet ; mais les bateaux doivent disparaître.

— Écoute, Hunahpu ; il a continué en disant : "Si seulement les Espagnols savaient que c’est un Turc qui a fait sauter leurs vaisseaux, un infidèle, un ennemi du Christ !" Et il a éclaté de rire. Mais il a soudain repris son sérieux.

— Pourquoi n’en as-tu jamais parlé ?

— Parce qu’il préférait n’en rien dire lui-même. Néanmoins, j’ai jugé utile de te faire comprendre pourquoi il ne prend plus guère au sérieux ses autres travaux d’apprentissage : il pense ne pas vivre assez longtemps pour en avoir besoin. Tout ce qu’il lui faut, c’est une excellente condition physique, la connaissance des explosifs et assez d’espagnol, de latin ou autre pour expliquer aux hommes de Colomb qu’il est l’auteur du sabotage et qu’il l’a perpétré au nom d’Allah.

— Et ensuite il se suicidera ?

— Tu veux rire ? Bien sûr que non ! Il laissera les chrétiens le tuer.

— Ça ne sera pas une partie de plaisir.

— Mais il ira droit au Ciel. Il sera mort pour l’islam.

— Il a vraiment la foi ? demanda Hunahpu.

— Papa le pense. D’après lui, plus on vieillit, plus on croit en Dieu, sous un aspect ou un autre. »

Le médecin revint, le sourire aux lèvres. « Tous les résultats sont excellents, je vous le garantis. Vous avez la tête farcie de trucs très intéressants ; de toute l’Histoire, personne n’a jamais eu la cervelle truffée d’autant de connaissances que Kemal et vous deux !

— Truffée de connaissances et d’une bombe à retardement électromagnétique, fit Hunahpu.

— Oui, je reconnais, dit le médecin : une fois le système émetteur déclenché, il risque d’entraîner un cancer à l’issue de plusieurs dizaines d’années d’exposition. Mais, comme il ne se déclenchera qu’au bout d’une centaine d’années, vous ne serez sans doute plus qu’un petit tas d’os au fond d’un trou et le cancer sera le cadet de vos soucis ! » Il éclata de rire.

« Il a tout du vampire, observa Hunahpu.

— Comme tous les médecins, répondit Diko : c’est un des cours obligatoires de leurs études.

— Sauvez le monde, jeunes gens. Créez un beau monde tout neuf pour mes enfants. »

Un horrible instant, Diko crut que le médecin n’avait pas compris les effets de leur mission : la disparition pure et simple de ses enfants et de tous ceux qui occupaient ce cul-de-sac temporel. Si seulement les Chinois faisaient un petit effort pour enseigner l’anglais à leurs ressortissants, qu’ils puissent au moins saisir ce que disait le reste du monde !

Devant leur expression atterrée, le médecin éclata de rire derechef. « Vous me croyez assez intelligent pour vous placer des os synthétiques dans le crâne, mais trop bête pour ne pas être au courant ? Vous ne savez donc pas que les Chinois étaient déjà dégourdis quand les autres peuples restaient encore abrutis ? Quand vous aurez remonté le temps, jeunes gens, tous les habitants du nouvel avenir seront mes enfants. Et quand ils entendront vos os factices leur parler, ils découvriront les archives, ils sauront tout de moi comme de tout le monde. Ils ne nous oublieront pas, ils sauront que nous aurons été leurs ancêtres. C’est très important : qu’ils sachent que nous sommes leurs ancêtres et qu’ils ne nous oublient pas. » Il s’inclina et sortit.

« J’ai mal à la tête, fit Diko. Tu crois qu’on peut encore prendre des calmants ? »


Santangel ramena son regard de la reine à ses livres en essayant de comprendre ce que les monarques attendaient de lui. « Si le royaume peut se permettre cette expédition ? Trois caravelles, des vivres, des équipages ? La guerre de Grenade est terminée ; oui, le Trésor en a les moyens.

— Facilement ? » demanda le roi Ferdinand. Il espérait donc y faire obstacle pour des raisons financières. Santangel n’avait qu’un mot à dire : Non, pas facilement ; actuellement, ce serait un gros sacrifice. Et le roi de répondre : Dans ce cas, attendons un meilleur moment. Et la question serait définitivement enterrée.

Santangel se retint d’adresser un regard à la reine car, en courtisan avisé, il ne se laissait jamais aller à donner l’impression, avant de répondre à l’un des souverains, d’attendre un signal de l’autre. Pourtant, du coin de l’œil il vit qu’elle agrippait les bras de son trône. Cette affaire lui tient à cœur, songea-t-il, tandis qu’elle reste indifférente au roi. Certes, il s’en agace, mais elle ne soulève pas sa passion.

« Votre Majesté, fit Santangel, si vous avez le moindre doute sur la capacité du Trésor à supporter l’expédition, je me ferai une joie de la subventionner personnellement. »

Le silence tomba sur la cour, suivi d’un brouhaha étouffé. D’un seul coup, Santangel avait bouleversé l’humeur de la discussion. Si l’on pouvait être sûr d’une chose, c’est que Luis Santangel savait faire du profit ; c’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le roi Ferdinand lui faisait une confiance absolue dans les matières financières : il n’avait pas besoin de voler le Trésor pour être riche. Il possédait une fortune extravagante à son entrée en fonction et il avait un don pour la multiplier sans pour autant devenir un parasite de la cour. Alors, si ce projet suscitait son enthousiasme au point qu’il propose de le subventionner lui-même…

Le roi eut un léger sourire. « Et si je prenais au mot cette offre généreuse ?

— Ce me serait un grand honneur si Votre Majesté me permettait d’associer mon nom à l’aventure du señor Colon. »

Le sourire s’effaça. Santangel comprit pourquoi : le roi était très sensible à l’image qu’il donnait de lui-même. Il lui était déjà assez pénible de maintenir constamment un équilibre délicat avec une reine régnante afin d’assurer l’unification pacifique de la Castille et de l’Aragon lorsque l’un des deux souverains mourrait, sans avoir à supporter les persiflages qu’il entendait d’ici : Le roi Ferdinand n’a pas voulu payer lui-même cette grande expédition ! Seul Luis Santangel a eu la clairvoyance de la subventionner !

« Votre offre est généreuse, mon ami, dit le roi. Mais le royaume d’Aragon n’a pas l’habitude d’esquiver ses responsabilités.

— Ni la Castille », ajouta la reine. Ses mains s’étaient décrispées.

Savait-elle que je remarquerais à quel point elle était tendue ? Était-ce un signal à mon intention ?

« Réunissez un nouveau conseil d’examinateurs, poursuivit le roi. Si leur verdict est positif, nous donnerons ses caravelles à ce voyageur. »

Et tout recommença, du moins en apparence ; Santangel, observant le processus de loin, remarqua aussitôt que, cette fois, la cause était déjà entendue : au lieu d’années, il n’y fallut que quelques semaines, et le nouveau comité regroupait la plupart des membres favorables à Colon de l’ancien groupe et seulement quelques-uns des théologiens conservateurs qui s’étaient dressés contre lui de façon si véhémente. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils ne soumettent les propositions de Colon qu’à une étude de pure forme et s’en reviennent avec un verdict en sa faveur. Il ne restait plus à la reine qu’à mander Colon à la cour et à lui apprendre la nouvelle.

Après tant d’années d’attente, après que, quelques mois plus tôt, tout eut paru perdu, Santangel pensait découvrir un Colon réjoui : pourtant, devant la cour, au lieu d’accepter avec gratitude le mandat de la reine, il se mit à débiter une liste d’exigences. C’était incroyable. Tout d’abord, cet homme du commun voulait un titre nobiliaire en accord avec la mission qu’on lui confiait ; et ce n’était qu’un début.

« Quand je reviendrai d’Orient, poursuivit-il, j’aurai accompli ce qu’aucun autre capitaine n’a jamais fait ni même osé tenter. Je dois naviguer avec l’autorité et le rang d’amiral de la Mer océane, à égalité de position avec le grand amiral de Castille. De pair avec ce rang, il serait convenable que l’on m’accorde les pouvoirs de vice-roi et de gouverneur général de toutes les terres que je pourrai découvrir au nom de l’Espagne. De plus, ces titres et ces pouvoirs doivent être héréditaires et transmissibles à mon fils comme à ses propres fils, et cela à jamais. Il serait également approprié de me garantir une commission de dix pour cent de tout le commerce entre l’Espagne et les nouvelles terres, et la même commission sur toutes les richesses minérales que l’on y pourra trouver. »

Tant d’années où Colon n’avait jamais manifesté la moindre cupidité, et il dévoilait aujourd’hui sa nature de parasite de la cour ?

La reine demeura un instant muette. Puis, sèchement, elle dit à Colon qu’elle prendrait conseil quant à ses demandes et elle le congédia.

Lorsque Santangel rapporta les propos de Colon au roi, celui-ci devint livide. « Il ose dicter des exigences ? Je croyais qu’il se présentait à nous en tant que suppliant ! Espère-t-il que les souverains passent des contrats avec la plèbe ?

— À vrai dire, non. Votre Majesté, répondit Santangel. Il espère que vous le ferez noble d’abord, après quoi vous passerez un contrat avec lui.

— Et il n’y a pas à le faire revenir là-dessus ?

— Il fait montre de la plus grande courtoisie, mais non : il ne plie pas d’un pouce.

— Alors, renvoyez-le. Isabelle et moi nous apprêtons à entrer dans Grenade en grande pompe, comme les libérateurs de l’Espagne et les champions du Christ. Ce cartographe génois se permet d’exiger les titres de vice-roi et d’amiral ? Il ne mérite même pas qu’on lui donne du señor ! »

Santangel pensait que Colon en rabattrait en apprenant la réponse du roi ; mais non : il annonça froidement son départ et se mit à empaqueter ses affaires.

La plus grande confusion régna ce soir-là dans l’entourage du roi et de la reine. Peu à peu, Santangel se rendit compte que Colon n’était pas si fou de poser de telles exigences. Toutes ces années, il avait été obligé de ronger son frein parce que, s’il quittait l’Espagne pour aller soumettre sa proposition à la France ou à l’Angleterre, il aurait déjà essuyé deux refus. Pourquoi la France ou l’Angleterre s’intéresseraient-elles à lui alors que les deux grandes nations de marins l’avaient éconduit ? Mais aujourd’hui les souverains d’Espagne avaient accepté sa proposition et consenti à financer son expédition, et cela devant de nombreux témoins de tous pays. La question n’était désormais plus de savoir s’il fallait lui allouer des navires mais plutôt quelle serait sa récompense. Ainsi donc, s’il s’en allait à présent, il était assuré d’un accueil empressé à Paris comme à Londres. Ah ! Ferdinand et Isabelle rechignent à rétribuer votre extraordinaire exploit ? Eh bien, voyez comment la France récompense ses marins illustres, voyez comment l’Angleterre honore ceux qui portent les bannières de son roi jusqu’en Orient ! Enfin, Colon traitait en position de force. Il pouvait tourner le dos à l’Espagne parce que l’Espagne lui avait donné l’essentiel – et gratuitement !

Quel négociateur ! songea Santangel. Que n’est-il dans le commerce ! Je ferais des affaires prodigieuses avec un tel homme à mon service ! J’arriverais à obtenir une hypothèque sur Saint-Pierre de Rome ! Sur Sainte-Sophie de Constantinople ! Sur l’église du Saint-Sépulcre !

Et soudain il se dit : Si Colon était dans le commerce, ce ne serait pas mon agent mais mon rival. Un frisson d’inquiétude rétrospective le parcourut.

La reine était irrésolue : l’expédition lui tenait à cœur et cela rendait pour elle la situation douloureuse. Le roi, en revanche, se montrait intraitable : il ne voyait même pas l’intérêt de débattre des exigences absurdes d’un étranger.

Santangel se rendit compte de la futilité des efforts du père Diego de Deza lorsqu’il tenta d’argumenter contre la position du roi. Cet homme ignore-t-il donc comment on traite avec les souverains ? Et c’est avec soulagement qu’il vit le père Talavera écarter promptement Deza de la discussion. Pour sa part, Santangel garda le silence jusqu’au moment où le roi lui demanda enfin son opinion. « Ces exigences sont naturellement aussi grotesques et impossibles à satisfaire qu’il y paraît. Le souverain qui accorderait ces titres à un étranger qui n’a pas fait ses preuves ne serait pas celui qui a chassé les Maures d’Espagne. »

Presque toute l’audience hocha la tête d’un air entendu, en supposant que Santangel jouait le jeu de la flatterie ; en courtisan avisé, chacun acquiesçait à n’importe quelle louange adressée au roi. C’est ainsi que Santangel réussit à obtenir une approbation générale sur le terme essentiel de son discours, « un étranger qui n’a pas fait ses preuves ».

« Bien entendu, après le voyage que Vos Majestés ont d’ores et déjà convenu d’autoriser et de subventionner, si Colon a obtenu des résultats, il aura rapporté tant d’honneur et de richesse aux Couronnes d’Espagne qu’il méritera toutes les récompenses qu’il demande, et davantage encore. Il est si confiant en son succès qu’il a le sentiment de les mériter déjà ; mais, si sa foi est telle, il acceptera sûrement et sans hésiter une condition de votre part : celle de ne recevoir ses récompenses qu’à son retour victorieux. »

Le roi sourit. « Santangel, vous êtes un rusé renard. Je sais que vous tenez à voir ce Colon naviguer. Mais vous n’avez pas fait fortune en payant avant livraison ; le livreur doit d’abord prendre ses risques, n’est-ce pas ? »

Santangel s’inclina d’un air modeste.

Le roi se tourna vers un greffier. « Dressez une liste de consentements aux exigences de Colon. Mais précisez qu’ils seront effectifs seulement sous réserve que son voyage en Orient soit couronné de succès. » Il sourit à Santangel d’un air malicieux. « Dommage que je sois un roi chrétien et que je me refuse aux jeux de hasard, sans quoi j’aurais pris un pari avec vous : celui que je n’aurai jamais à remettre ces titres à Colon.

— Votre Majesté, seul un fou parierait contre le vainqueur de Grenade », répondit Santangel. In petto, il ajouta : Seul un fou plus grand encore parierait contre Colon.

La liste fut dressée aux ultimes heures de la nuit, après maintes consultations de dernière minute entre les conseillers du roi et de la reine. Lorsque, à l’aube, on envoya un bedeau porter le message à Colon, il revint tout démonté.

« Il est parti ! s’exclama-t-il.

— Naturellement, fit le père Pérez. On lui avait dit que ses conditions étaient inacceptables. Mais il ne se sera sans doute mis en route qu’à l’aurore ; et, à mon avis, il ne doit pas forcer l’allure.

— Eh bien, rattrapez-le, ordonna la reine. Qu’il se présente tout de suite devant moi, car je suis prête à conclure enfin cette affaire. Non, ne répétez pas "enfin". À présent, faites vite. »

Le bedeau quitta la cour en toute hâte.

Tandis qu’on attendait le retour de Colon, Santangel prit le père Pérez à part. « Je ne croyais pas Colon cupide.

— Et il ne l’est pas, répondit le père Pérez. Il est même plutôt peu exigeant. Ambitieux, certes, mais pas au sens où vous l’entendez.

— Dans lequel, alors ?

— Il voulait que ses titres soient héréditaires parce qu’ayant consacré sa vie à réaliser son expédition il n’a rien à léguer à son fils, pas de fortune, rien. Mais, grâce au voyage, il va pouvoir faire de son fils mieux qu’un gentilhomme : un grand seigneur. Son épouse est morte il y a des années et il est rongé de regrets ; c’est aussi une façon de lui faire un présent, ainsi qu’à sa famille qui appartient à la toute petite noblesse du Portugal.

— Je connais ces gens, dit Santangel.

— La mère aussi ?

— Elle vit toujours ?

— Il me semble, répondit Pérez.

— Alors, je comprends. Sans nul doute, la vieille dame ne lui a jamais permis d’oublier que son droit à la noblesse venait de chez elle. Ce serait baume au cœur de Colon s’il pouvait inverser la situation et que toute prétention nobiliaire de la part de la dame passe par son biais à lui.

— Eh bien, vous voyez, dit le père Pérez.

— Non, père Juan Pérez, je n’y vois encore goutte. Pourquoi a-t-il mis son expédition en péril dans le seul but d’obtenir des titres ronflants et des commissions absurdes ?

— Peut-être parce ce voyage n’est pas l’aboutissement de sa mission mais le commencement.

— Le commencement ! Que peut-on faire de plus une fois que l’on a découvert de nouvelles terres pour le Christ et la reine ? Que l’on a été fait vice-roi et amiral ? Que l’on a obtenu des richesses inconcevables ?

— Vous, un chrétien, vous me posez cette question ? » répliqua Pérez. Et il s’éloigna.

Santangel se considérait comme un chrétien mais il ne savait pas exactement ce qu’avait voulu dire le prêtre. Il envisagea toutes sortes de possibilités, mais elles paraissaient plus ridicules les unes que les autres : nul ne pouvait en conscience rêver d’atteindre des buts aussi inaccessibles.

D’un autre côté, nul n’aurait rêvé d’amener des souverains à consentir à une expédition insensée dans des mers inconnues sans guère de probabilités de réussite ; or Colon y était parvenu. En conséquence, s’il nourrissait l’espoir de reconquérir l’empire romain, de libérer la Terre sainte, de chasser le Turc de Byzance ou de fabriquer un oiseau mécanique pour voler jusque dans la Lune, Santangel se garderait bien de parier contre lui.


La famine sévissait à présent, circonscrite certes à l’Amérique du Nord, mais il n’existait nulle part de surplus alimentaires pour y remédier : envoyer de l’aide impliquait de rationner de nombreux autres pays. Les récits des émeutes sanglantes et de l’absolue confusion qui régnait aux Etats-Unis convainquirent les citoyens d’Europe et d’Amérique du Sud de se rationner afin de constituer des colis d’aide alimentaire. Mais cela ne suffirait pas à sauver tout le monde.

Cette insuffisance rédhibitoire de moyens fut pour l’humanité un choc terrible, surtout parce que depuis deux générations les hommes s’imaginaient vivre enfin dans un pays de cocagne ; ils croyaient participer à une ère de renaissance, de reconstruction, de réhabilitation de la planète. Et ils apprenaient brutalement qu’il s’agissait seulement d’une action d’arrière-garde dans une guerre dont l’issue était réglée avant même qu’ils eussent vu le jour. Ils œuvraient en vain parce que rien ne pouvait plus être définitif : l’état de la Terre était trop avancé.

C’est au milieu des affres de cette prise de conscience que l’on commença de parler du projet Colomb. Les discussions furent âpres et, quand la décision fut prise, ce ne fut pas à l’unanimité, mais le « oui » l’emporta avec une majorité écrasante. Que faire d’autre, de toute façon ? Regarder ses enfants mourir de faim ? Reprendre les armes et se battre pour les dernières parcelles de terrain encore productives ? Les hommes pouvaient-ils envisager avec plaisir un avenir au fond des cavernes, cernés par les glaces, plongés dans l’obscurantisme, alors qu’il existait une autre possibilité, sinon pour eux-mêmes et leurs enfants, du moins pour l’espèce humaine ?

Manjam était assis près de Kemal qui était venu attendre le résultat du vote en sa compagnie. La décision annoncée, Kemal sut qu’il allait bel et bien remonter le temps et il en fut à la fois soulagé et terrifié : c’était bien joli de projeter sa propre mort lorsqu’il ne s’agissait encore que d’une perspective lointaine, mais, désormais, il s’en fallait de quelques jours à peine avant qu’il s’en aille dans le passé, de quelques semaines avant que, debout devant Colomb, il lui déclare d’un ton méprisant : « Croyais-tu qu’Allah laisserait des chrétiens découvrir ces nouvelles terres ? Je crache sur ton Christ ! Il n’a pas le pouvoir de te défendre contre la puissance d’Allah ! Il n’y a d’autre dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète ! »

Et un jour, peut-être, un futur chercheur de l’Observatoire verrait cette scène ; il hocherait la tête en disant : Voici l’homme qui a fait obstacle à Christophe Colomb, l’homme qui a sacrifié sa vie pour créer le monde accueillant et pacifique où nous vivons, l’homme qui a offert un avenir à l’humanité. Autant que Yewesweder avant lui, cet homme a donné un nouveau cours à l’histoire du monde.

Voilà une vie qui aura valu la peine d’être vécue, songea Kemal : celle où j’aurai gagné une place dans l’Histoire égale à celle de Yewesweder lui-même.

« Vous paraissez bien mélancolique, mon ami, dit Manjam.

— Ah ? Oui. À la fois triste et heureux.

— Comment croyez-vous que Tagiri va réagir ? »

Kemal haussa les épaules avec une certaine impatience. « Qui peut comprendre cette femme ? Elle a passé sa vie à travailler sur ce projet, et voici qu’il faut pratiquement l’enfermer pour l’empêcher de prêcher à la population de voter contre sa propre œuvre !

— Je ne pense pas qu’il soit si difficile de la comprendre, Kemal, répondit Manjam. Comme vous l’avez dit, c’est par sa force de caractère que le projet Colomb en est où il est. Elle en est responsable, et c’est un poids trop lourd à porter toute seule. Mais aujourd’hui elle peut se convaincre qu’elle s’est opposée à la destruction de notre temps, qu’elle n’a rien à voir avec l’ultime décision, qu’elle lui a été imposée par l’immense majorité de l’humanité. Désormais, elle n’est plus seule responsable de la disparition de notre époque : beaucoup d’autres épaules partagent ce fardeau et elle peut maintenant le supporter. »

Kemal eut un petit rire sombre. « Le supporter – combien de jours encore ? Elle va s’évaporer en même temps que tous les hommes de ce monde. Quelle importance, à partir de là ?

— C’est important, dit Manjam, justement parce qu’il lui reste ces quelques jours et que c’est tout l’avenir dont elle dispose à présent. Elle les vivra les mains propres et le cœur apaisé.

— Et ce n’est pas de l’hypocrisie, ça ? Parce qu’après tout elle demeure responsable de cette situation tout autant qu’auparavant.

— De l’hypocrisie ? Non. L’hypocrite est conscient de ce qu’il est et il s’évertue à le cacher aux autres afin de gagner leur confiance. Tagiri, elle, redoute l’ambiguïté morale d’un acte qu’elle sait devoir accomplir. Elle ne supporterait pas de ne pas l’accomplir, tout en craignant de ne pas supporter de l’accomplir. Aussi se cache-t-elle la tête dans le sable afin d’être à même de faire ce qu’elle doit faire.

— S’il y a une différence avec l’hypocrisie, elle est sacrément difficile à percevoir, dit Kemal.

— En effet, répondit Manjam. Il y a une différence et elle est sacrément difficile à percevoir. »


De temps en temps, tout en chevauchant en direction de Palos, Cristoforo portait la main à sa poitrine pour palper le parchemin raide sous son manteau. Pour vous, mon Seigneur, mon Sauveur. Vous m’en avez fait don et je vais m’en servir en votre nom. Merci, merci d’avoir exaucé ma prière, et aussi de me permettre d’en faire cadeau à mon fils et à mon épouse.

Comme la journée s’avançait, la conversation du père Pérez se tarit et un souvenir vint à Cristoforo : son père qui s’avançait hardiment vers une table à laquelle étaient assis des hommes richement vêtus. Son père servait du vin. Quand cela s’est-il donc passé ? Père est tisserand. Quand a-t-il servi du vin ? D’où me vient ce souvenir ? Et pourquoi maintenant particulièrement ?

Nulle réponse ne lui apparut et son cheval poursuivit son chemin, à pas lourds qui soulevaient la poussière. Cristoforo songea à ce qui l’attendait ; c’était beaucoup de travail de préparer une expédition. Saurait-il encore comment faire, tant d’années après le dernier voyage auquel il avait activement participé ? Peu importait : il se rappellerait ce qu’il lui faudrait se rappeler, il réaliserait ce qu’il lui fallait réaliser. Les plus gros obstacles étaient derrière lui ; le Christ l’avait pris dans ses bras. Il lui ferait traverser les eaux et le ramènerait à bon port. Plus rien ne pouvait l’arrêter.

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