Vision

Cristoforo n’en avait jamais espéré tant : faire partie du convoi de Spinola à destination des Flandres ! Certes, c’était précisément le genre d’occasion à laquelle il s’était préparé depuis toujours en embarquant, à force de supplications, à bord de tous les navires qui voulaient bien de lui, au point qu’il connaissait désormais la côte ligure mieux que les bosses de son propre matelas. Et puis n’avait-il pas fait de son « voyage d’observation » à Chios un triomphe commercial ? Oh, il n’était pas revenu cousu d’or, ça non, mais, en partant de relativement peu, il avait si bien mené l’échange du bois de lentisque qu’il avait rapporté chez lui une bourse rebondie – dont il avait reversé, fort intelligemment et surtout sans se dissimuler, une bonne part à l’Église, et ce au nom de Niccolô Spinola.

Naturellement, Spinola le fit mander et Cristoforo se montra la gratitude personnifiée. « Je sais que vous ne m’aviez confié nul devoir à Chios, monseigneur, mais c’est vous néanmoins qui m’avez permis de participer au voyage, et sans débours de ma part. Les sommes ridicules que j’ai pu gagner là-bas n’étaient pas dignes de vous être offertes – vous donnez davantage à vos serviteurs quand ils se rendent au marché pour acheter les repas quotidiens de votre maisonnée. » C’était là une exagération grotesque et ils n’étaient dupes ni l’un ni l’autre. « Mais, lorsque j’ai remis cet argent au Christ, je n’ai pu prétendre, si dérisoire fût-il, qu’il venait de moi alors qu’il trouvait sa seule origine dans votre bienveillance. »

Spinola éclata de rire. « Vous êtes très doué ! dit-il. Exercez-vous encore un peu afin que vos compliments ne sentent plus le par-cœur et ils feront votre fortune, je vous le promets ! »

À ces mots, Cristoforo crut avoir échoué, jusqu’à ce que Spinola l’invite à prendre part à un convoi commercial à destination des Flandres et de l’Angleterre : cinq navires, voguant de conserve par mesure de sécurité, et l’un d’eux porteur d’une cargaison que Cristoforo lui-même avait charge de vendre. C’était là une grave responsabilité, sur laquelle reposait une grosse fraction de la fortune de Spinola, mais Cristoforo s’était bien préparé : les arts du négoce qu’il n’avait pas pratiqués lui-même, il les avait minutieusement observés chez les autres, et il savait surveiller le chargement d’un bateau, mener un marchandage acharné sans se faire d’ennemis, s’adresser à un capitaine, rester à la fois distant et courtois avec les hommes d’équipage, juger d’après le vent et le ciel quelle vitesse on pouvait espérer. Même s’il n’avait guère tâté du métier de marin, il en connaissait toutes les tâches à force de l’étudier, et il savait si les besognes étaient bien exécutées car, lorsqu’il était petit et que les marins ne le soupçonnaient pas encore de risquer de leur attirer des ennuis, les hommes le laissaient les observer. Il avait même appris à nager, ce que la plupart des matelots négligeaient de faire, parce qu’enfant il y voyait une nécessité de la vie en mer. Aussi, quand le navire mit à la voile, Cristoforo se sentait-il maître de la situation.

On l’appelait même « signor Colombo ». C’était récent ; on donnait rarement du signor à son père, bien que, ces dernières années, les gains de Cristoforo eussent permis à Domenico Colombo de prospérer : il avait déménagé la boutique et l’atelier de tissage dans des locaux plus vastes, il portait des habits plus raffinés, montait à cheval comme un gentilhomme et avait investi dans plusieurs petites demeures extra-muros afin de jouer les propriétaires terriens. Les titres ne venaient donc pas aisément à un homme de l’extraction de Cristoforo ; pourtant, lors de ce voyage, non seulement les marins mais le capitaine lui-même donnaient à Cristoforo le titre de courtoisie. Cette marque de respect était le signe du chemin qu’il avait parcouru – mais un signe moins important que la confiance des Spinola.

La traversée ne fut pas facile, et ce dès le départ ; la mer n’était pas démontée, mais elle n’était pas d’huile non plus. Cristoforo remarqua, secrètement amusé, qu’il était le seul agent commercial à n’avoir pas la nausée ; tout au contraire, il passait le temps comme lors de ses autres périples – penché sur les cartes en compagnie du navigateur ou lancé dans de grandes discussions avec le capitaine, s’occupant à extraire d’eux toutes leurs connaissances, tout ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Son destin avait beau l’attendre en Orient, il savait qu’un jour il aurait un navire – une flotte – qu’il lui faudrait peut-être mener par toutes les mers connues. Il connaissait les côtes de Ligurie ; son voyage à Chios, le premier au grand large, hors de vue de toute terre, fondé seulement sur la navigation et le calcul, lui avait donné un aperçu des mers orientales ; et maintenant il allait à la rencontre de l’Occident, par le détroit de Gibraltar puis, vers le nord, le long du Portugal, au travers du golfe de Gascogne, tous noms dont il n’avait entendu parler que dans les histoires et les vantardises des marins. Les gentilshommes – les autres gentilshommes – vomiraient peut-être tripes et boyaux jusqu’au port, mais Cristoforo, lui, emploierait chaque instant à se former jusqu’à devenir enfin prêt à se faire le serviteur entre les mains de Dieu, qui…

Il n’osait pas y penser ; Dieu connaîtrait l’effroyable présomption, l’orgueil mortel qu’il celait au fond de son cœur.

Dieu était déjà au courant, naturellement ; mais au moins Il constatait les efforts de Cristoforo pour empêcher l’orgueil de s’emparer de lui. Que votre volonté soit faite, Seigneur, non la mienne. Si je dois être celui qui prendra la tête de vos armées et de vos flottes triomphantes pour mener une grande croisade afin de libérer Constantinople, chasser le musulman d’Europe et relever la bannière chrétienne en Jérusalem, qu’il en soit ainsi. Sinon, j’accomplirai la tâche que Vous me réservez, qu’elle soit humble ou glorieuse. Je serai prêt. Je suis votre fidèle serviteur.

Quel hypocrite je fais ! se dit Cristoforo. Prétendre que mes motifs sont purs alors que j’ai certes remis ma bourse entre les mains de l’évêque lui-même, mais que j’en ai profité pour pousser mon avantage auprès de Niccolô Spinola ! Et la bourse n’était même pas pleine : j’en porte sur moi une bonne partie. Mais un gentilhomme doit s’habiller selon son rang sans quoi les gens ne l’appellent pas signor. Et une plus grande part encore est allée à Père, pour s’acheter des maisons et vêtir Mère comme une dame. Comme acte de foi, c’est un peu léger. Ai-je le désir de devenir riche et influent afin de servir Dieu, ou est-ce que je sers Dieu dans l’espoir qu’il me fera riche et influent ?

Tels étaient les doutes qui le tourmentaient entre ses rêves et ses projets. Mais il passait toutefois le plus clair de son temps à harceler de questions le capitaine et le navigateur, à étudier les cartes ou à observer les côtes qu’ils longeaient, et à dresser ses propres cartes et ses propres calculs, comme s’il était le premier à faire voile dans ces eaux.

« Il existe déjà quantité de cartes de la côte andalouse, remarqua le navigateur.

— Je sais, répondit Cristoforo. Mais j’en apprends davantage en les dressant moi-même qu’en les étudiant. Et je puis comparer mes cartes aux relevés que je possède. »

La vérité, c’était que les cartes étaient truffées d’erreurs ; à moins que, par quelque puissance surnaturelle, les caps, les baies, les plages et les promontoires de la côte ibérique ne se fussent déplacés, si bien que, de temps en temps, les navires passaient en vue d’un îlot qui n’apparaissait sur aucun portulan. « Seraient-ce des pirates qui ont dressé ces cartes ? demanda-t-il un jour au capitaine. On les dirait conçues de façon qu’un corsaire puisse nous assaillir sans crier gare. »

Le capitaine éclata de rire. « Ce sont des cartes maures, c’est en tout cas ce que je me suis laissé dire. Et les copistes ne sont pas exempts de défauts : il arrive que certains détails leur échappent. Que savent-ils de la navigation, assis à leur table, loin de toute mer ? Nous suivons les cartes grosso modo et nous apprenons où se trouvent les erreurs. Si nous cabotions tout le temps le long de ces côtes, comme font les marins espagnols, nous n’aurions qu’exceptionnellement besoin de ces cartes. Et les Espagnols ne sont pas près de vendre des cartes corrigées, parce qu’ils n’ont nulle envie d’aider les bâtiments d’autres nations à naviguer en sécurité par ici. Chaque nation garde jalousement ses cartes ; aussi, continuez à dressez les vôtres, signor Colombo : un jour, elles auront peut-être de la valeur à Gênes. Si notre voyage réussit, il y en aura d’autres. »

Il n’y avait aucun motif de penser qu’il ne réussirait pas, jusqu’à ce qu’un cri s’élève deux jours plus tard, alors qu’ils venaient de passer le détroit de Gibraltar : « Des voiles ! Des corsaires ! »

Cristoforo se précipita au plat-bord et peu de temps après des voiles apparurent. À leur aspect, ce n’étaient pas des pirates maures. Et d’avoir affaire à cinq navires marchands voguant de conserve ne les intimidait pas : ils disposaient eux-mêmes de cinq corsaires.

« Je n’aime pas ça, fit le capitaine.

— Nous sommes de force égale, non ? demanda Cristoforo.

— Détrompez-vous : nous transportons une cargaison, eux non ; ils connaissent ces eaux ; pas nous ; et ils ont l’habitude des corps à corps sanglants. Nous, qu’avons-nous ? Des gentils hommes qui se promènent l’épée au côté et des marins terrifiés à l’idée d’une bataille en pleine mer.

— Cependant, dit Cristoforo, Dieu combat aux côtés des justes. »

Le capitaine lui adressa un regard de souverain mépris. « Que je sache, nous ne sommes pas plus vertueux que d’autres qui ont eu la gorge tranchée. Non, nous les prendrons de vitesse si c’est possible, et, dans le cas contraire, nous vendrons si cher notre peau qu’ils renonceront et nous laisseront tranquilles. Que valez-vous au combat ?

— Guère », répondit Cristoforo. Inutile de promettre davantage qu’il ne pouvait tenir : le capitaine avait le droit de savoir sur qui compter ou ne pas compter. « Je porte l’épée pour le respect qu’elle inspire.

— Ces pirates ne respecteront la vôtre que dégoulinante de sang. Comment vous débrouillez-vous au lancer ?

— Je savais jeter des pierres quand j’étais enfant.

— Ça me va. Si la situation tourne mal, il nous reste un ultime espoir : nous allons remplir des récipients d’huile. Nous y mettrons le feu et les projetterons sur les navires pirates. Ils auront du mal à se battre contre nous avec leurs ponts en feu.

— Oui, mais, pour ça, il faut qu’ils soient terriblement près de nous, non ?

— Je vous l’ai dit : nous n’employons ce moyen que lorsque les choses se présentent mal.

— Et qu’est-ce qui empêchera les incendies de se propager à nos propres navires si les leurs sont en flammes ? »

Le capitaine le toisa, glacial. « Encore une fois, le but est de faire de nous un gibier sans intérêt. » À nouveau, il se tourna vers les voiles des corsaires, loin derrière eux et à l’écart de la côte. « Ils essayent de nous coincer contre le rivage, dit-il. Si nous arrivons à passer le cap Saint-Vincent, nous pourrons virer au nord et les semer. Jusque-là, ils vont s’efforcer de nous intercepter lorsque nous louvoierons vers le large ou de nous jeter à la terre lors de la manœuvre inverse.

— Eh bien, tirons tout de suite vers le large, fit Cristoforo. Eloignons-nous le plus possible de la côte. »

Le capitaine soupira. « Ce serait le plus avisé, mon ami, mais l’équipage ne l’acceptera pas. Les hommes n’aiment pas perdre la terre de vue en cas de combat.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’ils ne savent pas nager. Tout ce qu’ils peuvent espérer, si nous n’avons pas l’avantage, c’est s’accrocher à une épave flottante.

— Mais si nous ne nous écartons pas de la côte, comment prendre l’avantage ?

— En de pareilles circonstances, n’attendez pas des marins qu’ils se montrent rationnels. Et une chose est sûre : on ne force pas un équipage à aller là où il ne veut pas aller.

— Ils ne se mutineraient pas, tout de même !

— S’ils croyaient que je les mène à la mort, ils jetteraient le navire à la côte et abandonneraient la cargaison aux pirates. C’est mieux que de finir noyé ou vendu comme esclave. »

Cristoforo n’y avait jamais pensé. La situation ne s’était présentée dans aucun de ses précédents voyages et les marins n’en parlaient pas lorsqu’ils étaient à quai, à Gênes. En ces occasions, ils se montraient téméraires, tout feu tout flamme. Et, quant à cette idée que le capitaine ne pouvait pas les mener partout où il l’ordonnait… Cristoforo la rumina pendant des jours, cependant que les corsaires les suivaient et les repoussaient toujours plus près de la terre.

« Des Français », dit le navigateur.

Aussitôt, un marin près de lui fit : « Coullon. »

Cristoforo sursauta. À Gênes, il avait assez souvent écouté bavarder des Français, malgré l’hostilité des Génois à l’égard d’un pays qui avait plus d’une fois pillé leurs quais et tenté d’incendier leur cité, pour savoir que « Coullon » était la version française de son patronyme : Colombo ou, en latin, Columbus.

Mais le marin qui avait parlé n’était pas français et paraissait inconscient du sens que ce nom pouvait avoir pour Cristoforo.

« C’est peut-être Coullon, répondit le navigateur. Vu son audace, il y a plus de chances que ce soit le diable ; mais ne dit-on pas que Coullon est le diable en personne ?

— Et tout le monde sait que le diable est français ! » lança un matelot.

Tous ceux qui étaient à portée d’oreille éclatèrent de rire, mais sans joie réelle. Et le capitaine tint à montrer à Cristoforo où se trouvaient les bombes incendiaires une fois que le mousse les eut préparées. « Ayez toujours du feu sur vous, recommanda-t-il. C’est ça, votre épée, signor Cristoforo, et celle-là, ils la respecteront. »

Coullon le pirate s’était-il amusé avec eux ? Fut-ce pour cela qu’il les laissa conserver leur avance jusqu’à ce que le cap Saint-Vincent, porteur d’espoir, soit en vue ? En tout cas, il n’eut aucun mal, à ce moment, à réduire la distance entre les deux flottes et à barrer la route aux marchands avant qu’ils puissent contourner le cap et virer au nord dans l’Atlantique.

Impossible de coordonner la défense des navires : chaque capitaine devait se débrouiller seul pour remporter la victoire. Celui du bateau de Cristoforo comprit tout de suite que, s’il gardait la même trajectoire, il allait se faire jeter à terre ou aborder presque aussitôt. « Pare à virer ! cria-t-il. Mettez-nous le vent dans le dos ! »

C’était une stratégie téméraire, mais les marins la comprirent et les autres bâtiments, voyant la manœuvre, l’imitèrent. Il allait falloir passer au milieu des corsaires, mais, en s’y prenant bien, la pleine mer devrait s’ouvrir devant eux, avec un vent favorable et les corsaires dans le dos. Cependant, Coullon n’était pas un imbécile et il rameuta ses corsaires juste à temps pour lancer des grappins aux marchands génois qui traversaient sa flotte.

Tandis que les pirates tiraient sur les cordes pour rapprocher les navires, Cristoforo put constater que le capitaine avait eu raison : l’équipage ne brillerait guère au combat. Oh, certes, les hommes se battraient vaillamment car c’était leur vie qu’ils défendaient ; mais il y avait du désespoir au fond de leurs yeux et ils tremblaient visiblement à l’idée du massacre à venir. Il entendit un solide matelot s’adresser au mousse : « Prie Dieu de te faire tuer. » Ce n’était guère encourageant, non plus que l’impatience évidente des pirates d’en découdre.

Cristoforo prit le boutefeu dans le pot de braises, s’en servit pour allumer deux bombes puis, en les tenant serrées contre lui bien qu’elles roussissent son pourpoint, il monta sur le gaillard d’avant, d’où il aurait une meilleure vue de sa cible. « Capitaine ! cria-t-il. Maintenant ? »

L’homme ne l’entendit pas – on hurlait trop autour du gouvernail. Qu’importait ? la situation était visiblement critique et plus les corsaires se rapprochaient, plus le risque grandissait de mettre le feu aux deux navires. Il jeta la bombe.

Il avait le bras solide et il avait visé juste, assez juste en tout cas : le récipient se fracassa sur le pont du corsaire en éclaboussant le bois de flammes ; on eût dit une explosion de teinture orange vif. En quelques instants, elles escaladèrent les écoutes en dansant et s’attaquèrent aux voiles ; du coup, les pirates cessèrent de rire et de pousser des cris victorieux, mais ils redoublèrent d’efforts pour tirer sur les cordes des grappins et Cristoforo se rendit compte que leur seul espoir, naturellement, maintenant que leur propre navire était la proie du feu, était de s’emparer du marchand.

Il se retourna et vit qu’un autre corsaire, également accroché à un bâtiment génois, se trouvait assez près pour y mettre le feu. Il fut moins précis cette fois : la bombe tomba dans l’eau. Mais le mousse avait entrepris d’allumer les récipients d’huile et de les lui passer ; Cristoforo parvint à en projeter deux sur le pont du navire ennemi et deux autres sur celui qui s’apprêtait à l’abordage de son propre bateau.

« Signor Spinola, dit-il, pardonnez-moi de perdre votre cargaison. »

Mais le signor Spinola n’entendrait pas ses prières, il le savait ; en outre, ce n’était plus seulement sa carrière de marchand qui était en jeu, mais sa vie même. Mon Dieu, fit-il silencieusement, suis-je ou non votre serviteur ? Je vous donne mon existence si vous m’épargnez. Je libérerai Constantinople. « Hagia Sophia ouïra de nouveau la musique de la sainte messe, murmura-t-il. Mais sauvez-moi, mon Dieu. »


« C’est l’instant de sa décision ? demanda Kemal.

— Non, bien sûr, répliqua Diko. Je voulais seulement vous montrer ce que j’étais en train de faire. Cette scène a été observée mille fois, naturellement. On l’intitule "Colomb contre Colomb" puisque le pirate et lui portaient le même nom. Or toutes les archives datent de l’époque du Tempovue ; on voyait donc ses lèvres bouger, mais avec le bruit de la bataille il n’était pas question d’entendre ce qu’il disait. Et ça ne dérangeait personne, parce qu’après tout quelle importance ce que dit un homme dans une prière au milieu d’un combat ?

— –

— Mais, ça, c’est important, je crois, fit Hassan. Hagia Sophia ?

L’édifice le plus sacré de Constantinople, peut-être la plus belle cathédrale chrétienne du monde, à cette époque où la chapelle Sixtine n’existait pas. Et lorsque Colomb supplie Dieu d’épargner sa vie, quel vœu fait-il ? Celui d’une croisade en Orient ! J’ai découvert ça il y a plusieurs jours et ça m’a fait passer des nuits blanches. On avait toujours cherché l’origine de son voyage vers l’ouest bien avant, à Chios peut-être, ou à Gênes. Mais là, il a quitté Gênes pour la dernière fois ; il n’y retournera plus jamais. Et il n’est qu’à une semaine de son installation à Lisbonne, où il est clair qu’il a tourné ses regards vers l’ouest de façon résolue, irrévocable. Pourtant, ici, à cet instant, il jure de libérer Constantinople !

— Incroyable ! dit Kemal.

— Donc, voyez-vous, poursuivit Diko, ce qui l’a ancré dans son obsession de voyager vers l’ouest, vers les Indes, ne peut s’être produit qu’entre cet instant, à bord de ce navire dont les voiles brûlent déjà, et son arrivée à Lisbonne une semaine plus tard.

— Excellent ! s’exclama Hassan. Beau travail, Diko. Ça réduit considérablement le champ d’investigation.

— Papa, tout ça, je l’ai découvert il y a des jours. J’ai dit que j’avais trouvé l’instant de sa décision, pas seulement la semaine.

— Montre-nous alors, dit Tagiri.

— J’ai peur de vous montrer ce que j’ai découvert.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que c’est impossible. Parce que… parce que, autant que je puisse en juger. Dieu lui parle.

— Faites-nous voir ça, intervint Kemal. J’ai toujours eu envie d’entendre la voix de Dieu. »

Tout le monde éclata de rire.

Tout le monde sauf Diko. « Vous allez l’entendre », déclara-t-elle.

Les rires se turent net.

Les pirates étaient à bord et avec eux vint le feu qui se mit à bondir de voile en voile. À l’évidence, même si l’on parvenait à repousser les assaillants, les deux navires étaient condamnés. Ceux des marins qui n’étaient pas occupés à se battre entreprirent de jeter des tonneaux et des panneaux de cale par-dessus bord, et plusieurs réussirent à mettre le canot à la mer à l’opposé du navire des pirates. Cristoforo vit que le capitaine dédaignait d’abandonner son bâtiment : il luttait bravement et son épée dansait. Soudain l’épée disparut, et dans la fumée qui tourbillonnait sur le pont Cristoforo perdit l’officier de vue.

Des matelots sautaient à la mer en visant les débris flottants. Cristoforo eut la vision fugitive de l’un d’eux qui poussait un camarade d’un panneau de bois, d’un autre qui coulait à pic sans avoir rien trouvé à quoi s’accrocher. Si les pirates ne s’en étaient pas encore pris à Cristoforo lui-même, c’est qu’ils s’acharnaient à abattre les mâts en flammes du navire génois avant que le feu ne descende jusqu’au pont, et il semblait qu’ils dussent y parvenir, se sauvant eux-mêmes ainsi que la cargaison aux dépens des Génois. C’était intolérable ! Les Génois étaient perdants quoi qu’il arrive – mais Cristoforo pouvait au moins faire en sorte que les pirates ne soient pas victorieux non plus.

Il saisit deux bombes incendiaires allumées, en jeta une sur le pont de son propre navire et l’autre plus loin, où elle noya la barre dans une tourmente de flammes. Les pirates poussèrent des hurlements de rage – du moins ceux qui ne hurlaient pas de souffrance ou de terreur – et ils repérèrent sans tarder Cristoforo et le mousse sur le gaillard d’avant. « Je crois qu’il est temps de sauter à l’eau, dit Cristoforo.

— Je ne sais pas nager, objecta le mousse.

— Moi, je sais. » Mais, tout d’abord, il arracha le panneau de cale du gaillard d’avant, le traîna jusqu’au plat-bord et le précipita dans la mer ; cela fait, il prit l’enfant par la main et suivit le même chemin à l’instant où les pirates arrivaient sur eux.

Le mousse n’avait pas menti sur son incapacité à nager et Cristoforo dut faire de considérables efforts rien que pour le jucher sur le panneau de bois. Mais une fois là, en sécurité, le gamin se calma ; cependant, quand Cristoforo voulut se hisser, au moins en partie, sur le frêle radeau, l’épave bascula dangereusement et l’enfant s’affola de plus belle. Cristoforo se laissa retomber dans l’eau. La côte était à cinq lieues au bas mot, plus probablement six ; Cristoforo était bon nageur mais pas à ce point-là. Il aurait besoin de s’accrocher à quelque chose pour se reposer de temps en temps et, si ce ne pouvait être ce panneau, il allait devoir l’abandonner et trouver une autre épave. « Ecoute, petit ! cria-t-il. La côte est par là ! » Et il tendit le doigt.

L’enfant comprenait-il ce qu’il disait ? Il avait les yeux écarquillés, mais du moins étaient-ils fixés sur Cristoforo.

« Rame avec les mains ! Par là ! »

Mais l’enfant terrifié ne bougea pas ; soudain, il tourna son regard vers les navires en flammes.

C’était exténuant de faire du surplace dans l’eau tout en essayant de communiquer avec ce gosse. Il lui avait sauvé la vie, il devait désormais s’occuper de sauver la sienne.

En nageant en direction de la côte invisible, il finit par tomber sur une rame. Ce n’était pas un radeau et Cristoforo ne pouvait s’y hisser pour s’extraire de l’eau mais, en se coinçant le manche entre les jambes et en faisant reposer son torse sur le plat de la pelle, il put s’offrir quelques moments de répit lorsque la lassitude gagnait ses bras. Bientôt, il laissa derrière lui la fumée des incendies, puis les hurlements des hommes, sans savoir s’il cessait d’entendre ces cris affreux à cause de la distance ou parce que tous les marins s’étaient noyés. Il ne regarda pas en arrière ; il ne vit pas les masses enflammées s’enfoncer sous les eaux. Déjà il avait oublié les navires et sa mission commerciale : il ne pensait plus qu’à mouvoir ses bras et ses jambes, à lutter contre la houle de l’Atlantique pour se rapprocher de la côte qui lui paraissait toujours plus lointaine.

Parfois, Cristoforo avait la conviction d’être pris et irrésistiblement entraîné dans un courant venu de la terre. Il avait mal, ses bras et ses jambes épuisés ne pouvaient plus bouger et pourtant il les y forçait, bien faiblement désormais ; enfin, enfin, il constata qu’il s’était rapproché de la côte. L’espoir lui rendit la force de continuer, bien que la douleur de ses articulations lui donnât l’impression d’être écartelé par l’océan.

Il entendait le fracas des vagues qui déferlaient sur la terre. Il distinguait des arbres rabougris sur des falaises basses. Et soudain une vague s’écroula autour de lui et il vit la plage. Il nagea encore un peu, puis essaya de se redresser. Peine perdue : il retomba dans l’eau ; mais il avait lâché la rame et il fut un instant submergé. Quelle dérision, se dit-il soudain, s’il n’avait fait tant d’efforts que pour se noyer sur la plage, tout cela parce que ses jambes étaient trop faibles pour supporter son poids !

Cristoforo décida de ne pas faire la bêtise de mourir tout de suite, bien qu’il ressentît fugitivement comme séduisante l’idée de baisser les bras et d’enfin se reposer. Il donna un coup de pied sur le fond et, comme l’eau n’était pas trop profonde, sa tête émergea et il put respirer. Mi-nageant, mi-marchant, il parvint à force de volonté jusqu’à la plage, puis, à plat ventre, il se traîna jusqu’au sable sec. Là, il ne s’arrêta pourtant pas – une petite part rationnelle de lui-même lui disait qu’il devait dépasser le niveau de la marée haute, indiqué par le chapelet de bouts de bois et d’algues desséchés à quelques pas. Il rampa, se traîna jusqu’à cette ligne, la doubla, puis s’effondra dans le sable, sans connaissance.

Ce fut la marée montante qui le réveilla : de fines vaguelettes parvenaient jusqu’à la ligne de dépôts et lui chatouillaient les pieds et les cuisses. Il souffrait d’une soif intense et, lorsqu’il essaya de se déplacer, il eut l’impression d’avoir tous les muscles en feu. S’était-il brisé bras et jambes sans s’en apercevoir ? Non, se reprit-il aussitôt, il avait simplement exigé d’eux davantage qu’ils n’étaient conçus pour donner, et il le payait maintenant en courbatures.

Mais la douleur ne l’empêcherait pas de s’éloigner de la plage pour éviter la mort. À quatre pattes, il se mit en marche jusqu’à ce qu’il atteigne les premières touffes de végétation littorale ; là, il chercha des yeux des signes de présence d’eau potable. Si près de la plage, c’était beaucoup espérer, mais comment reprendre des forces sans boire ? Le soleil se couchait ; bientôt il ferait trop sombre pour y voir et, bien que la fraîcheur la nuit pût le soulager, elle risquait aussi bien de le tuer, dans l’état de faiblesse où il était.

« O mon Dieu, souffla-t-il entre ses lèvres parcheminées, de l’eau, par pitié ! »

Diko arrêta l’enregistrement. « Vous savez tous ce qui se produit à ce moment-là, non ?

— Une femme du village de Lagos tombe sur lui, dit Kemal ; on le soigne, on le remet sur pied et il part pour Lisbonne.

— On a vu ça mille fois au Tempovue, fit Hassan. Ou, plutôt, des milliers de personnes ont vu la scène au moins une fois.

— Précisément, reprit Diko : on l’a vue au Tempovue. » Elle s’approcha d’une des vieilles machines, qui ne servait plus qu’à repasser d’anciennes archives. Elle fit défiler le passage concerné à grande vitesse : pantin comique aux gestes saccadés, Colomb regarda d’un côté, s’effondra dans le sable, en prière peut-être, puis se mit à genoux, se signa et dit : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » C’est dans cette position que la femme de Lagos – Maria Luisa, fille de Simào o Gordo, pour être exact – le découvrit. Elle aussi agitée de mouvements de marionnette dans le chronoscope, elle courut au village chercher de l’aide.

« C’est bien ce que vous avez tous vu ? » demanda Diko.

Tous acquiescèrent.

« Manifestement, il ne se passe rien, poursuivit-elle. Dans ces conditions, à quoi bon y revenir avec le ChronoRéel II ? C’est pourtant ce que j’ai fait, et voici ce que j’ai trouvé. » Elle retourna auprès du chronoscope et relança l’enregistrement. Sous les yeux des Observateurs attentifs, Christophe Colomb cherchait de l’eau d’un mouvement lent de la tête, visiblement épuisé et souffrant. Et, à cet instant, à la stupéfaction générale, une voix douce se fit entendre.

« Cristoforo Colombo », dit-elle.

Une silhouette puis une deuxième apparurent devant lui, vaguement lumineuses. Colomb regarda dans leur direction et il était clair qu’il ne cherchait plus d’eau mais qu’il scrutait l’image en formation dans l’air devant lui.

« Cristóbal Colon… Coullon… Columbus… » La voix poursuivit en citant son nom dans diverses langues ; elle était tout juste audible et l’image n’était pas nette.

« On les voit à peine, murmura Hassan. Jamais le Tempovue n’aurait pu détecter ça. On dirait de la fumée ou de la vapeur, une vague excitation de l’air.

— Mais qu’est-ce que c’est ? fit Kemal, tendu.

— Ecoutez et taisez-vous, répliqua impatiemment Tagiri. À quelle conclusion voulez-vous aboutir sans données ? » Le silence tomba. Chacun était tout yeux et tout ouïe.

La vision prit finalement l’aspect de deux personnages entourés d’un faible halo ; sur l’épaule du plus petit était posée une colombe. Le doute n’était pas permis pour un homme du Moyen Age, surtout aussi lettré que Cristoforo : c’était la Sainte-Trinité. Il faillit prononcer les noms des visiteurs à haute voix, mais ils continuaient de répéter son nom dans des langues inconnues.

Puis, enfin : « Columbus, tu es mon fidèle serviteur. »

— Oui, de toute mon âme.

« Tu as tourné ton cœur vers l’Orient, pour libérer Constantinople du Turc. »

— Ma prière, ma promesse a été entendue.

« J’ai vu ta foi et ton courage, et c’est pourquoi j’ai épargné ta vie sur l’Océan. J’ai une grande tâche à te confier. Mais ce n’est pas à Constantinople que tu dois apporter la Croix. »

— À Jérusalem, alors ?

« Ni à Jérusalem ni à aucune nation qui borde la Méditerranée. Je t’ai sauvé afin que tu apportes la Croix en des terres beaucoup plus loin vers l’orient, si loin qu’elles ne sont accessibles qu’en faisant voile vers l’occident sur l’Atlantique. »

Cristoforo avait du mal à comprendre ce qu’on lui disait, et il n’osait plus lever les yeux – quel mortel avait le droit de poser le regard sur le visage du Sauveur ressuscité, à plus forte raison sur le Tout-Puissant et la colombe de l’Esprit saint ? Ce n’était peut-être qu’une vision, mais il n’osait plus la contempler. Il courba la tête, le front sur le sable, afin de ne plus voir, mais il n’en écouta que plus attentivement.

« Là-bas se trouvent de vastes royaumes à l’or abondant et aux armées considérables. Leurs habitants ne connaissent pas le nom de mon Fils unique et ils meurent sans avoir été baptisés. Par ma volonté, tu leur apporteras le salut et tu reviendras chargé des richesses de ces pays. »

Cristoforo entendit et son cœur s’enflamma. Dieu l’avait vu, Dieu l’avait remarqué et lui confiait une mission infiniment plus noble que la libération d’une ancienne capitale chrétienne. Des terres si lointaines à l’orient qu’il fallait naviguer à l’occident pour les atteindre ! L’or ! Le salut !

« Grand sera ton renom. Les rois te feront vice-roi et tu seras gouverneur de l’Océan. Des royaumes tomberont à tes pieds et les multitudes dont la vie sera sauvée te béniront. Fais voile à l’occident, Columbus, mon fils, car ce voyage est à la portée de tes vaisseaux. Les vents du sud te pousseront vers l’ouest, puis les vents du nord te ramèneront sans mal en Europe. Enseigne le nom du Christ à ces nations et tu sauveras ton âme en même temps, que la leur. Jure solennellement que tu feras ce voyage et, après avoir franchi de nombreux obstacles, tu y parviendras. Mais ne romps point ce serment ou ton sort sera pire que celui des hommes de Sodome au Jugement dernier. Oncques mission plus grande ne fut donnée à un mortel, et les honneurs que tu recevras sur terre ne seront que le millième de ce qui t’attendra dans les Cieux. Mais, si tu échoues, les conséquences pour toi et toute la chrétienté dépasseront en calamité ce que tu puis imaginer. À présent, prête serment, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Columbus se remit tant bien que mal à genoux. « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, murmura-t-il.

— Je t’envoie une femme qui t’aidera à recouvrer la santé. Quand tu auras retrouvé tes forces, tu devras te lancer dans ta mission. Ne révèle à personne que je t’ai parlé – ma volonté n’est pas que tu périsses comme les prophètes d’autrefois et, si tu prétends avoir entendu ma voix, les prêtres te feront sûrement brûler pour hérésie. Tu dois convaincre ceux qui t’accompagneront d’entreprendre ce grand voyage pour des raisons séculières et non parce que je l’ai ordonné. Peu me chaut qu’ils y participent par soif de l’or, de la renommée ou de mon amour, tant qu’ils accomplissent cette tâche. Tant que tu l’accomplis, toi. Exécute ma mission. »

L’image se brouilla et disparut. Sanglotant presque d’épuisement et d’une espérance radieuse, Cristoforo – non, il s’appelait désormais Columbus, Dieu l’avait nommé Columbus, son nom en latin, la langue de l’Église –, Cristoforo attendit dans le sable. Et, comme la vision l’avait promis, quelques minutes plus tard une femme se présenta, le vit et partit aussitôt en courant chercher de l’aide. Avant la nuit noire, les solides pêcheurs du village de Lagos le transportèrent chez eux, où des mains douces portèrent du vin à ses lèvres, lui retirèrent ses vêtements encroûtés de sel et de sable et le baignèrent pour adoucir les brûlures de sa peau irritée. Me voici à nouveau baptisé, songea Columbus, mis au monde une deuxième fois pour remplir la mission de la Sainte-Trinité.

De ce qui s’était passé sur la plage il ne souffla pas mot, mais déjà les réflexions sur ce qu’il devait faire s’agitaient sous son crâne. Les grands royaumes de l’Orient… Aussitôt lui venaient à l’esprit les récits de Marco Polo sur les Indes, le Cathay, Cipango. Mais, lui, pour s’y rendre, il ne ferait pas route vers l’est ni vers le sud le long des côtes d’Afrique, comme, disait-on, le faisaient les Portugais. Non, lui naviguerait vers l’ouest. Mais où trouver un bateau ? Pas à Gênes, alors que celui qu’on lui avait confié gisait au fond de la mer. En outre, les navires génois n’étaient pas assez rapides et ils enfonçaient trop dans les eaux du large de l’océan.

Dieu l’avait conduit sur la côte portugaise et les Portugais étaient de fameux navigateurs, d’audacieux explorateurs du monde. N’était-il pas destiné à être un jour vice-roi ? Il trouverait le moyen d’obtenir la subvention du roi du Portugal, et, sinon de lui, d’un autre souverain, ou d’un autre homme qui ne serait pas roi. Il réussirait car Dieu était avec lui.

Diko coupa l’enregistrement. « Vous voulez revoir la scène ? demanda-t-elle.

— Il faudra la revoir bien des fois, répondit Tagiri. Mais pas pour le moment.

— Ce n’était pas Dieu, dit Kemal.

— J’espère, fit Hassan. Cette trinité chrétienne m’a fait un sale effet. C’était… décevant.

— Montrez ça n’importe où dans le monde musulman, reprit Kemal, et les émeutes ne cesseront qu’après la destruction du dernier centre d’Observation.

— Comme vous l’avez dit, Kemal, intervint Tagiri, ce n’était pas Dieu : l’apparition n’était pas visible qu’à Colomb. Toutes les autres visions connues de l’histoire étaient totalement subjectives. Celle-ci, nous l’avons partagée, mais pas sur le Tempovue. Seul le ChronoRéel II a su la détecter et nous savons que cet appareil peut permettre aux gens du passé d’apercevoir ceux qui les observent.

— Ça viendrait de chez nous ? Ce message aurait été envoyé par l’Observatoire ? demanda Kemal qui commençait déjà à monter sur ses grands chevaux à l’idée que l’un d’eux ait pu trafiquer l’Histoire.

— Non, pas de chez nous, fit Diko. Nous, nous vivons dans le monde où Colomb a fait route vers l’ouest et où il a ouvert la voie à l’Europe pour détruire et dominer les deux Amériques. Quelques heures après avoir vu cette scène, j’ai compris : cette vision a créé notre monde. Nous savions déjà que le voyage de Colomb avait tout changé, non seulement parce qu’il avait découvert les Antilles, mais surtout parce qu’au retour il avait rapporté des récits parfaitement crédibles sur des choses qu’il n’avait pas vues : l’or, les grands royaumes. Et maintenant nous savons pourquoi : il était parti vers l’ouest sur l’ordre de Dieu, avec la promesse qu’il trouverait toutes ces merveilles ; dès lors, il ne pouvait faire autrement qu’annoncer leur découverte, il ne pouvait qu’être convaincu de l’existence de l’or et des royaumes bien qu’il n’en ait aucune preuve, tout ça parce que Dieu avait affirmé leur présence.

— Si nous ne sommes pas les responsables, alors qui ? » demanda Hassan.

Kemal éclata d’un rire hargneux. « C’est nous, les responsables, c’est évident ! Ou plutôt, vous !

— Vous prétendez que ce serait un canular de notre part, c’est ça ? fit Tagiri.

— Nullement. Mais regardez-vous : vous travaillez à l’Observatoire et vous êtes résolus à modifier le passé pour l’améliorer. Alors, disons que dans une autre version de l’Histoire d’autres membres d’une itération précédente de l’Observatoire ont découvert qu’ils pouvaient changer le passé et l’ont fait. Imaginons que, de leur point de vue, l’événement le plus effroyable de toute l’histoire ait été la dernière croisade, conduite par le fils d’un tisserand génois. Pourquoi pas ? Dans leur chronologie, Colomb a fixé son inexorable ambition sur le but qu’il poursuivait juste avant sa vision ; il parvient à la côte et met sa survie sur le compte de la faveur de Dieu ; il organise sa croisade pour libérer Constantinople avec le même charme et la même obstination que ceux avec lesquels il a préparé son voyage vers l’ouest chez nous ; et, pour finir, il se lance à la tête d’une armée dans une guerre sanglante contre les Turcs. Supposons qu’il gagne, qu’il terrasse les Seldjoukides puis qu’il s’abatte sur tous les pays musulmans les uns après les autres et les mette à feu et à sang, selon la procédure habituelle des chrétiens européens. La grande civilisation musulmane pourrait alors disparaître et avec elle d’inestimables trésors de connaissance. Supposons que la croisade de Christophe Colomb soit considérée comme la pire catastrophe de l’Histoire et que les gens de l’Observatoire se soient estimés, comme vous, moralement obligés de s’y opposer ? Le résultat, c’est notre histoire à nous : le pillage à outrance des Amériques et un monde quand même dominé par l’Europe. »

Tout le monde le regardait, réduit au silence.

« Qui peut dire si les changements opérés par ces gens n’ont pas abouti à une issue pire que celle qu’ils cherchaient à éviter ? » Kemal eut un sourire méchant. « L’orgueil de ceux qui veulent jouer les divinités ! Car c’est exactement ce qu’ils ont fait : ils ont joué à Dieu. À la Trinité, plus précisément. Et la colombe ! Quelle jolie touche ! Allez-y, regardez cette scène un millier de fois, gavez-vous-en ! Et, chaque fois que vous verrez ces mauvais comédiens qui se font passer pour les personnages de la Trinité afin de détourner Colomb de sa croisade et l’embarquer dans son voyage vers l’ouest qui a détruit un monde, j’espère que c’est vous que vous verrez ! Ce sont des gens comme vous qui sont responsables de toutes ces souffrances ! »

Hassan fit un pas en direction de Kemal, mais Tagiri s’interposa. « Vous pouvez avoir tort comme vous pouvez avoir raison, Kemal. Tout d’abord, je ne pense pas que leur but était seulement de détourner Colomb de sa croisade ; pour cela, il leur suffisait de lui ordonner d’en abandonner l’idée. Or ils lui annoncent qu’en cas d’échec les conséquences seraient désastreuses pour la chrétienté. Ce n’est pas cohérent avec l’hypothèse qu’ils s’efforcent d’effacer la conquête du monde musulman par les chrétiens.

— Ils ont très bien pu mentir, repartit Kemal, lui raconter ce qu’à leur sens il avait envie d’entendre pour l’obliger à leur obéir.

— Peut-être, fit Tagiri. Mais leur but était différent, à mon avis ; c’est autre chose qui se serait passé si Colomb n’avait pas eu sa vision. Et il faut découvrir quoi.

— Mais comment découvrir ce qui n’est pas arrivé ? » demanda Diko.

Tagiri sourit d’un air rosse à Kemal. « Je connais un homme doué d’une persévérance inflexible, d’une grande sagesse et capable de juger très vite. Il est tout désigné pour s’atteler au projet visant à déterminer ce que la vision avait pour but d’éviter, ou à quoi elle devait aboutir. Pour un motif que nous ignorons, les gens de cet autre avenir ont décidé d’envoyer Colomb vers l’ouest ; nous devons savoir pourquoi et il faut quelqu’un pour chapeauter ce projet. Or vous, Kemal, vous ne faites plus rien de productif, n’est-ce pas ? Vos jours de gloire sont derrière vous et vous en êtes réduit à expliquer aux autres que leurs rêves ne sont que de la gnognote. »

L’espace d’un instant, on put croire que Kemal allait la frapper, tant la critique était cruelle. Mais il ne leva pas la main et, au bout d’un long moment, il se retourna et sortit.

« Tu crois qu’il a raison, maman ? demanda Diko.

— Et, plus important, intervint Hassan, est-ce qu’il va nous faire des ennuis ?

— Je crois qu’il va prendre la tête du projet pour découvrir ce qui aurait pu se passer, répondit Tagiri. À mon avis, la question va le hanter, le harceler sans répit, et il finira par travailler avec nous.

— Le pied, murmura quelqu’un sèchement, et tout le monde éclata de rire.

— Kemal est un adversaire redoutable, mais c’est un allié irremplaçable, poursuivit Tagiri. Après tout, il a découvert l’Atlantide alors même que personne ne croyait à son existence. Il a retrouvé le déluge et Yewesweder. Et, si quelqu’un en est capable, il retrouvera ce qu’aurait pu être l’Histoire, ou du moins il nous en donnera un scénario plausible. » Et, avec un sourire radieux : « Nous autres les cinglés, nous sommes butés, déraisonnables et infréquentables, mais il existe une race de victimes consentantes qui acceptent malgré tout de travailler avec nous. »

Les autres s’esclaffèrent, mais bien peu estimaient que Kemal eût le moindre point commun avec leur Tagiri bien-aimée.

« Et je crois que nous sommes tous passés à côté d’un des aspects les plus importants de l’immense découverte de Diko. Oui, Diko : immense. » Tagiri promena son regard sur le groupe. « Vous voyez de quoi je parle ?

Naturellement, dit Hassan : la petite représentation de ces comédiens se faisant passer pour la Trinité démontre un fait sans l’ombre d’un doute : on peut intervenir sur le passé. S’ils ont pu y envoyer une vision, une vision montée de toutes pièces, eh bien, nous aussi.

Et peut-être, fit Tagiri, peut-être pourrons-nous faire encore mieux. »

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