C’était une rencontre qui ferait date dans l’Histoire. Cristóbal Colon était l’Européen qui avait créé la Ligue caraïbe, confédération des tribus chrétiennes de tout le pourtour de la mer des Antilles, à l’est, au nord et au sud.
Yax était le roi zapotèque qui, poursuivant l’œuvre paternelle d’unification des tribus zapotèques et d’alliance avec l’empire tarasque, avait vaincu les Aztèques et porté son royaume, grâce à la science de la métallurgie et de la construction navale, au plus haut niveau culturel de tout l’hémisphère occidental.
Les réalisations des deux hommes étaient remarquablement parallèles : tous deux avaient mis un terme à la pratique omniprésente des sacrifices humains dans les terres qu’ils gouvernaient ; chacun avait adopté une forme de christianisme qui s’unit aisément à l’autre lorsqu’elles se rencontrèrent ; Colon et ses hommes avaient enseigné aux Taïnos, ainsi qu’aux Caraïbes quand ils furent convertis, la navigation européenne et certaines techniques de construction navale ; sous Yax, les bateaux zapotèques commerçaient très loin le long des côtes est et ouest de l’empire. Les îles antillaises étaient trop pauvres en fer pour leur permettre de rivaliser avec les métallurgistes tarasques, mais, quand Colon et Yax fondirent leurs empires respectifs en une seule nation, il subsistait de l’équipage européen de Colon assez de membres versés dans le travail du fer pour aider les Tarasques à se former à la fabrication des armes à feu.
Plus tard, les historiens considéreraient leur rencontre à Chichén Itza comme la plus grande réconciliation de l’histoire. Qu’on imagine seulement ce qui se serait passé si Alexandre, au lieu de vaincre les Perses, avait uni son empire au leur, si les Romains et les Parthes n’avaient formé qu’une seule nation, si les chrétiens et les musulmans, les Mongols et les Huns…
Mais c’était inimaginable. La seule raison de croire que l’événement était possible entre la Ligue caraïbe et l’empire zapotèque serait qu’il s’était bel et bien produit.
Sur la vaste place centrale de Chichén Itzâ où l’on sacrifiait et torturait autrefois des hommes en l’honneur des dieux mayas, Colon le chrétien étreignit Yax le païen, puis le baptisa. Colon présenta sa fille et héritière, Béatrice Tagiri Colon, et Yax son fils et héritier, Ya-Hunahpu Ipoxtli. Ils furent mariés sur-le-champ ; sur quoi Colon et Yax abdiquèrent tous deux en faveur de leurs enfants. Naturellement, jusqu’à leur mort ils garderaient les rênes du pouvoir dans l’ombre du trône, mais l’alliance était scellée et la nation connue sous le nom d’Empire caraïbe était née.
Ce fut un empire bien gouverné : les différentes tribus et les divers groupes linguistiques qui le composaient conservaient le droit de se diriger eux-mêmes, mais un corpus de lois générales fut édicté et impartialement appliqué, qui permettait le commerce et la liberté de mouvement à l’intérieur des frontières de la Caraïbe. Le christianisme n’était pas imposé comme religion d’Etat, mais les principes de non-violence et d’administration banale des terres formaient le fonds commun de l’empire, et les sacrifices humains et l’esclavage étaient strictement interdits. Cela expliquerait par la suite que les historiens fassent débuter l’ère humaniste à la date de la rencontre entre Yax et Colon : le solstice d’été de l’année 1519, selon le calendrier chrétien.
L’influence européenne qui passa par le canal de Colon fut étonnante, si l’on considère qu’il fut seul, avec une poignée d’officiers et de marins, pour promouvoir sa culture. Mais en Haïti, terre où l’écriture était inconnue, il n’est guère surprenant que l’alphabet espagnol ait été adopté pour transcrire les langues taïno et caraïbe, ni que l’espagnol ait fini par s’imposer comme langue du commerce, du gouvernement et de tenue des archives dans toute la Ligue caraïbe. Après tout, l’espagnol possédait déjà tout le vocabulaire nécessaire pour aborder le christianisme, le négoce et le juridique. Pourtant, il ne s’agissait nullement d’une conquête européenne : ce furent les Espagnols eux-mêmes qui renoncèrent au concept de propriété privée de la terre, longtemps cause de grandes iniquités dans l’Ancien Monde ; ce furent les Espagnols qui apprirent à tolérer les différences de religion, de culture et de langue sans chercher à imposer l’uniformité. Quand on compare les résultats de l’expédition de Colon dans le Nouveau Monde avec l’intolérance de l’Ancien, marquée par l’Inquisition, l’expulsion des Juifs d’Espagne et la guerre contre les Maures, il saute aux yeux que, même si la culture espagnole a fourni quelques outils bien pratiques – une langue franche, un alphabet, un calendrier –, ce sont les Taïnos qui ont enseigné aux Espagnols la vraie signification du christianisme.
Il existait un autre point commun entre Yax et Colon : chacun avait un mystérieux conseiller. La légende dit que le mentor de Yax, Un-Hunahpu, était venu tout droit de Xibalba, qu’il avait ordonné aux Zapotèques de cesser les offrandes humaines et de chercher un dieu sacrificatoire qu’ils assimilèrent ultérieurement à Jésus-Christ ; l’inspirateur de Colon était sa propre épouse, une femme si sombre de peau qu’on la disait africaine, bien que ce fût naturellement impossible. Les Taïnos l’appelaient Voit-dans-le-Noir, mais Colon – et l’Histoire – lui donnait le nom de Diko, dont la signification, s’il en avait une, s’est perdue. Son rôle, aux yeux des historiens, ne fut pas aussi clair que celui d’Un-Hunahpu, mais on sait que, lorsque Colon s’enfuit du camp des mutins, c’est Diko qui l’abrita, pansa ses blessures et, en embrassant le christianisme, l’aida à promouvoir sa grande œuvre de conversion parmi les peuples des Antilles. Certains historiens ont crédité Diko d’avoir su brider la brutalité des chrétiens espagnols ; mais Colon fut un personnage d’une telle stature qu’il est difficile de distinguer ceux qui se sont tenus dans son ombre.
Ce jour de 1519, quand les cérémonies officielles furent achevées, tandis que, tard dans la nuit, on continuait à banqueter et à danser à l’occasion de la fusion des deux empires, une dernière rencontre eut lieu, sans autre témoin que les participants eux-mêmes. Ils se retrouvèrent au sommet de la grande pyramide de Chichén Itzâ, à la dernière heure avant l’aube.
Elle arriva la première et attendit son compagnon dans l’obscurité. Lorsqu’il parvint à son tour au sommet de l’édifice et qu’il la vit, tous deux furent d’abord frappés de mutisme. Ils s’assirent face à face. Elle avait apporté des paillasses afin de se préserver de la pierre dure, lui un peu de quoi manger et boire. Ils se restaurèrent en silence, mais leur véritable festin, c’était leur façon de se dévisager.
Enfin elle rompit le silence. « Tu as réussi au-delà de toutes nos espérances, Hunahpu.
— Toi aussi. Diko. »
Elle secoua la tête. « Non, ça n’a rien eu de compliqué. Il a changé tout seul. Les Intrus avaient bien choisi en faisant de lui leur instrument.
— Et c’est aussi ce que nous en avons fait ? Notre instrument ?
— Non, Hunahpu. J’en ai fait mon mari. Nous avons sept enfants ; notre fille est reine de Caraïbie. C’est une vie qui aura valu la peine d’être vécue. Et ta femme, Xoc, elle m’a l’air douce et aimante.
— C’est vrai. Et forte. » Il sourit. « C’est une des trois femmes les plus fortes que j’ai connues. »
Des larmes ruisselèrent soudain sur les joues de Diko. « Oh, Hunahpu, ma mère me manque affreusement !
— À moi aussi. Je la revois parfois dans mes rêves, au moment où elle allait baisser l’interrupteur. »
Elle tendit la main, la posa sur le genou de l’homme. « Hunahpu, as-tu oublié que nous nous aimions autrefois ?
— Pas un jour ; pas une heure.
— Je me disais toujours : Hunahpu sera fier de ce que j’ai fait. Était-ce une trahison ? De rêver du jour où je pourrais te montrer mon œuvre ?
— Qui d’autre que toi pourrait comprendre ce que j’ai réalisé ? Qui d’autre que moi pourrait savoir à quel point ta réussite dépasse nos plus grands espoirs ?
— Nous avons changé le monde, dit-elle.
— Pour l’instant en tout cas, répondit Hunahpu. Ils peuvent encore trouver moyen de retomber dans les anciennes erreurs. »
Elle haussa les épaules.
« Tu lui as dit ? demanda Hunahpu. Qui nous sommes et d’où nous venons ?
— Autant qu’il était capable de le comprendre. Il sait déjà que je ne suis pas un ange, et aussi qu’il a existé une autre version de l’Histoire où l’Espagne avait décimé les peuples des Antilles. Une fois convaincu, il en a pleuré pendant des jours. »
Hunahpu hocha la tête. « J’ai essayé d’en parler à Xoc, mais pour elle il n’y a guère de distinction entre Xibalba et l’Observatoire. Dieux ou chercheurs, elle ne voit pas beaucoup la différence sur le plan pratique. Et, tu sais, je n’en vois pas trop non plus.
— Je ne me sentais pas particulièrement divine quand nous étions parmi eux. C’étaient maman, papa et leurs amis, rien de plus.
— Et pour moi c’était un simple boulot. Jusqu’au jour où je t’ai trouvée. Ou bien où tu m’as trouvé ; je ne sais plus comment ça marché.
— Mais ça marché », fit Diko d’un ton définitif.
Il pencha la tête de côté et lui adressa un regard oblique pour lui faire comprendre qu’il allait lui poser une question pipée. « Est-il vrai que tu n’accompagneras pas Colon lorsqu’il partira pour l’Europe ?
— Je ne crois pas l’Espagne prête encore pour un ambassadeur marié à une Africaine. Procédons par petites étapes.
— Il est vieux, Diko. Il risque de ne pas revenir.
— Je sais.
— Maintenant qu’Atetulka est la capitale de la Caraïbe, veux-tu venir t’y installer ? Pour attendre son retour ?
— Hunahpu, tu n’espères tout de même pas que nous commencions à donner le mauvais exemple à nos âges ? Même si j’avoue être curieuse des douze cicatrices que, d’après les légendes, tu portes sur ta… personne. »
Il éclata de rire. « Non, je ne te propose pas une aventure. J’aime Xoc et toi Colon. Il nous reste encore trop à faire pour mettre notre travail en péril. Mais j’espérais ta compagnie et de nombreuses conversations. »
Elle réfléchit longuement, mais finit par secouer la tête. « Ce serait trop… trop dur pour moi. C’est déjà dur cette nuit. Te voir devant moi me ramène à une autre existence, à une époque où j’étais quelqu’un d’autre. De temps en temps, peut-être, d’accord, une fois toutes les quelques années. Prends le bateau pour Haïti et viens nous voir à Ankuash. Ma Béatrice aura sûrement envie de retrouver ses montagnes natales : il doit faire une chaleur étouffante en Atetulka, ici, sur la côte.
— Et Ya-Hunahpu rêve de visiter Haïti ; il a entendu dire que les femmes de là-bas ne portent aucun vêtement.
— Dans certaines régions, elles vont encore nues, c’est vrai ; mais la mode est aux tissus colorés. J’ai peur qu’il ne soit déçu. »
Hunahpu prit les mains de Diko. « Moi, je ne suis pas déçu.
— Moi non plus. »
Ils restèrent un long moment les mains jointes. « J’étais en train de penser, dit Hunahpu, au troisième qui a mérité sa place au sommet de cette pyramide.
— Je pensais à lui également.
— Nous avons refondu la culture pour que l’Europe et l’Amérique – la Caraïbe – puissent se rencontrer sans que l’une détruise l’autre. Mais c’est grâce à lui que nous avons eu le temps de le faire.
— Il est mort très vite, fit Diko. Mais non sans avoir semé la suspicion parmi les Espagnols. Ç’a dû être une sacrée scène d’adieu ; mais je suis heureuse de ne pas y avoir assisté. »
Les premières lueurs de l’aube apparaissaient à l’est au-dessus de la jungle. Hunahpu s’en avisa, soupira et se mit debout. Diko l’imita et se dressa de toute sa haute taille. Hunahpu éclata de rire. « J’avais oublié comme tu étais grande !
— Je commence un peu à me voûter.
— Ça ne me console pas », répondit-il.
Ils descendirent de la pyramide chacun de son côté. Personne ne les aperçut. Nul ne devina qu’ils se connaissaient.
Cristóbal Colon revint en Espagne au printemps 1520. Personne ne l’attendait plus, bien évidemment. Des légendes couraient sur la disparition des trois caravelles parties vers l’occident ; le nom de Colon était devenu synonyme, en Espagne, d’entreprise insensée.
Les Portugais avaient établi le lien avec les Indes et c’étaient leurs navires qui dominaient désormais toutes les routes maritimes de l’Atlantique. Ils commençaient tout juste à explorer la côte d’une grande île qu’ils avaient baptisée du nom du pays fabuleux d’HyBrasil, et certains disaient qu’il s’agissait peut-être bien d’un continent, surtout après le retour d’un bateau dont les rapports indiquaient qu’au nord-ouest des premières terres désertes s’étendait une immense jungle traversée par un fleuve si large et puissant que l’eau de l’océan en était adoucie jusqu’à vingt milles de son embouchure. Les habitants étaient des sauvages pauvres et chétifs qu’il serait facile de vaincre et de réduire en esclavage – une plaisanterie à côté des féroces Africains, que protégeaient en plus des maladies invariablement fatales aux Blancs. Les marins qui posèrent le pied en Hy-Brasil tombèrent malades, mais l’affection, de courte durée, n’était jamais mortelle ; de fait, ceux qui l’attrapèrent se déclarèrent en meilleure santé après qu’avant. Cette « épidémie » se répandait à présent en Europe sans nuire à personne, et certains affirmaient que là où le mal brésilien était passé la variole et la peste noire ne revenaient plus. Ces dires paraient l’Hy-Brasil d’une aura magique, et les Portugais préparaient une expédition afin d’en explorer la côte et de découvrir un site où édifier des postes d’approvisionnement. Peut-être Colon l’insensé n’était-il pas si fou que cela, finalement : s’il se trouvait une côte convenable pour y refaire des vivres, il n’était plus inconcevable d’atteindre la Chine par l’ouest.
C’est alors qu’une flotte d’un millier de bâtiments apparut au large de la côte portugaise, non loin de Lagos, faisant voile vers l’Espagne, vers le détroit de Gibraltar. Le galion portugais qui repéra les navires inconnus fit d’abord hardiment route vers eux ; mais, quand il s’aperçut que ces vaisseaux étrangers emplissaient la mer d’un horizon à l’autre, le capitaine opéra un judicieux demi-tour et rentra promptement à Lisbonne. Les Portugais des côtes méridionales du pays dirent qu’il fallut trois jours à la flotte pour disparaître. Certains bateaux s’approchèrent suffisamment de la terre pour que les observateurs puissent assurer que les marins étaient bruns de peau, d’une race inconnue jusque-là. Ils déclarèrent aussi que les navires étaient lourdement armés et que le moindre d’entre eux pouvait en remontrer au plus puissant galion de combat de la flotte portugaise.
Sagement, les marins portugais regagnèrent leurs ports et y restèrent en attendant que la flotte fût passée. Si elle était hostile, mieux valait ne pas la provoquer, en espérant qu’elle trouverait un meilleur pays à conquérir plus à l’est.
Les premiers navires firent halte au port de Palos. À ce moment-là, nul ne fit la remarque que c’était de ce même port que Colon était parti et la coïncidence passa inaperçue. Les hommes cuivrés qui débarquèrent stupéfièrent tout le monde en parlant un espagnol courant, bien qu’émaillé de nombreux mots nouveaux et de prononciations curieuses. Ils déclarèrent venir du royaume de Caraïbie, situé sur une très grande île entre l’Europe et la Chine. Ils exigèrent de parler aux moines de La Râbida et c’est à ces saints hommes qu’ils remirent trois coffres d’or pur. « L’un est un présent destiné au roi et à la reine d’Espagne, pour les remercier de nous avoir envoyé trois bateaux il y a vingt-huit ans, dit le chef des Caraibiens. Le second est pour la sainte Église, pour contribuer à financer l’envoi de missionnaires qui, aux quatre coins de la Caraïbe, enseigneront l’évangile de Jésus-Christ à qui choisira de les écouter. Et le dernier représente le prix que nous paierons pour un domaine bien irrigué, pourvu d’un bon mouillage, où nous bâtirons un palais séant pour le père de notre reine Béatrice Tagiri afin qu’il y reçoive la visite du roi et de la reine d’Espagne. »
Peu de moines de La Râbida se rappelaient l’époque où Colon leur rendait de fréquentes visites. Cependant, l’un d’eux s’en souvenait très clairement. Enfant, il était resté au monastère pour y être éduqué pendant que son père défendait sa cause à la cour, puis qu’il s’en allait vers l’occident à la poursuite d’un but insensé. Voyant que son père ne revenait pas, il était entré dans les ordres, où il se distinguait depuis par sa piété. Il prit à part le chef de la délégation caraïbienne et lui dit : « Ces trois navires dont vous dites que l’Espagne vous les a envoyés, ils étaient bien commandés par Cristóbal Colon, n’est-ce pas ?
— Oui, en effet, répondit l’homme à la peau cuivrée.
— A-t-il survécu ? Est-il toujours vivant ?
— Non seulement il est vivant, mais c’est le père de notre reine Béatrice Tagiri. C’est pour lui que nous voulons construire un palais. Et, puisque vous vous souvenez de lui, mon ami, je puis vous le dire : au fond de son cœur, ce n’est pas pour le roi et la reine d’Espagne qu’il le fait édifier, même s’il les y recevra sans doute ; il le fait construire pour y inviter son fils, Diego, afin de savoir ce qui lui est advenu, et implorer son pardon de n’être pas revenu le voir depuis tant d’années.
— Je suis Diego Colon, dit le moine.
— Je le supposais, répondit l’homme cuivré. Vous lui ressemblez en plus jeune. Et votre mère devait être une beauté, car les différences ne sont que favorables. » Il ne sourit pas, mais Diego perçut un pétillement dans ses yeux.
« Dites à mon père, fit-il, que bien des hommes se sont vus séparés de leur famille par la fortune ou le destin et que seul un fils indigne demanderait des excuses à son père parce qu’il rentre chez lui. »
Le terrain fut acheté et sept mille Caraibiens se mirent à commercer et à se fournir dans tout le sud de l’Espagne. Dans leur sillage, les commentaires et l’inquiétude allaient bon train, mais ils se disaient chrétiens, ils dépensaient leur or aussi libéralement que s’il s’agissait de vulgaires cailloux, et leurs soldats étaient puissamment armés et rigoureusement disciplinés.
La construction du palais destiné au père de la reine Béatrice Tagiri prit un an, et, quand il fut achevé, tous purent voir qu’il s’agissait davantage d’une ville que d’un palais. Des architectes espagnols avaient été engagés pour dessiner une cathédrale, un monastère, une abbaye et une université ; des ouvriers espagnols payés avec largesse avaient effectué le gros des travaux, aux côtés des étranges hommes cuivrés de la Caraïbe. Peu à peu, les femmes arrivées avec la flotte s’aventurèrent en public, vêtues pendant l’été de leurs robes légères aux couleurs vives, après quoi, l’hiver venu, elles apprirent à se couvrir de tenues espagnoles plus chaudes. Quand la ville des Caraïbiens fut finie de bâtir et que le roi et la reine d’Espagne furent invités à la visiter, la cité comptait autant d’Espagnols que de Caraïbiens, qui travaillaient et allaient à l’église ensemble.
À l’université, des savants espagnols enseignaient aux étudiants caraïbiens et espagnols ; des prêtres espagnols apprenaient à des novices caraïbiens à parler latin et à dire la messe ; des marchands espagnols se rendaient dans la cité pour y vendre leurs produits alimentaires ou autres et s’en retournaient avec d’exotiques objets d’art en or, argent, cuivre et fer, tissu et pierre. Peu à peu seulement on se rendit compte que nombre de Caraïbiens n’étaient pas chrétiens ; mais, chez eux, il n’importait pas qu’on obéît à l’Église : tous étaient des citoyens égaux, libres de décider ce qu’ils voulaient croire. C’était là une idée fort étrange et il ne vint à l’esprit d’aucun personnage de l’Etat de l’adopter en Espagne, mais, du moment que les Caraïbiens païens ne faisaient pas de prosélytisme en terre chrétienne, on pouvait tolérer leur présence. Après tout, ces Caraïbiens avaient tant d’or et tant de rapides vaisseaux… Et tant d’excellentes armes à feu…
Quand le roi et la reine d’Espagne parurent – en faisant d’attendrissants efforts pour manifester la splendeur de leur rang au milieu de l’opulente cité caraïbienne –, on les conduisit dans la salle du trône d’un magnifique édifice. Là, on les invita à prendre place sur des trônes jumeaux. Alors seulement le père de la reine des Caraïbiens se présenta en personne et, une fois devant eux, il s’agenouilla.
« Votre Majesté, dit-il à la reine Jeanne, je regrette que vos père et mère ne soient plus de ce monde pour mon retour de l’expédition qu’ils m’ont confiée en 1492.
— Ainsi Cristóbal Colon n’était pas un dément, fit-elle. Et ce n’était pas folie de la part d’Isabella de l’envoyer en mission.
Cristóbal Colon, répondit-il, était le fidèle serviteur du roi et de la reine. Mais j’avais effectivement tort quant à la distance qui nous sépare de la Chine. Ce que j’ai trouvé, c’est un pays que nul Européen ne connaissait. » Sur une table dressée devant les deux trônes, il posa un coffret dont il tira quatre livres. « Les journaux de bord de mon voyage et tous mes actes depuis lors. Mes navires avaient été détruits et je ne pouvais rentrer, mais, comme la reine Isabelle m’en avait chargé, j’ai fait de mon mieux pour amener autant de gens que possible au service du Christ. Ma fille est désormais la reine Béatrice Tagiri de Caraïbie et son époux le roi Ya-Hunahpu. Comme vos parents ont uni l’Aragon et la Castille par leur mariage, ma fille et son mari ont fondu deux grands royaumes en une seule nation. Puissent leurs enfants être d’aussi bons et sages souverains de la Caraïbe que vous l’êtes d’Espagne. »
La reine Jeanne et le roi Henri acceptèrent ses journaux de bord et d’expédition avec de gracieux discours ; pendant ce temps, Cristoforo pensait à ce que lui avait révélé Diko : dans une autre Histoire, celle où ses navires n’avaient pas été détruits et où il était rentré avec la Pinta et la Niña, sa découverte avait rendu l’Espagne si riche qu’on avait donné Jeanne en mariage à un homme différent, qui était mort jeune. Elle en avait perdu la raison, et son père d’abord, puis son fils avaient gouverné à sa place. Quelle chose extraordinaire que, parmi les changements que Dieu avait opérés par son biais, il ait été permis de préserver cette gracieuse reine de la folie. Elle n’en saurait jamais rien car ni lui ni Diko n’en parleraient jamais.
Les souverains achevèrent leur discours et à leur tour ils offrirent à Colon de nombreux et somptueux présents – selon les critères espagnols – à remettre au roi Ya-Hunahpu et à la reine Béatrice Tagiri. Il les accepta.
« La Caraïbe est un pays étendu, dit-il, et comprend bien des régions où le nom du Christ reste inconnu : par ailleurs, notre terre ne manque pas de richesses de toutes sortes et nous sommes favorables au commerce avec l’Espagne. Nous vous demandons d’envoyer des prêtres instruire nos compatriotes et des marchands commercer avec eux. Mais la Caraïbe est un royaume pacifique qu’un homme sans arme peut traverser de bout en bout sans qu’il lui arrive de mal, aussi ne sera-t-il pas nécessaire d’y dépêcher de soldats armés. De fait, ma fille et son époux vous prient de leur faire l’insigne faveur de prévenir les autres souverains d’Europe que, bien que prêtres et marchands de chez eux soient les bienvenus, tout navire qui pénétrera dans les eaux caraïbiennes équipé d’un quelconque armement sera envoyé par le fond. »
L’avertissement était sans équivoque – toute ambiguïté avait d’ailleurs été étouffée dans l’œuf dès l’instant où l’on avait aperçu les mille nefs de la flotte caraïbienne au large des côtes portugaises. Déjà l’on avait appris l’abandon, sur ordre du roi du Portugal, de tous les plans d’exploration d’Hy-Brasil, et Cristoforo ne doutait pas que d’autres monarques feraient preuve de la même prudence.
Des documents furent préparés affirmant l’éternelle volonté de paix et l’amitié particulière qui liaient les souverains d’Espagne et de la Caraïbe ; une fois qu’ils furent signés, l’audience prit fin. « Je n’ai plus qu’une faveur à demander à Vos Majestés, dit Cristoforo. On désigne le plus souvent la cité où nous sommes sous le nom de La Ciudad de los Caribianos ; cela tient à ce que j’ai refusé de la baptiser avant de requérir auprès de vous, en personne, la licence de lui donner le nom de votre gracieuse mère la reine, Isabelle de Castille. C’est sa foi en Jésus-Christ et sa confiance en moi qui ont permis à cette cité de voir le jour et à cette grande amitié de naître entre l’Espagne et la Caraïbe. Ai-je votre consentement ? »
Jeanne et Henri le lui donnèrent de grand cœur, puis ils s’installèrent pour une semaine afin de présider les cérémonies de baptême de Ciudad Isabella.
Après leur départ, le travail sérieux commença. La plus grande partie de la flotte allait retourner en Caraïbie, mais seuls les équipages seraient indigènes. Les passagers seraient eux espagnols – prêtres et négociants. Diego, le fils de Cristoforo, avait décliné la fortune que son père lui proposait et demandé à faire partie du contingent franciscain parmi les missionnaires qui se rendaient en Caraïbie. Une enquête discrète permit de retrouver l’autre fils de Colon, Fernando : adulte, il était entré dans l’entreprise de son grand-père, marchand à Cordoue. Cristoforo l’invita à Ciudad Isabella, où il le reconnut officiellement comme son fils et lui donna un bateau caraïbien pour transporter ses produits. Ensemble, ils décidèrent de baptiser le navire Béatrice de Cordoue, du prénom de la mère de Fernando. Celui-ci se réjouit aussi du nom que son père avait donné à sa fille devenue reine de Caraïbie. On peut douter que Cristoforo lui ait jamais avoué qu’il pouvait y avoir quelque ambiguïté sur la Béatrice dont la reine portait le nom.
Sous les yeux du navigateur qui contemplait la scène depuis son palais, huit cents vaisseaux caraïbiens se mirent en route pour le Nouveau Monde, avec à leur bord ses deux fils qui allaient y remplir chacun leur mission particulière. Cent cinquante autres bâtiments prirent le large à leur tour, par groupes de trois, quatre ou cinq, pour conduire des ambassadeurs et des négociants dans tous les ports d’Europe et toutes les cités des musulmans. Des diplomates et des princes, des marchands d’envergure, des savants et des hommes d’Église s’en venaient à Ciudad Isabella pour instruire les Caraïbiens et apprendre auprès d’eux.
À n’en point douter, Dieu avait tenu les promesses qu’il lui avait faites une nuit près de Lagos. Grâce à Cristoforo, sa parole était transmise à des multitudes. Quant au navigateur, des royaumes étaient tombés à ses pieds et la fortune qui lui était passée entre les mains, sous son contrôle, dépassait de loin tout ce qu’il aurait pu imaginer enfant, à Gênes. Le fils de tisserand qui tremblait devant les agissements cruels des grands de ce monde était devenu le plus grand d’entre eux, et sans user de la moindre cruauté. À genoux, Cristoforo rendit maintes fois grâces à Dieu pour ses bontés envers lui.
Mais, dans le silence de la nuit, sur son balcon au-dessus de la mer, ses pensées se tournèrent vers Felipa, son épouse qu’il avait tant négligée ; vers sa patiente maîtresse de Cordoue, Béatrice ; vers dame Béatrice de Bobadilla, morte avant qu’il puisse revenir triomphant chez elle à Gomera. Il songea à ses frères et sœurs à Gênes, tous descendus au tombeau avant que sa gloire ne parvienne jusqu’à eux. Il pensa aux années qu’il aurait pu passer en compagnie de Diego, de Fernando, s’il n’avait pas quitté l’Espagne. N’est-il donc pas de victoire sans perte, sans chagrin, sans regret ?
Puis ses pensées revinrent à Diko. Elle aurait pu ne jamais être la femme de ses rêves ; parfois, il la soupçonnait d’avoir aimé quelqu’un d’autre elle aussi, un homme qui était aussi perdu pour elle que ses deux Béatrice l’étaient pour lui. Diko avait été son professeur, son bras droit, sa maîtresse, sa compagne, la mère de nombreux enfants, sa véritable reine lorsqu’ils avaient créé un grand royaume à partir de mille villages répartis sur cinquante îles et deux continents. Il l’aimait. Il lui était reconnaissant. Elle avait été un don de Dieu.
Était-ce la trahir, alors, de regretter de ne pouvoir converser une heure avec Béatrice de Bobadilla ? De ne pouvoir embrasser encore une fois Béatrice de Cordoue et l’entendre éclater de rire à ses récits ? De ne pouvoir montrer ses cartes et ses journaux de bord à Felipa, afin qu’elle sache que sa folle obsession valait la souffrance qu’elle leur avait causée à tous ?
Il n’est rien de bon qui n’ait son prix. Voilà ce qu’apprit Cristoforo en revoyant son existence passée. Le bonheur, ce n’est pas une vie dont le chagrin est absent mais une vie où le chagrin s’échange à un prix qui en vaut la peine. C’est cela que vous m’avez donné Seigneur.
Pedro de Salcedo et son épouse, Chipa, arrivèrent à Ciudad Isabella à l’automne 1522 ; ils apportaient à Colon des lettres de sa fille, de son gendre et, plus important que tout, de sa Diko. Ils trouvèrent le vieillard sur son balcon, endormi dans la brise à l’odeur marine qui annonçait des pluies par l’ouest. Pedro répugnait à le réveiller, mais Chipa soutint qu’il ne voudrait pas attendre. Quand Pedro le secoua doucement par l’épaule, Colon les reconnut aussitôt. « Pedro, murmura-t-il. Chipa.
— Des lettres, dit Pedro. De Diko, pour la plupart. »
Colon sourit, prit les missives et les posa sur ses genoux sans les décacheter. Il ferma les yeux comme s’il allait s’assoupir à nouveau. Pedro et Chipa restèrent auprès de lui à le regarder avec affection, avec la nostalgie des jours et des grandes aventures passés. Et soudain il parut émerger du sommeil. Il ouvrit grand les yeux et leva une main, l’index pointé vers la mer. « Constantinople ! » s’écria-t-il.
Puis il retomba dans son fauteuil et sa main s’abaissa sur son plaid. De quoi rêvait-il donc ? se demandèrent-ils.
Quelques instants plus tard, Pedro perçut un changement dans le repos du vieillard. Ah, oui, voici ce qui a changé : il ne respire plus. Il se pencha pour lui baiser le front. « Adieu, mon capitaine-général ». dit-il. À son tour. Chipa baisa ses cheveux blancs. « Allez auprès de Dieu, mon ami », murmura-t-elle. Puis ils s’en furent avertir les gens du palais que le grand découvreur était mort.