Tagiri ne se rendit jamais physiquement dans le passé, mais il n’en demeure pas moins vrai que ce fut elle qui jeta Christophe Colomb sur les côtes de l’île d’Hispaniola et qui changea pour toujours la face de l’Histoire. Bien que née sept siècles après le voyage de Colomb et n’ayant jamais quitté son continent natal d’Afrique, elle trouva le moyen de saboter la conquête des Amériques par les Européens. Qu’on n’y voie pas un acte de malveillance ; on a comparé son geste à l’opération d’une hernie douloureuse chez un enfant au cerveau endommagé : au finale, l’enfant reste gravement handicapé mais il souffre moins. Cependant, Tagiri portait un autre regard sur son action.
« On ne peut considérer l’Histoire, dit-elle un jour, comme un prélude qui justifierait les souffrances du passé sous prétexte que tout s’est arrangé à l’époque où nous vivons. Ces souffrances sont aussi importantes que notre paix et notre bonheur. Penchés à la fenêtre de notre palais doré, nous pleurons sur les scènes de guerre et de carnage, d’épidémie et de famine qui se jouent dans la campagne environnante. Autrefois, lorsque nous pensions ne jamais pouvoir remonter le temps afin de le modifier, nous étions excusables de verser une larme sur les gens du passé, puis de reprendre le cours heureux de nos existences ; mais, maintenant que nous nous savons en mesure de les aider, si nous nous détournons de leurs tourments, c’est que notre âge d’or actuel n’en est pas un et nous corrompons notre bonheur. Des humains dignes de ce nom ne laissent pas les autres souffrir inutilement. » Ce qu’elle demandait n’était pas simple, mais certains partagèrent son point de vue. Pas tout le monde, certes, mais un nombre qui s’avéra suffisant.
Rien dans sa famille, dans son éducation ni dans l’instruction qu’elle reçut ne laissait prévoir qu’un jour, en défaisant un monde, elle en créerait un autre. Comme la majorité des jeunes gens qui entraient à l’Observatoire du temps, Tagiri se servit d’abord du chronoscope pour remonter son propre arbre généalogique, de génération en génération. Elle savait vaguement qu’en tant que débutante elle serait soumise à observation pendant un an ; mais ne lui avait-on pas dit que, tant qu’elle en était à apprendre le maniement et le réglage de la machine (« c’est un art, pas une science »), elle pouvait explorer ce qu’elle voulait ? Ses supérieurs sourirent d’un air entendu lorsqu’il devint évident qu’elle remontait sa lignée maternelle, pour aboutir au village dongotona sur les berges de la Koss, mais l’eût-elle su que cela ne l’eût pas troublée. Elle était d’origine aussi métissée que tout le monde à cette époque, mais elle avait choisi la lignée qui comptait le plus pour elle, celle dont elle tirait son identité. « Dongotona » était le nom de sa tribu et du pays montagneux où elle vivait, et le village d’Ikoto le berceau de ses aïeules.
Manipuler le chronoscope n’était pas aisé. Malgré une assistance informatique extraordinairement puissante, qui permettait de se trouver sur le lieu et à l’heure désirés avec une précision de quelques minutes, aucun ordinateur n’était capable de régler ce qu’à l’Observatoire du temps on appelait le « problème de l’intérêt ». Tagiri choisissait un point de vue bien placé dans le village – près du chemin principal qui passait entre les maisons, par exemple –, puis entrait une fourchette de temps, disons une semaine ; dès lors, l’ordinateur repérait tous les passages d’humains dans son champ de vision et enregistrait tout ce qui s’y produisait.
Tout cela demandait quelques minutes à peine – et d’énormes quantités d’électricité ; mais on était à l’aube du vingt-troisième siècle et l’énergie solaire ne coûtait guère. En revanche, les premières semaines, Tagiri perdit un temps considérable à faire le tri entre les conversations et les événements dénués de signification, qui, d’ailleurs, ne lui paraissaient pas tels au début : le moindre bavardage la mettait en transes. C’étaient de vraies personnes qu’elle écoutait, des gens de son propre passé ! Certains devaient être de ses ancêtres et elle finirait par savoir lesquels ; en attendant, elle était aux anges : les jeunes coquettes, les vieillards toujours en train de se plaindre, les femmes fatiguées qui rabrouaient les enfants insolents… Ah, ces enfants ! Perclus de mycoses, affamés, exubérants, trop jeunes pour se savoir pauvres et trop pauvres pour se rendre compte que tout le monde ne se levait pas le matin et ne se couchait pas le soir la faim au ventre. Ils étaient si vivants, si alertes !
Au bout de quelques semaines, cependant, Tagiri s’était heurtée au problème de l’intérêt. Après avoir vu flirter quelques dizaines de jeunes filles, elle s’était aperçue que toutes les filles d’Ikoto s’y prenaient peu ou prou de la même façon ; après avoir observé quelques dizaines de scènes de taquinerie, de moquerie, de dispute et de manifestation d’affection entre les enfants, elle avait compris qu’elle avait désormais fait le tour de ce type de comportement ou à peu près. On n’avait pas encore trouvé le moyen de programmer les ordinateurs du chronoscope de façon qu’ils ne détectent que les attitudes humaines inhabituelles ou imprévisibles ; on avait déjà eu assez de mal à leur apprendre à reconnaître les humains tout court : à l’origine, les gens de l’Observatoire devaient passer sur d’innombrables atterrissages et picorages de petits oiseaux, sur des centaines de lézards et de souris qui traversaient le champ d’observation pour assister à de brèves interactions humaines.
Tagiri avait trouvé sa propre solution – celle de la minorité, mais, de sa part, ses examinateurs n’en avaient pas été surpris : là où la plupart des chercheurs s’en remettaient finalement à une approche statistique, relevaient différents types de comportement et rédigeaient des articles sur les schémas culturels, Tagiri avait choisi la voie opposée en se mettant à suivre un individu donné du début jusqu’à la fin de sa vie. Elle n’était pas en quête de schémas mais d’histoires. Ah ! s’étaient exclamés ceux qui la surveillaient, une future biographe ! Ce sont des existences, non des cultures, qu’elle exhumera pour nous.
Et soudain ses recherches avaient pris un tour que ses supérieurs n’avaient observé que rarement jusque-là. Elle était déjà remontée de sept générations dans sa lignée maternelle quand elle abandonna l’approche biographique et, au lieu de suivre chaque personne de la naissance à la mort, entreprit de suivre chaque femme en sens inverse, de la mort à la naissance.
Tagiri avait commencé par une vieille femme du nom d’Amami, en réglant son chronoscope de façon que le point d’observation reste fixé sur elle tandis que l’appareil remontait le temps. De ce fait, sauf lorsqu’elle interrompait le programme. Tagiri ne comprenait rien aux conversations de son aïeule ; et, comme la cause et l’effet ne se succédaient plus selon le schéma linéaire normal, elle voyait toujours l’effet en premier et ne découvrait la cause qu’ensuite. Dans sa vieillesse. Amami boitait bas ; ce n’est qu’après avoir suivi son existence à l’envers pendant des semaines que Tagiri trouva l’origine de sa claudication : elle eut d’abord l’image d’une Amami beaucoup plus jeune, étendue, sanguinolente, sur sa paillasse, puis la femme s’écarta de sa couche en rampant à reculons, parut se défroisser et se retrouva debout devant son mari, lequel se mit, apparemment, à écarter violemment son bâton de marche d’elle à plusieurs reprises.
Et pourquoi l’avait-il battue ? Quelques minutes de recherche à rebrousse-temps lui apportèrent la réponse : Amami s’était fait violer par deux hommes influents, des Lotukos, d’un village voisin alors qu’elle faisait provision d’eau ; mais son mari n’avait pu accepter l’idée qu’il s’agissait d’un viol, car c’eût été se reconnaître incapable de protéger sa femme, ce qui l’aurait oblige à se venger, mettant ainsi en péril la paix fragile qui régnait entre les Lotukos et les Dongotonas de la vallée de la Koss. Aussi, pour le bien de sa tribu et pour sauver son amour-propre personnel, il avait dû interpréter l’histoire de sa femme en pleurs comme un mensonge et croire qu’elle s’était en réalité prostituée ; il l’avait donc battue pour la forcer à lui remettre l’argent qu’on lui avait payé, alors même qu’il n’y avait pas d’argent et qu’il le savait pertinemment, tout comme il savait que sa femme bien-aimée ne s’était pas vendue et qu’il se conduisait injustement. Sa honte évidente devant ce qu’il était en train de faire n’avait pas adouci ses coups : Tagiri n’avait vu aucun autre homme du village se montrer aussi brutal – et gratuitement, de surcroît : il avait continué à la frapper bien après qu’elle se fut mise à hurler, à le supplier et à confesser tous les péchés du monde. Comme il la battait, non par volonté de justice, mais pour convaincre les voisins que sa femme le méritait et qu’en tout cas il le croyait, il en avait rajouté. Il en avait rajouté, puis il avait dû voir Amami boiter le restant de ses jours.
S’il lui avait demandé pardon ou même s’il avait laissé entendre qu’il éprouvait des regrets, Tagiri avait raté cet épisode-là ; il avait agi comme le devait un homme pour préserver son honneur à Ikoto. Comment pouvait-il en éprouver du remords ?
Amami était peut-être boiteuse, mais du moins elle avait un époux honorable au prestige intact. Qu’importait si, quelques semaines avant qu’elle meure, de petits enfants du village se moquaient d’elle en lui lançant les mots appris auprès de leurs congénères un peu plus âgés qu’eux : « Putain à Lotukos ! »
Plus Tagiri s’intéressait, puis s’identifiait aux habitants d’Ikoto, plus elle s’habituait à vivre dans un flux temporel inversé, et, lorsqu’elle regardait les gens, autour d’elle ou par le biais du chronoscope, elle attendait de voir les causes de leurs actions au lieu des effets. Pour elle, le monde n’était pas un avenir potentiel susceptible de manipulation : c’était un ensemble de résultats irrévocables et tout ce qu’on pouvait rechercher c’étaient les causes irrévocables qui avaient mené au moment présent.
Ses supérieurs notèrent le fait avec grande curiosité, car les rares novices qui essayaient de remonter le flux temporel y renonçaient rapidement, tant l’expérience les désorientait. Mais Tagiri s’acharnait, elle. Elle suivait le cours inversé du temps de plus en plus loin, ramenait de vieilles femmes à l’utérus originel, puis s’attachait à l’existence de leur mère, toujours plus loin dans le passé, et trouvait la cause de tout.
C’est pour cela qu’on laissa son noviciat perdurer bien au-delà de ses premiers mois de tâtonnements, alors qu’elle avait appris depuis longtemps à régler le chronoscope et contourné à sa manière le problème de l’intérêt. Au lieu de l’affecter à l’un des projets en cours, on lui permit de continuer à explorer son propre passé ; il s’agissait naturellement d’une décision de simple bon sens, car Tagiri, chercheuse d’histoires plutôt que de schémas, n’entrait dans le cadre d’aucun des projets déjà lancés. On laissait en général les chercheurs d’histoires suivre leurs propres désirs. Néanmoins, son obstination à opérer à rebours faisait de Tagiri un élément non plus seulement hors du commun, mais unique.
Ses supérieurs étaient curieux de voir où allaient la conduire ses recherches et quels articles elle en tirerait.
En cela résidait d’ailleurs la différence entre elle et eux. Elle se serait observée pour déterminer non pas où son étrange façon de chercher allait la mener, mais d’où elle lui venait.
Et si on lui avait posé la question, elle aurait fourni la réponse après un instant de réflexion, car elle possédait une extraordinaire connaissance d’elle-même. C’est à cause du divorce de mes parents, aurait-elle dit. Toute sa vie, ils lui avaient semblé parfaitement heureux ; puis, alors qu’elle avait quatorze ans, elle avait appris qu’ils divorçaient et, soudain, tout le bonheur de son enfance lui était apparu comme un mensonge : toutes ces années, sans rien en montrer, ses parents s’étaient livrés à une compétition à outrance pour la suprématie au sein de la famille. Tagiri ne s’était rendu compte de rien car ils cachaient leur rivalité pernicieuse à tout le monde, l’un à l’autre et jusqu’à soi-même ; mais lorsque son père avait été nommé à la tête de l’organisation pour le relèvement du Soudan, ce qui le hissait deux échelons au-dessus de sa femme dans le même service, la haine que chacun vouait aux réussites de l’autre avait soudain éclaté au grand jour dans toute sa brutale nudité.
Alors seulement, Tagiri s’était rappelé de mystérieuses conversations au petit-déjeuner ou au dîner où ses parents se félicitaient mutuellement de tel ou tel succès ; les yeux désormais dessillés, Tagiri s’était rejoué leurs paroles et avait compris qu’elles étaient autant de coups de poignard dans la fierté de l’autre. Et c’est ainsi que, dans la fleur de l’enfance, elle avait revécu toute son existence, mais à l’envers ; elle en connaissait l’état présent et elle en avait remonté le cours pour découvrir les véritables causes de tout. De ce jour, elle n’avait plus considéré la vie autrement, et ce bien avant de songer à se servir de ses études d’ethnologie et des langues anciennes pour entrer à l’Observatoire du temps.
Mais on ne lui demanda pas pourquoi elle suivait le cours du temps en sens inverse et elle ne s’en expliqua donc pas. Bien que vaguement inquiète de ne pas encore avoir été affectée à un projet, Tagiri s’en réjouissait néanmoins car elle jouait au plus beau jeu de toute sa vie : résoudre des énigmes. La fille d’Amami n’avait-elle pas un peu tardé à se marier ? Et sa propre fille, en revanche, n’avait-elle pas convolé trop jeune, et avec un homme beaucoup plus égoïste et entêté que le mari de sa mère, gentil mais un peu bonasse ? Chaque fille rejetait les choix de sa mère sans jamais comprendre les raisons sous-jacentes à son mode de vie. Bonheur pour telle génération, détresse pour la suivante, mais tout avait sa source dans le viol et la bastonnade injuste d’une femme déjà malheureuse. Tagiri entendait tous les échos avant de parvenir enfin à la cloche d’origine ; elle percevait toutes les ondes avant de voir enfin la pierre tomber dans la mare. Exactement comme cela s’était passé dans son enfance.
Selon toutes ses prémices, elle allait faire une carrière hors norme et son dossier se vit attribuer une étiquette argentée, ornement rare indiquant à qui disposait de l’autorité de réaffecter Tagiri qu’il fallait la laisser tranquille, voire l’encourager à poursuivre ses recherches présentes. Entre-temps, sans qu’elle en sût rien, un moniteur allait l’observer sans arrêt pour suivre ses travaux afin que, si d’aventure elle ne publiait jamais (comme cela se produisait parfois avec ces oiseaux rares), on puisse néanmoins rédiger un rapport sur son œuvre au cas où elle aurait quelque valeur.
Cinq autres personnes seulement possédaient une étiquette argentée sur leur dossier lorsque Tagiri obtint le même statut, et elle était la plus bizarre du lot.
Sa vie aurait pu continuer ainsi indéfiniment, car on ne laissait rien l’empêcher de suivre sa pente naturelle. Mais, alors qu’elle avait bien entamé sa seconde année de recherches personnelles, elle tomba sur un événement au village d’Ikoto qui la détourna de son chemin et lui en fit prendre un autre, avec des conséquences qui devaient changer le monde. Elle remontait le cours de l’existence d’une femme nommée Diko ; plus qu’aucune autre qu’elle avait étudiée, Diko avait gagné le cœur de Tagiri, car au jour de sa mort et aussi loin qu’elle revienne en arrière, cette femme avait une expression de tristesse qui lui donnait un air de personnage de tragédie. Ceux qui l’entouraient le sentaient également, car ils la traitaient avec grande révérence et lui demandaient conseil, même les hommes, bien qu’elle ne fît pas partie des devineresses et n’accomplît pas davantage de rites religieux que les autres Dongotonas.
La tristesse demeura, année avant année, tout au long de sa vie inversée, jusqu’à l’époque où Diko avait été jeune mariée ; là, enfin, l’accablement laissa la place à d’autres sentiments : peur, colère, chagrin jusqu’aux larmes même. Je touche au but, se dit Tagiri ; je vais enfin trouver la douleur qui est à la racine de son affliction. Était-ce, là encore, son mari le responsable ? Difficile à croire car, à la différence de l’époux d’Amami, celui de Diko était un homme doux et bon qui se réjouissait du respect marqué à sa femme dans le village, sans pour autant chercher d’honneur pour lui-même ; il n’était ni orgueilleux ni brutal. En outre, dans leurs moments d’intimité, ils paraissaient profondément amoureux l’un de l’autre : quelle que pût être la cause de la tristesse de Diko, son mari lui était plutôt un réconfort.
Puis, un jour, la peur et la colère de Diko laissèrent place à la peur seule, et tout le village en effervescence cherchait, fouillait partout, dans la brousse, dans la forêt et le long du fleuve, en quête de quelque chose, ou plutôt de quelqu’un : les Dongotonas ne possédaient rien qui valût une battue aussi intense – seuls les êtres humains avaient une telle valeur, car eux seuls étaient irremplaçables.
Et tout à coup les recherches n’eurent pas encore commencé ; alors, pour la première fois, Tagiri vit Diko telle qu’elle aurait pu être : souriante, riant aux éclats, une chanson aux lèvres, le visage rayonnant d’un ravissement parfait devant l’existence que les dieux lui avaient octroyée. Car, là, dans la maison de Diko, elle aperçut celui dont la disparition devait faire peser une si grande tristesse sur la vie de son aïeule : un petit garçon de huit ans, intelligent, vif et heureux. Elle l’appelait Acho et lui parlait sans cesse, car c’était son compagnon de travail et de délassement. Tagiri avait observé de bonnes et de mauvaises mères au cours de son voyage à travers les générations, mais aucune qui prît autant de plaisir à la présence de son fils, ni aucun enfant à la présence de sa mère. Le petit adorait aussi son père et apprenait auprès de lui tout ce que devait savoir un homme, mais le mari de Diko ne s’exprimait pas avec autant de facilité que sa femme et son fils aîné ; aussi se contentait-il de les regarder, de les écouter et de se réjouir de leur existence, et il ne prenait part que de temps en temps à leurs espiègleries.
Était-ce parce que, pendant tant de semaines, la tristesse de Diko et la quête de sa cause l’avaient tenue en haleine, ou parce qu’elle avait fini par se prendre d’admiration et d’affection pour cette femme du passé durant sa longue randonnée à ses côtés ? toujours est-il que Tagiri se trouva incapable de procéder comme d’habitude, de poursuivre son trajet à rebrousse-temps, de remonter à la sortie d’Acho du ventre de sa mère, puis à l’enfance de Diko et à sa naissance à elle. La disparition d’Acho avait eu trop de répercussions, non seulement dans la vie de sa mère, mais, à travers elle, dans la vie de tous les habitants du village, pour qu’on ne tente pas de résoudre le mystère de sa soudaine absence. Diko ne sut jamais ce qui lui était arrivé, mais Tagiri avait les moyens de le découvrir ; d’ailleurs, s’il fallait pour cela changer de cap et suivre un moment à l’endroit le cours du temps, sur les traces, non d’une femme, mais d’un petit garçon, elle restait néanmoins dans le droit fil de ses recherches. Elle trouverait ce qui avait causé la disparition d’Acho et la douleur inextinguible de Diko.
À cette époque, il y avait des hippopotames dans les eaux de la Koss, bien que rarement si loin en amont, et Tagiri redoutait de voir ce que craignaient les villageois : le pauvre Acho noyé, le corps disloqué, entre les mâchoires d’un hippopotame irascible.
Mais ce n’était pas un animal le coupable : c’était un homme.
Un homme étrange, qui parlait une langue différente de celles que connaissait Acho – bien que Tagiri, elle, y reconnût aussitôt de l’arabe. Sa peau et sa barbe claires, sa robe et son turban, tout cela intriguait Acho, qui allait presque nu et n’avait jamais rencontré que des gens au teint brun foncé, sauf quand une bande de Dinkas d’un noir bleuté remontait le fleuve en quête de gibier. Comment pouvait-il exister un être pareil ? À la différence des autres enfants, Acho n’était pas du genre à s’enfuir ; aussi, quand l’homme sourit et lui débita un charabia incompréhensible (Tagiri comprit qu’il disait : « Viens ici, petit, je ne te ferai pas de mal »), Acho ne bougea pas d’un pouce et parvint même à sourire à son tour.
Alors, le bâton que tenait l’homme jaillit et jeta l’enfant au sol, inconscient. Un instant, l’Arabe parut craindre de l’avoir tué, puis il se rassura en le voyant respirer ; il ramassa l’enfant en position fœtale et le fourra dans un sac qu’il prit sur l’épaule, puis il redescendit vers la berge du fleuve où l’attendaient deux compagnons, eux aussi avec des sacs rebondis.
Tagiri comprit aussitôt : un négrier. Elle n’avait pas imaginé qu’ils puissent s’enfoncer si loin dans les terres. D’ordinaire, ils achetaient leurs esclaves aux Dinkas sur le Nil blanc, et les fournisseurs dinkas étaient trop avisés pour se risquer dans les montagnes en groupes si réduits : leur méthode consistait à prendre un village d’assaut, à tuer tous les hommes et à emmener les petits enfants et les femmes pour les vendre, en ne laissant que les vieilles femmes pour pleurer leurs fils et leurs filles. La plupart des négriers musulmans préféraient acheter les esclaves plutôt que les enlever eux-mêmes ; ces trois hommes n’avaient pas suivi la trame habituelle. Dans les sociétés d’autrefois vouées au seul commerce et qui avaient failli mener le monde à sa perte, songea Tagiri, on les aurait considérés comme d’énergiques innovateurs qui s’efforçaient d’augmenter leurs profits en court-circuitant les intermédiaires dinkas.
Elle s’apprêtait à reprendre son voyage à rebours le long de l’existence de la mère d’Acho quand elle s’en sentit soudain incapable. L’ordinateur était réglé pour suivre les déplacements d’Acho, et Tagiri ne donna pas l’ordre qui l’aurait rebasculée au programme précédent ; au contraire, avançant toujours dans le sens du temps, elle observa les images avec une intensité sans faille pour voir, non la cause des événements, mais où ils menaient : ce qui allait arriver à ce merveilleux petit garçon si vif que Diko chérissait.
Et ce qui lui arriva d’abord, c’est qu’il faillit recouvrer la liberté – ou se faire tuer. Les négriers avaient eu la bêtise de capturer des esclaves en remontant le fleuve, alors que le chemin du retour passait nécessairement près des villages où ils avaient déjà enlevé des enfants ; et, en aval, les hommes de l’un d’eux, des Lotukos vêtus de leurs atours guerriers, leur tendirent une embuscade. Deux des Arabes y trouvèrent la mort et, comme leurs sacs contenaient les seuls enfants qui intéressaient les villageois – les leurs –, ils laissèrent s’enfuir le négrier qui transportait Acho sur son dos.
L’homme réussit à rallier le village où deux esclaves noirs qui lui appartenaient gardaient les chameaux. Les survivants de l’expédition sanglèrent le sac contenant Acho sur un des animaux et se mirent aussitôt en route. Tagiri observa, révoltée, que l’homme n’avait même pas pris la peine d’ouvrir le sac pour s’assurer que l’enfant vivait toujours.
Et le trajet le long du Nil se poursuivit jusqu’au marché aux esclaves de Khartoum. Le négrier n’entrouvrait le sac d’Acho qu’une fois par jour pour jeter un peu d’eau dans la bouche de l’enfant ; le reste du temps, le garçon restait dans l’obscurité, replié sur lui-même. Il se montra courageux, car jamais il ne pleura et, après quelques violents coups de pied du marchand de chair humaine, il cessa de le supplier et supporta ses tourments en silence, les yeux brillants de peur. Au bout de quelques jours, le sac devait empester l’urine et, comme Acho, semblable en cela aux autres enfants d’Ikoto, souffrait de dysenterie chronique, le tissu était certainement imprégné aussi de matière fécale ; mais, dans le désert, les excréments se dessèchent vite et, Acho ne recevant aucune nourriture, cette pollution au moins ne fut pas renouvelée. Naturellement, il n’était pas question de le laisser sortir du sac pour se vider la vessie et les intestins : il aurait pu se sauver et le négrier était résolu a tirer un profit, aussi minime fût-il, de cette expédition qui lui avait coûté ses deux associés.
À Khartoum, Acho fut incapable de marcher de tout le premier jour, ce qui n’avait rien d’étonnant. Mais les coups appliqués sans compter et une écuelle de bouillie de sorgho le remirent sur pied et, un jour ou deux plus tard, il fut acheté par un grossiste pour un prix qui fit temporairement la fortune de son ravisseur, selon les critères économiques de Khartoum.
Tagiri suivit Acho dans sa descente du Nil, en bateau et à dos de dromadaire, jusqu’au Caire enfin, où il fut a nouveau vendu. Mieux nourri, lavé et d’apparence très exotique dans la bruissante cité arabo-africaine qui constituait le centre culturel de l’islam à cette époque, Acho atteignit un prix tout à fait honorable et entra dans la domesticité d’un riche marchand. Il apprit rapidement l’arabe et son maître, ayant remarqué son esprit vif, lui fit donner de l’instruction ; Acho devint bientôt l’intendant de la maison, celui qui s’occupait de tout quand le maître était en voyage. Lorsque ce dernier mourut, son fils aîné hérita d’Acho en même temps que du reste et s’appuya sur lui encore plus que son père, tant et si bien qu’Acho finit par avoir la responsabilité de facto de toute l’affaire, qu’il dirigea de façon fort profitable en l’étendant à de nouveaux marchés et de nouvelles marchandises, jusqu’à ce que la fortune de la famille fût une des premières du Caire. Et lorsqu’Acho mourut, ses propriétaires portèrent sincèrement son deuil et lui offrirent des funérailles honorables pour un esclave.
Mais ce que Tagiri ne put effacer de sa mémoire, c’est que toujours, à chaque heure de chaque journée, tout au long de ses années d’esclavage, Acho avait conservé cette expression de regret insatiable, de chagrin, de désespoir, cet air qui disait : Je suis un étranger ici, je hais ce pays, j’abhorre mon existence ; ce regard qui révélait à Tagiri qu’Acho pleurait sa mère depuis aussi longtemps et avec autant d’intensité qu’elle pleurait son fils.
C’est alors que Tagiri abandonna ses recherches à rebours du temps dans le passé de sa famille et se lança dans ce qu’elle conçut comme l’étude de sa vie : l’esclavage. Jusque-là, les chercheurs d’histoires de l’Observatoire du temps consacraient leur carrière à retrouver et consigner l’existence des hommes et femmes célèbres ou tout au moins influents d’autrefois. Tagiri, elle, avait décidé de se pencher sur les esclaves et non sur leurs propriétaires ; elle explorerait l’Histoire, non pas pour rapporter les choix des puissants, mais pour raconter les gens à qui tout choix était interdit, pour se rappeler les oubliés, ceux dont on avait assassiné les rêves et qu’on avait dépouillés de leur propre corps, si bien qu’ils ne figuraient même pas dans l’histoire de leur propre existence, ceux dont le visage montrait que, pas un instant, ils n’avaient oublié cette évidence : ils ne s’appartenaient pas et, de ce fait, il n’existait pas de joie durable dans la vie.
Elle retrouva cette expression partout. Oh, parfois on y lisait du défi – mais les insolents étaient vite repérés et on leur réservait un traitement spécial ; et ceux qui n’en mouraient pas, on les rudoyait jusqu’à ce qu’ils affichent le même air désespéré que les autres. C’était l’expression des esclaves et Tagiri s’aperçut que, pour un nombre monstrueux d’êtres humains de presque toutes les époques, c’était la seule qu’ils pourraient jamais présenter au monde.
Tagiri avait trente ans et il y avait huit ans qu’elle travaillait à son projet sur l’esclavage, secondée par une dizaine de chercheurs de schémas plus traditionnels et deux chercheurs d’histoires, lorsque sa carrière prit son dernier virage, qui la mena enfin à Christophe Colomb et au grand bouleversement de l’Histoire. Elle ne mit jamais les pieds hors de Juba, la ville où se trouvait sa station de l’Observatoire du temps, mais grâce au chronoscope elle avait accès à la Terre tout entière, et quand on substitua le Chrono-Réel II aux Tempovue obsolescents, elle put pousser encore plus loin ses explorations car les ordinateurs permettaient désormais une traduction rudimentaire des langages d’autrefois ; elle n’était plus obligée d’apprendre chaque dialecte pour saisir le sens général des scènes auxquelles elle assistait.
Tagiri se rendait souvent à la station de travail ChronoRéel d’un de ses chercheurs d’histoires, un jeune homme du nom de Hassan ; ses visites étaient beaucoup plus rares lorsqu’il se servait encore du vieux Tempovue, car elle ne comprenait aucune des langues antillaises qu’il travaillait à reconstituer à partir d’analogies avec les autres langages caraïbes et arawaks. Mais il avait maintenant programmé le chronoscope pour traduire dans les grandes lignes le dialecte arawak employé par la tribu qu’il observait.
« C’est un village de montagne, expliqua-t-il quand il la vit attentive ; le climat est beaucoup plus tempéré que près de la côte et l’agriculture donc différente.
— Et les circonstances ? demanda-t-elle.
— J’étudie le cours d’existences que les Espagnols ont interrompues. D’ici quelques semaines, une expédition va gravir la montagne pour réduire ces gens en esclavage. Les Espagnols ont un besoin urgent de main-d’œuvre sur la côte.
— Les plantations se développent ?
— Pas du tout, répondit Hassan. Elles sont même plutôt en train de dépérir. Mais les Espagnols ont du mal à maintenir leurs esclaves-indiens en vie.
— Ils essayent, au moins ?
— La plupart, oui. Naturellement, certains s’amusent à les tuer, parce que les Espagnols détiennent le pouvoir absolu et que ces individus se sentent obligés de l’éprouver au maximum. Mais dans l’ensemble les prêtres ont la situation en main et ils font vraiment leur possible pour empêcher les esclaves de mourir. »
Les prêtres ont la situation en main, songea Tagiri, mais l’esclavage demeure. Cependant, si cette idée lui laissait une amertume toujours renouvelée dans la bouche, il était inutile d’en rappeler l’ironie à Hassan, elle le savait : il travaillait à ses côtés au projet sur l’esclavage, après tout.
« Les gens d’Ankuash sont parfaitement conscients de ce qui se passe. Ils se savent déjà pratiquement les derniers Indiens encore en liberté ; ils s’efforcent de ne pas se faire remarquer, ils n’allument jamais de feu et veillent à rester hors de vue des Espagnols, mais trop d’Arawaks et de Caraïbes des basses terres collaborent avec les envahisseurs pour préserver une petite parcelle de liberté ; eux, ils se souviennent d’Ankuash. Il y aura donc bientôt une expédition et Ankuash le sait. Vous voyez ? »
Ce que voyait Tagiri, c’était un vieil homme et une femme d’âge mûr, accroupis de part et d’autre d’un petit feu sur lequel un récipient plein d’eau laissait échapper de la vapeur. La prouesse technologique la fit sourire : c’était extraordinaire de pouvoir distinguer la vapeur dans un rendu holographique ; elle avait presque l’impression de pouvoir en sentir l’odeur.
« C’est de l’eau de tabac, dit Hassan.
— Ils boivent la solution nicotinée ? » Hassan acquiesça. « J’ai déjà vu faire ça.
— Est-ce qu’ils ne sont pas imprudents ? Leur feu a l’air de fumer.
Le chronoscope accentue peut-être la fumée dans le rendu holo ; possible qu’il y en ait moins en réalité. Mais, fumée ou pas, on ne peut pas faire bouillir l’eau de tabac sans feu et, là, ils sont au bord du désespoir. Mieux vaut risquer de se faire repérer que de passer encore une journée sans message des dieux.
— Alors ils boivent…
— Ils boivent et ils rêvent, dit Hassan.
— Est-ce qu’ils n’accordent pas plus foi aux rêves qui viennent naturellement ?
— Non ; ils savent que la majorité des songes ne veulent rien dire. Ils espèrent que leurs cauchemars non plus, que ce ne sont que l’expression de leurs craintes plutôt que de la réalité. Ils se servent de l’eau de tabac pour obliger les dieux à leur dire la vérité. Plus bas vers la côte, les Arawaks et les Caraïbes offriraient une personne en sacrifice ou se feraient saigner, à la manière des Mayas. Mais ce village-ci n’a pas de tradition sacrificielle et n’en a jamais adopté chez ses voisins ; c’est un vestige d’une tradition différente, je pense, semblable à celle de certaines tribus de l’Amazone supérieure ; ces gens n’ont pas besoin de meurtre ni de sang pour communiquer avec les dieux. »
Les deux personnages plongèrent des chalumeaux dans l’eau et se mirent à l’aspirer comme avec une paille. La femme fut aussitôt prise de haut-le-cœur, mais l’homme paraissait habitué au goût du breuvage et il obligea sa compagne à en boire encore, bien qu’elle eût l’air d’avoir l’estomac retourné.
« Elle, c’est Putukam – ça veut dire "chien sauvage", dit Hassan. Elle est connue pour ses visions, mais elle se sert rarement de l’eau de tabac.
— Je comprends ça », répondit Tagiri : la nommée Putukam s’était mise à vomir tripes et boyaux. Un moment, le vieillard s’efforça de la calmer, puis la nausée le saisit à son tour et leurs régurgitations se mêlèrent dans les cendres du feu.
« En revanche, Baiku est guérisseur et il se sert plus souvent de ce genre de produit – tout le temps, même – pour envoyer son esprit dans le corps du malade et trouver ce qui ne va pas. L’eau de tabac est son préféré, mais ça ne l’empêche pas de vomir, naturellement : ce truc fait dégobiller tout le monde.
— Le bon candidat pour un cancer de l’estomac.
— Il faudrait qu’il vive assez longtemps pour ça, répliqua Hassan.
— Est-ce que les dieux leur parlent ? »
Hassan haussa les épaules. « Il n’y a qu’à avancer un peu. » Il fit défiler la transcription temporelle en accéléré – Putukam et Baiku avaient peut-être dormi plusieurs heures mais, pour les observateurs, cela ne dura que quelques secondes. Chaque fois qu’ils bougeaient, le chronoscope ralentissait automatiquement, mais Hassan passa les mouvements habituels aux gens endormis et attendit des signes manifestes de réveil avant de ramener la vitesse à la normale. Puis il monta le son et, Tagiri étant présente, il lança le traducteur informatique au lieu d’écouter simplement les dialogues originaux. « J’ai rêvé, dit Putukam.
— Moi aussi, répondit Baiku.
— Raconte-moi le rêve de guérison.
— Il n’y a pas de guérison dedans, fit-il, l’air grave et triste.
— Tous esclaves ?
— Tous sauf ceux qui auront la chance de se faire tuer ou de mourir de maladie.
— Et ensuite ?
— Tous morts.
— Telle est donc notre guérison, dit Putukam : mourir. Mieux vaudrait tomber entre les mains des Caraïbes, nous faire arracher le cœur et dévorer le foie ; au moins, nous servirions d’offrande à un dieu.
— Quel était ton songe ?
— Mon songe était fou, dit-elle. Mon songe ne renfermait pas de vérité.
— Le rêveur n’en sait rien », répondit Baiku.
Elle soupira. « Tu vas me prendre pour une bien piètre rêveuse dont les dieux détestent l’âme. J’ai rêvé qu’un homme et une femme nous observaient. Ils étaient adultes et pourtant je les savais plus jeunes que nous de quarante générations.
— Stop », dit Tagiri.
Hassan arrêta le défilement.
« La dernière traduction était juste ? » demanda-t-elle d’une voix tendue.
Hassan revint un peu en arrière et remit l’hologramme en route, cette fois sans le programme de traduction. Il écouta par deux fois la dernière intervention de la femme dans la langue d’origine. « C’est à peu près exact, dit-il enfin. Les termes rendus par "homme" et "femme" viennent d’une langue plus ancienne et il y avait peut-être une nuance qui leur donnait le sens de "héros" : moins que des dieux, mais plus que des humains. Maintenant, ils se servent souvent de ces mots pour se désigner eux-mêmes, par opposition aux autres tribus.
— Hassan, fit Tagiri, je ne vous parle pas d’étymologie mais du sens de ses paroles. »
Il la regarda d’un air inexpressif.
« Vous ne croyez pas qu’on aurait vraiment dit qu’elle nous avait vus ? reprit-elle.
— C’est du délire !
— Quarante générations… Ça tombe à peu près juste, non ? Un homme et une femme qui l’observaient…
— Sur tous les rêves imaginables, il doit bien s’en trouver qui parlent de l’avenir, n’est-ce pas ? Et puisque l’Observatoire du temps passe toutes les époques de l’Histoire au peigne fin, il n’est pas invraisemblable qu’un chercheur tombe un jour ou l’autre sur la relation d’un songe qui paraît évoquer le chercheur lui-même, non ?
— La probabilité de coïncidence… » murmura Tagiri. Ce principe, elle le connaissait, naturellement, pour l’avoir longuement étudié lors des dernières étapes de sa formation. Mais il y avait autre chose… Oui ! Comme Hassan repassait la scène une troisième fois, elle eut le sentiment que, lorsque Putukam parlait de sa vision, son regard était fixé dans la direction d’où Hassan et Tagiri l’observaient, non pas vague mais planté sur eux comme si elle les voyait, eux-mêmes ou un reflet de leur présence.
« Ça fait un drôle d’effet, hein ? lui dit Hassan avec un sourire radieux.
— Envoyez la suite. » Bien sûr que ça faisait un drôle d’effet – mais sûrement moins que le sourire de Hassan. Aucun autre de ses subordonnés ne se serait permis une telle familiarité. Pourtant, ce n’était pas de l’insolence, plutôt une manifestation de… de gentillesse, oui, c’était ça.
Il relança la machine à partir du point où ils s’étaient arrêtés.
« J’ai rêvé qu’ils me regardaient par trois fois, disait Putukam, et la femme semblait savoir que je la voyais. »
Hassan abattit la main sur le bouton PAUSE. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, marmonna-t-il en arabe, et Mahomet est son prophète. »
Tagiri n’ignorait pas que, parfois, lorsqu’un musulman s’exprime ainsi, c’est parce qu’il est trop respectueux pour jurer comme le ferait un chrétien.
« Probabilité de coïncidence ? murmura-t-elle. J’étais précisément en train de penser qu’on l’aurait dite capable de nous voir.
— Si je reviens en arrière et qu’on revoie la scène, fit Hassan, ça fera quatre fois et pas trois.
— Mais ça ne faisait que trois la première fois que nous l’avons entendue prononcer le chiffre. Ça, ça ne changera jamais.
— Le chronoscope n’a pas d’incidence sur le passé, martela Hassan. Il est indétectable pour ces gens.
— Et qu’est-ce qu’on en sait ? demanda Tagiri.
— Parce que c’est impossible !
— En théorie.
— Et parce que ça n’est jamais arrivé.
— Jusqu’à aujourd’hui.
— Vous tenez à croire qu’elle nous a vraiment aperçus dans son trip à la nicotine ? »
Tagiri haussa les épaules avec une feinte désinvolture. « Si c’est le cas, Hassan, continuons et voyons quel sens elle y trouve. »
Lentement, presque d’un air craintif, Hassan réactiva le chronoscope pour observer la suite.
« C’est une prophétie, alors, disait Baiku. Qui sait quels prodiges les dieux auront accomplis dans quarante générations ?
— J’ai toujours imaginé que le temps se déplaçait en grands cercles, comme si nous étions tous tressés ensemble pour former un seul et immense panier de vie et que chaque génération ajoutait une spire autour du bord, dit Putukam. Mais quand, dans les grands cercles du temps, a-t-il existé une horreur telle que ces monstres blancs venus de la mer ? Cela veut dire que le panier est éventré, que le temps est rompu et que le monde s’écoule du panier dans la poussière.
— Et l’homme et la femme qui nous observent ?
— Rien. Ils nous regardent. Ils sont intéressés.
— Ils nous voient, en ce moment ?
— Ils ont vu la souffrance que racontait ton rêve. Elle les intéressait.
— Comment ça, elle les intéressait ?
— Je crois qu’elle les attristait.
— Mais… étaient-ils blancs, alors ? Regardaient-ils les gens souffrir sans que cela les touche, comme les hommes blancs ?
— Ils étaient sombres. La femme est très noire. Je n’ai jamais vu personne avec une peau d’une telle noirceur.
— Dans ce cas, pourquoi n’empêchent-ils pas les Blancs de nous asservir ?
— Ils en sont peut-être incapables, répondit Putukam.
— S’ils ne peuvent pas nous sauver et s’ils nous regardent, c’est que ce sont des monstres qui se repaissent du malheur des autres.
— Coupez », ordonna Tagiri.
Hassan réactiva la pause et lui adressa un regard étonné. En voyant son expression, il ne put s’empêcher de lui toucher le bras.
« Tagiri, dit-il doucement, beaucoup de gens ont observé le passé mais vous êtes la seule qui n’ait jamais oublié, même un instant, de le faire avec compassion.
— Je voudrais qu’elle comprenne, murmura Tagiri ; je l’aiderais si je pouvais.
— Mais comment pourrait-elle le comprendre ? Même si elle nous a réellement vus dans une vision, elle est incapable de concevoir les limites de nos possibilités. Pour elle, le pouvoir d’observer le passé est du domaine des dieux ; par conséquent, elle croit que nous sommes tout-puissants et que c’est un choix de notre part si nous restons les bras croisés. Mais vous savez comme moi que nous ne pouvons rien faire et notre volonté n’y est pour rien.
— La vision des dieux sans leur pouvoir, fit Tagiri. Quel don effrayant.
— Un don sublime, la reprit Hassan. Les histoires issues du projet sur l’esclavage ont beaucoup intéressé, voire sensibilisé le monde. On ne peut pas modifier le passé, mais vous avez changé le présent et ces gens ne sont plus oubliés. Ils ont une plus grande place dans le cœur de nos concitoyens que jamais les héros d’autrefois. Vous avez apporté à ces gens la seule aide en votre pouvoir : vous les avez tirés de l’oubli. Leurs souffrances ne passent plus inaperçues.
— Ce n’est pas assez, dit Tagiri.
— Si vous ne pouvez pas faire davantage, rétorqua Hassan, c’est assez.
— Je suis prête ; montrez-moi le reste.
— Il vaudrait peut-être mieux attendre un peu. »
Elle tendit le bras et appuya sur le bouton qui remettait la transcription en route.
Putukam et Baiku récupérèrent le mélange de terre et de vomissure et le jetèrent dans l’eau de tabac ; le feu s’était éteint et aucune vapeur ne s’échappait plus du récipient, mais ils approchèrent néanmoins le visage du liquide comme pour respirer les effluves de terre, de vomi et de tabac.
Putukam se mit alors à psalmodier : « Issus de mon corps, de la terre, de l’esprit de l’eau, je vous… »
Le ChronoRéel se mit en pause automatique.
« La machine ne sait pas traduire le terme employé, expliqua Hassan. Et moi non plus. Il ne fait pas partie du vocabulaire habituel. Ces gens emploient des mots de langues plus anciennes lors des pratiques magiques, et celui-ci est peut-être relié à une racine archaïque signifiant façonner, comme on façonne une forme avec de la terre. Elle doit donc dire "je vous façonne", ou quelque chose dans ce goût-là.
— Continuez », fit Tagiri.
La psalmodie de Putukam reprit : « Issus de mon corps, de la terre, de l’esprit de l’eau, je vous façonne, ô enfants de quarante générations qui me regardez du dedans de mon rêve. Vous voyez notre souffrance et celle de tous les autres villages. Vous voyez les monstres blancs qui nous enchaînent et qui nous tuent. Vous voyez les maux qu’envoient les dieux pour sauver les élus et laisser aux maudits le poids de cette terrible punition. Parlez aux dieux, ô enfants de quarante générations qui me regardez du dedans de mon rêve ! Enseignez-leur la pitié ! Qu’ils envoient un mal pour tous nous emporter et laisser la terre déserte devant les monstres blancs, afin qu’ils nous cherchent d’une rive à l’autre et ne nous trouvent pas, qu’ils ne trouvent plus personne, pas même les Caraïbes cannibales ! Que la terre soit déserte sauf de nos cadavres, afin que nous mourions libres et dans l’honneur. Parlez pour nous aux dieux, ô homme, ô femme ! »
Et la prière se poursuivit ainsi, Baiku prenant la relève lorsque Putukam faiblissait ; bientôt, des gens du village s’attroupèrent autour d’eux et se joignirent de temps en temps à la litanie, surtout pour scander le nom de ceux à qui elle s’adressait :
— Enfants-de-quarante-générations-qui-nous-regardez-du-dedans-du-rêve-de-Putukam.
Alors qu’ils chantaient encore, les Espagnols apparurent sur le chemin, le pas lourd, mousquets, épées et piques au poing, conduits par deux Indiens honteux. Les villageois ne résistèrent pas ; ils continuèrent à psalmodier même après que tous eurent été capturés, même quand tous les vieillards, Baiku compris, furent passés au fil de l’épée ou embrochés sur les piques. Même lorsque les jeunes filles se firent violer, tous ceux qui pouvaient encore articuler reprirent la litanie, la prière, la supplication, jusqu’à ce que le chef des Espagnols, tout sang-froid envolé, s’approche de Putukam et lui enfonce son épée à la base de la gorge, juste au-dessus du point de jonction des clavicules. Elle mourut dans un gargouillement et la psalmodie cessa. Comme pour Baiku, sa prière avait été exaucée : elle était morte libre.
Une fois que tous les villageois eurent péri, Tagiri tendit la main vers la machine ; Hassan la prit de vitesse et appuya sur la touche d’arrêt avant elle.
Tagiri tremblait mais refusait de reconnaître les émotions qui l’agitaient. « J’ai assisté à bien des spectacles horribles, dit-elle, mais, là, elle m’a vue. Elle nous a vus tous les deux !
— Apparemment, du moins.
— Elle nous a vus, Hassan !
— Apparemment. » Cette fois, le ton admettait qu’elle pût avoir raison.
« Dans son rêve, elle a perçu quelque chose de notre époque, d’ici et maintenant. Nous lui étions peut-être encore visibles quand elle s’est réveillée : j’ai eu l’impression qu’elle nous regardait. Je n’y avais pas songé jusqu’à son réveil et pourtant, quand j’ai compris qu’elle pouvait nous voir, elle l’a senti. Ça ne peut pas être une coïncidence.
— Mais si c’est exact, objecta Hassan, pourquoi d’autres observateurs qui se servent du chronoscope n’ont-ils pas été repérés eux aussi ?
— Nous ne sommes peut-être visibles qu’à ceux qui ont absolument besoin de nous voir.
— C’est impossible ; on nous l’enseigne dès l’entrée à l’Observatoire du temps.
— Non, rétorqua Tagiri ; vous vous rappelez le cours sur l’historique de l’Observatoire ? Les théoriciens n’avaient aucune certitude, au début ; ce n’est qu’après des années d’observation qu’ils se sont convaincus de la justesse de leur théorie. Mais, à l’origine, on parlait beaucoup de reflux temporel.
— Vous avez été plus assidue que moi en classe, on dirait, fit Hassan.
— Le reflux temporel… Vous vous rendez compte du danger que ça représente ?
— Si ça existe réellement et si ces gens nous ont vraiment vus, ça ne doit pas être bien dangereux : rien n’a changé chez nous.
— Rien ne changerait jamais en apparence, répliqua-t-elle, parce que nous vivrions alors dans la version du présent engendrée par le passé modifié. Qui sait combien de variations, majeures ou infimes, nous avons pu introduire, et ce sans jamais nous en apercevoir parce qu’elles ont transformé notre présent et que nous ne pouvons pas nous rappeler qu’il ait été différent ? »
« Nous n’avons sûrement jamais rien touché, fit Hassan, sinon l’Histoire en aurait été modifiée : or, même si l’organisation de l’Observatoire du temps existait alors, les circonstances qui nous ont amenés à nous trouver ici ensemble et à observer ce village n’auraient pas été réunies exactement comme elles le sont ; par conséquent, les changements que nous aurions apportés au passé auraient annulé ces mêmes changements et rien ne se serait produit. Cette femme ne nous a pas vus.
— Je connais l’argument de la circularité aussi bien que vous, Hassan. Mais le cas présent démontre qu’il est faux ; vous ne pouvez pas nier qu’elle nous a vus, Hassan ; vous ne pouvez pas parler de coïncidence alors qu’elle me savait noire ! »
Il eut un grand sourire. « Si les démons de son époque sont blancs, il lui fallait peut-être inventer un dieu noir comme vous.
— Elle a aussi vu que nous étions deux, que nous l’observions par trois fois et que je la savais consciente de notre présence. Même son estimation du temps qui nous sépare est à peu près juste ! Elle a vu et elle a compris. Nous avons modifié le passé. »
Hassan haussa les épaules. « Je sais. » Soudain, il se redressa, l’œil plus vif : il avait trouvé un argument. « Ça ne prouve pas que le principe de circularité soit erroné. Les Espagnols ont agi exactement comme ils l’auraient fait dans tous les cas ; par conséquent, toute modification provoquée par le fait qu’elle nous aurait vus n’a eu aucune répercussion sur l’avenir parce qu’elle et les siens se sont aussitôt fait tuer. C’est peut-être la seule fois que le chronoscope aura causé un effet de reflux : au moment où son impact ne pouvait être que nul. Nous n’avons donc pas traficoté le passé et nous ne risquons donc rien. »
Tagiri ne prit pas la peine de lui faire remarquer que, même si les Espagnols avaient tué ou réduit tout le monde en esclavage, les faits demeuraient : Putukam avait eu une vision d’eux et les gens autour d’elle psalmodiaient une prière alors même qu’on les capturait. Cela n’avait pas pu laisser les Espagnols indifférents ; la scène, par sa simple étrangeté, avait dû dévier leur existence, si peu que ce soit. Nul changement dans le passe ne pouvait manquer de produire un écho ultérieur. C’était l’effet « papillon ». comme on l’enseignait aux élèves : qui savait si une tempête dans l’Atlantique Nord n’avait pas été déclenchée, en remontant très loin l’enchaînement des causes et des résultats, par le battement d’une aile de papillon en Chine ? Inutile toutefois d’en discuter avec Hassan ; qu’il se croie en sécurité tant qu’il le pouvait encore. Plus rien n’était sûr désormais ; mais les Observateurs n’étaient pas non plus désarmés.
« Elle m’a vue, dit Tagiri. Dans son désespoir, elle m’a prise pour une déesse. Et ses souffrances me font regretter que ce ne soit pas vrai, que je n’aie pas le pouvoir d’aider ces gens… Hassan, si elle a perçu notre présence, c’est que nous transmettons quelque chose dans le passé ; et, si nous y transmettons quelque chose, aussi minime que ce soit, nous pouvons peut-être apporter de l’aide à ces gens.
— Mais comment sauver ce village ? demanda Hassan. Même s’il était possible de voyager dans le temps, que faire ? Lancer une armée vengeresse sur les Espagnols qui ont pris le village ? À quoi bon ? De nouveaux Espagnols viendraient plus tard, ou des Anglais ou d’autres expéditions de l’une ou l’autre nation conquérante d’Europe. Et, en attendant, notre époque à nous aurait disparu, effacée par notre propre intervention. On ne change pas de vastes pans de l’Histoire en modifiant un unique petit événement. Les forces de l’Histoire continuent d’agir quoi qu’il arrive.
— Mon cher Hassan, dit Tagiri, vous venez de prétendre les forces de l’Histoire tellement irrésistibles qu’on ne peut les dévier de leur marche en avant, et pourtant vous disiez il y a un instant que toute intervention, aussi infime soit-elle, changerait l’Histoire à tel point qu’elle effacerait notre époque. Expliquez-moi comment vous résolvez cette contradiction.
— C’est effectivement une contradiction, mais ce n’est pas pour ça que les termes sont faux. L’Histoire est un système chaotique ; les détails peuvent varier à l’infini, mais la forme générale demeure constante. Introduisez un petit changement dans le passé et vous changerez assez de détails dans le présent pour nous empêcher de nous être retrouvés exactement ici et maintenant pour observer précisément la scène que nous avons vue. Néanmoins, les grands mouvements historiques resteront dans l’ensemble tels quels.
— Nous ne sommes mathématiciens ni l’un ni l’autre, fit Tagiri, et nous nous amusons simplement à jongler avec la logique. Le fait est que Putukam nous a vus, vous et moi ; il existe donc bel et bien une sorte de transmission entre le présent et le passé. Cela change tout, et les mathématiciens ne tarderont pas à trouver des explications plus proches de la réalité au fonctionnement de nos machines temporelles ; nous verrons alors ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et, s’il s’avère faisable d’intervenir sur le passé, volontairement et dans un but précis, eh bien, nous le ferons, vous et moi.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que c’est nous qu’elle a vus. Parce qu’elle… parce qu’elle nous a façonnés.
— Elle nous a demandé d’envoyer une épidémie pour tuer tous les Indiens avant la venue des Européens ; vous comptez la prendre au sérieux ?
— Si nous devons être des dieux, dit Tagiri, nous avons le devoir, je crois, de trouver de meilleures solutions que les gens qui nous adressent leurs prières.
— Mais il n’est pas question que nous jouions aux dieux, répliqua Hassan.
— Vous m’avez l’air bien sûr de vous.
— Oui, parce que les gens de notre époque n’apprécieront évidemment pas l’idée de voir notre monde effacé dans le seul but d’alléger les souffrances d’un petit groupe de personnes mortes depuis une éternité.
— Pas "effacé", fit Tagiri : remanié.
— Vous êtes encore plus dingue que les chrétiens ! s’exclama Hassan. Eux, ils croient en la valeur de la souffrance et de la mort d’un seul homme qui aurait ainsi sauvé toute l’humanité, mais vous, vous êtes prête à sacrifier la moitié de tous ceux qui ont vécu jusqu’à maintenant rien que pour sauver un village ! »
Elle le foudroya du regard. « Vous avez raison, fit-elle. Pour un seul village, ça n’en vaudrait pas le coup. »
Et elle sortit.
Ce n’était pas une illusion, elle en était sûre : le ChronoRéel II donnait un accès physique au passé et les Observateurs étaient, par un biais encore inconnu, visibles aux observés s’ils savaient regarder, s’ils avaient soif de voir. Alors, que devait-elle faire ? Certains préféreraient à coup sûr fermer l’Observatoire du temps pour éviter tout risque de contamination du passé avec les résultats imprévisibles, et peut-être destructeurs, qui en découleraient dans le présent ; et d’autres négligeraient dédaigneusement les paradoxes, convaincus que les Observateurs du temps ne pouvaient être vus qu’en des circonstances où cela n’aurait aucune influence sur l’avenir. Réaction de crainte excessive ou incurie méprisante, ces deux attitudes étaient inadéquates : Hassan et elle venaient de modifier le passé, ce qui avait de facto changé le présent. Leur intervention n’avait peut-être pas chamboulé les générations intermédiaires, mais elle les avait certainement bouleversés, Hassan et elle. Ni l’un ni l’autre ne se comporteraient, en pensées ou en actes, comme ils se seraient comportés s’ils n’avaient pas entendu la prière de Putukam. Ils avaient changé le passé, et le passé avait changé l’avenir. C’était donc possible ; les paradoxes ne l’empêchaient pas. Les habitants de l’âge d’or de Tagiri pouvaient faire davantage qu’observer, archiver et se souvenir.
Dans ce cas, qu’en était-il de toutes les souffrances dont elle avait été témoin toutes ces années ? Existait-il un moyen d’y mettre un terme ? Et si oui, comment refuser ? Ces gens l’avaient façonnée… C’était de la superstition, cela n’avait aucun sens, pourtant elle ne put rien avaler ce soir-là et le sommeil la fuit toute la nuit, chassé par la prière éternellement répétée.
Tagiri se leva de sa natte et alla voir l’heure. Minuit passé et elle ne dormait toujours pas. L’Observatoire laissait le loisir à ses employés, où qu’ils habitent, de vivre à la manière du cru, et c’est le choix qu’avait fait la ville de Juba dans la mesure du possible. C’est pourquoi Tagiri couchait sur des roseaux tressés dans une hutte aux murs à claire-voie dépourvue de climatisation ; mais la brise soufflait cette nuit-là et il faisait frais dans la hutte : ce n’était donc pas la chaleur qui l’empêchait de dormir. C’était la prière des villageois d’Ankuash.
Elle enfila une robe et se rendit au laboratoire, où d’autres couche-tard travaillaient encore – il n’y avait pas d’horaires établis pour des gens qui jouaient si librement avec le flot du temps. Elle demanda au chronoscope de lui remontrer Ankuash, mais, au bout de quelques secondes à peine, ne supportant plus le spectacle, elle changea pour un autre point de vue : Colomb accostant à Hispaniola, le naufrage de la Santa María, le fort bâti pour abriter les hommes qu’on ne pouvait ramener en Espagne. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ces scènes, mais elles étaient toujours aussi pitoyables : les marins qui essayaient d’asservir les villageois de la région, lesquels se sauvaient et disparaissaient simplement dans la nature, l’enlèvement des jeunes filles, les viols à la chaîne jusqu’à la mort des victimes.
Puis les Indiens de plusieurs tribus se mirent à contre-attaquer. Il ne s’agissait pas de la guerre rituelle visant à s’approvisionner en chair à sacrifice, ni de la guerre de pillage des Caraïbes ; non, c’était un nouveau concept : la guerre de représailles. Mais peut-être n’était-il pas si nouveau, songea soudain Tagiri. Les dialogues de ces scènes souvent visualisées avaient été intégralement traduits et il apparaissait que les indigènes possédaient un terme pour désigner une guerre d’annihilation : ils appelaient cela « la guerre de "l’étoile au village de l’homme blanc" ». Les hommes d’équipage se réveillèrent un matin pour trouver leurs sentinelles en morceaux épars dans tout le fort et cinq cents guerriers indiens parés de splendides coiffures de plumes a l’intérieur de la palissade. Ils se rendirent, bien entendu.
Cependant, les villageois indiens n’adoptèrent pas leurs captifs avant de les sacrifier : ils n’avaient nulle envie de faire des dieux de ces misérables violeurs, larrons et assassins avant leur mort ; aussi, lorsque les marins espagnols furent enfermés, n’entendit-on pas une fois la formule rituelle : « Celui-ci est comme mon fils bien-aimé. »
Il n’y eut pas de sacrifice, mais cela n’empêcha pas le sang et la douleur. La mort, quand elle vint, fut un exquis soulagement. Certains goûtaient fort cette scène, Tagiri ne l’ignorait pas, car c’était pour eux l’une des rares victoires des Indiens sur les Espagnols, un des premiers triomphes d’un peuple à la peau sombre sur les Blancs orgueilleux. Mais elle ne se sentit pas le courage de la regarder jusqu’au bout ; elle ne prenait aucun plaisir à ce spectacle de torture et de massacre, même si les victimes étaient de monstrueux criminels qui avaient eux-mêmes perpétré tortures et massacres. Tagiri ne le comprenait que trop bien : dans l’esprit des Espagnols, leurs adversaires n’étaient pas humains. C’est dans notre nature, songea-t-elle : si nous voulons savourer notre cruauté, il nous faut transformer notre victime en bête ou en dieu ; les marins espagnols avaient fait des Indiens des animaux et tout ce que les Indiens avaient prouvé par leur atroce vengeance, c’est qu’ils étaient capables de la même pirouette mentale.
Par ailleurs, rien dans cette scène ne lui révélait ce qu’elle voulait savoir ; aussi dirigea-t-elle le chronoscope dans la cabine de Colomb, sur la Niña, où il était en train d’écrire une lettre au roi d’Aragon et à la reine de Castille. Il parlait d’immenses richesses en or et en épices, de bois rares, de bêtes exotiques, de vastes royaumes inconnus aux populations propres à être converties au christianisme et à fournir des esclaves en abondance. Ce n’était naturellement pas la première fois que Tagiri s’étonnait de cette ironie : promettre à ses souverains à la fois des esclaves et des chrétiens tirés des mêmes groupes d’indigènes ! Mais, cette fois, elle découvrit un autre sujet d’étonnement : elle savait parfaitement que Christophe Colomb n’avait pas vu d’or en quantité considérable, pas plus qu’on aurait pu en trouver dans n’importe quel village d’Espagne où un riche propriétaire pouvait posséder quelques babioles précieuses ; il n’avait pratiquement rien compris à ce que lui disaient les Indiens, et pourtant il s’était persuadé qu’ils lui parlaient d’or plus loin à l’intérieur des terres. À l’intérieur des terres ? Ils indiquaient l’ouest, par-delà la mer des Antilles, mais cela, Colomb ne pouvait pas le savoir. Il n’avait pas vu le moindre scintillement des immenses trésors des Incas ni des Aztèques – il s’en fallait de vingt ans que les Européens n’y posent les yeux et, quand l’or se mettrait enfin à couler à flots, Colomb ne serait plus de ce monde. Cependant, elle l’observa en train d’écrire, puis revint en arrière et l’observa de nouveau, et elle se dit : Il ne ment pas. Il sait que l’or n’est pas loin. Il en est absolument convaincu alors qu’il ne l’a jamais vu et ne le verra jamais de sa vie.
Et Tagiri comprit soudain : C’est ainsi qu’il a tourné les regards de l’Europe vers l’occident ! Par la puissance de son inébranlable conviction ! Si le roi et la reine d’Espagne avaient fondé leur décision sur les seules preuves qu’il avait apportées, son voyage serait resté sans suite. Où étaient les épices ? Où était l’or ? Ses premières découvertes n’avaient pas – et de loin – remboursé le coût de l’expédition ; qui s’aventurerait à le financer, après cela ?
Sans preuve réelle, Colomb avait émis des assertions extravagantes : il avait découvert Cipango ; le Cathay et les îles aux épices étaient désormais à portée de main. Toutes étaient fausses, sans quoi il aurait pu présenter une cargaison pour les étayer. Pourtant, tous ceux qui le regardaient, l’écoutaient, le connaissaient, tous sentaient que cet homme ne mentait pas, qu’il croyait du tréfonds de son âme à ce qu’il affirmait. Sur la foi monolithique d’un tel témoin, de nouvelles expéditions furent financées, de nouvelles flottes prirent la mer ; de grandes civilisations s’écroulèrent, et l’or et l’argent de tout un continent migrèrent vers l’est, tandis que des millions d’hommes et de femmes mouraient, victimes d’épidémies, et que les survivants, impuissants, voyaient des étrangers s’installer dans leur pays pour y régner à jamais.
Tout cela parce que Colomb n’avait pas eu le moindre doute en parlant de choses qu’il n’avait pas vues.
Tagiri se repassa l’enregistrement de la scène d’Ankuash, au moment où Putukam décrivait son rêve. Elle nous a vus, Hassan et moi, se dit-elle, et Christophe Colomb a vu l’or alors qu’il ne devait apparaître que des dizaines d’années plus tard. Avec nos machines, nous ne pouvons explorer que le passé ; mais, j’ignore comment, ce Génois et cette Indienne ont aperçu ce que personne ne peut voir et ils avaient raison l’un et l’autre, alors que, sur le plan rationnel, logique, ils ne pouvaient pas avoir raison.
Il était quatre heures du matin lorsque Tagiri se présenta devant la hutte de Hassan. Si elle tapait dans ses mains ou l’appelait, elle risquait de réveiller des voisins ; aussi se faufila-t-elle sans bruit à l’intérieur pour découvrir qu’il ne dormait pas non plus. « Vous saviez que j’allais venir, dit-elle.
— Si j’avais osé, répondit-il, c’est moi qui serais allé vous rejoindre. »
Elle entra sans plus tarder dans le vif du sujet : « C’est réalisable ; on peut modifier le passé, on peut empêcher… quelque chose. Quelque chose d’horrible. On peut l’effacer, revenir dans le temps et le changer en mieux. »
Hassan attendit la suite sans rien dire.
« Je sais ce que vous pensez, Hassan : nous risquons au contraire de détériorer encore la situation.
— Vous croyez que je n’y ai pas réfléchi ? j’y ai passé la nuit. Regardez notre monde, Tagiri : l’humanité a enfin trouvé la paix ; il n’y a plus d’épidémies, les enfants ne meurent plus de faim, l’analphabétisme n’existe plus. Notre planète est en train de guérir. Mais rien de tout cela n’était inévitable : ç’aurait pu se terminer de façon bien pire. Alors, quelles modifications pouvons-nous apporter au passé qui vaillent le risque de créer une Histoire où notre monde ne ressusciterait pas ?
— Je vais vous le dire : notre monde n’aurait pas besoin de résurrection si on ne l’avait pas d’abord assassiné.
— Quoi, vous vous imaginez qu’il serait possible d’effectuer un certain changement qui améliorerait la nature humaine ? Qui éliminerait la rivalité entre les nations ? Qui enseignerait aux gens que le partage vaut mieux que la convoitise ?
— La nature humaine s’est-elle bonifiée tant que ça, aujourd’hui ? fit Tagiri. Je ne crois pas. Nous sommes aussi avides, assoiffés de pouvoir, orgueilleux et prompts à la colère qu’avant. La seule différence, c’est que maintenant nous en savons les conséquences et que nous les craignons. Nous nous maîtrisons. Nous sommes devenus civilisés, à la fin des fins.
— Et vous pensez pouvoir civiliser nos ancêtres ?
— Je pense que si nous trouvons un moyen d’y parvenir, un moyen sûr d’empêcher le monde de se déchiqueter comme il l’a fait, il est de notre devoir de l’employer. Retourner dans le passé pour prévenir la maladie vaut mieux que de s’occuper du patient quand il est à l’article de la mort et lentement, lentement, le ramener à la vie.
— Si je vous connais bien, Tagiri, vous ne seriez pas ici cette nuit si vous n’aviez pas une idée de ce que doit être ce changement.
— Christophe Colomb, dit-elle.
— Un marin ? Tout seul ? Qui aurait causé la destruction du monde ?
— À l’époque où il s’est mis en route vers l’ouest, son voyage n’avait rien d’inévitable. Les Portugais étaient sur le point de trouver un passage vers l’Orient ; personne n’envisageait l’existence d’un continent inconnu ; les sages du temps savaient le monde très vaste et croyaient qu’un océan de deux fois la taille du Pacifique s’étendait de l’Espagne à la Chine. On n’aurait pas fait route vers l’occident avant d’avoir mis au point un navire qu’on aurait jugé capable de traverser un océan si large ; et même si les Portugais devaient se heurter à la côte du Brésil, il n’y avait aucun profit à y faire : c’était un territoire sec et faiblement peuplé, et ils l’auraient négligé comme ils ont négligé la majeure partie de l’Afrique, qu’ils n’ont colonisée que quatre longs siècles après en avoir reconnu les côtes.
— Vous avez bien étudié la question, observa Hassan.
— J’ai réfléchi, corrigea-t-elle. Mes études remontent à bien des années. Tout découle du voyage de Colomb en Amérique, avec sa certitude inflexible qu’il avait découvert l’Orient. Rencontrer par hasard une terre ne signifiait rien ; c’est arrivé aux Vikings et qu’en est-il sorti ? Rien. Même si quelqu’un d’autre avait accosté fortuitement à Cuba ou à la pointe orientale du Brésil, cela n’aurait pas eu plus d’impact que les débarquements sans suite au Vinland ou sur la côte de Guinée. Non, c’est seulement à cause des rapports de Colomb annonçant des richesses sans limites, rapports qui ne se sont vérifiés que bien après sa mort, que d’autres marins ont suivi sa route. Vous comprenez ? Ce n’est pas parce qu’un homme a mis le cap à l’ouest que les Européens ont conquis l’Amérique et, par suite, le monde entier : c’est parce que cet homme, c’était Christophe Colomb.
— Un seul homme, donc, serait responsable des ravages de notre planète ?
— Non, évidemment, répondit Tagiri. D’ailleurs, je ne parle pas de la responsabilité morale mais de la cause. L’Europe était déjà l’Europe ; ce n’est pas Colomb qui l’a faite telle. Mais c’est le pillage de l’Amérique qui a financé les terribles guerres religieuses et dynastiques qui n’ont cessé de bouleverser l’Europe pendant des générations. Si l’Europe n’avait pas possédé l’Amérique, aurait-elle pu imposer sa culture à tous les peuples ? Un monde dominé par l’islam ou gouverné par la bureaucratie chinoise se serait-il détruit comme nous l’avons fait, sur cette planète où chaque nation s’efforçait de s’européaniser de son mieux ?
— Bien sûr que oui. Ce ne sont pas les Européens qui ont inventé le pillage.
— Non, mais ils ont inventé les machines qui ont rendu leurs razzias monstrueusement efficaces, les machines qui ont sucé tout le pétrole de la terre et nous ont permis de porter la guerre et la famine d’un bout à l’autre des océans et des continents, jusqu’à ce que les neuf dixièmes de l’humanité aient péri.
— Ainsi, Colomb serait responsable de l’époque de la technologie ?
— Mais non, Hassan ! Je ne fais de reproche à personne !
— Je sais, Tagiri.
— Je suis en train de mettre le doigt sur le nœud où un changement tout petit, tout simple, épargnerait le plus de souffrance au monde et entraînerait la perte d’un minimum de cultures, l’asservissement d’un minimum de gens, l’extinction d’un minimum d’espèces, l’épuisement d’un minimum de ressources. Tout converge sur le moment où Colomb revient en Europe porteur d’histoires d’or, d’esclaves et de nations à convertir au christianisme, futures vassales du roi et de la reine.
— Alors, vous voulez tuer Christophe Colomb ? »
Un frisson de répulsion traversa Tagiri. « Non. D’abord, rien ne nous dit que nous puissions un jour voyager physiquement dans le passé pour le faire, et ensuite c’est inutile. Il suffit de le détourner de son projet de faire route à l’ouest. Mais il faut préalablement découvrir ce qui est possible avant de décider comment opérer. Et le meurtre… ça, je ne puis l’accepter. Colomb n’était pas un monstre, nous en sommes tous d’accord depuis que le ChronoRéel nous l’a montré sous son vrai jour. Ses défauts étaient ceux de son temps et de sa culture, mais ses vertus transcendaient le monde où il vivait. C’était un grand homme et je n’ai nulle envie d’effacer la vie d’un grand homme. »
Hassan hocha lentement la tête. « Alors, présentons la situation ainsi : si nous étions sûrs de pouvoir détourner Colomb de son but et si, après mûres recherches, nous avions la certitude que, de cette façon, le monde ne se lancerait pas sur l’épouvantable voie qu’il a suivie à partir de là, il vaudrait la peine d’oblitérer notre époque à nous et son entreprise de guérison de la planète, en se fondant sur le ferme espoir de la rendre inutile.
— Exactement, fit Tagiri.
— On risque de passer plusieurs siècles à trouver les réponses à ces questions.
— Peut-être ; mais pas obligatoirement.
— Et même après avoir acquis une quasi-certitude, on pourrait encore se tromper et diriger le monde vers une fin bien pire.
— Avec une différence, dit Tagiri : si nous arrêtons Colomb, nous sommes sûrs que Putukam et Baiku ne mourront pas sous les épées espagnoles.
— Jusque-là, d’accord. Essayons de voir s’il est possible et souhaitable d’appliquer votre plan ; vérifions si nos contemporains le jugent valable et – surtout – juste. Si tel est leur avis, alors je serai avec vous quand vous l’exécuterez. »
Il s’était exprimé avec confiance, et pourtant Tagiri se sentit soudain prise de vertige, comme si elle se tenait à l’extrême bord d’un gouffre béant et que le sol venait de branler sous ses pieds. Quel orgueil d’imaginer remonter le temps pour modifier le passé ! Pour qui est-ce que je me prends, songea-t-elle, pour oser répondre à des prières adressées aux dieux ?
Et cependant, ainsi plongée dans les affres du doute, elle savait qu’elle avait déjà pris sa décision. Les Européens avaient eu leur avenir, ils avaient réalisé leurs rêves les plus grandioses, et leur avenir formait désormais le passé ténébreux du monde ; c’étaient les conséquences de leurs choix qu’on s’efforçait aujourd’hui d’extirper de la Terre.
Voilà à quoi avaient mené les rêves des Européens : à un monde profondément blessé, à peine convalescent, avec un millier d’années de soins attentifs en perspective et tant de choses définitivement perdues que seules les holobandes de l’Observatoire du temps permettraient de retrouver. Alors, s’il est en mon pouvoir d’abolir leurs rêves, de remettre l’avenir entre les mains d’un autre peuple, qui peut soutenir que c’est mal ? Comment pourrait-ce être pire ? Christophe Colomb – Cristóbal Colon, comme l’appelaient les Espagnols, Cristoforo Colombo, comme on l’avait baptisé à Gênes – ne découvrirait jamais l’Amérique si elle pouvait l’en empêcher. La prière des villageois d’Ankuash serait exaucée.
Et en répondant à leur prière elle étancherait sa propre soif. Elle ne comblerait jamais la morne nostalgie des esclaves de tous les temps ; elle n’effacerait pas la tristesse du visage de son arrière-grand-mère Diko ni de son petit garçon autrefois si joyeux, Acho ; elle ne rendrait pas la propriété de leur vie ni de leur corps aux esclaves. Mais il y avait un geste qu’elle pouvait accomplir et, par ce geste, elle se soulagerait du fardeau toujours plus pesant qu’elle portait depuis des années. Elle saurait avoir fait tout ce qui était possible pour guérir le passé.
Le lendemain matin, Tagiri et Hassan rapportèrent officiellement ce qui s’était produit et, pendant des semaines, les plus hautes autorités de l’Observatoire ainsi que d’autres, extérieures, vinrent visionner l’holobande et discuter avec eux du sens à en tirer. Elles écoutèrent les deux Observateurs, leurs questions et leurs plans, et finirent par donner leur accord à un nouveau projet destiné à étudier les ramifications du rêve de Putukam. On le baptisa « projet Colomb », autant parce qu’il paraissait aussi insensé que l’invraisemblable voyage dans lequel s’était lancé le Génois en 1492 que parce qu’il risquait d’aboutir à l’anéantissement de cette même grande entreprise.
Sans abandonner le programme sur l’esclavage, naturellement, Tagiri, secondée par Hassan, lança le nouveau projet avec une équipe d’assistants très différente. Hassan prit la tête du groupe qui étudiait l’histoire pour voir si faire obstacle à Christophe Colomb aurait l’effet voulu et découvrir si un autre changement ne serait pas plus souhaitable ou plus facilement réalisable. Tagiri partagea son emploi du temps entre ses recherches sur l’esclavage et la coordination des travaux d’une dizaine de physiciens et d’ingénieurs, lesquels s’efforçaient de déterminer la nature exacte du phénomène de reflux temporel et comment modifier les machines afin d’en amplifier suffisamment l’effet pour permettre une altération du passé.
Dès le début de leur collaboration, Tagiri et Hassan se marièrent et donnèrent le jour à une fille et un fils, qu’ils nommèrent respectivement Diko et Acho. Les deux enfants grandirent en force et en sagesse, baignant dès la naissance dans l’amour de leurs parents et dans le projet Colomb. Acho devint pilote et se mit à survoler la Terre, vif et libre comme un oiseau. Diko, elle, ne s’éloigna pas tant du berceau ; elle étudia les langues, les instruments et les histoires qui faisaient partie du métier de ses parents, et passa ses journées auprès d’eux. Tagiri regardait son mari, ses enfants, et se prenait souvent à songer : Et si un étranger venu du bout du monde surgissait pour me voler mon fils, en faisait un esclave et que je ne doive plus jamais le revoir ? Si une armée d’envahisseurs arrivait d’un pays inconnu pour assassiner mon mari et violer ma fille ? Et si, ailleurs, des gens heureux étaient témoins de notre détresse mais ne levaient pas le petit doigt pour nous aider, de peur de mettre leur bonheur en danger ? Que penserais-je d’eux ? Quel genre d’hommes et de femmes seraient-ce là ?