Rencontres

Chipa était effrayée quand les femmes de Guacanagari la firent avancer. Entendre décrire les hommes blancs barbus, c’était une tout autre affaire que de se retrouver en leur présence. Ils étaient grands et ils arboraient des costumes des plus inquiétants. Vraiment, on aurait dit que chacun portait une maison sur ses épaules et un toit sur sa tête ! Le métal des casques étincelait au soleil et on avait l’impression qu’ils avaient volé les couleurs de leurs bannières aux perroquets. Si je savais fabriquer un tissu comme ça, songea Chipa, j’aurais les mêmes bannières et je vivrais sous un toit du même métal qu’ils se posent sur la tête.

Guacanagari l’accablait d’instructions et d’avertissements de dernière minute, et elle faisait semblant de l’écouter ; mais Voit-dans-le-Noir lui avait déjà fourni ses directives et, une fois qu’elle s’entretiendrait en espagnol avec les hommes blancs, les desseins de Guacanagari n’auraient plus guère d’importance.

« Traduis-moi exactement ce qu’ils disent vraiment, insista Guacanagari. Et n’ajoute pas un mot à ce que, moi, je leur dis. Tu m’as bien compris, espèce de petite limace des montagnes ?

— Grand cacique, je ferai ce que tu m’ordonnes.

— Es-tu certaine de savoir parler leur abominable langage ?

— Si je n’y arrive pas, tu le verras vite à leur expression, répondit Chipa.

— Alors dis-leur ceci : le grand Guacanagari, cacique de tout Haïti depuis Cibao jusqu’à la mer, est fier d’avoir trouvé une interprète. »

Trouvé une interprète, lui ? Chipa ne s’étonna pas qu’il cherche à évincer Voit-dans-le-Noir, mais le procédé l’écœura. Néanmoins, elle s’adressa à l’homme blanc au costume le plus flamboyant ; mais à peine eut-elle commencé à parler que Guacanagari, d’un coup de pied par-derrière, la jeta par terre à plat ventre.

« Montre-toi respectueuse, limace des montagnes ! s’écria-t-il. Et d’ailleurs ce n’est pas lui le chef, nigaude ! C’est lui, là-bas, celui aux cheveux blancs ! »

Elle aurait dû s’en douter : ce n’était pas au volume de ses vêtements, mais par son âge et le respect que lui valaient ses années, qu’elle devait reconnaître l’homme que Voit-dans-le-Noir appelait Colon.

Prosternée, elle reprit sa phrase, en bégayant un peu au début mais en articulant avec soin. « Mon seigneur Cristóbal Colon, je suis venue vous servir d’interprète. »

Seul le silence lui répondit. Elle leva le visage et vit les hommes blancs conférer entre eux, les yeux écarquillés de stupéfaction. Elle essaya de comprendre leurs propos, mais ils parlaient trop vite.

« Que disent-ils ? demanda Guacanagari.

— Comment veux-tu que j’entende si tu parles en même temps ? » répliqua-t-elle. C’était de l’impudence caractérisée, mais, si Diko avait raison, Guacanagari n’aurait bientôt plus d’emprise sur elle.

Enfin. Colon s’avança vers elle.

« Comment as-tu appris l’espagnol, mon enfant ? » s’enquit-il. Il avait un débit rapide et un accent différent de celui de Voit-dans-le-Noir, mais c’était précisément la question prévue.

« J’ai appris cette langue afin de connaître le Christ. »

Si sa maîtrise de l’espagnol avait jeté l’émoi parmi les hommes blancs, ses derniers mots les laissèrent sidérés. Les discussions à voix basse reprirent de plus belle.

« Que lui as-tu dit ? demanda Guacanagari d’une voix tendue.

— Il voulait savoir comment j’avais appris sa langue et je le lui ai dit.

— Je t’avais défendu de parler de Voit-dans-le-Noir ! gronda Guacanagari.

— Je n’ai pas prononcé son nom. J’ai parlé du dieu qu’ils vénèrent.

— J’ai l’impression que tu me trahis, fit Guacanagari.

— Non », répondit Chipa.

Lorsque Colon s’approcha de nouveau, l’homme aux vêtements volumineux l’accompagnait.

« Cet homme s’appelle Rodrigo Sânchez de Segovia et c’est l’inspecteur royal de la flotte, fit Colon. Il voudrait te poser une question… »

Les titres ne signifiaient rien pour Chipa. C’était à Colon qu’elle devait s’adresser.

« Comment connais-tu le Christ ? demanda Segovia.

— Voit-dans-le-Noir nous a recommandé de guetter la venue d’un homme qui nous ferait connaître le Christ. »

Segovia sourit.

« Je suis cet homme.

— Non, messire, répondit Chipa. C’est Colon. »

Elle n’eut aucun mal à déchiffrer les expressions des hommes blancs – ils affichaient tout ce qu’ils ressentaient. Segovia était très en colère ; cependant il recula et laissa Colon seul en avant du groupe.

« Qui est ce Voit-dans-le-Noir ? demanda-t-il.

— Mon professeur, répondit Chipa. Elle a fait cadeau de moi à Guacanagari pour qu’il m’amène à vous. Mais Guacanagari n’est pas mon maître.

— C’est Voit-dans-le-Noir ta maîtresse ?

— Je n’ai pas d’autre maître que le Christ », dit-elle – déclaration la plus importante de toutes, lui avait affirmé Voit-dans-le-Noir. Et là, tandis que Colon la dévisageait sans mot dire, elle prononça la phrase dont elle ignorait le sens car elle était dans une langue inconnue. C’était du génois et seul Cristoforo la comprit lorsqu’elle dit les mots qu’il avait déjà entendus sur une plage non loin de Lagos : « Je t’ai sauvé afin que tu portes la Croix. »

Il tomba à genoux et débita une phrase probablement dans le même dialecte.

« Je ne parle pas cette langue, messire, fit Chipa.

— Que se passe-t-il ? intervint Guacanagari.

— Le cacique est en colère contre moi, dit Chipa à Colon. Il va me battre parce que je n’ai pas traduit ses paroles.

— Jamais, répondit le Génois. Si tu te destines au Christ, tu es sous notre protection.

— Messire, ne provoquez pas Guacanagari à cause de moi. Avec vos deux bateaux détruits, vous avez besoin de son amitié.

— Cette enfant a raison, dit Segovia. De toute manière, ce ne sera pas la première fois qu’elle se fera battre. »

Si, ce serait la première fois, songea Chipa. Avait-on coutume de battre les petits, chez les hommes blancs ?

« Vous pourriez me demander comme présent, fit-elle.

— Es-tu esclave, alors ?

— C’est ce que croit Guacanagari, mais ce n’est pas vrai. Vous ne ferez pas une esclave de moi, n’est-ce pas ? » Voit-dans-le-Noir avait insisté pour qu’elle pose cette question à Colon.

« Tu ne seras jamais esclave, répondit Colon. Dis-lui que nous sommes très satisfaits et que nous le remercions de son cadeau. »

Chipa avait cru qu’il allait exprimer le souhait de se la faire offrir, mais elle comprit aussitôt que son approche était bien meilleure : mis devant le fait accompli, Guacanagari pouvait difficilement reprendre le présent. Aussi, elle se tourna vers lui et se prosterna comme elle l’avait fait la veille, lors de sa première rencontre avec le cacique des terres côtières. « Le grand cacique blanc Colon est très satisfait de moi. Il te remercie de lui avoir fait un don aussi utile. »

Guacanagari resta impassible mais il était furieux, elle le savait. Elle en était ravie : elle ne l’aimait pas.

« Dis-lui, reprit Colon derrière elle, que je lui donne mon propre chapeau, que je ne donnerais à nul autre qu’un grand roi. »

Elle traduisit en taïno et les yeux de Guacanagari s’agrandirent. Il tendit la main.

Colon ôta son chapeau et, au lieu de le poser dans la main du cacique, il le plaça lui-même sur la tête de Guacanagari. Le chef taïno sourit. Chipa trouvait qu’il avait l’air encore plus bête que les hommes blancs avec ce toit sur la tête, mais les Taïnos qui l’entouraient étaient visiblement impressionnés. C’était un bon échange : un puissant chapeau talismanique contre une gamine des montagnes désobéissante et casse-pieds !

« Relève-toi, mon enfant », dit Colon. Il lui tendit la main pour l’aider. Il avait de longs doigts satinés. Elle n’avait jamais touché une peau aussi douce, sauf celle des bébés. Colon ne travaillait-il donc jamais ? « Comment t’appelles-tu ? reprit-il.

— Chipa ; mais Voit-dans-le-Noir a dit que vous me donneriez un nouveau nom quand je serai baptisée.

— Un nouveau nom, répéta Colon, et une nouvelle vie. » Puis, tout bas, afin de ne se faire entendre que d’elle : « Cette femme que tu appelles Voit-dans-le-Noir – peux-tu me conduire auprès d’elle ?

— Oui », répondit Chipa. Et elle ajouta, ce que Voit-dans-le-Noir n’avait peut-être pas prévu : « Elle m’a raconté une fois qu’elle avait abandonné sa famille et l’homme qu’elle aimait pour vous rencontrer.

— Beaucoup de gens ont renoncé à bien des choses, fit Colon. Mais à présent acceptes-tu de nous servir d’interprète ? J’ai besoin de l’aide de Guacanagari pour construire des abris à mes hommes, maintenant que nos navires ont brûlé. Et il faut qu’il envoie un messager avec une lettre pour le capitaine de mon troisième bateau, lui demandant de venir nous chercher ici et de nous ramener chez nous. Veux-tu rentrer en Espagne avec nous ? »

Voit-dans-le-Noir n’avait pas parlé d’aller en Espagne ; en vérité, elle avait déclaré que les hommes blancs ne quitteraient jamais Haïti. Mais Chipa estima l’heure mal choisie pour mentionner ce détail de sa prophétie. « Si vous y allez, dit-elle, j’irai avec vous. »


Pedro de Salcedo avait dix-sept ans. Il avait beau être page du capitaine-général de la flotte, il n’en tirait aucun sentiment de supériorité envers les simples marins et les mousses. Non, ce qui lui donnait l’impression de dominer la masse, c’était la concupiscence qu’éveillaient en ces hommes et ces garçons ces laiderons d’Indiennes. Il les entendait bavarder parfois entre eux – ils avaient appris à ne pas lui tenir ce genre de conversations – et, apparemment, ils n’arrivaient pas à oublier que les Indiennes allaient nues.

Sauf la nouvelle. Chipa. Elle, elle portait des vêtements et elle parlait espagnol. Tout le monde en avait l’air stupéfait, mais pas Pedro de Salcedo : s’habiller et s’exprimer en espagnol était le fait des gens civilisés, or elle était évidemment civilisée, même si elle n’était pas encore chrétienne.

Elle n’était même pas chrétienne du tout, autant qu’il pût en juger. Il avait entendu tout ce qu’elle avait dit au capitaine-général, naturellement, mais, lorsqu’on lui avait ordonné de lui fournir des quartiers sûrs, il en avait profité pour converser avec elle ; il s’était rapidement aperçu qu’elle ignorait totalement qui était le Christ et que sa conception de la doctrine chrétienne était lamentable. Cependant, selon ses dires, la mystérieuse Voit-dans-le-Noir avait promis que Colon lui enseignerait à connaître le Sauveur.

Voit-dans-le-Noir… Qu’est-ce que c’était que ce nom ? Et comment se faisait-il qu’une Indienne eût reçu une prophétie concernant Colon et le Christ ? C’était sûrement une vision envoyée par Dieu – mais à une femme ? Et à une païenne de surcroît ?

Evidemment, en réfléchissant bien, Dieu s’était aussi adressé à Moïse, et c’était un Juif. D’accord, c’était au temps où les Juifs étaient encore le peuple élu et non l’excrément de la terre, un tas de voleurs indignes assassins du Christ, mais, quand même, ça donnait à penser.

Pedro ruminait beaucoup de choses dans sa tête. Tout plutôt que de penser à Chipa, parce que ces pensées-là le troublaient énormément. Parfois, il se demandait s’il n’était pas aussi vil et vulgaire que les marins et les mousses, si affamés de chair que même les Indiennes leur paraissaient séduisantes. Mais non, ce n’était pas vraiment cela : il ne désirait pas spécialement Chipa ; il se rendait bien compte qu’elle était laide, et puis, par le Ciel, elle n’avait même pas une silhouette de femme ! C’était une enfant ! Quel pervers l’aurait désirée ? Pourtant, il y avait quelque chose dans sa voix, dans son visage, qui la lui rendait belle.

Qu’était-ce ? Sa timidité ? Son évidente fierté lorsqu’elle prononçait des phrases complexes en espagnol ? Ses questions empressées sur ses vêtements, ses armes, les autres membres de l’expédition ? Les petits gestes délicats qu’elle faisait quand elle était gênée d’avoir commis une erreur ? L’aspect diaphane de son visage qui donnait l’impression qu’une lumière brillait sous sa peau ? Non, c’était impossible, elle n’irradiait pas vraiment. C’était une illusion. Je suis seul depuis trop longtemps.

Cependant, les seules tâches qui l’intéressaient vraiment ces derniers temps, c’étaient celles où il devait s’occuper de Chipa, veiller sur elle, bavarder avec elle. Il restait le plus longtemps possible en sa compagnie, quitte à en négliger parfois ses autres devoirs. Il ne le faisait pas exprès : il oubliait simplement tout ce qui n’était pas elle. Et puis ce n’était pas inutile, après tout : elle lui enseignait la langue taïno et, s’il se montrait bon élève, l’expédition disposerait non plus d’un mais de deux interprètes. Ce serait une bonne chose, n’est-ce pas ?

Quant à lui, il apprenait l’alphabet à Chipa. C’était l’exercice qu’elle semblait préférer et elle s’y montrait très douée. Pedro ne voyait pas pourquoi elle s’y intéressait tant, parce que savoir lire ne servait à rien dans la vie d’une femme ; mais si cela l’amusait et l’aidait à mieux comprendre l’espagnol, pourquoi pas ?

Pedro était donc en train de tracer des lettres dans la terre et Chipa de les nommer quand Diego Bermûdez vint le chercher. « Le patron a besoin de toi », dit-il. À douze ans, le mousse n’avait aucun sens des convenances. « Et de la fille aussi. Il part en expédition.

— Où ça ? demanda Pedro.

— Dans la lune, répondit Diego. Il n’y a que là qu’on n’est pas encore allé.

— Il va dans les montagnes, intervint Chipa, pour faire la connaissance de Voit-dans-le-Noir. »

Pedro la dévisagea, ahuri. « Comment le sais-tu ?

— Voit-dans-le-Noir avait dit qu’il viendrait auprès d’elle. » Encore ce blabla mystique ! Mais qui était donc cette Voit-dans-le-Noir ? Une sorcière ? Pedro était impatient de la rencontrer. Néanmoins, il s’enroulerait son chapelet d’abord sur le poignet à triple tour et la croix ne quitterait pas sa main. Inutile de courir de risques.


Chipa s’est sûrement bien débrouillée, se disait Diko, car, de toute la matinée, des courriers n’avaient pas cessé d’affluer sur la montagne pour avertir de la venue des hommes blancs. Les messages les plus agaçants provenaient de Guacanagari, truffés de menaces à demi voilées contre les tentatives d’un village perdu dans les montagnes comme Ankuash de se mêler des plans du grand cacique. Pauvre Guacanagari ; dans la précédente version de l’Histoire, il avait également eu l’illusion de dominer les relations avec les Espagnols et il avait fini dans la peau d’un collaborateur, trahissant les autres chefs indiens avant de se faire tuer à son tour. En cela, il n’était pas plus aveugle que bien d’autres, persuadés d’avoir dompté le tigre parce qu’ils le tenaient par la queue.

C’était la mi-après-midi quand Cristoforo en personne se présenta dans la clairière. Diko n’était pas dehors à l’attendre, mais elle écouta ce qui se passait de l’intérieur de sa hutte.

Nugkui accueillit le grand cacique blanc avec pompe et Cristoforo y répondit gracieusement. Le ton assuré de Chipa réchauffa le cœur de Diko : elle assumait bien son rôle. Diko se rappelait clairement la mort de Chipa dans l’autre Histoire : elle avait une vingtaine d’année et ses enfants avaient été massacrés sous ses yeux avant qu’elle-même ne meure sous les viols à répétition. Elle ne connaîtrait pas cette horreur cette fois-ci, et Diko puisa confiance dans cette pensée.

Les préliminaires achevés, Cristoforo demanda à rencontrer Voit-dans-le-Noir. Naturellement, Nugkui l’avertit qu’il perdrait son temps à discuter avec la géante noire, mais cela ne fit qu’aiguiser la curiosité du Génois, comme Diko l’avait prévu, et on l’amena devant sa porte. Chipa se baissa pour entrer. « Est-ce qu’il peut venir ? demanda-t-elle en taïno.

— Tu t’en tires très bien, ma nièce », fit Diko. Toutes deux n’avaient parlé qu’espagnol entre elles pendant si longtemps que Diko éprouvait une bizarre impression à revenir au dialecte local avec Chipa. Mais c’était nécessaire, du moins pour le moment, si elle voulait éviter que Cristoforo ne comprenne leurs apartés.

Chipa sourit et inclina la tête. « Il a amené son page ; il est très grand, il est beau et il m’aime bien.

— J’espère qu’il ne t’aime pas trop, rétorqua Diko. Tu n’es pas encore femme.

— Mais, lui, c’est un homme, dit Chipa en riant. Je les fais entrer ?

— Qui accompagne Cristoforo ?

— Tous les habitants de la grande maison : Segovia, Arana, Gutiérrez, Escobedo, et même Torres. » Elle gloussa de nouveau. « Savais-tu qu’ils l’avaient emmené comme interprète ? Il ne parle pas un mot de taïno ! »

Ni de mandarin, de japonais, de cantonais, de hindi, de malais, ni d’aucune autre langue indispensable à Cristoforo s’ils avaient réellement atteint l’Extrême-Orient comme prévu. Dans leur myopie intellectuelle, les pauvres Européens avaient embarqué Torres parce qu’il lisait l’hébreu et l’araméen, considérés comme les matrices de tous les autres langages.

« Fais entrer le capitaine-général, décida Diko. Et amène aussi ton page. C’est Pedro de Salcedo ? »

Chipa ne parut pas étonnée que Diko sût son nom. « Merci », dit-elle, et elle sortit chercher les visiteurs.

Diko ne pouvait se défendre d’être inquiète. Non, ne nous voilons pas la face : elle était terrifiée. Terrifiée de le rencontrer enfin, cet homme qui avait absorbé toute son existence. Et la scène qu’ils allaient jouer n’avait jamais eu lieu dans aucune Histoire, alors qu’elle était habituée à savoir d’avance ce qu’il allait dire. Comment allait-elle réagir, maintenant qu’il avait la capacité de la surprendre ?

Peu importait : elle pouvait le surprendre, lui, encore bien davantage, et elle le fit aussitôt en s’adressant à lui en génois. « Il y a longtemps que j’attends de te rencontrer, Cristoforo. »

Malgré la pénombre de la hutte, elle le vit rougir devant son manque de respect. Cependant, il eut la grâce de ne pas exiger qu’elle lui donne ses titres et il s’intéressa à la véritable question. « Comment se fait-il que tu parles la langue de ma famille ? »

Elle répondit en portugais : « Est-ce ceci, la langue de ta famille ? C’est ainsi que parlait ton épouse avant sa mort, et ton fils aîné pense encore en portugais. Le savais-tu ? Ou bien as-tu conversé avec lui assez souvent pour savoir ce qu’il pense sur tel ou tel sujet ? »

Cristoforo était à la fois furieux et effrayé : exactement ce qu’elle espérait. « Tu sais ce que nul ne sait. » Il ne faisait naturellement pas allusion aux détails familiaux.

« Des royaumes tomberont à tes pieds, récita-t-elle en imitant de son mieux l’intonation des Intrus lors de leur apparition. Et les multitudes dont la vie sera sauvée béniront ton nom.

— Nous n’avons pas besoin d’interprète, à ce que je vois, dit Cristoforo.

— Veux-tu que les enfants s’en aillent ? »

Cristoforo s’adressa à Chipa et Pedro à voix basse. Pedro se leva aussitôt et se dirigea vers la porte, mais Chipa ne bougea pas.

« Chipa n’est pas ta servante, expliqua Diko. Mais je vais la prier de sortir. » Et, en taïno : « Je veux faire parler le capitaine-général de choses qu’il préfère garder secrètes. Aurais-tu la gentillesse de nous laisser seuls ? »

À son tour, Chipa se dirigea vers la porte. Diko remarqua avec plaisir que Pedro lui tenait le rabat ouvert. Il la considérait déjà, non seulement comme un être humain, mais comme une dame. C’était un gros progrès, même si personne ne s’en rendait encore compte.

Ils étaient seuls.

« Comment sais-tu toutes ces choses ? demanda Cristoforo sans détour. Ces promesses, ces royaumes qui doivent tomber à mes pieds, ces…

— Je les sais, coupa Diko, parce que je suis venue grâce à la même puissance qui t’a fait ces promesses. » Qu’il interprète cette déclaration comme il le voudrait ; plus tard, quand il comprendrait mieux, elle lui rappellerait qu’elle n’avait pas menti.

Elle sortit une petite lampe à énergie solaire d’un de ses sacs et la plaça entre eux. Quand elle l’alluma, il se protégea les yeux et ses doigts formèrent une croix. « Ce n’est pas de la sorcellerie, dit-elle. C’est un instrument fabriqué par mon peuple, ailleurs, là où tes voyages ne t’amèneront jamais. Mais, comme tout instrument, il finira par s’user et je ne saurai pas le remplacer. »

Il écoutait Diko mais, comme ses yeux s’habituaient à la lumière, il la dévisageait également. « Tu es noire comme une Maure.

— Je suis en effet africaine, mais pas maure. Je viens de plus loin dans le sud.

— Comment es-tu venue ici, alors ?

— Te crois-tu le seul explorateur au monde ? Te crois-tu seul à pouvoir te faire dépêcher dans des terres lointaines pour sauver l’âme des païens ? »

Il se leva. « Je vois qu’après avoir mené tant de combats je dois faire face à une nouvelle opposition. Dieu ne m’a-t-il guidé jusqu’aux Indes que pour me montrer une négresse avec une lampe magique ?

— Nous ne sommes pas en Inde, fit Diko. Ni au Cathay, ni à Cipango. Ces pays-là se trouvent très loin à l’ouest. Le pays où nous sommes n’a rien à voir.

— Tu cites les paroles mêmes de Dieu, et tu prétends ensuite que Dieu s’est trompé ?

— Si tu te rappelles bien, il n’a jamais prononcé le nom du Cathay, de Cipango ni des Indes.

— Qu’en sais-tu ?

— Je t’ai vu à genoux sur la plage et je t’ai entendu prêter serment au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

— Et pourquoi ne t’ai-je pas vue, moi ? Si la Sainte-Trinité m’était visible, pourquoi pas toi ?

— Tu rêves d’une grande victoire pour la chrétienté, poursuivit Diko en éludant la question parce qu’il ne lui venait pas de réponse qui lui fût compréhensible. La libération de Constantinople.

— Le premier pas sur le chemin de la reconquête de Jérusalem.

— Mais je t’affirme qu’ici se trouvent des millions d’âmes prêtes à accepter le christianisme pour peu que tu le leur proposes dans la paix et l’amour.

— Comment pourrais-je le proposer autrement ?

— Comment ? Déjà tu as écrit dans ton journal de bord que les gens d’ici feraient de bons travailleurs. Déjà tu parles d’en faire des esclaves. »

Il lui jeta un regard perçant. « Qui t’a montré mon journal ?

— Tu n’es pas encore qualifié pour enseigner le christianisme à ces gens, Cristoforo, parce que tu n’es pas encore chrétien. »

Il leva la main pour la gifler. Diko en fut étonnée, car il n’était pas violent.

« C’est en me frappant que tu comptes prouver ta foi ? Oui, je me rappelle toutes les histoires de Jésus fouettant Marie-Madeleine, et les coups qu’il a donnés à Marie et à Marthe.

— Je ne t’ai pas touchée, dit-il.

— Mais ça été ton premier réflexe, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Il n’y pas plus patient que toi. Tu as laissé les prêtres te harceler, te persécuter pendant des années sans jamais perdre ton sang-froid ; mais, devant moi, tu te permets de laisser libre cours à ta colère. Pourquoi donc, Cristoforo ? »

Il la regarda sans répondre.

« Je vais te le dire, moi : à tes yeux, je ne suis pas un être humain ; je suis un chien, et moins encore, parce que tu ne frapperais pas un chien, n’est-ce pas ? Tout comme les Portugais, quand tu vois une femme noire, tu vois une esclave. Et ces gens à la peau brune, tu as beau leur apprendre l’évangile du Christ et les baptiser, ça ne t’empêche pas de vouloir les couvrir de chaînes et leur voler leur or.

— On peut dresser un chien à marcher sur les pattes de derrière, ça n’en fait pas un homme.

— Oh, quelle réflexion intelligente ! C’est exactement le genre d’arguments que les riches utilisent à propos des hommes comme ton père : il peut s’attifer de beaux habits, il n’en reste pas moins un péquenot qui ne mérite pas le respect.

— Comment oses-tu parler ainsi de mon père ! s’écria Cristoforo, furieux.

— Je te le dis : tant que tu traiteras les gens d’ici plus mal encore que les riches de Gênes ne traitaient ton père, tu ne plairas pas à Dieu. »

Le rabat de la hutte s’ouvrit brusquement ; Escobedo et Pedro passèrent la tête par l’entrée. « Vous avez crié, monseigneur ! fit Escobedo.

— Je m’en vais », dit Cristoforo.

Il courba la tête pour passer l’ouverture. Diko éteignit la lampe et sortit à sa suite dans la lumière de l’après-midi. Tout Ankuash était réuni et les Espagnols avaient la main sur la garde de leur épée. Quand ils virent Diko, si grande, si noire, ils eurent un mouvement de saisissement et certaines épées commencèrent à glisser hors du fourreau. Mais Cristoforo leur fit signe de rengainer. « Nous partons, annonça-t-il. Nous n’avons rien à faire ici.

— Je sais où se trouve l’or ! » cria Diko en espagnol. Comme prévu, les hommes blancs lui accordèrent aussitôt une attention sans partage. « Il ne provient pas de l’île où nous sommes ; il vient de plus loin, à l’ouest, et je sais où exactement. Je peux vous y conduire. Je peux vous montrer tellement d’or qu’on en parlera pour l’éternité ! »

Ce ne fut pas Cristoforo mais Segovia, l’inspecteur royal, qui répondit : « Alors montre-nous, femme. Conduis-nous.

— Et comment ? Avec quel bateau ? » Les Espagnols restèrent muets.

« Même quand Pinzón reviendra, il ne pourra pas vous ramener en Espagne », ajouta-t-elle.

Ils échangèrent des regards abasourdis. Comment cette femme pouvait-elle être au courant de tant de choses ?

« Colon, dit-elle, sais-tu quand je te montrerai cet or ? »

Au milieu des autres Blancs, il se retourna vers elle. « Quand ?

— Quand tu aimeras le Christ davantage que l’or.

— C’est déjà le cas, riposta Cristoforo.

— Je saurai, moi, quand tu aimeras davantage le Christ que l’or. » Elle pointa le doigt sur les villageois. « Ce sera quand tu regarderas ces gens et que tu verras, non des esclaves, des serviteurs, des étrangers ni des ennemis, mais tes frères et tes sœurs, tes égaux aux yeux de Dieu. Mais tant que tu n’auras pas appris l’humilité, Cristóbal Colon, tu ne trouveras que calamité sur calamité.

— Diablesse ! » fit Segovia. La plupart des hommes se signèrent.

« Je ne vous maudis pas, reprit Diko : je vous bénis. Le mal qui vous adviendra sera la punition de Dieu, parce que vous aurez regardé ces enfants et n’aurez vu que des esclaves. Jésus vous a prévenus : celui qui fait du mal à l’un de ces petits, mieux vaudrait qu’il s’accroche une meule au cou et se jette dans la mer.

— Même le diable peut citer les Écritures », riposta Segovia. Mais il manquait de conviction.

« Rappelle-toi ceci, Cristoforo, fit Diko : quand tout sera perdu, que tes ennemis t’auront plongé dans l’abîme du désespoir, viens à moi en toute humilité et je t’aiderai à accomplir ici l’œuvre de Dieu.

— C’est Dieu qui m’aidera à accomplir son œuvre, répliqua Cristoforo. Avec Lui à mes côtés, je n’ai nul besoin d’une sorcière païenne.

— Il ne sera à tes côtés que le jour où tu demanderas pardon à ces gens de les avoir considérés comme des sauvages. » Elle lui tourna le dos et rentra dans sa hutte.

Elle entendit les Espagnols discuter âprement entre eux ; certains voulaient se saisir d’elle et la mettre à mort aussitôt. Mais Cristoforo, lui, restait circonspect : malgré sa colère, il savait qu’elle avait entendu des choses connues de Dieu et de lui seuls.

Par ailleurs, les Espagnols étaient en infériorité numérique. La prudence restait la première qualité de Cristoforo : on ne se lance dans la bataille qu’avec l’assurance de gagner – telle était sa philosophie.

Lorsqu’ils furent partis, Diko ressortit de chez elle. Nugkui était blême. « Qu’est-ce qui t’a pris de mettre ces hommes blancs dans une telle colère ? Ils vont s’allier à Guacanagari et ne reviendront jamais chez nous !

— Tant qu’ils ne sont pas humains, tu peux te passer de ce genre d’amis, rétorqua Diko. Avant que tout soit fini, Guacanagari regrettera amèrement qu’ils ne soient pas amis avec quelqu’un d’autre. Mais je te dis ceci : quoi qu’il arrive, fais savoir partout qu’il ne faut pas faire de mal à celui qu’on appelle Colon, celui aux cheveux blancs, le cacique. Annonce-le à tous les villages, à tous les clans : si vous faites du mal à Colon, la malédiction de Voit-dans-le-Noir s’abattra sur vous. »

Nugkui lui jeta un regard sombre.

« Ne t’inquiète pas, Nugkui, dit-elle. Je pense que Colon reviendra.

— Je ne suis pas sûr d’en avoir envie, repartit Nugkui. Je crois que j’aimerais mieux vous voir tous les deux vous en aller très loin d’ici ! »

Mais les autres villageois ne voudraient pas qu’elle s’en aille, et il le savait. Aussi Diko garda-t-elle le silence et il finit par s’éloigner dans la forêt. Alors seulement elle rentra dans sa hutte et s’assit sur sa paillasse ; elle tremblait de tous ses membres. N’avait-elle pas fait exactement ce qui était prévu ? Provoquer la colère de Cristoforo, mais planter aussi en lui les graines du changement ? Néanmoins, quand autrefois elle imaginait leur rencontre, elle ne concevait pas l’énergie qui émanait de cet homme. Elle l’avait observé, elle avait constaté l’influence qu’il avait sur les autres, mais elle ne l’avait jamais affronté jusqu’à ce jour. Et elle en était aussi troublée que tous les Européens qui s’étaient trouvés face à lui. Elle éprouva un respect nouveau pour ceux qui lui résistaient et une compréhension nouvelle envers ceux qui se pliaient à sa volonté. Même Tagiri n’avait pas dans les yeux une flamme aussi intense. Pas étonnant que les Intrus l’aient choisi comme instrument : dans toutes les circonstances, le temps aidant, force restait toujours à Cristoforo.

Comment avait-elle pu se croire capable de dompter cet homme et de le contraindre à ses propres plans ?

Non, se dit-elle, non, je ne cherche pas à le dompter. Je m’efforce seulement de lui montrer un meilleur moyen, un moyen plus juste, de réaliser son rêve. Quand il l’aura compris, il me regardera, non plus avec fureur, mais avec bienveillance.

Le trajet fut long jusqu’au pied de la montagne, surtout parce que certains des hommes paraissaient vouloir passer leur colère sur la petite Chipa. Cristoforo, perdu dans ses réflexions, ne s’aperçut pas tout de suite que Pedro s’efforçait de protéger l’enfant des bousculades et des injures d’Arana et de Gutiérrez. « Laissez-la tranquille », dit-il enfin.

Pedro et l’enfant lui adressèrent un regard reconnaissant.

« Ce n’est pas une esclave, poursuivit-il. Ni un soldat. Elle nous aide de son plein gré pour que nous lui enseignions la parole du Christ.

— C’est une sorcière païenne, tout comme l’autre ! répliqua Arana.

— Vous vous oubliez », laissa tomber Cristoforo. Boudeur, Arana inclina la tête en signe de soumission.

« Si Pinzón ne revient pas, nous aurons besoin des indigènes pour construire un nouveau bateau. Sans cette enfant, nous serions obligés d’en revenir aux gestes et aux mimiques pour nous faire comprendre.

— Votre page apprend leur baragouin, fit remarquer Arana.

— Il n’en connaît que quelques dizaines de mots, rétorqua Cristoforo.

— Et puis, s’il arrive malheur à celle-ci, reprit Arana, on peut toujours retourner là-haut, s’emparer de la putain noire et l’obliger à traduire pour nous. »

La colère saisit Chipa.

« Jamais elle n’accepterait de vous obéir ! »

Arana éclata de rire. « Oh, quand on en aurait fini avec elle, elle obéirait au doigt et à l’œil ! » Son rire se fit grinçant, sinistre. « Et ça lui ferait du bien d’apprendre à connaître sa vraie place ! »

Cristoforo entendit les propos d’Arana et il en éprouva du malaise. Une partie de lui-même partageait pleinement le sentiment de l’homme, mais une autre ne pouvait s’empêcher d’évoquer ce qu’avait dit Voit-dans-le-Noir. Tant qu’il ne considérerait pas les indigènes comme des égaux…

Un frisson d’horreur le traversa. Ces sauvages, des égaux ? Si Dieu avait voulu qu’ils soient ses égaux, il les aurait fait naître chrétiens ! Pourtant, on ne pouvait nier que Chipa fût aussi éveillée et eût aussi bon cœur qu’aucune petite chrétienne. Elle voulait apprendre la parole du Christ et se faire baptiser.

Oui, mais on aurait beau l’instruire, la baptiser, lui faire passer une jolie robe, elle serait toujours aussi laide et sombre de peau. Autant mettre des vêtements à une guenon ! Voit-dans-le-Noir s’opposait à la nature en croyant qu’il pût en être autrement. Manifestement, elle représentait la dernière contre-attaque du démon pour contrarier ses projets, pour le distraire de sa mission. Tout comme il avait poussé Pinzón à partir avec la Pinta.

Il faisait presque nuit quand il parvint à l’enceinte à demi achevée derrière laquelle campaient les Espagnols. Entendant des éclats de rire et des bruits de fête, il s’apprêtait à sévir quant à ce manque de discipline lorsqu’il en comprit soudain la raison : debout près d’un grand feu, occupé à régaler les marins réunis d’une histoire ou d’une autre, se tenait Martin Alonzo Pinzón. Il était revenu.

Comme Cristoforo traversait à grands pas l’espace dégagé qui séparait la porte de la palissade du feu, les hommes qui entouraient Pinzón prirent conscience de sa présence et se turent pour observer la scène. Pinzón regarda Cristoforo approcher. Quand ils furent assez proches l’un de l’autre pour se parler sans hurler, Pinzón se lança dans ses excuses.

« Capitaine-général, vous n’imaginez pas ma détresse quand je vous ai perdu dans le brouillard qui venait de Colba. »

Quel mensonge ! se dit Cristoforo. La Pinta était encore clairement visible après la dissipation du brouillard côtier.

« Mais j’ai songé alors, pourquoi ne pas explorer la région pendant que nous sommes séparés ? J’ai fait halte à l’île de Babeque, où, d’après les Colbanos, nous devions trouver de l’or, mais il n’y en avait pas une once. Cependant, à l’est de notre position, plus loin le long de la côte, il s’en trouvait d’énormes quantités. Contre un petit bout de ruban, on m’a remis des blocs d’or de la taille de deux doigts et parfois de celle de ma main ! »

Et il tendit sa grande main forte et calleuse.

Cristoforo ne desserra pas les dents bien qu’il fût désormais à moins de deux pas du capitaine de la Pinta. Ce fut Segovia qui prit la parole : « Bien entendu, vous nous donnerez la comptabilité exacte de tout cet or et vous le verserez au trésor commun. »

Pinzón devint cramoisi. « De quoi m’accusez-vous. Segovia ? » jeta-t-il.

Il pourrait par exemple vous accuser de trahison, songea Cristoforo ; en tout cas de mutinerie. Pourquoi avoir fait demi-tour ? Parce que, pas mieux que moi, vous n’êtes arrivé à remonter le vent d’est ? Ou parce que vous vous êtes rendu compte qu’en revenant sans moi en Espagne vous auriez du mal à répondre à certaines questions ? Ainsi, non seulement vous êtes déloyal et indigne de confiance, mais aussi trop lâche pour aller jusqu’au bout de votre traîtrise.

De tout cela Cristoforo ne dit rien. Sa colère contre Pinzón, tout aussi justifiée que celle qu’il ressentait à l’égard de Voit-dans-le-Noir, n’avait cependant aucun rapport avec la raison pour laquelle Dieu l’avait envoyé ici. Les fonctionnaires royaux partageaient peut-être le mépris de Cristoforo pour Pinzón, mais les marins, eux, le respectaient comme s’il était Charlemagne ou le Cid. Si Cristoforo s’en faisait un ennemi, il perdrait tout empire sur l’équipage. Cela, Segovia, Arana et Gutiérrez ne le comprenaient pas : ils croyaient que l’autorité provenait du roi ; Cristoforo, lui, savait qu’elle découlait de l’obéissance. Ici, au milieu de ces hommes, Pinzón inspirait bien davantage l’obéissance que le roi. Aussi Cristoforo comptait-il ravaler sa colère afin de pouvoir se servir de Pinzón pour accomplir l’œuvre de Dieu.

« Il ne vous accuse de rien, dit-il. Qui songerait à vous accuser ? Celui qui était perdu est retrouvé ; si nous avions un veau gras, je le ferais tuer en votre honneur. Au nom de Leurs Majestés, soyez le bienvenu à nouveau parmi nous, capitaine Pinzón. »

L’homme, visiblement soulagé, avait cependant un éclat sournois dans l’œil. Il se croit maître de la situation, songea Cristoforo ; il se croit intouchable. Mais, une fois que nous serons de retour en Espagne, Segovia confirmera ma version des faits et nous verrons alors qui est le maître.

Cristoforo sourit, ouvrit les bras et serra le félon sur son cœur.


Hunahpu regardait les trois forgerons tarasques travailler le fer qu’il leur avait appris à fondre à l’aide du charbon de bois qu’il leur avait aussi enseigné à fabriquer. Ils éprouvèrent le résultat contre des lames et des pointes de flèche en bronze, puis contre de la pierre. Et, quand ils en eurent fini, ils se prosternèrent devant lui.

Hunahpu attendit patiemment qu’ils aient manifesté leur soumission – expression du respect dû à un héros venu de Xibalba, qu’ils aient été ou non éblouis par le nouveau métal. Puis il leur ordonna de se relever et de se tenir debout comme des hommes.

« Les seigneurs de Xibalba vous observent depuis des années. Ils vous ont vus travailler le bronze et, vous trois, ils vous ont vus travailler le fer. Ils ont parlé entre eux et certains voulaient vous anéantir. Mais d’autres ont dit : Non, les Tarasques ne sont pas sanguinaires comme les Mexicas et les Tlaxcaltèques. Ils n’emploieront pas le métal noir pour massacrer des hommes par milliers si bien que les champs brûlent sous le soleil sans personne pour y planter le maïs. »

— Non, non, firent les Tarasques.

« Aussi, aujourd’hui je vous propose le même pacte que j’ai proposé aux Zapotèques. Vous en avez entendu le récit dix fois. »

— Oui.

« Si vous jurez de ne sacrifier personne à aucun dieu et de ne faire la guerre que pour vous défendre ou protéger des voisins pacifiques, je vous enseignerai d’autres secrets. Je vous apprendrai à rendre ce métal noir encore plus dur, au point qu’il brille comme l’argent. »

— Nous ferions tout pour connaître ces secrets. Oui, nous jurons. Nous obéirons au grand Un-Hunahpu en toutes choses.

« Je ne suis pas là pour devenir votre roi. Vous en avez déjà un. Je vous demande seulement de respecter ce pacte, et que votre roi se considère comme le propre frère de NaYaxhal, le roi des Zapotèques, et les Tarasques comme les frères et les sœurs des Zapotèques. Ils sont maîtres des grandes pirogues qui naviguent sur la mer, et vous êtes maîtres du feu qui transforme la pierre en métal. Vous leur apprendrez tous vos secrets de la forge et ils vous enseigneront tous leurs secrets de la construction des navires et de la navigation. Sans quoi, je m’en retourne à Xibalba et je dis aux seigneurs que vous êtes indignes du don de la connaissance ! »

Ils l’écoutèrent, les yeux écarquillés, et ils promirent. Ses paroles parviendraient bientôt aux oreilles du roi mais, quand les forgerons lui montreraient de quoi le fer est capable et lui annonceraient qu’Un-Hunahpu savait comment créer un métal encore plus dur, il accepterait l’alliance. Le plan d’Hunahpu serait alors achevé : les Mexicas et les Tlaxcaltèques seraient encerclés par un ennemi muni d’armes en fer et de grands et rapides navires. Uitzilopochtli, espèce de vieil imposteur, tu ne boiras plus jamais de sang humain !

J’ai réussi, se dit Hunahpu, et en avance sur la date prévue. Même si Kemal et Diko ont échoué, j’ai aboli les sacrifices humains, j’ai unifié les peuples d’Amérique centrale et je leur ai donné une technologie suffisante pour résister aux Européens.

Mais, alors même qu’il se félicitait, Hunahpu sentit le mal du pays le saisir. Pourvu que Diko soit vivante, songea-t-il en une prière muette. Pourvu qu’elle mène à bien sa mission auprès de Colomb, qu’elle fasse de lui un pont entre l’Europe et l’Amérique, pour que l’aventure ne tourne jamais au bain de sang.


C’était l’heure du dîner au camp espagnol. Tous les officiers et les hommes étaient réunis pour le repas, sauf les quatre sentinelles de garde aux abords de la palissade et les deux qui surveillaient le bateau. Cristoforo et ses lieutenants soupaient à part de l’équipage, mais tous mangeaient la même nourriture – dont la plus grande partie fournie par les Indiens.

Ce n’étaient cependant pas des Indiens qui assuraient le service : les hommes se servaient eux-mêmes et les mousses servaient les officiers. Ç’avait donné lieu à de sérieux problèmes, à commencer par Chipa qui avait refusé de traduire les ordres de Pinzón aux Indiens. « Ce ne sont pas des domestiques, avait-elle dit. Ce sont des amis. »

Pour toute réponse, Pinzón s’était mis à la rosser et, quand Pedro avait voulu s’interposer, il l’avait jeté à terre d’un coup de poing et lui avait également administré une solide correction. Le capitaine-général avait exigé des excuses et Pinzón n’avait pas fait d’histoires pour les présenter à Pedro. « Il n’aurait pas dû intervenir, mais c’est votre page et je m’excuse de l’avoir puni à votre place.

— À la petite aussi », avait dit Colon.

Alors, Pinzón avait craché par terre en répondant :

« Cette petite putain refusait d’obéir ; c’était de l’impertinence ! Les serviteurs n’ont pas à s’adresser sur ce ton aux gentilshommes ! »

Depuis quand Pinzón est-il gentilhomme ? s’était demandé Pedro. Mais il avait tenu sa langue. C’était au capitaine-général de régler le problème, pas à son page.

« Ce n’est pas votre servante », avait dit Colon.

Pinzón était parti d’un rire insolent. « Tous les moricauds sont par nature des serviteurs !

— Si c’était le cas, avait rétorqué Colon, vous ne seriez pas obligé de les battre pour vous en faire obéir. Quel courage de vous en prendre à une petite fille ! On chantera sans doute longtemps votre vaillance ! »

Cela avait suffi à faire taire Pinzón – du moins en public. Depuis lors, personne n’avait cherché à forcer les Indiens à rendre des services personnels. Mais, Pedro le savait. Pinzón n’avait ni oublié ni pardonné le mépris du capitaine-général, ni l’humiliation d’avoir dû battre en retraite. Pedro avait même supplié Chipa de s’en aller.

« M’en aller ? avait-elle répondu. Je ne peux pas : tu ne parles pas encore assez bien le taïno.

— Si ça tourne mal, avait dit Pedro. Pinzón te tuera. J’en suis certain.

— Mais Voit-dans-le-Noir n’est pas ici !

— Alors, toi, tu me protégeras.

— Ah oui ! Pour ce que je t’ai défendu la dernière fois ! » Il ne pouvait pas la protéger et elle ne voulait pas s’en aller : résultat, il vivait dans une angoisse permanente, à surveiller la façon dont les hommes regardaient Chipa, à surprendre leurs murmures dans le dos du capitaine-général, à observer tous les petits signes qui indiquaient leur solidarité avec Pinzón. Une mutinerie sanglante se préparait, c’était évident. À la première occasion, elle éclaterait. Lorsqu’il voulut en toucher un mot au capitaine-général, celui-ci refusa de l’écouter en disant qu’il n’ignorait pas la préférence des hommes pour Pinzón, mais qu’ils n’oseraient pas se rebeller contre l’autorité de la Couronne. Pedro aurait aimé en être persuadé.

Ce soir-là, Pedro dirigeait les mousses qui servaient les officiers. Les fruits étranges étaient devenus familiers et chaque repas était un festin. Chacun se retrouvait en meilleure santé qu’à aucun autre moment de l’expédition. En surface, tout paraissait pour le mieux entre le capitaine-général et Pinzón ; mais, selon les calculs de Pedro, les seuls hommes que Colon pouvait compter dans son camp en cas de crise étaient Pedro lui-même, Segovia, Arana, Gutiérrez, Escobedo et Torres. En d’autres termes, les fonctionnaires royaux et le page du capitaine-général. Le cœur des mousses et des artisans du bord pencherait pour Colon, mais ils n’oseraient pas s’opposer à l’équipage. Dans le même ordre d’idées, les fonctionnaires royaux n’éprouvaient aucune loyauté particulière pour Colon lui-même ; ils n’étaient fidèles qu’à leur conception de l’ordre et de l’autorité. Non, quand une étincelle mettrait le feu aux poudres, Colon se retrouverait presque sans aucun ami.

Quant à Chipa, elle serait broyée dans la tourmente. Je la tuerai de mes propres mains, se dit Pedro, avant que Pinzón puisse la toucher. Je la tuerai, puis je me tuerai moi-même. Tiens, mieux encore, pourquoi ne pas tuer Pinzón ? Tant qu’à envisager d’assassiner quelqu’un, pourquoi ne pas frapper celui que je hais plutôt que ceux que j’aime ?

Telles étaient les sombres réflexions que ruminait Pedro en tendant un saladier de melon en tranches à Martin Pinzón. L’homme lui sourit en faisant un clin d’œil. Il sait à quoi je pense et il se moque de moi, songea Pedro ; il sait que je sais ce qu’il mijote. Et il sait aussi que je ne peux rien y faire.

Soudain, une terrible explosion ébranla l’air du soir. Presque aussitôt, la terre trembla sous les pieds du page et un violent coup de vent venu de la mer le projeta par terre. Il s’écroula sur Pinzón, qui se mit à le frapper en l’injuriant. Pedro s’écarta de lui aussi vivement que possible et il devint rapidement évident, même pour Pinzón, que leur collision ne résultait pas de la maladresse du jeune homme. La plupart des hommes étaient étendus au sol et l’atmosphère s’emplissait de cendre et de fumée. Le nuage paraissait plus épais du côté de la grève.

« La Pinta ! » hurla Pinzón ; son cri fut repris par tous les marins, qui se précipitèrent dans l’écran de fumée en direction de la plage.

La Pinta n’était pas en train de flamber. Elle n’était carrément plus là.

La brise vespérale dissipait peu à peu la fumée lorsqu’on trouva enfin les deux hommes de garde. Pinzón était déjà occupé à les frapper du plat de son épée quand Colon le fit maîtriser par deux matelots.

« Mon bateau ! mugit Pinzón. Qu’avez-vous fait à mon bateau ?

— Si vous cessiez de les battre et de leur crier dessus, dit Colon, ils pourraient peut-être nous apprendre ce qui s’est passé.

— Mon bateau a disparu ! Ce sont eux qui le gardaient ! hurla Pinzón en se débattant contre la poigne des deux marins.

— C’était mon bateau, qui m’avait été donné par le roi et la reine, répliqua Colon. Faut-il vous garrotter ou allez-vous enfin vous conduire comme un gentilhomme ? »

Pinzón acquiesça d’un air furieux et les hommes le lâchèrent.

Une des sentinelles était Rascôn, propriétaire d’une part de la Pinta. « Martin, je suis navré mais nous n’avons rien pu faire. Il nous a obligés à descendre dans la chaloupe et à ramer vers la terre. Ensuite il nous a forcés à nous cacher derrière ce rocher. Et puis le bateau a… il a explosé.

— Qui cela, "il" ? demanda Colon sans s’arrêter au fait que Rascôn s’était adressé à Pinzón et non au capitaine-général.

— L’homme responsable de l’explosion.

— Où est-il à présent ?

— Il ne doit pas être loin, répondit Rascôn.

— Il est parti par là, dit Gil Pérez, l’autre homme de garde.

— Señor Pinzón, auriez-vous l’amabilité d’organiser une battue ? »

Sa rage convenablement canalisée, l’homme divisa aussitôt l’équipage en plusieurs groupes de recherche, sans oublier de laisser un contingent pour garder l’enceinte contre le vol ou le sabotage. Malgré lui, Pedro reconnut que Pinzón était un bon chef, à l’esprit vif, capable de se faire promptement comprendre et obéir. Du point de vue du page, cela ne l’en rendait que plus dangereux.

Les groupes dispersés, Colon resta sur la plage à contempler les innombrables débris qui flottaient sur les vagues. « Même si la sainte-barbe de la Pinta avait explosé, dit-il, elle n’aurait pas pu détruire le navire aussi complètement.

— Quelle en est la cause, alors ? demanda Pedro.

— Dieu, peut-être, répondit le capitaine-général. Ou le diable.

— Les Indiens ne connaissent rien à la poudre. Si l’on retrouve l’homme qui serait responsable de ce désastre, crois-tu qu’il s’agira d’un Maure ? »

Ainsi, le capitaine-général n’avait pas oublié la malédiction de la sorcière des montagnes. Calamité sur calamité. Que pouvait-il arriver de pire que de perdre ce dernier bateau ?

Mais, quand on le captura, il s’avéra que l’homme n’était pas maure. Ni indien, d’ailleurs : il était blanc, barbu, grand et fort. On voyait que ses vêtements étaient bizarres avant même que les marins ne les aient mis en pièces. Un garrot autour du cou, il fut jeté à genoux devant le capitaine-général.

« J’ai eu le plus grand mal à empêcher qu’on le tue avant que vous n’ayez eu le temps de lui parler, messire, dit Pinzón.

— Pourquoi as-tu fait ça ? » demanda Colon.

L’inconnu répondit en espagnol – lourdement accentué mais intelligible. « Quand j’ai entendu parler de ton expédition, j’ai juré que, si tu réussissais, tu ne retournerais jamais en Espagne.

— Pourquoi ? fit le capitaine-général d’une voix dure.

— Mon nom est Kemal. Je suis turc. Il n’y a d’autre dieu qu’Allah, et Mahomet est son prophète. »

Un grondement de colère monta de l’équipage : infidèle, païen, démon.

« Je retournerai quand même en Espagne, fit Colon. Tu ne m’as pas arrêté.

— Pauvre fou ! dit Kemal. Comment regagneras-tu l’Espagne alors que tu es entouré d’ennemis ? »

Pinzón rugit : « Le seul ennemi, c’est toi, infidèle !

— Comment crois-tu que je serais arrivé ici si je n’avais pas bénéficié de l’aide de certains d’entre eux ? » De la tête, il indiqua les hommes qui l’entouraient. Puis il regarda Pinzón et lui fit un clin d’œil.

« Menteur ! cria Pinzón. Tuez-le ! Tuez-le ! »

Les marins qui tenaient le Turc obéirent sans une hésitation, alors même que Colon leur hurlait d’arrêter. Peut-être ne l’entendirent-ils pas au milieu des cris de rage. Il ne fallut pas longtemps au Turc pour mourir : au lieu de l’étrangler, ils serrèrent son garrot si violemment qu’ils lui brisèrent la nuque ; un ou deux spasmes d’agonie et il passa de vie à trépas.

Enfin le tumulte s’apaisa. Dans le silence revenu, le capitaine-général s’écria : « Imbéciles ! Vous l’avez tué trop vite. Il ne nous a rien révélé.

— Qu’aurait-il pu nous raconter à part des mensonges ? » fit Pinzón.

Colon le regarda longuement, posément. « Nous n’en saurons jamais rien. Pour autant que je sache, les seuls à s’en réjouir devraient être ceux qu’il aurait pu désigner comme ses conspirateurs.

— De quoi est-ce que vous m’accusez ? grinça Pinzón.

— Je ne vous ai accusé de rien. »

Alors seulement, l’homme parut se rendre compte que, par ses actes, il avait attiré la suspicion sur lui. Il hocha la tête puis sourit. « Je vois, capitaine-général. Vous avez fini par trouver le moyen de me discréditer, même s’il fallait pour cela détruire ma caravelle.

— Faites attention à ce que vous dites au capitaine-général ! » La voix de Segovia avait claqué comme un fouet au-dessus de la foule.

« C’est à lui de faire attention à ce qu’il me dit ! Je n’étais pas obligé de ramener la Pinta ! J’ai fait la preuve de ma loyauté, moi ! Chacun ici me connaît ; ce n’est pas moi l’étranger. Comment savoir si ce Colon est seulement chrétien, et même génois ? Après tout, la sorcière noire et la petite putain d’interprète parlent sa langue alors qu’aucune oreille espagnole honnête ne la comprend ! »

Pinzón n’était pas présent lors des rencontres qu’il évoquait, observa Pedro. Manifestement, on avait beaucoup jasé sur qui parlait quelle langue avec untel.

Colon ne cilla pas. « L’expédition n’aurait jamais eu lieu si je n’avais pas passé la moitié de mon existence à la défendre. Croyez-vous que j’essaierais de l’anéantir maintenant que le succès est à portée de main ?

— Vous ne nous auriez jamais ramenés chez nous, baudruche prétentieuse ! cria Pinzón. C’est pour ça que je suis revenu : parce que j’ai vu comme il est difficile de naviguer vers l’est contre le vent ! Je savais que vous n’étiez pas assez bon marin pour rapatrier mon frère et mes amis ! »

Colon s’autorisa une ombre de sourire. « Si vous étiez si bon navigateur, vous sauriez qu’au nord d’où nous sommes le vent dominant souffle de l’ouest.

— Et qu’est-ce que vous en savez, vous ? » Le mépris de Pinzón était cinglant.

« Vous vous adressez au commandant de la flotte de Leurs Majestés ! » lui rappela Segovia.

Pinzón se tut ; peut-être s’était-il exprimé avec plus de franchise qu’il n’en avait l’intention, du moins pour le moment.

« À l’époque où vous étiez pirate, dit Colon d’un ton mesuré, j’ai longé les côtes d’Afrique avec les Portugais. »

Aux grondements des hommes, Pedro comprit que le capitaine-général venait de commettre une grave erreur. La rivalité entre les marins de Palos et ceux des côtes portugaises était une plaie toujours à vif, d’autant plus que les Portugais jouissaient d’une supériorité évidente en tant que navigateurs et explorateurs. Quant à jeter son ancien métier de pirate au visage de Pinzón… c’était un crime dont tout Palos s’était rendu coupable aux jours les plus sombres de la guerre contre les Maures, où le commerce normal était impossible. Colon venait peut-être d’affermir sa crédibilité en tant que marin, mais il l’avait payé aussitôt en perdant les derniers vestiges de loyauté qu’il inspirait encore à l’équipage.

« Débarrassez-vous de ce cadavre », dit le capitaine-général. Puis il tourna le dos aux hommes et rentra au camp.


Le messager de Guacanagari ne pouvait s’empêcher de rire en racontant la mort du Silencieux. « Les Blancs sont tellement bêtes qu’ils l’ont d’abord tué et torturé ensuite ! »

Diko apprit la nouvelle avec soulagement. Kemal était mort rapidement. Et la Pinta était détruite.

« Il faut surveiller le village des hommes blancs, dit-elle. Ils vont bientôt s’en prendre à leur cacique et nous devons nous assurer qu’il se réfugie bien à Ankuash et nulle part ailleurs. »

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