Selon le Popol Vuh, le livre sacré des Mayas, Xpiyacoc et Xmucane donnèrent le jour à deux fils qu’ils nommèrent Un-Hunahpu et Sept-Hunahpu. Un-Hunahpu grandit, devint un homme et il se maria ; son épouse, Xbaquiyalo, mit au monde deux fils, Un-Singe et Un-Artisan. Sept-Hunahpu ne grandit pas ; avant qu’il devînt un homme, son frère et lui furent sacrifiés sur le terrain de jeu de paume lorsqu’ils perdirent contre Un et Sept-Mort. La tête d’Un-Hunahpu fut placée au creux d’un calebassier qui n’avait jamais porté de fruits. Et, quand l’arbre en donna, ils ressemblaient à une tête, et la tête d’Un-Hunahpu se mit à ressembler aux fruits, si bien qu’ils étaient pareils.
Puis une jeune vierge du nom de Femme-de-Sang se présenta sur le terrain du sacrifice pour voir l’arbre, et elle parla à la tête d’Un-Hunahpu et la tête d’Un-Hunahpu lui parla. Quand elle toucha l’os de son crâne, il lui cracha sur la main et bientôt elle conçut un enfant. Sept-Hunahpu y consentit et il devint donc également le père de ce qui poussait dans son ventre.
Femme-de-Sang refusa de révéler à son père comment l’enfant était venu dans ses entrailles, car il était défendu d’approcher du calebassier où se trouvait la tête d’Un-Hunahpu. Outré qu’elle ait conçu un bâtard, son père la promit au sacrifice. Pour sauver sa propre vie, elle annonça aux Gardiens militaires de la Natte venus la tuer que l’enfant avait été engendré par la tête d’Un-Hunahpu. Ils ne voulurent plus alors la tuer, mais ils devaient rapporter son cœur à son père, Récolteur-de-Sang. Aussi Femme-de-Sang trompa-t-elle son père en remplissant un récipient de sève rouge de croton qui, en caillant, prit l’apparence d’un cœur. Tous les dieux de Xibalba se laissèrent duper par ce faux cœur.
Femme-de-Sang se rendit chez la veuve d’Un-Hunahpu, Xbaquiyalo, pour accoucher. Elle donna naissance à deux enfants, deux fils, qu’elle baptisa Hunahpu et Xbalanque. Xbaquiyalo n’aimait pas le bruit que faisaient les bébés et elle les fit chasser de chez elle. Ses fils, Un-Singe et Un-Artisan, ne désiraient pas de nouveaux frères, aussi les déposèrent-ils sur une fourmilière. Puis, voyant qu’ils ne mouraient pas, les grands frères les jetèrent aux ronces, mais les petits continuèrent à se bien porter. La haine entre les aînés et les puînés se maintint durant toutes les années qu’il fallut aux enfants pour devenir des hommes.
Les aînés étaient flûtistes, chanteurs, artistes, artisans et savants. Surtout, ils étaient savants. Ils savaient précisément, à leur naissance, ce qu’étaient leurs jeunes frères et ce qu’ils deviendraient, mais, par jalousie, ils n’en dirent rien à personne. Ce ne fut donc que justice lorsque, Hunahpu et Xbalanque les ayant par ruse fait monter dans un arbre, ils se transformèrent en singes et ne regagnèrent plus jamais le sol. Ensuite Hunahpu et Xbalanque, grands guerriers et grands joueurs de balle, allèrent régler le différend qui opposait leurs pères, Un et Sept-Hunahpu, aux dieux de Xibalba.
À la fin de la partie, Xbalanque dut sacrifier son frère Hunahpu. Il enveloppa le cœur de son frère dans une feuille, puis il dansa seul sur le terrain de jeu jusqu’à ce qu’enfin il crie le nom de son frère et que Hunahpu se lève d’entre les morts pour reprendre sa place auprès de lui. Ce que voyant, leurs deux adversaires, les grands seigneurs Un et Sept-Mort, exigèrent d’être eux aussi sacrifiés. Aussi Hunahpu et Xbalanque prirent-ils le cœur d’Un-Mort ; mais il ne ressuscita pas. Alors Sept-Mort, saisi de terreur, supplia qu’on le libère de sa demande ; et son cœur lui fut pris honteusement, sans courage et sans consentement. Et c’est ainsi que Hunahpu et Xbalanque vengèrent leurs pères, Un et Sept-Hunahpu, et réduisirent à néant la grande puissance des seigneurs de Xibalba.
Ainsi est-il dit dans le Popol Vuh.
Quand un troisième fils naquit à Dolores de Cristo Matamoro, elle se rappela les études qu’elle avait faites, plus jeune, sur la culture maya à Tekax, dans le Yucatân, et, comme elle ignorait qui était le père, elle lui donna le nom de Hunahpu. Si elle avait eu un autre fils, nul doute qu’elle l’eût appelé Xbalanque, mais, alors que Hunahpu apprenait encore à marcher, elle tomba du quai à la gare de San Andrés Tuxtla et se fit broyer par un train.
Hunahpu Matamoro ne tenait rien de sa mère à part son nom, et ce fut peut-être ce qui détermina son obsession à découvrir le passé de son peuple. Ses frères aînés devinrent des citoyens normaux de San Andrés Tuxtla : Pedro policier et Josemaria prêtre. Mais Hunahpu, lui, se plongea dans l’histoire des Mayas, des Mexicas, des Toltèques, des Zapotèques, des Olmèques, des grandes nations d’Amérique centrale et, quand il obtint des notes suffisantes à l’examen d’entrée lors de sa deuxième tentative, il intégra l’Observatoire et commença ses études pour de bon.
Depuis le début, son projet avait été de découvrir ce qu’il serait advenu de l’Amérique centrale sans la conquête espagnole. À la différence de Tagiri, à qui l’on passait toutes ses excentricités par la vertu de l’étiquette argentée sur son dossier, Hunahpu rencontra des résistances à chaque pas. « L’Observatoire du temps observe le passé, lui répétait-on. Nous ne spéculons pas sur ce qui serait arrivé si le passé ne s’était pas déroulé comme il s’est déroulé. Aucune vérification n’est possible et même si vos hypothèses étaient exactes, elles n’auraient aucune valeur. »
Pourtant, malgré les oppositions, Hunahpu persévéra. Il travaillait seul car aucun chercheur ne s’était joint à lui ; à vrai dire, il appartenait à une équipe qui étudiait les cultures zapotèques de la côte septentrionale de l’isthme de Tehuantepec dans les années qui avaient précédé l’arrivée des Espagnols. On l’avait assigné là parce qu’il s’agissait du projet officiel le plus proche de ses centres d’intérêt. Ses superviseurs n’ignoraient pas qu’il consacrait au moins autant de temps à ses recherches spéculatives qu’aux observations qui menaient à de véritables connaissances, mais ils étaient patients. Ils espéraient qu’avec le temps sa manie de vouloir découvrir l’indécouvrable finirait par lui passer. Tant que sa contribution au projet sur les Zapotèques demeurait satisfaisante… ce qu’elle était, tout juste.
Puis un jour on apprit la nouvelle de l’« Intrusion ». Un observatoire d’un avenir parallèle avait envoyé une vision à Christophe Colomb, une vision qui l’avait détourné de son rêve de croisade pour libérer Constantinople et l’avait mené jusqu’en Amérique. C’était stupéfiant ; et, pour un Indien comme Hunahpu, c’était aussi monstrueux. Comment avaient-ils osé faire ça ! Car il avait aussitôt compris ce que les Intrus avaient voulu empêcher, et ce n’était certes pas la victoire des chrétiens sur l’islam.
Quelques semaines plus tard, des rumeurs commencèrent à circuler et à devenir crédibles à force de répétitions : l’illustre Kemal mettait sur pied un nouveau projet. Pour la première fois, l’Observatoire essayait d’extrapoler à partir du passé ce qu’aurait été l’avenir si tel événement ne s’était pas produit. Pourquoi créer une équipe là-dessus ? s’étonna Hunahpu. Il savait pouvoir répondre en un rien de temps à toutes les questions de Kemal ; si l’un des collaborateurs de Kemal lisait le moindre des articles qu’il avait rédigés et mis à disposition sur les réseaux, il comprendrait que la réponse était là, sous leur nez, le travail déjà tout mâché, et qu’il suffisait de quelques années pour en combler les rares lacunes.
Hunahpu attendit : Kemal allait lui écrire, ou bien il jetterait un coup d’œil à ses travaux sur les conseils d’un superviseur de l’Observatoire, ou bien encore Hunahpu se ferait réaffecter au projet de Kemal. Mais la réaffectation ne venait pas, la lettre ne venait pas et les supérieurs de Hunahpu ne paraissaient pas s’apercevoir que le meilleur assistant de Kemal serait ce jeune fainéant de Maya qui œuvrait sans enthousiasme à leur projet de collecte de données.
Alors Hunahpu comprit : il n’avait pas seulement la résistance de certains à surmonter, mais aussi leur dédain. Ses travaux étaient l’objet d’un tel mépris que nul n’y songeait, aucune rumeur n’en avait circulé et, lorsqu’il y regarda de plus près, il découvrit qu’aucun des articles qu’il avait envoyés sur les réseaux n’avait jamais été téléchargé par quiconque.
Mais Hunahpu n’était pas du genre à désespérer. Au contraire, il redoubla d’efforts car il savait que la seule façon de passer outre à la barrière du mépris, c’était de produire un ensemble de preuves tellement irréfutables que Kemal serait forcé de les prendre en considération. Et, s’il le fallait, Hunahpu était prêt à les lui apporter personnellement, en court-circuitant les procédures normales, à l’instar de Kemal lui-même lors de sa rencontre déjà légendaire avec Tagiri. Naturellement, il y avait une différence : Kemal était quelqu’un de célèbre, avec à son actif des succès reconnus, si bien qu’on l’avait reçu à bras ouverts même si son message avait fait grincer des dents ; Hunahpu, lui, n’avait rien découvert – rien en tout cas de publiquement reconnu – et il était du coup bien peu probable que Kemal accepte de le recevoir ou de s’intéresser à ses recherches. Pourtant, cela ne l’arrêta pas ; il s’accrocha, rassembla patiemment ses preuves, écrivit de minutieuses analyses sur les résultats de ses travaux, tout en maudissant chaque instant qu’il devait passer à noter les détails de fabrication des embarcations maritimes des Zapotèques littoraux entre 1510 et 1524.
Ses frères aînés, le policier et le prêtre, qui n’étaient pas bâtards, eux, et le traitaient avec condescendance, finirent par s’inquiéter. Ils vinrent le voir au centre d’Observation de San Andrés Tuxtla, où Hunahpu obtint l’usage d’une salle de conférence pour les recevoir, étant donné le manque d’intimité de son cabinet.
« Tu n’es jamais chez toi, dit le policier. Quand je t’appelle, tu ne réponds jamais.
— Je travaille, répondit Hunahpu.
— Tu n’as pas bonne mine, fit le prêtre. Et, quand nous avons parlé de toi à ton superviseur, elle nous a confié que tu n’étais pas très productif, toujours à tes projets sans intérêt.
— Vous avez parlé de moi à mon superviseur ? » Il ne savait pas s’il devait s’agacer de cette ingérence ou se réjouir de ce que ses frères s’intéressent à ce point à lui.
« Pour ne rien te cacher, c’est elle qui est venue nous trouver, expliqua le policier, qui disait toujours la vérité, même quand elle était un peu gênante. Elle voulait savoir si nous pourrions t’inciter à renoncer à ta marotte ridicule de l’avenir perdu des Indiens. »
Hunahpu regarda ses frères d’un air triste.
« Je ne peux pas.
— C’est bien ce que nous pensions, fit le prêtre. Mais quand l’Observatoire t’aura mis dehors, que feras-tu ? Quelles qualifications as-tu ?
— Nous n’avons ni l’un ni l’autre assez d’argent pour subvenir à tes besoins, renchérit le policier, ni même pour t’offrir plus de quelques repas par semaine, bien que ce soit de grand cœur, par égard pour notre mère.
— Merci, dit Hunahpu. Vous m’avez aidé à clarifier mes idées. »
Ils s’apprêtèrent à partir ; le policier, qui était l’aîné et qui, enfant, avait battu Hunahpu moitié moins souvent que le prêtre, s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Il avait une expression de regret.
« Tu ne vas rien changer, n’est-ce pas ?
— Si : je vais me dépêcher de finir avant de me faire virer de l’Observatoire. »
Le policier secoua la tête. « Pourquoi faut-il donc toujours que tu réagisses comme… comme un Indien ? »
Le sens de la question échappa un instant à Hunahpu. « Parce que je suis indien, tiens !
— Mais nous aussi, Hunahpu !
— Vous ? Josemaria et Pedro ?
— Nos noms sont espagnols, et alors ?
— Et votre sang s’est dégénéré dans le sang espagnol, et vous faites des métiers d’Espagnols dans des villes espagnoles.
— Dégénéré ? fit le policier. Notre sang est…
— Je ne sais pas qui était mon père, le coupa Hunahpu, mais il était maya, comme maman. »
Le policier se renfrogna. « Tu regrettes de m’avoir pour frère, je vois.
— Je suis fier d’être ton frère ! s’exclama Hunahpu, consterné d’être mal compris. Je ne veux pas me disputer avec toi ! Mais je veux aussi savoir ce que mon peuple – notre peuple – serait devenu sans la conquête espagnole. »
Le prêtre réapparut derrière le policier. « Il aurait continué à se rougir les mains du sang des offrandes humaines, à torturer et à s’automutiler, sans connaître le nom du Christ !
— Merci d’avoir pris la peine de vous déplacer, dit Hunahpu. Je me débrouillerai.
— Viens manger chez moi ce soir, dit le policier.
— Merci ; un autre jour, c’est promis. »
Ses frères partis, Hunahpu s’installa devant son ordinateur et adressa un message à Kemal, sans aucun espoir qu’il le lise : il y avait des milliers de personnes sur le réseau de l’Observatoire, bien trop pour qu’un homme comme Kemal s’intéresse à un courrier de troisième catégorie envoyé par un obscur collecteur de données du projet Zapotèque. Pourtant, il devait le contacter coûte que coûte, sans quoi ses travaux n’auraient servi à rien. Il rédigea donc un message le plus provocateur possible et le transmit à tous les membres du projet Colomb, en souhaitant que l’un d’eux jette un coup d’œil sur un courrier de troisième priorité et s’en intrigue assez pour le signaler à Kemal. Voici ce qu’il écrivit :
Kemal : Colomb a été choisi parce que c’était le plus grand homme de son temps, celui qui avait rompu l’échine de l’islam. On l’a envoyé vers l’ouest pour éviter la plus grande calamité de l’histoire humaine : la conquête de l’Europe par les Tlaxcaltèques. Je peux le prouver. On n’a prêté aucune attention à mes articles, comme ce serait sûrement arrivé aux vôtres si vous n’aviez pas trouvé de preuves de la réalité de l’Atlantide dans les vieilles archives météo du ChronoRéel I. Il n’y a pas d’archives sur la conquête de l’Europe par les Tlaxcaltèques, mais la preuve existe bel et bien. Répondez-moi et vous vous épargnerez des années de travail ; ne me répondez pas et je n’insisterai pas.
Columbus n’était guère fier de la raison pour laquelle il avait épousé Felipa. Dès qu’il avait mis le pied à Lisbonne, il avait compris que son statut de marchand étranger ne le rapprocherait pas d’un iota de son but. Il y avait une colonie de commerçants génois dans la capitale portugaise et Columbus s’était aussitôt intégré à leurs affaires. Pendant l’hiver 1476, il participa à un convoi qui faisait route vers les Flandres, puis l’Angleterre et enfin l’Islande. Moins d’une année plus tôt, il se lançait dans un périple similaire, plein d’espoir et de rêves ; à présent qu’il se trouvait dans les ports qu’il aurait dû visiter alors, il avait du mal à se concentrer sur les opérations qui l’y amenaient. À quoi lui servait de se mêler du commerce entre les cités d’Europe ? Dieu lui avait confié une mission infiniment plus élevée. Cela eut pour résultat que, s’il réussit à tirer des bénéfices de ces voyages, il fut loin de se distinguer. En Islande, cependant, il apprit quelque chose qui lui parut utile : il entendit les marins parler de terres, pas très loin vers l’ouest, où avaient vécu des colonies florissantes de Normands ; néanmoins. Dieu lui avait ordonné de naviguer au sud pour aller vers l’occident et de ne passer par le nord qu’au retour : ces terres dont parlaient les Islandais n’étaient donc pas les grands royaumes de l’Orient, c’était évident.
Il devait trouver le moyen de monter une expédition afin d’explorer l’océan en direction de l’ouest. Plusieurs de ses voyages commerciaux le menèrent aux Açores et à Madère – les Portugais n’autorisaient pas les étrangers à dépasser ces seuils pour naviguer dans les eaux africaines, mais ils les accueillaient à bras ouverts s’ils venaient à Madère acheter l’or et l’ivoire d’Afrique ou aux Açores se fournir en ravitaillement à des prix exorbitants. De ses contacts dans ces îles, Columbus savait que de grandes expéditions passaient tous les quelques mois par Madère à destination de l’Afrique. Ce continent ne menait à rien d’intéressant – mais les flottes, elles, Columbus les convoitait. Il fallait qu’il obtienne le commandement de l’une d’elles pour la conduire à l’ouest et non au sud. Mais quel espoir avait-il d’y parvenir ?
À Gênes, au moins, son père avait des liens de loyauté avec les Fieschi, qu’il aurait pu exploiter. Au Portugal, toute navigation, toute expédition se trouvait sous le contrôle direct de la Couronne. La seule façon d’obtenir des vaisseaux, des équipages et des subventions pour un voyage d’exploration, c’était de faire appel au roi et, en tant que Génois d’extraction commune, Columbus avait peu d’espoir de recevoir une réponse positive.
Né sans attaches familiales au Portugal, il n’avait qu’un moyen de s’en tisser, et se marier dans une famille aux relations profitables, alors qu’il n’avait ni fortune ni perspective d’avenir, constituait un projet des plus difficiles à réaliser. Il lui fallait une famille à la frange de la noblesse et plutôt sur la pente descendante : des arrivistes chercheraient à s’élever en se mariant au-dessus de leur position ; une maison sur le déclin, surtout une branche cadette avec des filles difficiles à caser et peu de fortune, porterait sur un aventurier étranger comme Columbus un regard… peut-être pas favorable, mais au moins tolérant. Ou encore résigné.
Fut-ce d’avoir frôlé la mort dans l’océan ou parce que Dieu souhaitait lui donner un aspect plus distingué ? toujours est-il que les cheveux roux de Columbus se mirent à blanchir rapidement et, avec son visage juvénile et son corps vigoureux, son allure faisait tourner bien des têtes. Chaque fois qu’il ne voyageait pas pour ses affaires, dans le but de faire son chemin dans un métier qui donnait encore la faveur aux Portugais d’origine, il se faisait un devoir de se rendre à l’église de Tous-les-Saints, où les filles à marier, dont les familles n’avaient pas les moyens de s’offrir leur propre prêtre à domicile, étaient amenées sous haute surveillance pour entendre la messe, communier et se confesser.
C’est là qu’il vit Felipa, ou plutôt fit en sorte qu’elle le vît. Il s’était discrètement renseigné sur plusieurs jeunes dames et celle-ci s’avérait prometteuse. Son père, le gouverneur Perestrello, avait été un personnage de quelque distinction et d’une certaine influence, avec de vagues prétentions à la noblesse, que nul ne lui avait contestées de son vivant parce qu’il avait fait partie des jeunes navigateurs formés par le prince Henri et qu’il avait pris part avec éclat à la conquête de Madère. En récompense, il avait été fait gouverneur de la petite île de Porto Santo, bout de terre presque dépourvu d’eau douce et sans grande valeur, sinon celle du prestige qu’il lui conférait à Lisbonne. Aujourd’hui décédé, il n’était pourtant pas oublié, et l’homme qui épouserait sa fille aurait la possibilité de connaître des navigateurs et de prendre des contacts à la cour qui pourraient finalement le conduire devant le roi.
Le frère de Felipa occupait toujours le poste de gouverneur de l’île, et sa mère, dona Moniz, régnait sur la famille – y compris sur le frère – avec une main de fer. C’était à elle, non à Felipa, que Columbus devait faire bonne impression ; mais d’abord il devait attirer l’attention de la fille, ce qui ne présentait guère de difficulté : on entendait souvent raconter le récit de la fameuse bataille entre la flotte marchande génoise et le pirate français Coullon et de l’effort surhumain qu’avait dû fournir Columbus pour atteindre la côte. Celui-ci veillait d’ailleurs toujours à récuser tout héroïsme de sa part : « Je n’ai fait que lancer des récipients d’huile et mettre le feu à des navires, le mien compris. Des hommes plus courageux et plus nobles que moi se sont battus, eux, et ont péri. Et pour finir… j’ai nagé. Si les requins m’avaient trouvé appétissant, je ne serais pas ici. Est-ce de l’héroïsme, cela ? » Mais, il le savait très bien, cette attitude d’autodérision, dans une société où se pavaner tenait du mode de vie, était celle qu’il fallait prendre : les gens adorent écouter les rodomontades d’un garçon du pays parce qu’ils aiment à le voir grand, mais l’étranger doit se défendre de toute vertu exceptionnelle – c’est ainsi qu’il gagnera le cœur de ses concitoyens adoptifs.
Le stratagème fonctionna : Felipa entendit parler de lui et, à l’office, il surprit son regard posé sur lui et s’inclina dans sa direction. Elle rougit et détourna le visage. Elle était assez quelconque ; son père était un guerrier et sa mère avait tout d’une forteresse – leur fille avait la brusquerie du père et l’impressionnante compacité de la mère. Pourtant, il y avait un soupçon de grâce et d’humour dans son sourire lorsqu’elle se retourna vers lui, la rougeur obligatoire passée. Elle savait que c’était un jeu auquel ils se livraient tous deux et elle n’en avait cure ; après tout, en tant que parti elle n’était pas au premier rang et, si l’homme qui la courtisait était un Génois ambitieux qui voulait se servir de ses relations familiales, en quoi était-ce différent du sort des filles issues de maisons plus aisées sollicitées par d’ambitieux seigneurs qui cherchaient à mettre la main sur leur fortune ? Une femme bien née ne devait pas compter se faire épouser pour ses beaux yeux – ils n’avaient guère d’influence sur le prix demandé, du moment qu’elle était vierge ; et cette valeur familiale-là, du moins, avait été bien protégée.
L’échange de regards à l’église déboucha sur une visite chez le sieur Perestrello, où dona Moniz reçut Columbus cinq fois avant de lui permettre de rencontrer Felipa, et seulement après qu’on eut pratiquement conclu l’accord de mariage. Il fut entendu que Columbus devrait cesser d’exercer ouvertement son métier : ses voyages ne devaient plus avoir un caractère aussi manifestement commercial, et son frère Bartolomé, venu de Gênes le rejoindre, deviendrait propriétaire de la boutique de cartes que Columbus avait créée. Le nouveau marié serait seulement un gentilhomme qui s’y arrêtait de temps en temps pour conseiller son frère le marchand. Ce qui convenait à l’un comme à l’autre.
Enfin, Columbus fit officiellement la connaissance de Felipa et le mariage eut lieu peu après. Dona Moniz savait parfaitement quel était le but de l’aventurier génois, du moins le croyait-elle, et, elle n’en douta pas un instant, à peine aurait-il pris pied dans la société courtisane qu’il se mettrait à entretenir des liaisons avec des maîtresses plus jolies – et plus riches – afin d’obtenir des contacts encore plus profitables à la cour. Mille fois elle avait rencontré ce genre d’hommes et elle n’était pas dupe. Aussi, juste avant la cérémonie nuptiale, créa-t-elle la surprise en annonçant que son fils, le gouverneur de Porto Santo, avait invité Felipa et son nouvel époux à demeurer avec lui sur l’île. Dona Moniz les accompagnerait, naturellement : plus rien ne la retenait à Lisbonne alors que sa chère fille Felipa et son fils adoré le gouverneur – toute sa famille, et peu importaient ses autres filles mariées – résidaient à des centaines de milles de là, en plein océan Atlantique. En outre, les îles de Madère bénéficiaient d’un climat plus chaud et plus salubre.
Felipa trouva l’idée merveilleuse, bien entendu – elle avait toujours beaucoup aimé l’île – mais, à l’étonnement de dona Moniz, Columbus accepta lui aussi l’invitation avec enthousiasme. Il parvint à dissimuler son amusement devant l’air déconfit de sa belle-mère ; s’il avait envie d’y aller, c’est qu’il devait y avoir une faille dans le plan – telles étaient ses réflexions, il le savait. Mais cela tenait à ce qu’elle ignorait tout de ses objectifs. Il était au service de Dieu et, bien qu’il lui faille un jour se présenter à la cour afin d’obtenir l’approbation royale pour son voyage vers l’ouest, des années passeraient avant qu’il soit prêt à défendre sa cause. Il avait besoin d’expérience : il avait besoin de cartes et de livres ; il avait besoin de temps pour réfléchir et préparer ses plans. Dona Moniz, la pauvre, ne se rendait pas compte que Porto Santo se trouvait exactement sur la route maritime des flottes portugaises le long de la côte africaine. Toutes faisaient relâche à Madère et, là, Columbus aurait l’occasion d’en apprendre beaucoup sur la façon de conduire une expédition, de cartographier des territoires inconnus, de naviguer sur de longues distances sur des mers inexplorées. Le sieur Perestrello, feu le père de Felipa, s’était constitué une bibliothèque réduite mais de qualité à Porto Santo, et Columbus y aurait accès ; ainsi, s’il parvenait à assimiler un peu du savoir-faire portugais en matière de navigation, si Dieu le menait à des renseignements secrets durant son examen des anciens écrits, peut-être découvrirait-il des éléments encourageants sur son futur voyage vers l’occident.
La traversée fut rude pour Felipa. Elle n’avait pourtant jamais eu le mal de mer et, lorsqu’ils arrivèrent à Porto Santo, dona Moniz avait acquis la conviction qu’elle et Columbus avaient déjà conçu un enfant ; de fait, neuf mois plus tard, Diego vint au monde. Felipa mit longtemps à se remettre de sa grossesse et de son accouchement, mais, dès qu’elle en eut la force, elle se consacra à son fils. Sa mère portait sur cette attitude un regard quelque peu désapprobateur – il y avait des nourrices pour cela – mais ne pouvait guère la lui reprocher : il était vite devenu évident que Felipa n’avait plus que son fils au monde. Son époux ne paraissait guère rechercher sa compagnie et semblait même guetter la moindre occasion de quitter l’île – mais non pas pour gagner la cour : pour essayer d’embarquer à bord de n’importe quel bateau qui partait le long des côtes d’Afrique.
Mais plus il suppliait, moins il était plausible qu’il obtienne gain de cause : il était génois après tout, et plus d’un capitaine songeait que Columbus avait fort bien pu se marier dans une famille de navigateurs avec pour seul but d’étudier les côtes africaines, à la suite de quoi il mettrait les navires italiens en concurrence avec les portugais. C’était naturellement intolérable. Il n’était donc pas question de laisser Columbus arriver à ses fins.
Voyant son époux si frustré, Felipa commença de harceler sa mère pour qu’elle fît un geste pour son Cristovao. Il adore la mer, dit-elle. Il rêve de grands voyages. Ne pouvez-vous rien faire pour lui ?
Alors elle emmena son beau-fils dans la bibliothèque de feu son époux et lui ouvrit les coffres aux cartes, les armoires aux livres précieux. La reconnaissance qu’en ressentit Columbus fut presque palpable. Pour la première fois, elle envisagea qu’il fût sincère – que la côte africaine ne l’intéressât guère et qu’il ne fût attiré que par la navigation, le plaisir de voyager.
De ce moment, Columbus passa le plus clair de son temps absorbé dans les livres et les cartes. Naturellement, il n’y avait rien sur l’océan occidental, car ceux qui s’étaient aventurés au-delà des Açores, des Canaries ou des îles du Cap-Vert n’étaient jamais revenus. Columbus apprit néanmoins que les voyageurs portugais dédaignaient de serrer la côte africaine ; ils s’éloignaient au large où ils trouvaient de meilleurs vents et des eaux plus profondes, jusqu’à ce que leurs instruments indiquent qu’ils avaient atteint le seuil méridional de leur précédente expédition ; alors ils faisaient voile vers la terre à l’est, dans l’espoir que, cette fois, ils avaient dépassé l’extrémité sud de l’Afrique et allaient trouver une route qui les mènerait à l’orient, vers les Indes. C’était cette navigation en pleine mer qui avait conduit les marins portugais à Madère puis aux îles du Cap-Vert. Certains aventuriers de l’époque avaient imaginé qu’il existait d’autres chapelets d’îles vers l’ouest et s’y étaient dirigés, mais ces voyages tournaient toujours à la déception ou à la tragédie, et nul ne croyait plus qu’il pût y avoir de nouvelles îles à l’ouest ni au sud.
Columbus, lui, était incapable de rejeter catégoriquement ces anciennes rumeurs qui avaient poussé des marins à chercher des îles occidentales ; il dévora le récit d’un marin retrouvé mort sur une plage des Açores, ou des Canaries, ou du Cap-Vert, dans la chemise duquel était cachée une carte détrempée qui indiquait à l’occident des îles que son navire avait atteintes avant de sombrer, les histoires de bois flottés issus d’essences inconnues, de vols d’oiseaux terrestres aperçus loin vers le sud ou l’ouest, de cadavres de noyés au visage plus rond qu’aucune race d’Europe, sombres de peau sans être aussi noirs que les Africains. Tous ces textes dataient d’un autre temps et Columbus savait qu’ils exprimaient les rêves d’une brève époque. Mais il savait aussi ce que tous ignoraient : que Dieu l’avait choisi pour découvrir les grands royaumes de l’Orient en faisant route à l’ouest, ce qui signifiait que ces légendes n’étaient pas seulement des rêves, qu’elles étaient peut-être fondées.
Même dans ce cas, cependant, elles ne suffiraient pas à convaincre ceux dont le rôle consistait à décider de subventionner ou non une expédition vers l’ouest. Pour persuader le roi, il faudrait d’abord persuader les érudits de sa cour, ce qui nécessiterait des preuves sérieuses, autres que des rumeurs colportées par les marins. Pour cela, le véritable trésor de Porto Santo, c’était les livres, car Perestrello avait eu la passion de la géographie et il possédait des traductions de Ptolémée en latin.
Toutefois, Ptolémée ne fut guère utile à Columbus : il tenait qu’il y avait cent quatre-vingts degrés de la pointe occidentale de l’Europe à l’extrémité orientale de l’Asie, soit la moitié de la circonférence de la terre. Un voyage à travers une telle étendue était irréalisable : aucun navire ne saurait transporter assez de vivres ni les conserver assez longtemps pour couvrir ne fût-ce que le quart de cette distance.
Et pourtant Dieu lui avait dit qu’il pouvait atteindre l’Orient en mettant cap à l’ouest ; par conséquent, Ptolémée devait se tromper, et pas de peu : il devait avoir totalement, irrémédiablement tort. Et Columbus devait trouver le moyen d’en faire la preuve afin qu’un roi lui donne la permission d’emmener des vaisseaux vers l’ouest pour accomplir la volonté de Dieu.
Il aurait été plus simple, disait-il dans ses prières intérieures à la Sainte-Trinité, d’envoyer un ange porter un message au roi du Portugal. Pourquoi m’avoir choisi, moi ? Personne ne voudra m’écouter !
Mais, comme Dieu ne lui répondait pas, Columbus continuait à réfléchir, à étudier et à s’efforcer d’imaginer comment prouver ce qu’il savait exact sans que personne ne l’ait deviné : que le monde était beaucoup plus petit, l’ouest et l’est beaucoup plus proches l’un de l’autre que ne le croyaient les anciens. Or la seule autorité que les savants accepteraient étant les écrits des anciens, Columbus devait dénicher quelque part des écrivains de l’antiquité qui auraient découvert ce qu’il savait vrai de la dimension du monde. Il mit le doigt sur quelques idées utiles dans l’Imago Mundi du cardinal d’Ailly, abrégé des travaux d’auteurs antiques dans lequel il apprit que Marinus de Tyr avait estimé l’étendue du grand continent terrestre, non pas à cent quatre-vingts degrés, mais à deux cent vingt-cinq, ce qui n’en laissait plus que cent trente-cinq à l’océan. Cela restait encore très excessif mais c’était prometteur. Et qu’importait si Ptolémée avait vécu et écrit après Marinus de Tyr, s’il avait examiné les chiffres de son prédécesseur pour mieux les réfuter ? Marinus proposait une image du monde qui apportait de l’eau au moulin de Columbus, par conséquent il représentait une autorité plus fiable. Il trouva également des références utiles chez Aristote, Sénèque et Pline.
Puis Columbus prit conscience que ces auteurs antiques ignoraient tout des découvertes de Marco Polo sur la route du Cathay. En se fondant sur elles, il fallait additionner vingt-huit degrés de terre ferme et trente pour la distance qui séparait le Cathay de la nation insulaire de Cipango, et, du coup, il ne restait plus que soixante-dix-sept degrés d’océan à traverser. Ensuite on soustrayait à ce chiffre neuf degrés, correspondant à un point de départ situé dans les Canaries, les îles du sud-ouest qui paraissaient le meilleur site pour se lancer dans le voyage voulu par Dieu ; et la flotte de Columbus n’aurait plus que soixante-huit degrés d’océan à franchir.
C’était encore trop ; mais il y avait sûrement des erreurs dans les récits de Marco Polo, dans les calculs des anciens. Allez, ôtons huit degrés et arrondissons à soixante ! Néanmoins, le trajet demeurait impossible : un sixième de la circonférence de la Terre entre les Canaries et Cipango, cela signifiait un voyage de trois mille milles sans port où se ravitailler. Columbus pouvait bien tourner et retourner les textes des anciens dans tous les sens, impossible de leur faire étayer ce qu’il savait être la vérité : il suffisait de quelques jours, à la rigueur de quelques semaines, pour rallier à partir de l’Europe les grands royaumes de l’Orient. Il devait pourtant exister d’autres données géographiques, un auteur auquel il n’aurait pas pensé peut-être, ou bien un élément qu’il aurait négligé, enfin quelque chose qui inciterait les savants de Lisbonne à prendre sa requête en considération et à conseiller au roi Joào de lui donner le commandement d’une expédition.
Pendant ce temps, Felipa était manifestement en proie à la frustration et à la perplexité. Columbus se rendait vaguement compte qu’elle voulait partager davantage de son temps et de ses pensées, mais il ne parvenait pas à s’intéresser aux futilités qui la passionnaient alors que Dieu lui avait confié une mission surhumaine. Il ne s’était pas marié avec elle pour jouer les hommes d’intérieur et il le lui dit clairement ; il avait de grandes œuvres à accomplir, mais il ne put lui expliquer de quoi il s’agissait ni qui lui avait imposé cette tâche parce qu’il n’en avait pas le droit. Alors, Felipa devint de plus en plus triste tandis qu’il s’exaspérait chaque jour davantage de son avidité à le garder auprès d’elle.
Pour en avoir été prévenue d’innombrables fois. Felipa savait les hommes exigeants et volages ; mais quid de son mari ? Elle était la seule femme disponible pour lui et Diego aurait dû avoir un petit frère ou une petite sœur ; pourtant Columbus ne paraissait nourrir nul désir d’elle. « Il est toujours fourré dans ses cartes et ses vieux livres, se plaignait-elle à sa mère, ou bien avec des pilotes, des navigateurs et des gens qui ont eu ou qui pourraient avoir l’oreille du roi. »
Tout d’abord, dona Moniz lui recommanda la patience : l’insatiable concupiscence des hommes finirait par saper l’indifférence apparente de Columbus. Mais, comme rien ne se passait, elle consentit à ce que la maisonnée déménage de Porto Santo, îlot fort à l’écart, pour une résidence que possédait la famille à Funchal, la plus grande ville de l’île principale de l’archipel de Madère. Si Columbus pouvait ainsi mieux satisfaire sa passion de la mer, peut-être reviendrait-il à Felipa.
Hélas, il ne s’en consacra que plus ardemment à l’océan et devint un des personnages les plus connus du port de Funchal. Nul bateau n’entrait au port sans que Columbus ne trouvât bientôt le moyen de monter à bord, de lier connaissance avec le capitaine et le navigateur, de noter la quantité de vivres embarqués et leur durée estimée, bref de tout observer.
« Si c’est un espion, dit un jour un capitaine à dona Moniz, la veuve de son vieil ami Perestrello, il est fort maladroit : si vous voyiez avec quelle franchise, quel empressement il recueille ses renseignements ! Non, je crois qu’il aime la mer, tout simplement, et qu’il regrette de n’être pas né portugais pour se joindre aux grandes expéditions.
— Mais il n’est pas portugais et c’est donc impossible, insista dona Moniz. Pourquoi ne se résigne-t-il pas ? Il mène une vie agréable avec ma fille, ou du moins il la mènerait s’il faisait un tant soit peu attention à elle. »
Le vieux marin se mit à rire. « Quand un homme a la mer dans le sang, que peut lui proposer une femme ? Qu’est-ce qu’un enfant pour lui ? Le vent est sa femme, les oiseaux ses enfants.
— Pourquoi le maintenez-vous dans ces îles ? Il est constamment entouré par l’océan sans pouvoir naviguer librement. Il est génois, il n’aura donc jamais le droit de s’aventurer dans les nouvelles eaux africaines. Mais pourquoi ne pas le laisser participer à des convois de commerce à destination d’autres ports – ou plutôt, l’y aider ?
— Vous appréciez, je vois, cet individu aux cheveux blancs qui donne à ma fille le sentiment d’être veuve.
— Veuve ? À moitié peut-être ; car il est trois types d’hommes en ce monde : les vivants, les morts et les marins. Vous devriez le savoir : votre époux était l’un de nous.
— Mais il a renoncé à la mer et il est resté à la maison.
— Et il est mort, fit le gentilhomme avec une brutale franchise. Votre Felipa a un fils, n’est-ce pas ? Eh bien, que son mari s’en aille maintenant gagner la fortune qu’il transmettra un jour à votre petit-fils. Il est évident que vous le tuez à petit feu en l’obligeant à rester ici. »
Et ainsi, deux ans après leur arrivée dans les îles de Madère, dona Moniz déclara enfin qu’il était temps de rentrer à Lisbonne. Columbus empaqueta les cartes et les ouvrages de son beau-père et prépara le voyage avec ardeur ; pourtant, il savait dans le même temps que, pour Felipa, l’espoir s’amenuisait. Le trajet jusqu’à Porto Santo avait été affreux pour elle, alors que son mariage, tout récent à l’époque, la remplissait d’espérance ; cette fois, elle ne serait pas enceinte, mais elle avait renoncé à connaître le bonheur avec Columbus. Le pire de tout, c’était que plus il se montrait distant, plus elle s’acharnait à l’aimer ; elle l’entendait parler à d’autres hommes, et sa voix, sa passion, ses manières l’ensorcelaient ; elle le regardait se plonger dans des livres dont elle ne comprenait pas le premier mot et elle s’émerveillait de son esprit remarquable : il écrivait dans les marges – il osait ajouter ses mots à ceux des anciens ! Il vivait dans un monde où elle ne pénétrerait jamais bien qu’elle en mourût d’envie. Emmène-moi dans ce monde inconnu, lui disait-elle intérieurement. Mais le silence par lequel il lui répondait ne traduisait nul désir, ou bien ce désir ne les incluait pas, elle et le petit Diego. Aussi ne se faisait-elle pas d’illusions : revenir à Lisbonne ne la rapprocherait pas de Columbus ; elle ne s’en éloignerait pas non plus. Elle ne le toucherait jamais, jamais réellement. Elle avait son enfant, mais plus elle désirerait l’homme lui-même, plus elle chercherait à l’atteindre, plus il la repousserait ; et, en même temps, si elle cessait tout effort, il ne lui prêterait plus la moindre attention. De tous les chemins qui s’offraient à elle, aucun ne menait au bonheur.
Columbus s’en rendait compte. Il n’était pas aussi aveugle à ses aspirations qu’elle le croyait. Mais il n’avait pas le temps de la rendre heureuse. Si elle avait su se satisfaire de partager son lit et sa compagnie lorsqu’il était las de ses études, il aurait peut-être pu lui donner quelque chose. Mais elle exigeait tellement davantage ! Qu’il s’intéresse – non, qu’il manifeste de l’extase au moindre exploit de l’incompréhensible Diego ! Qu’il se passionne pour les bavardages des femmes, qu’il admire ses travaux d’aiguille, qu’il donne son avis sur le tissu qu’elle avait choisi pour sa nouvelle robe, qu’il intervienne auprès d’un serviteur paresseux et insolent ! S’il s’occupait de tout cela, il la rendrait heureuse, il le savait ; mais ce serait l’encourager à lui faire perdre son temps avec d’autres balivernes du même acabit et il avait des chats autrement importants à fouetter. Aussi se détournait-il d’elle, sans désir de la blesser et la blessant pourtant par là même, parce qu’il devait trouver le moyen d’accomplir la mission que lui avait confiée Dieu.
Durant le voyage de retour au Portugal, Felipa eut moins le mal de mer qu’à l’aller, mais elle garda pourtant le lit, l’œil éteint, entre les quatre cloisons de sa minuscule cabine. Et de ce mal du cœur elle ne devait jamais se remettre. Même à Lisbonne, où dona Moniz espérait que ses anciennes amies lui rendraient sa joie de vivre, Felipa consentit rarement à mettre le pied dehors. Elle se consacrait entièrement à Diego et passait le reste de son temps à errer comme un fantôme dans sa propre maison. Lorsque Columbus était en voyage ou en ville pour affaires, elle arpentait les couloirs comme si elle le cherchait ; lorsqu’il était présent, il lui fallait des jours pour rassembler le courage d’engager une conversation avec lui ; et qu’il l’écoute poliment ou lui demande sèchement de le laisser tranquille se concentrer sur son travail, le résultat était toujours le même ; elle allait se jeter sur son lit en pleurant parce qu’elle n’avait pas de place dans l’existence de son époux et qu’elle ne voyait pas comment s’en faire une ; elle ne l’en aimait alors qu’avec plus d’acharnement et se persuadait encore davantage que c’était une tare chez elle qui empêchait Columbus de l’aimer.
La pire souffrance, c’était quand il se faisait accompagner d’elle à quelque soirée musicale, à la messe ou lors d’un dîner à la cour car, elle le savait, si les aristocrates de Lisbonne acceptaient Columbus parmi eux, cela tenait uniquement à son union avec elle ; il avait donc besoin d’elle en ces occasions et ils devaient tous deux jouer la comédie des époux, alors qu’elle était à deux doigts d’éclater en larmes et de hurler à la cantonade que son mari ne l’aimait pas, qu’il couchait avec elle peut-être une fois par semaine, deux fois dans le mois, et que même en ces moments c’était sans véritable affection. Si elle s’était laissée aller à un tel éclat, elle aurait peut-être été surprise de l’étonnement des femmes alentour – non pas devant sa relation avec son mari, mais de ce qu’elle y trouvât à redire. À peu de chose près, la plupart vivaient la même avec leur époux : hommes et femmes vivaient dans des mondes séparés ; ils ne se rencontraient que dans le lit pour faire des enfants et lors des occasions publiques pour souligner leurs positions respectives dans la société. Qu’y avait-il de si bouleversant à cela ? Pourquoi ne menait-elle pas la même vie qu’elles, une existence aisée parmi d’autres femmes, où l’on gâtait de temps en temps les enfants et où l’on se reposait sur la domesticité pour aplanir les difficultés ?
La réponse, naturellement, était qu’aucun de leurs époux n’était Cristovào, aucun ne brûlait du même feu intérieur, aucun ne recelait une passion d’une telle attraction en son cœur, une passion qui aspirait la femme qu’elle était, même si ce puits abyssal en lui devait l’engloutir sans rien rendre en retour, sans rien donner qui pût la rassasier, étancher sa soif d’amour.
Quant à Columbus, il voyait les années de mariage vieillir Felipa, le coin de ses lèvres tomber en un pli amer tandis qu’elle passait toujours plus de temps alitée par des maladies sans nom, et il s’en savait responsable, il avait conscience qu’il lui faisait du mal et qu’il n’y pouvait rien s’il voulait remplir sa mission.
À peine revenu à Lisbonne, il mit la main sur l’ouvrage qu’il cherchait : l’étude géographique d’un Arabe nommé Alfragano traduite en latin ; Columbus y trouva l’instrument idéal pour restreindre les soixante derniers degrés à une distance plus raisonnable. Si l’on supposait qu’Alfragano avait fait ses calculs en milles romains, les soixante degrés qui séparaient les Canaries de Cipango se réduisaient à deux mille milles nautiques aux latitudes où il comptait voyager ; avec des vents relativement favorables que Dieu ne manquerait pas de susciter, le trajet pourrait être effectué en huit jours, deux semaines tout au plus.
Il tenait désormais ses preuves sous une forme recevable par les savants ; jusque-là, il n’était pas question de se présenter devant eux armé de sa seule foi en une vision dont il n’avait pas le droit de parler ; mais à présent il avait les anciens pour lui et, même si l’un d’eux était musulman, il avait de quoi soutenir sa requête.
Enfin, son mariage avec Felipa porta ses fruits : il fit jouer toutes les relations qu’il avait nouées et obtint l’occasion d’exposer ses idées à la cour. Il se présenta sans peur devant le roi Joâo, certain que Dieu toucherait le cœur du souverain et lui ferait comprendre sa volonté que l’expédition fût montée avec Columbus à sa tête. Il déploya ses cartes avec tous ses calculs, montra Cipango aisément accessible et le Cathay guère plus loin. Les savants l’écoutèrent, le roi l’écouta ; ils posèrent des questions, mentionnèrent les autorités de l’antiquité qui contredisaient ses vues sur la dimension du monde et sur le rapport entre l’océan et la terre ferme ; Columbus répondit patiemment et avec assurance. C’est la vérité, répéta-t-il jusqu’à ce que l’un de ses examinateurs demande : « Comment pouvez-vous être sûr que Marinus a raison et que Ptolémée se trompe ? »
À quoi Columbus répondit : « Parce que, si Ptolémée avait raison, ce voyage serait impossible ; mais il n’est pas impossible, je réussirai et, par conséquent, je suis sûr que Ptolémée se trompe. »
En même temps qu’il parlait, il se rendait compte que cette réponse ne les convaincrait pas et il sut, en les voyant hocher poliment la tête, jeter des coups d’œil à peine dissimulés au roi, que leur avis lui serait entièrement défavorable. Ma foi, songea-t-il, j’ai fait tout ce que je pouvais ; je m’en remets maintenant à Dieu. Il remercia le roi de sa bonté, réaffirma sa certitude que son expédition couvrirait le Portugal de gloire, en ferait le plus puissant royaume d’Europe et apporterait le christianisme à d’innombrables âmes, après quoi il prit congé.
Il vit un signe encourageant dans le fait que, cependant qu’il attendait la réponse du roi, on lui permit de participer à une expédition commerciale sur la côte africaine. Comme il ne s’agissait pas d’exploration, aucun secret majeur de la Couronne portugaise ne lui serait dévoilé ; néanmoins, qu’il pût s’aventurer jusqu’à la forteresse de Sâo Jorge de La Mina était une manifestation de confiance et de faveur. Le roi me prépare à mener une expédition ; sinon, pourquoi me familiariser ainsi avec les grandes acquisitions de la navigation portugaise ?
À son retour, il attendit avec impatience la réponse du roi, comptant d’un jour à l’autre se voir attribuer les navires, les équipages, les vivres nécessaires.
Le roi refusa.
Columbus fut anéanti. Il perdit l’appétit et le sommeil. Il ne savait plus que penser : ne se conformait-il pas à la volonté de Dieu ? Et Dieu ne se faisait-Il pas obéir des rois et des princes ? Comment, dans ce cas, le roi Joâo avait-il pu refuser ?
J’ai dû faire une erreur. Je n’aurais pas dû passer tant de temps à démontrer que le voyage était possible, mais plutôt à faire partager au roi ma conviction qu’il est désirable et nécessaire, la raison pour laquelle Dieu veut qu’il ait lieu. Je m’y suis pris stupidement ; je ne me suis pas suffisamment préparé ; je me suis montré indigne. Toutes les explications qu’il trouvait à son échec l’enfonçaient un peu plus dans le désespoir.
Felipa vit la souffrance de son époux et comprit qu’elle avait échoué à lui fournir la seule chose qu’il désirait d’elle : il lui fallait des entrées à la cour et l’influence de son nom s’était avérée insuffisante. À quoi lui servait alors d’être uni à elle ? Elle lui était à présent un fardeau intolérable ; elle n’avait plus rien à ses yeux de désirable, de nécessaire ni d’aimable. Lorsqu’elle lui envoya le petit Diego, qui avait alors cinq ans, pour l’égayer, il renvoya l’enfant avec tant de rudesse qu’il pleura pendant une heure et refusa de retourner auprès de son père. Ce fut le dernier coup qui acheva Felipa : elle comprit que Columbus la détestait désormais et qu’elle le méritait, pour n’avoir rien su lui donner de ce qu’il voulait.
Elle se coucha, se tourna vers le mur et tomba bientôt aussi malade qu’elle le prétendait.
Durant son agonie, Columbus se montra aussi attentionné qu’elle l’avait toujours désiré ; mais elle savait au fond de son cœur que ce n’était pas de l’amour : il faisait son devoir et, quand il lui avoua ses regrets de l’avoir si longtemps négligée, elle comprit qu’il souhaitait, non pas la voir vivre afin de pouvoir s’amender à l’avenir, mais obtenir son pardon pour avoir la conscience tranquille lorsque enfin sa mort le délivrerait.
« Tu connaîtras la grandeur. Cristovâo, d’une façon ou d’une autre, dit-elle.
— Et tu seras auprès de moi pour le voir, ma Felipa », répondit-il.
Elle aurait aimé le croire, ou plutôt croire que tel était vraiment son désir, mais elle n’était pas dupe. « Je ne te demande que de tenir cette promesse : que Diego hérite tout de toi.
— Tout, affirma Columbus.
— Pas d’autres fils. Pas d’autres héritiers.
— Je te le promets. »
Elle mourut peu après. La main de Diego dans la sienne, Columbus suivit son cercueil jusqu’au caveau familial ; soudain, tandis qu’ils marchaient côte à côte, il prit son fils dans ses bras et lui dit : « Tu es tout ce qui me reste d’elle. J’ai traité ta mère injustement, Diego, et toi aussi je t’ai mal traité ; je ne puis te promettre de faire mieux à l’avenir, mais je lui ai fait un serment et je te le fais à toi aussi : tout ce que je posséderai, tous les fruits de mes entreprises, titres, propriétés, honneurs, la moindre parcelle de célébrité, tout te reviendra. »
Diego entendit et n’oublia pas ; son père l’aimait malgré tout, et il avait aimé sa mère de même. Un jour, si son père se couvrait de gloire, Diego en jouirait après lui. Cela voulait-il dire qu’il posséderait lui aussi une île comme grand-mère ? Qu’il commanderait un navire ? Qu’il se présenterait devant des rois ? Que son père allait l’abandonner et qu’il ne le verrait plus jamais ?
Au printemps suivant, Columbus quitta le Portugal pour l’Espagne. Il emmena Diego au monastère franciscain de La Rabida, près de Palos. « Ce sont des pères franciscains qui m’ont instruit à Gênes, dit-il à son fils. Apprends bien, deviens savant, chrétien et gentilhomme ; en attendant, je m’occuperai de servir Dieu et de faire notre fortune. »
Là-dessus, Columbus s’en alla, mais il revint le voir de temps en temps et, dans ses lettres au prieur, le père Juan Pérez, il ne manquait jamais de parler de Diego et de demander de ses nouvelles. Bien des fils n’obtenaient pas tant de leur père, Diego le savait ; et une petite partie de son père chéri représentait bien davantage que tout l’amour et toute l’attention de nombre d’hommes moins imposants. C’est du moins ce qu’il se répétait pour refouler les larmes humiliantes qui perlaient à ses yeux durant ses premiers mois de solitude.
Columbus, pour sa part, guignait la cour d’Espagne où il comptait présenter une version très soigneusement élaborée de ses calculs invérifiables qui n’avaient pas convaincu au Portugal. Mais cette fois il ne renoncerait pas. Tout ce que Felipa avait enduré, ce que Diego subissait aujourd’hui, privé de famille et abandonné chez des inconnus, tout cela trouverait sa justification ; car Columbus finirait par l’emporter et le triomphe mériterait le prix payé. Il n’échouerait pas, il en était certain. Parce que, même sans aucune preuve, il savait qu’il ne se trompait pas.
« Je n’ai aucune preuve, dit Hunahpu, mais je sais que je ne me trompe pas. »
À la voix, la femme à l’autre bout du fil paraissait jeune, trop pour avoir de l’influence, sûrement, mais puisqu’elle était la seule à s’être mise en peine de répondre à son message, il devait lui parler comme si elle avait du poids ; il n’avait pas le choix. « Comment pouvez-vous avoir une certitude sans preuves ? demanda-t-elle d’un ton égal.
— Je n’ai pas dit que je n’avais pas de preuves, seulement qu’on ne pourrait jamais démontrer ce qui aurait pu se produire.
— C’est honnête, fit-elle.
— Tout ce que je voudrais, c’est l’occasion de présenter mes preuves à Kemal.
— Je ne peux rien vous garantir là-dessus. Mais vous pouvez venir à Juba et me les présenter à moi. »
Aller à Juba ! Comme s’il disposait d’un budget de déplacements illimité, lui qui était à deux doigts de se faire virer de l’Observatoire ! « Je regrette, mais un tel voyage dépasserait mes moyens, je crois, dit-il.
— Nous vous le paierons, naturellement, et vous pourrez loger chez nous en tant qu’invité. »
Il resta abasourdi. Comment quelqu’un d’aussi jeune pouvait-il avoir l’autorité de lui faire une telle promesse ? « Redites-moi votre nom, s’il vous plaît ?
— Diko. »
La mémoire lui revint alors ; comment n’avait-il pas fait le rapprochement tout de suite ? Certes, c’était au projet de Kemal qu’il comptait collaborer, mais ce n’était pas Kemal qui avait découvert l’Intrusion.
« Vous êtes la Diko qui…
— Oui.
— Avez-vous lu mes articles ? Ceux que j’ai envoyés sur le réseau et…
— Et à qui personne n’a fait attention ? Oui.
— Et vous êtes convaincue ?
— J’ai des questions à vous poser.
— Et si mes réponses emportent votre adhésion ?
—
— Eh bien, j’en serai la première étonnée. Chacun sait que l’empire aztèque était au bord de l’effondrement à l’arrivée de Cortés dans les années 1520. Chacun sait aussi que la technologie méso-américaine était totalement incapable de rivaliser avec celle d’Europe. Votre hypothèse d’une conquête de l’Europe par des peuples d’Amérique centrale est absurde et sans fondement.
— Ce qui ne vous a pas empêchée de me contacter.
— Je pars du principe qu’il faut retourner le moindre caillou. Vous êtes un caillou auquel personne n’a encore touché, et voilà pourquoi…
— … vous me retournez.
— Vous acceptez de venir ?
— Oui », dit-il. Un mince espoir valait mieux que pas de réponse du tout.
« Faites-moi d’abord parvenir une copie de toutes les archives pertinentes, que je puisse les consulter sur mon ordinateur.
— La plupart sont déjà sur le réseau de l’Observatoire.
— Alors envoyez-moi votre bibliographie. Quand pouvez vous venir ? Je dois demander une autorisation de congé en votre nom pour consultation chez nous.
— Vous pouvez faire ça ?
— Je peux le demander.
— Demain, dit-il.
— Je n’aurai pas tout lu d’ici demain. La semaine prochaine ; disons mardi. Mais envoyez-moi tout de suite les archives et les listes nécessaires.
— Et vous demanderez mon autorisation de congé… quand j’enverrai les dossiers ?
— Non, dans les quinze prochaines minutes. Je suis ravie de vous avoir écouté. J’espère que vous n’êtes pas un illuminé.
— Non, ne vous inquiétez pas. Moi aussi, je suis ravi que vous ayez appelé. »
Elle coupa la communication.
Une heure plus tard, le superviseur d’Hunahpu vint voir le jeune homme. « Qu’est-ce que vous avez encore fabriqué ? demanda-t-elle d’un ton agacé.
— Rien de plus que d’habitude, répondit-il.
— J’étais en train de rédiger une recommandation pour qu’on vous dirige sur une spécialité différente et, d’un seul coup, qu’est-ce qui arrive ? Une demande émanant du projet Colomb, qui aurait besoin de vous la semaine prochaine, une demande de congé à pleine solde !
— Ça vous reviendrait moins cher de me virer, dit-il, mais j’aurais du mal à les aider, à Juba, si je n’ai plus accès au réseau informatique de l’Observatoire. »
Elle le considéra avec une consternation à peine voilée. « Voudriez-vous me faire avaler que vous n’êtes pas le dingue et la tête de mule tout juste bon à perdre son temps que tout le monde croyait ?
— Je ne garantis rien, répondit Hunahpu. Peut-être qu’à l’issue de l’affaire c’est ce que tout le monde pensera de moi.
— Sûrement. Mais vous avez votre congé et vous pouvez rester chez nous jusqu’à son expiration.
— J’espère que la dépense en vaut la peine.
— Là-dessus, pas de problème : pendant votre congé, votre salaire sera prélevé sur leur budget. » Elle eut un grand sourire. « Je vous aime bien en réalité, vous savez. Mais j’ai l’impression que vous n’avez pas bien saisi l’esprit de l’Observatoire.
— C’est vrai. Et j’ai l’intention de changer cet esprit.
— Bonne chance. Et si jamais il s’avère que vous êtes un génie, n’oubliez pas que pas une fois, pas un seul instant, je n’ai cru en vous.
— Ne vous inquiétez pas, répondit-il en lui rendant son sourire. Je ne l’oublierai jamais. »