La Santa Maria s’échoua sur un récif de la côte nord d’Haïti à cause, d’une part, de la témérité de Colomb qui tint à naviguer de nuit et, d’autre part, de l’inattention du pilote. Mais la Nina et la Pinta restèrent indemnes et rentrèrent en Europe pour annoncer l’existence d’immenses territoires à l’ouest, ce qui déclencha un déplacement massif de conquérants, d’explorateurs et d’immigrants qui devait se poursuivre pendant cinq siècles. Pour barrer la route à Colomb, il fallait empêcher le retour en Espagne de la Niña et de la Pinta.
Celui qui les saborda s’appelait Kemal Akyazi, et le chemin qui le mena jusqu’au projet de Tagiri pour modifier l’Histoire fut long et singulier.
Kemal Akyazi grandit à quelques kilomètres des ruines de Troie ; de sa maison au-dessus de Canakkale, il voyait les eaux des Dardanelles, le mince détroit qui relie la mer Noire à la mer Égée. Bien des guerres s’étaient déroulées de part et d’autre de ce chenal, dont l’une avait inspiré la grande épopée d’Homère, l’Iliade.
Le poids historique de cette région eut une étrange influence sur Kemal enfant ; il en apprit toutes les légendes, naturellement, mais en ayant toujours conscience qu’elles étaient grecques, que la côte où il vivait appartenait au monde grec égéen. Kemal était turc ; ses ancêtres ne s’étaient installés dans les Dardanelles qu’au quinzième siècle. Il percevait toute la grandeur de ces rivages mais il ne la ressentait pas comme sienne. En conséquence, le récit de l’Iliade ne touchait pas Kemal au cœur ; en revanche, il était sensible à l’histoire de Heinrich Schliemann, l’explorateur allemand qui, en un temps où l’existence de Troie était considérée comme une pure légende, un mythe, une fiction, avait eu la conviction non seulement que Troie était bien réelle mais qu’il saurait la trouver. Malgré les lazzis, il avait monté une expédition, localisé puis exhumé la ville. Les fables d’autrefois étaient exactes.
Adolescent, Kemal regardait comme la plus grande tragédie de sa vie le fait que l’Observatoire du temps se servait de machines pour fouiller les millénaires de l’histoire humaine. Il n’y aurait plus jamais de Schliemann, de ces hommes qui étudiaient, réfléchissaient, posaient des hypothèses jusqu’à ce qu’ils tombent sur un objet fabriqué, sur les ruines d’une cité disparue depuis des siècles, sur les vestiges d’une légende soudain devenue réalité. Du coup, Kemal n’eut jamais aucune envie de travailler à l’Observatoire, bien qu’on le lui eût proposé à son entrée à l’université : ce n’était pas l’Histoire mais l’exploration et la découverte qui l’intéressaient ; quelle gloire y avait-il à mettre au jour la vérité grâce à une machine ?
Aussi, après avoir tâté de la physique pour un essai sans lendemain, il se destina à la météorologie. À l’âge de dix-huit ans, profondément absorbé dans l’étude du temps et des climats, il croisa de nouveau le chemin de l’Observatoire : les météorologues ne dépendaient plus désormais de mesures climatiques sur quelques malheureux siècles ni de preuves fossiles fragmentaires pour bâtir des modèles à long terme ; ils disposaient de comptes rendus précis sur les récurrences des tempêtes pour des périodes de plusieurs millions d’années. De fait, durant les premières années de l’Observatoire, la mise au point du chronoscope était si imprécise que les humains étaient invisibles, comme sur une photo avec une pose trop longue ; à cette époque, donc, l’Observatoire enregistrait l’histoire climatique du passé, les schémas d’érosion, les éruptions volcaniques, les périodes glaciaires et les modifications météorologiques.
Toutes ces données constituaient le socle sur lequel reposaient le contrôle et les prévisions météo modernes. Les spécialistes étaient désormais capables de repérer les systèmes en développement et, sans bouleverser l’ensemble, d’apporter de petits changements afin d’éviter que certaines régions ne reçoivent aucune pluie en période de sécheresse, ou aucun soleil en saison humide, lorsque les cultures poussaient. Ils avaient émoussé la faux implacable du climat et s’étaient fixé un nouveau but : opérer une modification plus profonde afin d’octroyer un régime régulier de pluies légères aux régions désertiques de la planète, pour y restaurer les prairies et les savanes dont elles étaient autrefois couvertes. Tel était le projet auquel Kemal voulait participer.
Pourtant, il n’arrivait pas à sortir de l’ombre de Troie, à effacer le souvenir de Schliemann. Alors qu’il étudiait les mutations climatiques sous-jacentes à l’apparition et à la disparition des périodes glaciaires, dans son esprit papillonnaient des images de civilisations perdues, de sites légendaires en attente d’un Schliemann pour les découvrir.
Son projet pour sa licence en météorologie était une sous-partie d’un programme de recherches qui visait à déterminer comment exploiter la mer Rouge pour créer un régime régulier de précipitations au Soudan et dans le centre de l’Arabie ; le but immédiat de Kemal consistait à étudier les différences entre les systèmes météorologiques de la dernière époque glaciaire, où la mer Rouge avait quasiment disparu, et ceux d’aujourd’hui, où elle était à son plus haut niveau. Il fit donc d’incessants allers et retours entre le présent et le passé grâce aux vieilles archives de l’Observatoire, qui lui permirent de rassembler des données sur les hauteurs atteintes par la mer et sur les précipitations en des points précis des régions qu’elle baignait. L’ancien ChronoRéel I était très imprécis, mais bien suffisant tout de même pour compter les pluies d’orage.
De temps en temps, Kemal suivait les fluctuations de la mer Rouge et observait le niveau moyen qui s’élevait peu à peu à mesure qu’approchait la fin de l’ère glaciaire. Il s’arrêtait toujours, naturellement, à la hausse subite qui marquait la jonction entre la mer Rouge et l’océan Indien ; à partir de là, les données lui étaient inutiles puisque le niveau de la petite mer était associé à celui du vaste océan.
Les mânes de Schliemann lui murmuraient alors : « Quelle crue ça dû être ! »
Quelle crue ! La baisse des températures avait emprisonné tant d’eau dans les glaciers et les banquises que le niveau des mers avait chuté dans le monde entier, au point de faire émerger des ponts de terre un peu partout ; dans le Pacifique Nord, celui de Bering avait permis aux ancêtres des Indiens de gagner à pied sec leur nouvelle patrie vierge de population humaine ; la Grande-Bretagne et les Flandres étaient rattachées l’une à l’autre ; le détroit des Dardanelles n’existait plus et la mer Noire était un lac salé ; le golfe Persique avait disparu, transformé en une vaste plaine traversée par l’Euphrate ; et le détroit de Bab el-Mandeb, à l’entrée de la mer Rouge, formait lui aussi un pont de terre.
Mais un pont de terre, c’est aussi un barrage. Comme le climat se réchauffait et que les glaciers relâchaient peu à peu l’eau qu’ils retenaient, les pluies se mirent à tomber en cataractes partout dans le monde, les cours d’eau grossirent et les mers s’enflèrent. Les grands fleuves d’Europe, majoritairement à sec au plus fort de la glaciation, roulaient des flots impétueux ; le Rhône, le Pô, la Struma, le Danube déversèrent tant d’eau dans la mer Méditerranée et la mer Noire que leur niveau montait presque à la même vitesse que celui de l’océan.
La mer Rouge, en revanche, n’était tributaire d’aucun grand fleuve. À l’échelle géologique, c’était une mer récente, formée par un effondrement tectonique entre la nouvelle plaque arabique et l’ancienne d’Afrique, ce qui signifiait qu’elle était bordée de crêtes surélevées ; de nombreux cours d’eau venaient s’épancher dans la mer Rouge, mais aucun n’était très important, comparé aux fleuves qui récupéraient l’eau d’immenses bassins versants et charriaient le produit de la fonte des glaciers nordiques. En conséquence, son niveau monta certes pendant cette période, mais tout en demeurant très loin sous celui de l’océan ; il réagissait davantage aux cycles météorologiques régionaux qu’au climat mondial. Et puis, un jour, l’océan Indien s’enfla tant que ses marées commencèrent à franchir le détroit de Bab el-Mandeb ; les eaux creusèrent de nouveaux chenaux dans les prairies ; sur une période de plusieurs années, les infiltrations s’intensifièrent, créant de grands lacs de marée sur la plaine de Hanish. Et un jour, il y avait quelque quatorze mille ans, le flux et le reflux ouvrirent un canal si profond qu’il ne s’assécha plus à marée basse ; les eaux y circulaient sans cesse, décavant le chenal de plus en plus, au point que les lacs de marée finirent par déborder. Poussée par tout le poids de l’océan Indien, l’eau se déversa dans le bassin de la mer Rouge en une gigantesque inondation qui amena en quelques heures le niveau de la mer intérieure à celui de l’océan.
Cet événement ne marque pas seulement le moment où les données sur le niveau de la mer deviennent inutiles pour mon étude, songea Kemal : il s’agit d’un cataclysme, d’une de ces rares occasions où un événement isolé modifie une vaste zone en une période de temps assez brève pour que les hommes le remarquent. Et, pour une fois, le cataclysme s’était produit à une époque où l’homme existait ; il était non seulement possible mais probable que quelqu’un en ait été témoin – voire que la monstrueuse crue ait fait de nombreuses victimes, car le sud du bassin était une région de savanes luxuriantes et de marais au moment de la percée de l’océan, et les humains de l’époque en avaient sûrement fait leur terrain de chasse et de récolte de graines, de fruits et de baies. Un groupe de chasseurs avait dû voir, du haut des monts Dahlak, les immenses murailles liquides qui remontaient la plaine en rugissant, se brisaient et se séparaient autour des pentes des Dahlak, transformés par le fait en îles.
Les chasseurs n’avaient pas dû douter que le flot avait anéanti leurs familles. Qu’avaient-ils pu en penser ? Assurément, qu’un dieu était fâché contre eux, qu’il avait détruit le monde, l’avait enfoui sous les eaux. Et s’ils avaient survécu, s’ils avaient trouvé moyen de gagner les côtes de l’Erythrée une fois calmées les grandes vagues bouillonnantes, une fois installée la nouvelle mer, profonde et placide, ils avaient dû raconter leur aventure à qui voulait l’entendre ; le temps de quelques années, ils avaient pu emmener leurs auditeurs au bord de l’eau, leur montrer les arbres dont le sommet pointait tout juste hors de la mer et leur narrer l’histoire de ceux qui avaient été ensevelis sous les flots.
Noé, songea Kemal. L’immortel Uta-napishtim, le rescapé du déluge dont Gilgamesh part à la recherche ; Ziusudra, dans le récit sumérien du déluge ; Atlantis. On y croyait, à ces histoires, et on s’en souvenait. Avec le temps, les conteurs avaient oublié où elles s’étaient déroulées et tout naturellement transposé l’action dans les territoires qu’ils connaissaient. Mais ils se rappelaient l’essentiel. Que disait le texte de Noé, déjà ? On n’y parlait pas seulement de pluie ; la crue n’avait pas été provoquée par la seule pluie. Les « fontaines du grand abîme » s’étaient ouvertes. Impossible qu’une petite inondation localisée dans la plaine mésopotamienne ait donné cette image dans le récit ; mais le gigantesque mur d’eau venu de l’océan Indien, arrivant à la suite de pluies chaque année un peu plus abondantes… voilà qui aurait inspiré ces mots aux conteurs, de génération en génération, pendant les dix mille ans qui les séparaient de leur rédaction.
En ce qui concernait Atlantis, tout le monde était convaincu qu’on avait découvert son emplacement depuis des années : Santorin – Thira –, l’île de la mer Égée qui avait explosé. Mais les légendes les plus anciennes ne mentionnaient nulle part qu’Atlantis aurait disparu dans une explosion volcanique : elles ne parlaient que d’une grande civilisation qui avait sombré dans la mer. Après le cataclysme de Santorin, les voyageurs, ignorant tout de l’éruption et ne voyant qu’une étendue d’eau là où se dressaient autrefois une île et sa cité, les avaient supposées submergées. Mais, aux yeux de Kemal, cette explication paraissait désormais bien tirée par les cheveux : il suffisait d’imaginer la réaction des gens d’Atlantis eux-mêmes, quelque part sur la plaine de Massaoua, lorsque la mer Rouge avait paru bondir dans son lit avant d’engloutir la cité. Voilà une vraie submersion ! Pas d’explosion, rien que de l’eau. Et si la ville se trouvait dans les marais de l’actuel chenal de Massaoua, le flot n’avait pas dû seulement venir du sud-est, mais aussi du nord et du nord-est, se fracasser sur les versants des monts Dahlak soudain transformés en îles, pour finalement recouvrir les marais et la ville elle-même.
L’Atlantide… Elle ne se situait pas au-delà des colonnes d’Hercule, mais Platon ne s’était pas trompé en l’associant à un détroit. Il avait simplement remplacé (lui-même ou ceux qui lui en avaient narré l’histoire) celui de Bab el-Mandeb par le plus grand dont il eût entendu parler. Le récit était peut-être parvenu jusqu’à Platon en transitant par la Phénicie, où les marins méditerranéens avaient pu l’adapter à la mer qu’ils connaissaient ; eux-mêmes le tenaient peut-être des Egyptiens ou de nomades venus des arrière-pays d’Arabie, à moins qu’il ne fût déjà sous-jacent à toutes les cultures d’alors ; « près du détroit de Mandeb » était devenu « près des colonnes d’Hercule », puis, la Méditerranée manquant de mystère et d’exotisme, on avait repoussé la cité encore au-delà.
Toutes ces suppositions se présentèrent à l’esprit de Kemal avec l’absolue certitude de leur véracité, ou quasi-véracité. Il était aux anges : il y avait encore une ancienne civilisation à découvrir !
Mais, dans ce cas, pourquoi l’Observatoire ne l’avait-il pas exhumée ? La réponse était très simple : le passé était immense et, si l’on s’était servi du ChronoRéel I pour collecter des données météorologiques, on n’employait pas les nouvelles machines, celles dont la précision permettait de suivre les êtres humains, pour surveiller des océans inhabités. Certes, le chronoscope avait exploré le détroit de Béring et la Manche, mais c’était pour retrouver des mouvements migratoires connus de longue date ; il n’y avait jamais eu de tels déplacements de population dans la mer Rouge. Les observateurs n’avaient jamais programmé leurs nouvelles machines si perfectionnées pour examiner ce qui se passait au fond de la mer Rouge durant les ultimes siècles de la dernière ère glaciaire ; et ils ne le feraient jamais, sauf si quelqu’un leur fournissait un excellent motif de s’y intéresser.
Kemal connaissait assez la bureaucratie pour savoir que l’Observatoire ne prendrait sûrement pas au sérieux un étudiant en météorologie qui viendrait présenter une théorie sur l’Atlantide – surtout si cette théorie situait la cité en mer Rouge (vous m’en direz tant !) et quatorze mille ans dans le passé, bien avant la naissance des civilisations de Sumer et d’Egypte, sans parler de celles la Chine, de la vallée de l’Indus ou des marais de Tehuantepec.
Mais Kemal savait aussi que la région marécageuse du chenal de Massaoua aurait été idéale pour l’épanouissement d’une civilisation : même si le réseau des fleuves qui s’écoulaient dans la mer Rouge était insuffisant pour remplir la dépression à la même vitesse que l’océan, ces fleuves existaient néanmoins ; la Zula, par exemple, dont le débit lui avait permis de perdurer jusqu’à l’époque moderne, arrosait autrefois la plaine de Massaoua sur toute sa longueur et se déversait dans la dépression de la mer Rouge près de Mersa Moubarek ; par ailleurs, étant donné le cycle de précipitations de l’époque, il se trouvait une grande rivière au débit régulier qui s’épanchait du bassin d’Assahara. Assahara était aujourd’hui une vallée d’effondrement en dessous du niveau de la mer, mais c’était alors un lac d’eau douce alimenté par de nombreux oueds et dont le déversoir se situait au point le plus bas du chenal de Massaoua. La rivière qui s’en échappait traversait avec force méandres la plaine de Massaoua, presque horizontale, et certains de ses bras rejoignaient la Zula, tandis que d’autres partaient vers l’est et le nord pour former plusieurs embouchures sur la mer Rouge.
Des sources régulières d’eau douce alimentaient donc la région : pendant la saison des pluies, la Zula, ainsi que d’autres peut-être, devait apporter du limon qui revivifiait le sol, et, toute l’année, les rivières lentes de la plaine devaient permettre de se déplacer dans les marais. Le climat, lui aussi, était sans doute d’une chaleur relativement uniforme, ensoleillé, avec une longue saison de pousse. Les conditions étaient idéales pour le développement de la civilisation ; il n’y avait donc pas de raison qu’une société ne se soit pas formée à l’époque.
Certes, elle aurait eu six ou sept mille ans d’avance ; mais, justement, la destruction de l’Atlantide n’aurait-elle pas convaincu les rescapés que les dieux ne voulaient pas voir les hommes se regrouper en cités ? C’était concevable. Ne trouvait-on pas des vestiges de cette pensée anti-urbaine dans de nombreuses religions archaïques du Moyen-Orient ? Qu’était l’histoire de Caïn et Abel, sinon la métaphore du mal représenté par le citadin, le fermier, le fratricide jugé indigne par les dieux parce qu’il n’erre pas à l’aventure avec ses moutons ? Ne pouvait-on imaginer que ce genre de mythe se soit largement diffusé en ces temps reculés ? Cela expliquerait que les survivants de l’Atlantide n’aient pas aussitôt entrepris de rebâtir leur civilisation sur un autre site : les dieux l’interdisaient et, s’ils la reconstruisaient, leur cité serait à nouveau détruite ; ils avaient conservé en mémoire les récits de leur passé glorieux, tout en condamnant leurs ancêtres et en mettant en garde ceux qu’ils croisaient contre l’édification des villes. Les gens de l’époque avaient dû en concevoir un sentiment mitigé à l’égard des cités, fait de nostalgie et de crainte.
Il avait fallu attendre la venue d’un Nemrod, du constructeur de tours, du bâtisseur de Babel qui avait défié la vieille religion, pour que l’antique interdiction soit enfin jetée aux orties et qu’une nouvelle cité s’élève, dans une vallée bien éloignée d’Atlantis dans le temps et dans l’espace, mais sans oublier les anciennes coutumes conservées dans les récits et en les réutilisant dans la mesure du possible. Nous construirons une tour si haute que rien ne pourra la submerger. La Genèse ne faisait-elle pas justement ainsi le lien entre le déluge et Babel, et ce jusqu’à la farouche réprobation des nomades devant la cité ? Telle était l’histoire qui avait survécu en Mésopotamie, celle des débuts de la vie citadine, mais avec le souvenir clair d’une autre civilisation, plus ancienne, qui avait péri engloutie.
Une civilisation plus ancienne… L’âge d’or… Les géants qui vivaient autrefois sur la Terre… Toutes ces légendes n’étaient-elles pas l’écho de la première civilisation humaine, du pays où la cité avait été inventée ? Atlantis, la cité de la plaine de Massaoua…
Mais comment en faire la preuve sans se servir du chronoscope ? Et comment accéder à l’une de ces machines sans d’abord convaincre l’Observatoire que l’Atlantide s’était bel et bien édifiée en mer Rouge ? C’était un cercle vicieux et Kemal ne voyait pas comment en sortir.
Jusqu’au moment où il se dit : Pourquoi crée-t-on une cité, au fond ? Parce qu’il y a des travaux collectifs à réaliser qui nécessitent plus qu’une poignée de personnes pour les exécuter. Kemal ne savait pas exactement quelle forme pouvaient prendre ces travaux, mais leurs résultats devaient certainement modifier suffisamment l’aspect du pays pour apparaître sur les vieux enregistrements du chronoscope, tout en passant inaperçus aux yeux de qui ne les cherchait pas.
Aussi, au risque d’échouer à son diplôme, Kemal mit de côté le sujet d’étude qu’on lui avait confié et entreprit de passer au crible les archives du chronoscope. Il se cantonna au dernier siècle avant la crue de la mer Rouge : il n’y avait aucune raison de supposer que la civilisation fût née très longtemps avant sa destruction. En quelques mois, il réunit des données irréfutables. Il n’avait vu ni digues ni barrages pour empêcher les inondations – ces structures auraient été assez grandes pour être repérées au premier coup d’œil ; non, ce qu’il avait observé c’était des tas de boue et de terre, apparemment disposés au hasard, qui apparaissaient entre les saisons pluvieuses, en particulier durant les années sèches où le débit des rivières était moindre que d’habitude. Pour qui ne s’intéressait qu’aux cycles météorologiques, ces tas informes à la répartition aléatoire ne signifiaient rien. Mais, pour Kemal, leur nature était évidente : dans les périodes de basses eaux, les Atlantes creusaient des canaux afin de pouvoir continuer à se déplacer en bateau, et ces monticules représentaient simplement la vase boueuse qu’ils extrayaient de l’eau. Les bateaux n’apparaissaient pas sur le chronoscope mais, à présent que Kemal savait où regarder, il commença d’entrapercevoir des images fugaces de huttes de roseaux. Chaque année, elles disparaissaient avec les inondations, si bien qu’elles n’étaient visibles que de brefs instants dans le chronoscope, fragiles structures de jonc et de boue sans doute balayées à chaque crue et rebâties lorsque les eaux baissaient. Mais elles étaient bien là, près des tas de terre qui jalonnaient les chenaux. Platon avait raison, là encore : l’Atlantide avait grandi autour de ses canaux. Mais la chair d’Atlantis, c’était ses habitants et leurs embarcations ; les bâtiments, eux, étaient détruits et reconstruits chaque année.
Lorsque Kemal présenta ses découvertes à l’Observatoire, il n’avait pas vingt ans mais les preuves qu’il apportait firent si grande impression qu’on mobilisa aussitôt, non un Tempovue, mais le tout nouveau ChronoRéel II pour observer le fond de la mer Rouge, dans le chenal de Massaoua, durant les cent ans qui avaient précédé la crue. Et là, on s’aperçut que, de façon éclatante, spectaculaire, Kemal avait vu juste. À une époque où les populations humaines en étaient encore à chasser et à cueillir des baies, les Atlantes cultivaient de l’amarante, du ray-grass, des melons et des fèves dans le limon riche des rivières après les crues et transportaient leurs denrées dans la région à l’aide de paniers et d’embarcations en roseau. La seule erreur de Kemal, c’était que la plupart des constructions n’étaient pas des maisons mais des silos flottants où l’on emmagasinait le grain. Les Atlantes dormaient à la belle étoile pendant la saison sèche et vivaient sur leurs petits bateaux de roseau durant celle des pluies.
Kemal fut intégré à l’Observatoire et placé à la tête d’un nouveau projet de vaste envergure, le projet Atlantis. Tout d’abord, le travail le passionna car, à l’instar de Schliemann, il pouvait remonter à l’origine des grands événements du passé. Un des moments les plus importants pour lui fut sa découverte de Noé, qui portait un autre nom – Yewesweder pendant son enfance, Naog lorsqu’il devint adulte. Pour son épreuve d’initiation, Yewesweder, déjà grand pour son âge, fit le périlleux voyage jusqu’au pont de terre de Bab el-Mandeb pour voir la « mer Bondissante ». Il la vit, certes, mais il se rendit également compte que le niveau de ce bras de l’océan Indien arrivait à peine quelques pas en dessous de la terrasse qui marquait l’ancien niveau de la mer Rouge avant le début de l’âge glaciaire. Yewesweder ignorait tout des cycles de glaciation, mais il savait que cette terrasse était absolument plane – il l’avait suivie au petit trot durant tout son voyage ; cependant, elle se trouvait à des centaines de pas au-dessus de la plaine où la « mer Salée » – la dépression de la mer Rouge – se soulevait très lentement, et, déjà, la mer Bondissante y taillait un chenal dont les eaux saumâtres, durant les marées occasionnées par les ouragans saisonniers, se déversaient dans plusieurs lacs, voire, de temps en temps, franchissaient carrément le pont de terre et s’épanchaient sous forme d’une rivière salée dans la mer Rouge. Un de ces jours – à la prochaine tempête, ou à la suivante –, la mer Bondissante allait tout fracasser et un océan entier engloutir Atlantis. Yewesweder estima qu’il avait gagné son nom d’homme, Naog, le jour où il fit cette découverte, et il retourna aussitôt chez les siens. Il avait pris femme chez une tribu qui vivait dans le détroit de Bab el-Mandeb : avec grande difficulté, elle l’avait suivi si loin qu’il n’avait pu faire autrement que la ramener chez lui. Lorsqu’il parvint au pays des Derkus, comme les Atlantes se nommaient eux-mêmes, il apprit que ce qui lui avait paru si évident sur les rives de la mer Bondissante n’était qu’une invention abracadabrante aux yeux des anciens de son clan, comme de tous les clans. Une gigantesque inondation ? Il y avait des inondations tous les ans et on se réfugiait sur les bateaux en attendant la décrue. Si celle que prévoyait Naog devait survenir, on y survivrait à l’abri dans les embarcations, et voilà tout.
Mais Naog savait qu’ils se trompaient ; aussi entreprit-il de faire des essais avec des troncs liés ensemble, et, au bout de quelques années, il parvint à fabriquer une maison cubique, étanche, posée sur un radeau, qui réussirait peut-être à résister aux contraintes de cette crue à laquelle lui seul croyait. Certains s’aperçurent, après les inondations saisonnières, que sa boîte de bois où l’eau ne pénétrait pas faisait un excellent silo flottant, et bientôt la moitié du grain et des fèves du clan se retrouvèrent confiés à la garde de son arche. À leur tour, d’autres clans se mirent à construire des silos en bois, mais sans respecter les exigences de Naog en matière de robustesse et d’étanchéité. Entre-temps, Naog restait l’objet de moqueries et de menaces à cause de ses constantes mises en garde contre l’invasion des flots.
Lorsque la crue survint, Naog en fut averti un peu à l’avance : le premier torrent qui franchit le détroit de Bab el-Mandeb fit rapidement monter le niveau de la mer Salée dont les eaux se répandirent dans les chenaux des Derkus quelques heures avant que l’océan ne s’élance pour de bon et qu’une muraille liquide de plusieurs dizaines de mètres de haut ne ravage le bassin de la mer Rouge. Le temps que le flot atteigne l’embarcation de Naog, elle avait été hermétiquement bouclée, avec à son bord une cargaison de graines et de vivres, les deux femmes de Naog et leurs enfants, et les trois esclaves qui l’avaient aidé à fabriquer le bateau ainsi que leurs familles. Les vagues bouillonnantes les ballottèrent sans merci, l’arche fut fréquemment submergée, mais elle tint bon, et ils finirent par toucher terre non loin de Gibeil, à la pointe méridionale de la péninsule du Sinaï.
Pendant une courte période, ils s’installèrent dans la vallée d’El Qa qu’ils cultivèrent, à l’ombre des monts du Sinaï ; ils racontaient à tous les gens de passage que Dieu avait envoyé une crue pour anéantir le peuple indigne des Derkus et qu’eux-mêmes avaient seuls survécu parce que Dieu avait montré l’avenir à Naog. Mais bientôt Naog se fit berger nomade et répandit son histoire partout où il se rendait. Comme Kemal l’avait prévu, ce récit, avec son interprétation anti-urbaine, eut une immense influence en ce qu’il retint les hommes de se regrouper en grandes communautés, noyaux de futures cités.
On y trouvait aussi un puissant élément d’opposition aux sacrifices humains, car le propre père de Naog avait été offert au dieu crocodile des Derkus alors que son fils faisait son voyage initiatique ; le redoutable dieu des tempêtes et des mers, Naog en était persuadé, avait balayé les Derkus à cause de leur coutume de jeter des victimes vivantes au grand crocodile, représentant leur dieu, qu’ils capturaient chaque année après la saison des inondations. En un sens, ce lien entre les sacrifices humains et l’édification des cités fut fâcheux car, bien des générations plus tard, lorsque des hérétiques rejetèrent l’antique sagesse de Naog et se mirent à construire des villes, ils rétablirent du même coup les anciennes pratiques sacrificielles. À long terme, cependant, les idées de Naog prévalurent : dans tous les pays où circulait son récit, même ces sociétés qui immolaient des êtres humains à leurs dieux sentaient obscurément qu’elles commettaient là un acte mauvais et dangereux, et elles finirent par considérer cette tradition tout d’abord comme barbare, puis comme une indicible atrocité.
Kemal avait exhumé l’Atlantide, il avait retrouvé l’homme à la base des personnages de Ziusudra, d’Uta-napishtim et de Noé. Son rêve d’enfance s’était réalisé ; il avait tenu le rôle de Schliemann et fait la plus grande découverte de tous les temps. Le reste n’était plus à ses yeux que tâche de gratte-papier.
Il se retira du projet, mais ne quitta pas l’Observatoire et bricola un peu dans divers travaux où il se lança à la va-vite ; mais, surtout, il appliqua son énergie à élever sa famille. Puis, peu à peu, à mesure que ses enfants grandissaient, ses efforts jusque-là décousus prirent forme et devinrent plus intenses. Il avait trouvé un sujet d’étude d’envergure : découvrir pourquoi les civilisations naissent. De son point de vue, toutes celles qui avaient succédé à l’Atlantide dans l’ancien monde se rattachaient à cet ancêtre unique. L’idée de cité préexistait chez les Egyptiens, les Sumériens, les peuples de l’Indus et même les Chinois, parce que l’histoire de l’âge d’or d’Atlantis avait connu une immense diffusion.
La seule civilisation à s’être développée sans substrat antérieur, sans l’influence de l’Atlantide, se situait dans les Amériques, où le récit de Naog n’était pas parvenu, sauf sous forme de légende par le biais des rares marins qui avaient franchi la barrière de l’océan. Le pont de terre de Béring était sous les eaux depuis dix générations quand le bassin de la mer Rouge avait été englouti. Il avait fallu dix mille ans après la tragédie d’Atlantis pour voir émerger une civilisation chez les Olmèques, dans les régions marécageuses des rivages méridionaux du golfe du Mexique. Le nouveau projet de Kemal consistait à étudier les différences entre Olmèques et Atlantes et, en repérant les éléments communs, à déterminer la nature réelle de la civilisation : pourquoi elle naissait, ce qui la constituait et comment les hommes passaient de la communauté tribale à l’existence citadine.
Il avait une petite trentaine lorsqu’il lança son projet Origines. Il avait presque quarante ans quand il apprit l’existence du projet Colomb et qu’il alla trouver Tagiri pour lui proposer le résultat de ses recherches.
Juba était, comme bien d’autres, une de ces villes agaçantes dont les habitants essayaient de donner l’impression qu’ils n’avaient jamais entendu parler de l’Europe. Le Train du Nil déposa Kemal dans une gare aussi moderne que les autres, mais, lorsqu’il mit le pied dehors, il se retrouva au milieu de huttes d’herbe et de murets de boue séchée, sur une route en terre, entouré d’enfants nus qui couraient en tous sens et d’adultes à peine mieux vêtus. Si le but de l’opération était de faire croire au visiteur qu’il avait reculé dans le temps jusqu’à une époque primitive, c’était réussi, du moins l’espace d’un instant. Les maisons ouvertes à tous les vents ne pouvaient évidemment disposer de l’air conditionné, et leurs postes d’énergie ainsi que leurs capteurs solaires devaient être bien cachés car Kemal n’en voyait nulle part. Pourtant, il le savait, ils étaient quelque part, et pas très loin, de même que le système d’épuration de l’eau et les paraboles pour le satellite ; ces enfants nus allaient dans une école propre, moderne, et ils se servaient d’un équipement informatique dernier cri ; la nuit, les jeunes femmes à la poitrine découverte et les jeunes hommes chaussés de tongs allaient, pour certains, voir les plus récentes vidéos, danser au rythme des mêmes musiques à la mode à Récite, à Madras et à Semarang. Et surtout, quelque part – probablement en sous-sol – se trouvait un des principaux centres de l’Observatoire du temps qui abritait à la fois le projet sur l’esclavage et le projet Colomb.
Alors pourquoi cette comédie ? Pourquoi vivre dans un musée qui reconstituait une époque ou l’existence était violente, bestiale et brève ? Kemal appréciait le passé autant que quiconque, mais il n’avait nul désir d’y vivre et ressentait parfois une vague répugnance à l’égard de ceux qui refusaient leur propre époque et obligeaient leurs enfants à grandir en membres d’une tribu primitive. Il s’imagina en Turc primitif, tenu de boire du lait de jument fermenté ou, pis, du sang de cheval, d’habiter dans une yourte et de s’entraîner à l’épée pour acquérir la compétence de faire sauter la tête d’un homme d’un seul coup sans descendre de sa monture. Qui voudrait se retrouver en une époque aussi horrible ? L’étudier, d’accord, se rappeler ses grandes réalisations, mais surtout pas mener l’existence de ces gens ! Les citoyens de Juba d’il y avait deux cents ans s’étaient empressés de se débarrasser de leurs huttes d’herbe pour bâtir des maisons à l’européenne. Ils savaient, eux ! Ceux qui avaient dû vivre dans des huttes n’avaient éprouvé aucun regret à les abandonner.
Néanmoins, par-delà la mascarade, il repéra quelques concessions à la vie moderne ; par exemple, alors qu’il se tenait sous le porche de la gare de Juba, une camionnette s’arrêta devant lui. Se penchant vers lui, la jeune conductrice demanda :
« Kemal ? »
Il hocha la tête.
« Je m’appelle Diko. Je suis la fille de Tagiri. Mettez votre sac à l’arrière et allons-y ! »
Il jeta son sac dans la petite benne puis s’assit à côté de la jeune femme sur la banquette du conducteur. Par bonheur, ce genre de véhicule, conçu pour de courts déplacements, ne dépassait pas les trente kilomètres-heure, sans quoi il serait passé par-dessus bord en un rien de temps, étant donné la façon dont la jeune trompe-la-mort roulait à tombeau ouvert sur la route défoncée.
« Maman répète tout le temps qu’il faudrait paver les routes dans le coin, reprit Diko, mais on lui fait chaque fois remarquer que les gosses attraperaient des cloques sur le pavage brûlant et on laisse tomber l’idée.
— Ils pourraient porter des chaussures » observa Kemal. Il s’efforçait d’articuler en « simple » le plus clairement possible, mais c’était peine perdue, avec ses mâchoires qui claquaient à chaque cahot du véhicule sur les nids-de-poule.
« Allons, ils seraient ridicules, tout nus avec des espadrilles ! » Et elle gloussa.
Kemal se retint de lui dire qu’ils avaient déjà l’air ridicules tels quels ; tout ce qu’il en obtiendrait, ce serait de se faire accuser d’impérialisme culturel, même si ce n’était pas sa culture à lui qu’il prêchait. Ces gens paraissaient heureux de leur mode de vie, et ceux qui ne se plaisaient pas allaient sans doute s’installer à Khartoum, Entebbe ou Addis-Abeba, villes outrageusement modernes, elles. Et il y avait une certaine logique à ce que les membres de l’Observatoire vivent dans le passé en même temps qu’ils l’étudiaient.
Il se demanda fugitivement s’ils se servaient de papier toilette ou de poignées d’herbe.
À son grand soulagement, la cabane devant laquelle Diko s’arrêta ne servait que de camouflage à un ascenseur qui les conduisit dans un hôtel souterrain parfaitement moderne. La jeune fille insista pour porter son sac en le menant à sa chambre. L’établissement avait été taillé dans le versant d’une falaise qui surplombait le Nil, si bien que toutes les chambres disposaient de fenêtres et de terrasses ; en outre, il y avait l’air conditionné, l’eau courante et un ordinateur dans la pièce.
« Ça ira ? demanda Diko.
— J’espérais qu’on me fournirait une hutte et que je pourrais me soulager dans la nature », répondit Kemal.
Elle prit l’air déconfit. « Papa disait qu’il fallait vous immerger dans le mode de vie indigène, mais maman affirmait que ça ne vous plairait pas.
— Votre mère avait raison. Je plaisantais. Cette chambre est parfaite.
— Vous avez fait un long voyage. Les anciens sont impatients de vous parler, mais ils attendront demain matin, sauf si vous en décidez autrement.
— Demain matin, ce sera très bien. »
Ils se mirent d’accord sur une heure, puis Kemal appela la réception et s’aperçut qu’il pouvait se faire servir de la cuisine internationale standard au lieu de limaces en purée, de bouse de vache aux épices ou autres spécialités éventuelles de la gastronomie locale.
Le lendemain matin, il se retrouva dans l’ombre d’un grand arbre, installé sur une chaise à bascule et entouré d’une dizaine de personnes assises ou accroupies sur des nattes. « Je me sens vraiment mal à l’aise d’être le seul à occuper un siège, dit-il.
— Je vous avais prévenus qu’il voudrait une natte, fit Hassan.
— Non, répondit Kemal, je ne veux pas de natte, mais vous seriez mieux assis…
— C’est notre coutume, intervint Tagiri. Quand nous travaillons à nos machines, nous prenons des chaises ; mais là, il ne s’agit pas de travail : c’est du plaisir. L’illustre Kemal a demandé à nous rencontrer. Jamais nous n’aurions cru que vous vous intéresseriez à nos projets. »
Il avait horreur qu’on l’appelle « l’illustre Kemal ». Pour lui, l’illustre Kemal, c’était Mustafa Kemal Ataturk, qui avait rebâti la nation turque après la débâcle de l’empire ottoman, des siècles plus tôt. Mais il était las de répéter le même discours et, par ailleurs, il lui avait semblé déceler une pointe d’ironie dans le ton de Tagiri. Il était temps de mettre fin aux faux-semblants.
« Vos projets ne m’intéressent pas, dit-il. Cependant, il semble que vous attiriez l’attention d’un nombre croissant de gens en dehors de l’Observatoire. À ce que je sais, vous envisagez une action aux conséquences d’une portée incalculable, mais apparemment vous fondez vos décisions sur des… des données incomplètes.
— Et vous êtes venu nous faire la leçon, dit Hassan en rougissant de colère.
— Je suis venu vous exposer ce que je sais et ce que je pense. Ce n’est pas moi qui ai demandé une réunion publique. Je suis tout prêt à vous parler, à vous et Tagiri seuls. Ou, si vous préférez, je peux m’en aller et vous laisser continuer à l’aveuglette. Je vous propose de partager mes connaissances et je ne vois aucune nécessité de faire semblant que nous soyons égaux en ces domaines. Je ne doute pas que vous sachiez bien des choses que j’ignore – mais, moi, je n’essaye pas de fabriquer une machine pour modifier le passé, par conséquent il n’y a aucune urgence à combler mon ignorance. »
Tagiri éclata de rire. « Une des gloires de l’Observatoire, c’est que ce ne sont pas des fonctionnaires à la langue mielleuse qui dirigent les grands projets. » Elle se pencha en avant. « Soyez méchant avec nous, Kemal. Nous n’avons pas honte d’entendre que nous risquons de nous tromper.
— Commençons par l’esclavage, dit Kemal. Àprès tout, c’est ce que vous avez fait vous-mêmes. J’ai lu certaines des biographies pleines de bons sentiments et des articles de fond issus de votre projet, et j’en ai retiré l’impression très nette que, si vous en aviez les moyens, vous chercheriez l’individu qui a inventé l’esclavage pour l’en empêcher, afin qu’aucun être humain ne se fasse acheter ni vendre sur notre planète. Ai-je raison ?
— Prétendez-vous que l’esclavage n’a pas été un mal absolu ? demanda Tagiri.
— En effet. Parce que vous prenez le problème par le mauvais bout – par le présent, où l’esclavage est aboli. Mais, si vous vous placez du point de vue de ses origines, ne pensez-vous pas qu’il valait infiniment mieux que ce qu’il remplaçait ? »
Le vernis d’intérêt poli de Tagiri commençait à s’éroder sérieusement. « J’ai lu vos observations sur l’origine de l’esclavage.
— Et elles vous ont laissée froide.
— Il est naturel, lorsqu’on fait une grande découverte, de lui supposer davantage de portée qu’elle n’en a réellement, répondit Tagiri. Mais il n’y a aucune raison de croire que l’asservissement de l’homme trouve sa source uniquement dans l’Atlantide, en substitution des sacrifices humains.
— Je n’ai jamais dit ça ! protesta Kemal. Ce sont mes adversaires qui me prêtent ces propos ; j’espérais que vous m’auriez lu plus attentivement ! »
Hassan intervint d’un ton qu’il voulait à la fois énergique et mesuré. « La conversation prend une tournure trop personnelle, je trouve. Etes-vous venu jusqu’ici, Kemal, pour nous révéler que nous sommes stupides ? Vous auriez pu le faire par courrier.
— Non. Je suis venu entendre Tagiri m’annoncer que j’éprouve un besoin pathologique d’imaginer partout l’influence de l’Atlantide. » Kemal se leva, se retourna, souleva son siège et le jeta au loin. « Qu’on me donne une natte ! Que je m’assoie au milieu de vous pour vous apprendre ce que je sais ! Si vous décidez ensuite de rejeter mes analyses, libre à vous. Mais ne me faites pas perdre mon temps et ne perdez pas le vôtre à vous défendre ni à m’attaquer ! »
Hassan se dressa. Un instant, Kemal se demanda s’il allait le frapper. Mais Hassan se baissa, prit sa natte et la lui tendit « D’accord, dit-il. Parlez. »
Kemal étendit la natte par terre et y prit place. Hassan partagea celle de sa fille, au deuxième rang.
« L’esclavage… reprit Kemal. Il y a eu bien des façons d’asservir les hommes. Les serfs étaient liés à la terre ; les tribus nomades adoptaient parfois des prisonniers ou des étrangers et en faisaient des membres de seconde classe de la tribu qui n’avaient pas la liberté de la quitter ; la chevalerie a commencé comme une espèce de mafia, la dignité en plus, parfois même comme un racket à la protection, et une fois qu’on avait accepté un suzerain, on était à ses ordres. Dans certaines cultures, on gardait les rois renversés en captivité, où ils avaient des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants à qui on ne faisait jamais de mal mais qui n’avaient pas le droit de s’en aller. Des populations entières ont été vaincues et forcées de travailler sous la férule de dirigeants étrangers, de payer à leurs maîtres des tributs exorbitants ; pillards et pirates ont pris des otages pour en tirer rançon ; poussés par la faim, des gens se sont volontairement asservis ; des prisonniers ont été condamnés aux travaux forcés. Toutes ces formes de soumission sont apparues dans de nombreuses cultures, mais rien de tout cela n’est à proprement parler de l’esclavage.
— Selon une définition restreinte, d’accord, fit Tagiri.
— L’esclavage, c’est quand un être humain devient propriété ; quand on a le loisir d’acheter et de vendre, non seulement la force de travail de quelqu’un, mais son corps et jusqu’aux enfants qu’il peut avoir. Quand une personne est un bien meuble, de génération en génération. » Kemal regarda son public à l’expression encore distante. « Vous le savez tous, j’en ai bien conscience. Mais ce dont vous n’avez pas l’air de vous rendre compte, c’est que l’esclavage n’était pas inévitable. Il a été inventé, à une époque et en un lieu bien précis. Nous savons quand et où le premier homme est devenu propriété. Ça s’est passé en Atlantide, le jour où une femme a eu l’idée d’utiliser les prisonniers sacrificiels pour travailler, puis, lorsque le captif qui lui rapportait le plus a été sur le point d’être immolé, de payer l’ancien de la tribu pour l’écarter définitivement du groupe des victimes.
— Ce n’est pas exactement le marché aux esclaves, remarqua Tagiri.
— C’était le début. Cette pratique s’est rapidement répandue, au point de devenir l’objectif principal des raids contre les autres tribus. Les Derkus se sont mis à acheter des captifs directement aux pillards, puis à s’échanger entre eux les esclaves, pour finalement en faire le commerce.
— Belle réussite, fit Tagiri.
— C’est devenu le fondement de leur cité : les esclaves remplissaient les devoirs des citoyens en s’occupant de creuser les canaux, de semer et de surveiller les récoltes. Grâce à ce système, les Derkus disposaient de temps pour bâtir une civilisation identifiable. L’esclavage était si profitable que les prêtres ont bien vite découvert que le dieu dragon ne voulait plus de sacrifices humains, du moins pour un moment ; cela signifiait que tous les prisonniers pouvaient être asservis et mis au travail. Ce n’est pas un hasard si, lorsque la grande crue a éliminé les Derkus, la pratique de l’esclavage ne s’est pas éteinte avec eux : les cultures voisines l’avaient déjà reprise parce qu’elle était efficace. C’était le seul moyen qu’on avait trouvé à l’époque pour accaparer la force de travail des étrangers. On peut faire remonter tous les autres exemples d’authentique esclavage que l’on a mis au jour à cette Derku, Nedz-Nagaya, quand elle a payé pour empêcher un captif utile d’aller nourrir le crocodile.
— Il ne nous reste plus qu’à lui ériger un monument », grinça Tagiri.
Elle était très en colère.
« Le concept d’achat et de vente d’êtres humains n’a été inventé que chez les Derkus, ajouta Kemal.
— Ailleurs, on n’a pas eu à l’inventer, répliqua Tagiri. Ce n’est pas parce qu’Agafna a fabriqué la première roue que quelqu’un d’autre ne l’aurait fait plus tard.
— Au contraire ; nous savons pertinemment que l’esclavage – le commerce des hommes – n’a pas été découvert dans la seule partie du monde où l’influence des Derkus ne s’est pas fait sentir. »
Kemal se tut.
« En Amérique, fit Diko.
— En Amérique, répéta Kemal. Et là où les personnes n’étaient jamais conçues comme propriété, que trouvait-on ?
— L’asservissement était loin d’être inconnu en Amérique, objecta Tagiri.
— Sous d’autres formes que j’ai citées plus haut. Mais les hommes en tant que propriété, les hommes affectés d’une valeur marchande, ça n’existait pas. Et c’est un des éléments qui vous plaît le plus dans votre idée de contrecarrer les plans de Colomb : préserver le seul continent où l’esclavage ne s’est jamais développé. Je me trompe ?
— Ce n’est pas le motif principal de notre étude de Colomb, répondit Tagiri.
— Eh bien, vous feriez bien de pousser un peu plus vos études, parce que l’esclavage a été le substitut direct des sacrifices humains. Ne me dites pas que vous préférez la torture et le massacre des prisonniers tels que les pratiquaient les Mayas, les Iroquois, les Aztèques et les Caraïbes ! C’est plus civilisé, à vos yeux ? Ces victimes étaient offertes aux dieux !
— Vous ne me ferez jamais croire qu’on a purement et simplement troqué les sacrifices humains contre l’esclavage.
— Que vous le croyiez ou non, ça m’est égal. Mais acceptez-en la possibilité ; reconnaissez qu’il y a des pratiques pires que l’esclavage ; reconnaissez que vos valeurs sont aussi arbitraires que celles des autres cultures et qu’essayer de corriger l’Histoire afin de les faire triompher dans le passé comme dans le présent n’est que pur…
— … impérialisme culturel, termina Hassan. Kemal, nous nous prenons le bec presque toutes les semaines sur ce sujet. Et si nous nous proposions de remonter le temps pour empêcher cette Derku d’inventer l’esclavage, vous auriez raison. Mais tel n’est pas notre but. Kemal, nous ne savons même pas si nous voulons faire quelque chose ! Nous essayons seulement de découvrir ce qui est réalisable ou non.
— Tant d’hypocrisie, c’est risible ! Vous savez depuis le début que c’est Colomb votre cible ! Colomb, que vous voulez arrêter ! Mais vous avez l’air d’oublier qu’en même temps que le mal répandu sur le monde par la domination européenne, vous allez aussi éliminer le bien : une médecine efficace, une agriculture productive, une eau propre, une énergie à bon marché, l’industrie qui nous donne le loisir de tenir cette réunion. Et ne venez pas me dire que tous les aspects positifs de notre société moderne auraient de toute façon vu le jour ; rien n’est inévitable. Vous jetez le bébé avec l’eau du bain. »
Tagiri s’enfouit le visage dans les mains. « Je sais », murmura-t-elle.
Kemal s’était attendu à une riposte verbale ; après tout, Tagiri n’avait pas cessé de lui voler dans les plumes. Pendant un moment, il ne sut plus quoi dire.
Tagiri ôta les mains de son visage mais garda les yeux baissés. « Tout changement aurait un coût. Et ne rien changer en aurait un aussi. Mais la décision ne m’appartient pas. Nous présenterons nos arguments au monde entier. » Elle releva la tête pour regarder Kemal. « C’est facile, pour vous, d’être certain que nous ne devons rien faire. Vous ne les avez pas vus. Vous êtes un scientifique. »
Il ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Je ne suis pas un scientifique, Tagiri. Je suis quelqu’un comme vous, c’est tout, quelqu’un qui se fourre parfois une idée dans la tête et qui n’arrive plus à s’en défaire.
— C’est vrai, dit Tagiri. Je ne peux pas m’en défaire. Quand nous aurons terminé nos recherches, si nous disposons d’une machine qui nous permette d’intervenir dans le passé, il y aura quelque chose que nous pourrons faire, qui en vaudra la peine, quelque chose qui répondra à… au désir d’une vieille femme qui a fait un rêve.
— À sa prière, vous voulez dire, fit Kemal.
— Oui ! répliqua-t-elle d’un air de défi. Sa prière. Nous pouvons agir pour améliorer le monde. Je ne sais pas comment.
— Nous ne sommes plus dans le domaine scientifique, à ce que je vois.
— Non, Kemal, et je n’ai jamais prétendu le contraire. » Elle eut un sourire triste. « J’ai été façonnée. On m’a confié la responsabilité d’observer le passé comme si j’étais une artiste, pour voir si l’on pouvait lui donner une nouvelle forme. Une meilleure forme. Si ce n’est pas possible, je ne ferai rien. Mais si c’est possible… »
Kemal ne s’attendait pas à tant de franchise. Il avait cru trouver un groupe de personnes engagées sur une voie délirante ; elles étaient certes engagées, mais elles ne suivaient nulle voie et, par conséquent, ne déliraient pas. « Une meilleure forme, répéta-t-il. Le problème peut se résumer en trois questions, je pense : d’abord, la nouvelle forme est-elle meilleure ou non ? À cela, on ne peut répondre qu’avec le cœur, mais, au moins, vous avez le bon sens de ne pas vous fier à vos désirs. Deuxièmement, est-ce techniquement réalisable ? Peut-on trouver un moyen de modifier le passé ? La réponse appartient aux physiciens, aux mathématiciens et aux ingénieurs.
— Et la troisième question ? demanda Hassan.
— Peut-on déterminer quel changement, au singulier ou au pluriel, il faut opérer pour obtenir exactement le résultat voulu ? Pour être plus clair, qu’allez-vous faire ? Envoyer un produit abortif dans le passé pour le verser discrètement dans le vin de la mère de Christophe Colomb ?
— Non, fit Tagiri. Nous essayons de sauver des vies, pas d’assassiner un grand homme.
— Par ailleurs, intervint Hassan, comme vous l’avez dit, il n’est pas question d’empêcher Colomb d’accomplir son œuvre si, ce faisant, nous devons créer un monde pire encore. C’est l’aspect le plus insoluble du problème : comment savoir ce qui se serait passé sans la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Ça, le chronoscope est encore incapable de nous le montrer : ce qui aurait pu se produire. »
Kemal regarda les gens réunis autour de lui et s’aperçut soudain qu’il s’était complètement trompé sur leur compte : ils étaient encore plus résolus que lui à éviter de faire la moindre erreur.
« Intéressant comme problème, fit-il.
— Insoluble, oui, répliqua Hassan. Je ne sais pas si ça va vous faire plaisir, Kemal, mais vous nous avez apporté notre seule lueur d’espoir.
— Et comment ça ?
— Grâce à votre analyse de Naog. Si Colomb a eu un jumeau dans l’Histoire, c’est bien lui : il a modifié le cours du monde par la seule puissance de sa volonté. Si son arche a fini par voir le jour, c’est uniquement à cause de son obstination acharnée ; ensuite, son bateau a résisté à la submersion et il est devenu une figure de légende ; et, comme son père avait été victime du bref retour des Derkus aux sacrifices humains, juste avant la crue, il a raconté à qui voulait l’entendre que les villes étaient mauvaises, que l’immolation d’êtres humains était un crime impardonnable, que Dieu avait détruit un monde à cause de ses péchés.
— Si seulement il avait prêché aussi contre l’esclavage… intervint Diko.
— Il a prêché le contraire, répondit Kemal ; il était l’exemple vivant des bienfaits de l’esclavage : il a gardé auprès de lui toute sa vie durant les trois esclaves qui l’avaient aidé à construire son bateau, et tous ceux qui venaient rendre visite au célèbre Naog voyaient bien que sa grandeur reposait sur la possession de ces trois hommes dévoués. » Puis, s’adressant à Hassan : « Je ne conçois pas bien en quoi l’exemple de Naog a pu vous inspirer de l’espoir.
— Parce qu’un homme, un homme seul, a remodelé le monde, dit Hassan. Et que vous avez su découvrir le moment précis où il s’est engagé sur la voie qui menait à ce bouleversement ; celui où il se tenait au bord du nouveau chenal qui se creusait dans le détroit de Bab el-Mandeb, où il observait la terrasse de l’ancienne ligne côtière et où il a compris ce qui allait se passer.
— Ce n’était pas difficile : il est aussitôt rentré chez lui où il a expliqué à sa femme les circonstances de sa découverte.
— C’était certainement plus évident que toutes nos trouvailles sur Colomb, en effet, fit Hassan. Mais ça nous donne l’espoir de tomber sur un moment similaire dans sa vie, sur l’incident, la réflexion qui l’a poussé vers l’ouest. Diko a mis le doigt sur l’instant où il a décidé d’être un personnage important, mais nous n’avons pas découvert celui où il s’est pris d’une obsession monomaniaque pour la direction de l’ouest. Toutefois, grâce à Naog, nous ne désespérons pas d’y parvenir un jour.
— Mais j’y suis arrivée, papa ». fit Diko.
Tous les regards se braquèrent sur elle. La jeune fille parut troublée. « Enfin, je crois, du moins. Mais c’est bizarre : j’y travaillais hier soir. Je sais, c’est bête, je me disais que ce serait merveilleux si je trouvais alors que… alors que Kemal était chez nous. Et puis j’ai trouvé. Je crois. »
Nul ne prononça un mot pendant un long moment. Soudain. Kemal se leva et dit : « Qu’attendons-nous alors ? Montrez-nous ! »