Le Seigneur avait-il promis que Cristoforo verrait la nouvelle terre le premier ? Si oui, la prophétie devait s’accomplir ; sinon, Cristoforo pouvait laisser à Rodrigo de Triana l’honneur de l’avoir aperçue avant tout le monde. Mais pourquoi n’arrivait-il pas à se rappeler les paroles exactes du Seigneur ? C’était un des moments les plus importants de son existence, et la formulation lui échappait complètement !
Cependant, il n’y avait pas à s’y tromper : au clair de lune qui filtrait à travers les nuages, la terre était bien visible ; l’œil acéré de Rodrigo de Triana l’avait repérée une heure plus tôt, à deux heures du matin, alors qu’elle n’était encore qu’une ombre dont la teinte tranchait faiblement sur l’horizon occidental. Les marins étaient maintenant groupés autour de lui, qui le félicitaient et lui rappelaient chaleureusement ses dettes, aussi bien réelles qu’imaginaires ; rien d’étonnant, car il avait été promis à qui apercevrait la terre le premier une rente à vie de dix mille maravédis par an, de quoi s’offrir une belle propriété et des serviteurs : la récompense ferait un gentilhomme de Rodrigo de Triana.
Mais alors qu’était-ce donc que Cristoforo avait aperçu plus tôt, à dix heures du soir ? La terre ne devait guère être éloignée quatre heures à peine avant que Triana la découvre. Cristoforo avait entrevu une lumière qui se déplaçait de haut en bas, comme un signal lui indiquant d’avancer encore. Dieu lui avait désigné la terre et, s’il voulait accomplir la promesse du Seigneur, il devait revendiquer lui-même la découverte.
« Je regrette, Rodrigo, cria-t-il de là où il se tenait, près de la barre. Mais la terre que vous avez vue est sûrement la même que j’ai aperçue hier soir à dix heures. »
Le silence tomba sur le groupe des matelots.
« Don Pedro Gutiérrez est venu près de moi dès que je l’ai appelé, poursuivit Cristoforo. Don Pedro, qu’avons-nous vu tous les deux ?
— Une lumière, répondit l’intéressé. À l’ouest, là où s’étend à présent la terre. »
C’était le majordome du roi – ou, plus prosaïquement, l’espion du roi. Chacun le savait, il ne portait pas d’affection particulière à Colon ; cependant, pour les marins, tous les gentilshommes étaient ligués contre eux, et c’était sans doute ainsi qu’ils appréciaient la situation actuelle.
« C’est moi qui ai crié "Terre !" avant tout le monde ! protesta Triana. Vous n’avez pas signalé ce que vous avez vu, don Cristóbal !
— Je reconnais avoir été pris de doute, répondit Cristoforo. La mer était mauvaise et je ne pensais pas la terre si proche ; je me suis convaincu que je m’étais trompé et je me suis tu pour ne pas faire naître de faux espoirs. Mais don Pedro peut témoigner que je l’ai bel et bien aperçue, et ce que nous avons aujourd’hui sous les yeux en est la preuve. »
Triana était indigné : c’était de la spoliation pure et simple ! « J’ai passé des heures et des heures à surveiller la mer à l’ouest ! Une lumière dans le ciel, ce n’est pas la terre ! Personne ne l’a vue avant moi, personne ! »
Sânchez, l’inspecteur royal – représentant officiel du roi et comptable de l’expédition –, intervint aussitôt d’un ton cinglant.
« Assez ! Lors d’une mission royale, quelqu’un oserait-il mettre en question la parole de l’amiral du roi ? »
L’expression était téméraire, car le titre d’amiral de la Mer océane ne serait octroyé à Cristoforo que s’il atteignait Cipango et revenait en Espagne. Et, Cristoforo le savait fort bien, la nuit précédente, lorsque don Pedro avait affirmé voir la même lumière, Sânchez avait soutenu qu’il n’y avait nulle lumière, rien à l’ouest. Si quelqu’un devait jeter le doute sur la prétention de Cristoforo, ç’aurait été Sânchez ; mais il avait soutenu, sinon le témoignage de Cristoforo, du moins son autorité.
Cela suffirait.
« Rodrigo, vous avez l’œil perçant, dit Cristoforo. S’il n’y avait pas eu de lumière à terre – torche ou feu –, je n’aurais rien vu. Mais Dieu, grâce à elle, a tourné mon regard vers la grève, et vous confirmez simplement ce que Dieu m’a déjà montré. »
Les hommes gardèrent le silence mais Cristoforo savait qu’ils n’étaient pas satisfaits. Un moment auparavant, ils se réjouissaient du soudain enrichissement d’un des leurs et, comme toujours, ils voyaient la récompense arrachée des mains de l’homme du commun. Ils croiraient naturellement que Cristoforo et don Pedro avaient menti, qu’ils avaient agi par cupidité. Ils ne pouvaient comprendre qu’il ne faisait qu’exécuter la mission ordonnée par Dieu, et que Dieu pourvoirait à sa fortune sans qu’il ait besoin de la voler à un matelot. Mais Cristoforo ne voulait pas risquer de manquer à obéir aux instructions du Seigneur dans les moindres détails. Si Dieu avait décrété qu’il serait le premier à poser les yeux sur les lointains royaumes d’Orient, il ne contrecarrerait pas sa volonté, même par compassion envers Triana. Il ne pouvait pas non plus partager la récompense avec le marin, car cela se saurait et l’on penserait que ce n’était pas la miséricorde et la charité qui l’incitaient à ce geste, mais sa mauvaise conscience. Sa revendication à être le premier à voir la terre ne devait jamais être remise en cause, sous peine d’aller à l’encontre de la volonté de Dieu. Quant à Rodrigo de Triana, Dieu lui fournirait sûrement une compensation convenable.
Qu’il aurait donc été agréable, maintenant que le long combat allait porter ses fruits, que Dieu voulût bien lui simplifier certaines tâches !
Nulle mesure n’est exacte. Le champ temporel aurait dû former une sphère parfaite qui remplirait précisément l’intérieur de l’hémisphère afin d’envoyer son passager et son matériel dans le passé, tout en laissant l’enveloppe métallique dans l’avenir ; mais Hunahpu se retrouva doucement bercé dans une tranche de l’hémisphère, un fragment de métal si fin qu’il distinguait par transparence la végétation qui l’entourait. L’espace d’un instant, il se demanda s’il devait sortir, car une lame de métal aussi mince devait couper comme un rasoir. Mais soudain, sous son propre poids, le vestige de coque s’effondra en feuilles friables. Ses vivres roulèrent parmi les éclats fragiles.
Hunahpu se redressa et, avec des gestes prudents, ramassa les fines plaques métalliques pour les entasser au pied d’un arbre proche. L’une des grandes inquiétudes des techniciens avait été, à l’atterrissage, que la sphère du champ temporel coupe un arbre en deux et que la partie supérieure du tronc s’abatte tel un bélier sur Hunahpu et son équipement ; ainsi l’avait-on largué aussi près de la plage que possible, sans risquer néanmoins une arrivée dans l’océan. Les calculs s’étaient avérés inexacts : un grand arbre se dressait à moins de trois mètres du bord du champ.
Enfin, peu importait : il était passé à côté. L’erreur dans l’estimation du volume du champ avait plutôt tendu à inclure trop de matière qu’à retrancher une partie de l’équipement. Et, avec de la chance, il serait arrivé assez près de la date prévue pour avoir le temps d’exécuter son plan avant la venue des Européens.
C’était le début de la matinée et le plus grand danger pour Hunahpu était de se faire repérer trop tôt. La plage avait été choisie parce qu’elle était peu fréquentée ; il faudrait qu’il ait raté la date choisie de plusieurs semaines pour qu’il s’y trouve quelqu’un qui puisse l’apercevoir. Cependant, mieux valait faire comme si le pire s’était réalisé et agir prudemment.
Il eut bientôt dissimulé tout son matériel dans les buissons. Par mesure de sécurité, il s’aspergea encore une fois d’un répulsif à insectes en bombe, puis entreprit de transporter l’équipement jusqu’à la cachette qu’il avait choisie parmi les rochers, à un kilomètre de la plage.
C’était une lourde tâche, qui lui prit la plus grande partie de la journée ; ensuite il se reposa et s’offrit le luxe de songer à son avenir. Je suis sur la terre de mes ancêtres, ou pas très loin. Plus moyen de reculer : si je rate mon coup, je finirai sacrifié à Uitzlopochtli ou peut-être à un dieu zapotèque. Même si Diko et Kemal réussissent, leur cible se trouve à des années d’ici. Je suis seul dans ce monde et tout dépend de moi ; mais, en cas d’échec de leur part, j’ai encore la possibilité de battre Colomb. Il me suffit d’organiser les Zapotèques en une nation puissante, de les associer aux Tarasques, d’accélérer la maîtrise de la métallurgie et de la construction navale, de faire obstacle aux Tlaxcaltèques, de battre les Mexicas et de préparer ces peuples à une idéologie qui refuse les sacrifices humains. C’est à la portée du premier venu, voyons !
Ç’avait paru si facile sur le papier, si logique, une progression évidente d’une étape à l’autre. Mais, à présent, sans personne sur qui compter, tout seul avec un matériel ridicule et impossible à remplacer ni à réparer en cas de panne…
Ça suffit ! se dit-il. Il reste quelques heures avant la nuit : il faut que je découvre la date. J’ai des rendez-vous à ne pas manquer.
Le soir même, il localisa le plus proche village zapotèque, Atetulka, et, l’ayant abondamment étudié grâce au Chrono-Réel II, il put déterminer la date rien qu’en observant les faits et gestes des habitants. De ce point de vue, il n’y avait pas eu d’erreur importante : il était arrivé au moment prévu et il pouvait se faire connaître du village dès le lendemain.
Il fit la grimace en songeant à ce qu’il allait devoir faire pour s’apprêter, puis regagna sa cachette parmi les ombres du crépuscule. Il attendit le jaguar qu’il avait surveillé tant de fois, l’endormit à l’aide d’une fléchette enduite de tranquillisant, le tua et le dépeça afin de se présenter à Atetulka revêtu de sa peau. Les habitants hésiterait à porter la main sur un homme-jaguar, surtout s’il se faisait passer pour un roi maya revenu du mystérieux pays souterrain de Xibalba. La grandeur maya remontait à un lointain passé mais son souvenir était encore vivace ; les Zapotèques vivaient constamment dans l’ombre immense de la civilisation maya des siècles écoulés. Les Intrus s’étaient montrés à Colomb sous l’apparence du dieu auquel il croyait ; Hunahpu en ferait autant. La différence, c’était qu’il allait devoir vivre au milieu des gens qu’il abusait et continuer sa vie durant à les manipuler.
Et dire qu’à l’origine cela lui avait paru une excellente idée !
Cristoforo refusa qu’aucun des bateaux ne s’approche de la terre avant le lever du jour : la côte était inconnue et, si impatient que chacun fût de remettre les pieds sur la terre ferme, mieux valait ne pas risquer même un navire alors qu’il pouvait y avoir des récifs ou des écueils.
L’approche de jour lui donna raison : les abords étaient traîtres et c’est seulement grâce à des manœuvres habiles que Cristoforo parvint à guider tout son monde jusqu’à la grève. Qu’on ne vienne pas dire maintenant que je ne suis pas un marin, songea-t-il. Pinzón lui-même aurait-il fait mieux ?
Pourtant, aucun matelot ne paraissait lui rendre hommage pour ses talents de navigateur. Ils faisaient encore la tête à cause de l’affaire de la récompense de Triana. Bah ! qu’ils boudent ! Avant la fin de l’expédition, chacun aurait amassé une petite fortune. Le Seigneur ne lui avait-il pas promis davantage d’or qu’une hotte entière ne pourrait en transporter ? Ou bien sa mémoire avait-elle placé ces paroles dans la bouche de Dieu ?
Pourquoi donc n’ai-je pas pu tout coucher par écrit alors que la vision était encore fraîche à mon esprit ? Mais cela lui avait été interdit et il devait s’en remettre à ses seuls souvenirs. Il y avait de l’or dans ce pays et il le rapporterait !
« À cette latitude, nous sommes sûrement sur la côte de Cipango, dit-il à Sânchez.
— Croyez-vous ? répondit Sânchez. Pour ma part, je n’imagine pas la moindre côte d’Espagne dépourvue de tout signe d’occupation humaine.
Vous oubliez la lumière que nous avons vue hier soir », fit don Pedro.
Sânchez garda le silence.
« A-t-on jamais vu terre plus verdoyante et plus luxuriante ?
— Dieu sourit à ce pays, dit Cristoforo, et il l’a remis aux mains de notre reine et de notre roi très chrétiens. »
Les caravelles évoluaient lentement, de crainte de s’échouer sur des hauts-fonds. Comme elles s’approchaient de la plage d’un blanc lumineux, des silhouettes émergèrent des ombres de la forêt.
« Des hommes ! » cria un marin.
Et, de fait, c’était aisément vérifiable car ils ne portaient en guise de vêtement qu’un lien autour de la taille. Ils étaient sombres de peau mais, songea Cristoforo, pas autant que les Africains qu’il avait vus. Et ils avaient les cheveux, non pas crépus, mais raides.
« Je n’ai jamais vu d’hommes semblables, remarqua Sânchez.
— Cela tient à ce que vous n’êtes jamais allé aux Indes, répliqua Cristoforo.
— Je n’ai jamais non plus été dans la lune, murmura Sânchez.
— N’avez-vous pas lu Marco Polo ? Ce ne sont pas des Chinois car ils n’ont pas les yeux bridés ni obliques. Leur peau n’est pas jaune ni noire, mais plutôt rougeâtre, ce qui indique qu’ils sont indiens.
— Ainsi, nous ne sommes pas à Cipango ? demanda don Pedro.
— Nous avons probablement touché une île avancée, à moins que nous ne soyons trop au nord. Cipango se trouve plus au sud, ou au sud-ouest. Nous ne pouvons être certains de l’exactitude des observations de Marco Polo : il n’était pas navigateur.
— Alors que vous, oui ? » fit Sânchez d’un ton sec. Cristoforo ne prit même pas la peine de lui adresser le regard dédaigneux qu’il méritait. « J’ai dit que nous atteindrions l’Orient en faisant route à l’ouest, señor, et nous y sommes.
— Nous sommes quelque part, rétorqua Sânchez. Mais où précisément sur la terre du bon Dieu, nul ne le sait.
— Par les stigmates sacrés du Seigneur, monsieur, je vous affirme que nous sommes en Orient !
— J’admire la certitude de l’amiral. »
Encore une fois ce titre d’amiral… Les paroles de Sânchez semblaient exprimer le doute, et pourtant il lui donnait ce titre qui ne serait le sien qu’à la réussite de l’expédition. L’employait-il ironiquement ? Se moquait-il de Cristoforo ?
L’homme de barre l’appela. « On fait route vers la terre maintenant, commandant ?
— La mer est encore trop agitée, répondit Cristoforo. Et, là-bas, les vagues se brisent sur des rochers. Faisons le tour de l’île à la recherche d’un passage. Naviguez à deux quarts de l’ouest jusqu’à ce que nous contournions la pointe sud du récif, puis plein ouest. »
L’ordre fut transmis aux deux autres caravelles. Sur la plage, les Indiens leur faisaient des signes en criant des mots incompréhensibles. Des ignorants qui allaient nus – il n’était pas convenable que l’émissaire de souverains chrétiens s’adresse d’abord aux plus pauvres de cette nouvelle terre. Les missionnaires jésuites avaient voyagé jusqu’aux confins de l’Orient ; on enverrait sûrement quelqu’un parlant latin à leur rencontre, maintenant que les navires avaient été repérés.
Vers midi, alors qu’ils faisaient voile au nord le long de la côte occidentale, ils découvrirent une baie d’accès facile. Il était désormais avéré que l’île était si réduite qu’elle en frôlait l’insignifiance : même les jésuites n’avaient pas dû prendre la peine de s’y rendre, et Cristoforo dut se résigner à patienter encore un jour ou deux avant de rencontrer un individu digne de recevoir les émissaires du roi et de la reine.
Le ciel s’était dégagé et le soleil dardait ses rayons brûlants tandis que Cristoforo descendait dans la chaloupe, suivi de Sânchez, puis de don Pedro et enfin du malheureux Rodrigo de Escobedo, tremblant comme toujours, le clerc chargé de rédiger un compte rendu officiel de tout ce qu’on allait accomplir au nom de Leurs Majestés. À la cour, il avait eu toute la prestance d’un jeune fonctionnaire prometteur, mais, à bord, il s’était bientôt réduit à un fantôme nauséeux qu’on voyait se précipiter de sa cabine au plat-bord, puis revenir d’un pas vacillant – quand il avait la force de quitter son lit. Naturellement, depuis le temps, il avait le pied un peu plus marin et il arrivait même à manger sans éclabousser ensuite les flancs de la caravelle. Mais les tempêtes de la veille l’avaient à nouveau terrassé, et c’était pure vaillance de sa part s’il gagnait la terre ferme pour accomplir le devoir qui lui avait été confié. Son courage muet suscita tant l’admiration de Cristoforo que ce dernier résolut de ne pas mentionner dans son journal de bord le mal de mer d’Escobedo. Qu’il conserve sa dignité aux yeux de l’Histoire.
Cristoforo nota que la chaloupe de Pinzón s’écartait de sa caravelle avant que tous les représentants royaux eussent fini de s’installer dans la leur. Qu’il prenne garde, s’il s’imagine pouvoir poser le pied le premier sur cette île ! Quoi qu’il pense de moi en tant que marin, je demeure l’émissaire du roi d’Aragon et de la reine de Castille, et ce serait trahir que de chercher à me devancer dans cette mission.
Pinzón parut s’en rendre compte à mi-chemin de la plage, car sa chaloupe s’immobilisa sur les eaux tandis que celle de Cristoforo la dépassait et allait s’échouer sur le sable. Avant même que l’embarcation eût fini de balancer, Cristoforo sauta par-dessus bord et se mit à patauger, trempé jusqu’à la taille et l’épée pendue à sa hanche tiraillée par les vagues. L’étendard royal dressé au-dessus de sa tête, il sortit de l’eau et s’avança majestueusement sur le sable fin et humide ; passé la ligne de marée, il s’agenouilla et baisa la terre. Puis il se releva et, se retournant, il vit ses compagnons, à genoux eux aussi, en train de baiser le sol.
« Cette petite île portera désormais le nom du saint Sauveur qui nous a conduits jusqu’ici. »
Sur le papier posé sur le petit coffre qu’il avait apporté de la caravelle. Escobedo écrivit : San Salvador.
« Cette terre appartient maintenant à Leurs Majestés le roi Ferdinand et la reine Isabelle, nos souverains et serviteurs du Christ. »
On attendit qu’Escobedo eût fini de noter la déclaration de Cristoforo, après quoi celui-ci signa l’acte, et tous les hommes présents en firent autant. Nul n’eut la témérité d’apposer sa signature au-dessus du flamboyant paraphe du commandant ni de la faire davantage que moitié moins grande.
Alors seulement les indigènes commencèrent à sortir de la forêt. Ils étaient nombreux, tous nus, sans armes, bruns comme écorce d’arbre. Sur le fond vert vif de la végétation, leur peau paraissait presque rouge. Ils avançaient craintivement, d’un air soumis, avec une expression de révérence sur le visage.
« Sont-ce tous des enfants ? fit Escobedo.
— Des enfants ? répéta don Pedro.
— Ils n’ont pas de barbe, expliqua Escobedo.
— Notre commandant se rase lui aussi, rétorqua don Pedro.
— Mais ils sont complètement imberbes ! »
Sânchez, qui écoutait la conversation, éclata d’un rire sonore. « Ils sont nus comme des vers et c’est leur menton que vous regardez pour voir si ce sont des hommes ? »
Pinzón entendit la plaisanterie et s’esclaffa lui aussi en faisant circuler la repartie.
Les indigènes, voyant les visiteurs rire, se joignirent à eux. Mais ils ne pouvaient s’empêcher en même temps de tendre la main pour toucher la barbe des Espagnols à leur portée. Comme ils n’avaient manifestement pas de mauvaises intentions, les hommes les laissèrent faire en riant et en plaisantant.
Bien que Cristoforo n’eût pas de barbe pour attirer leur attention, ils reconnurent pourtant en lui le chef du groupe et c’est vers lui que le doyen des indigènes se dirigea. Cristoforo essaya diverses langues, le latin, l’espagnol, le portugais et le génois, sans résultat. Escobedo tenta le grec et le frère de Pinzón, Vicente Yânez, les bribes de maure qu’il avait acquises du temps qu’il pratiquait la contrebande le long de la côte.
« Ils n’ont pas de langage du tout », décréta Cristoforo. Puis il tendit la main vers l’objet en or qui décorait l’oreille du chef.
Sans un mot, l’homme sourit, décrocha l’ornement et le déposa dans la paume de Cristoforo.
Les Espagnols poussèrent un soupir de soulagement : ainsi, on pouvait se faire comprendre des indigènes, avec ou sans langage. L’or qu’ils détenaient appartenait à l’Espagne.
« Encore, dit Cristoforo. Où est-ce que vous le tirez du sol ? »
Devant les regards incompréhensifs, il fit semblant de creuser le sable et d’y « découvrir » la boucle d’oreille. Puis, du doigt, il montra l’intérieur de l’île.
Le vieil homme secoua énergiquement la tête et indiqua la mer ; le sud-ouest.
« Apparemment, l’or ne vient pas de cette île. dit Cristoforo. Mais il ne fallait naturellement pas compter trouver une mine d’or sur un petit bout de terre déshérité comme celui-ci, sans quoi il y aurait des fonctionnaires royaux de Cipango pour en surveiller l’extraction. »
Il rendit le bijou au vieil homme. À ses compagnons espagnols, il dit : « Nous verrons bientôt de l’or en telles quantités que ceci ne paraîtra plus qu’une babiole. »
Mais l’homme refusa de garder l’objet et le tendit avec empressement à Cristoforo. C’était le signe qu’il attendait : Dieu lui faisait don de l’or de cette terre. Nul n’offrirait volontairement quelque chose d’aussi précieux si ce n’était sous l’impulsion de Dieu. Le rêve que nourrissait Cristoforo d’une croisade pour libérer Constantinople puis la Terre sainte serait financé par les ornements des sauvages. « Soit ; j’accepte ceci au nom de mes seigneurs souverains le roi et la reine d’Espagne, déclara-t-il. À présent, mettons-nous en quête du territoire où naît l’or. »
Comme groupe de Zapotèques, il aurait pu tomber sur moins dangereux dans la forêt : c’étaient des guerriers à la recherche d’un captif à sacrifier pour le début de la saison des pluies. La première idée qui leur viendrait en le voyant serait qu’il ferait une splendide victime : plus grand et plus fort qu’aucun homme qu’ils avaient jamais vu, il conviendrait tout à fait pour une offrande d’une valeur exceptionnelle.
Il devait donc les prendre de court et leur apparaître comme un être qui appartenait déjà aux dieux ; pour finir, il faudrait pratiquement qu’il en fasse, lui, ses prisonniers. À Juba, il ne doutait pas un instant du bon déroulement de son plan ; aujourd’hui, immergé dans les criaillements d’oiseaux et les gémissements d’insectes des marais du Chiapas, il trouvait le même plan ridicule, embarrassant et douloureux.
Il allait devoir s’infliger le rite sacrificiel royal le plus atroce, du moins parmi ceux qui ne tuaient pas le roi. Pourquoi fallait-il que les Mayas aient fait preuve de tant d’inventivité en matière d’automutilation ?
Tout le reste était prêt. Il avait déposé la bibliothèque de l’avenir disparu dans sa cachette définitive et scellé l’accès ; il avait dissimulé les objets dont il aurait besoin plus tard dans leurs conteneurs hermétiques et mémorisé tous les repères topographiques qui lui permettraient de les retrouver. Quant à l’équipement immédiatement nécessaire, il était empaqueté de façon à ne pas paraître trop bizarre aux yeux des Zapotèques. Lui-même était nu, son corps peint, sa tête ornée de plumes, de perles et de bijoux afin de lui donner l’air d’un roi maya au sortir d’une grande victoire. Et, plus important que tout, il portait sur la tête et les épaules la dépouille du jaguar qu’il avait abattu.
Il disposait de trente minutes avant que le détachement de guerriers parti du village d’Atetulka parvienne à sa clairière. S’il voulait que son sang soit frais, il devait attendre le dernier moment, et il était arrivé. Avec un soupir, il s’agenouilla dans le terreau moelleux de la clairière et prit son anesthésique local. Les Mayas le faisaient sans anesthésique, songea-t-il en s’appliquant généreusement la substance sur le pénis, après quoi il attendit quelques minutes que le membre s’engourdisse. Ensuite, avec un pistolet hypodermique, il s’insensibilisa toute la zone génitale en espérant avoir l’occasion de se repasser du produit d’ici quatre heures, au moment où l’effet se dissiperait.
Il possédait un authentique aiguillon de raie pastenague et cinq imitations en divers métaux. Il les prit l’un après l’autre et s’en transperça le prépuce. Le sang se mit à couler en abondance et à ruisseler sur ses jambes. Aiguillon de pastenague, puis aiguille d’argent, d’or, de cuivre, de bronze et de fer. À la fin, bien qu’il ne ressentît aucune douleur, la tête lui tournait. À cause de la perte de sang ? Sans doute pas ; c’était presque certainement l’impact psychologique de se transpercer lui-même le pénis qui le mettait au bord de l’évanouissement. Etre roi chez les Mayas n’était pas une partie de plaisir ; y serait-il parvenu sans anesthésie ? Hunahpu ne le pensait pas, et il rendit hommage à ses ancêtres, révulsé néanmoins par leur barbarie.
Quand, au petit trot, les guerriers pénétrèrent sans bruit dans la clairière, Hunahpu s’y dressait, éclairé par un rai de lumière. La torche à haute intensité qui, posée entre ses pieds, l’illuminait par-dessous faisait étinceler les aiguilles métalliques au moindre mouvement de son corps tremblant. Comme il l’avait espéré, leurs yeux se portèrent aussitôt sur le sang qui dégouttait encore du bout de son pénis sur ses cuisses ; ils virent aussi ses peintures corporelles et, comme prévu, parurent saisir la signification de son aspect. Ils se prosternèrent devant lui.
« Je suis Un-Hunahpu », dit-il en maya. Puis il répéta la phrase en zapotèque : « Je suis Un-Hunahpu. Je suis venu de Xibalba pour vous parler, chiens d’Atetulka. J’ai décidé que vous ne seriez plus des chiens mais des hommes. Si vous m’obéissez, vous et tous ceux qui parlent le langage des Zapotèques serez les maîtres de cette terre. Vos fils ne monteront plus sur l’autel d’Uitzilopochtli car je briserai l’échine des Mexicas. J’arracherai le cœur des Tlaxcaltèques et vos bateaux toucheront les côtes de toutes les îles du monde. »
Les hommes étendus se mirent à trembler en poussant des gémissements.
« Je vous ordonne de me dire pourquoi vous avez peur, chiens grotesques !
— Uitzilopochtli est un dieu terrible », s’écria l’un d’eux – il s’appelait Yax. Hunahpu les connaissait tous, naturellement, car il avait passé des années à étudier leur village et les personnages clés des autres villages zapotèques.
« Uitzilopochtli est presque aussi terrible que Grosse Fille-Jaguar », riposta Hunahpu.
Yax leva la tête à la mention de son épouse et plusieurs de ses voisins éclatèrent de rire.
« Grosse Fille-Jaguar te frappe à coups de bâton quand elle pense que tu as planté le maïs dans le mauvais champ, continua Hunahpu, mais tu sèmes quand même où tu veux.
— Un-Hunahpu ! s’écria Yax. Qui t’a raconté cela sur Grosse Fille-Jaguar ?
— En Xibalba, je vous ai tous observés. J’ai ri en t’entendant crier sous le bâton de Grosse Fille-Jaguar. Et toi, Singe-qui-mange-une-Fleur, crois-tu que je ne t’ai pas vu uriner sur la farine de maïs du vieux Grand-Crâne-Zéro, puis en faire des galettes que tu lui as données ? J’ai bien ri quand il les a mangées ! »
Les hommes s’esclaffèrent aussi, et Singe-qui-mange-une-Fleur leva un visage souriant. « Tu as aimé ma petite vengeance ?
— J’ai raconté vos tours de singe aux seigneurs de Xibalba, et ils en ont pleuré de rire. Et, quand les yeux d’Uitzilopochtli ont été noyés de larmes, j’y ai enfoncé mes pouces et je l’ai énucléé. » Là-dessus, Hunahpu mit la main dans le sac pendu à la lanière qui lui ceignait la taille et en sortit les deux yeux en acrylique dont il s’était muni. « Maintenant, c’est un enfant qui guide Uitzilopochtli dans Xibalba et qui lui décrit ce qu’il voit. Les autres seigneurs de Xibalba parsèment son chemin d’obstacles et s’esclaffent quand il tombe. Et aujourd’hui me voici à la surface de la Terre pour faire de vous des hommes.
— Nous te bâtirons un temple et nous te sacrifierons tous les hommes des Mexicas, ô Un-Hunahpu ! » s’exclama Yax.
Exactement la réaction qu’il avait espérée. Aussitôt, il lança un des yeux d’Uitzilopochtli à Yax, qui glapit et se frotta l’épaule là où l’objet l’avait touché. En ligue junior de base-ball, Hunahpu avait un bon lancer de balle.
« Ramassez l’œil d’Uitzilopochtli et écoutez-moi, chiens d’Atetulka ! »
Yax farfouilla dans le tapis pulvérulent de feuilles et mit la main sur le globe d’acrylique.
« Pourquoi croyez-vous que les seigneurs de Xibalba ont été satisfaits et ne m’ont pas puni quand j’ai énucléé Uitzilopochtli ? Parce qu’il était gras du sang de trop d’hommes ; il était vorace et les Mexicas l’ont empiffré d’un sang qui aurait dû servir à planter du maïs. Aujourd’hui, les seigneurs de Xibalba sont tous dégoûtés du sang et ils vont affamer Uitzilopochtli jusqu’à ce qu’il devienne mince comme un baliveau. »
Les guerriers se remirent à gémir : la crainte d’Uitzilopochtli était bien ancrée en eux – résultat des victoires systématiques des Mexicas – et proférer des menaces aussi terribles contre un dieu puissant, c’était faire peser un lourd fardeau sur leurs épaules. Bah, ce sont des durs à cuire, ces zigotos-là, songea Hunahpu, et je leur insufflerai tout le courage nécessaire le moment venu.
« Les seigneurs de Xibalba ont demandé à leur roi de venir d’une terre lointaine. Il leur interdira pour toujours de boire le sang des hommes et des femmes, car le roi de Xibalba versera son propre sang, et quand ils auront bu de son sang et mangé de sa chair ils n’auront plus jamais soif ni faim. »
Hunahpu revit son frère le prêtre et se demanda s’il apprécierait ce qu’il était en train d’infliger à l’Evangile. Au bout du compte, il tomberait sans doute d’accord, mais sûrement pas sans renâcler.
« Relevez-vous et regardez-moi. Faites comme si vous étiez des hommes. » Ils se mirent debout avec des mouvements circonspects et se tinrent devant lui. « De même que vous me voyez verser mon sang ici, le roi de Xibalba a versé le sien pour les seigneurs de Xibalba. Ils le boiront et n’auront plus jamais soif. Ce jour-là, les hommes cesseront de mourir pour nourrir leur dieu ; en remplacement, ils mourront dans l’eau et en ressortiront ressuscités, après quoi ils mangeront la chair et boiront le sang du roi de Xibalba, à l’instar des seigneurs de Xibalba. Le roi de Xibalba est mort dans un lointain royaume et pourtant il vit à nouveau. Le roi de Xibalba revient et il obligera Uitzilopochtli à s’incliner devant lui ; il lui interdira de boire son sang et de manger sa chair tant qu’il n’aura pas recouvré la minceur, et cela prendra mille ans, tant ce vieux porc a bu et dévoré ! »
Il observa les guerriers, vit la révérence peinte sur leur visage. Naturellement, ils n’y comprenaient pas grand-chose, mais Hunahpu avait mis au point, avec Diko et Kemal, la doctrine qu’il comptait enseigner aux Zapotèques et il la leur rabâcherait jusqu’à ce que des milliers, des millions de personnes, dans le bassin des Antilles, soient capables de la réciter par cœur. Cela les préparerait à la venue de Colomb, si ses compagnons voyageurs temporels menaient leur plan à bonne fin ; mais, même s’ils ne réussissaient pas, si Hunahpu était le seul des trois à toucher au but, cela prédisposerait les Zapotèques à recevoir le christianisme comme un message attendu depuis longtemps et à l’accepter sans renoncer à un iota de leur religion d’origine. Le Christ deviendrait simplement le roi de Xibalba et, si les Zapotèques croyaient qu’il portait de petites mais sanglantes blessures en un endroit rarement représenté dans l’art chrétien, ce serait là une hérésie que les catholiques pourraient apprendre à tolérer – du moment que les Zapotèques possédaient la technologie et la puissance militaire indispensables pour résister à l’Europe. Si les chrétiens avaient su s’approprier la philosophie grecque et une pléthore de fêtes et de rites barbares en affirmant qu’il s’agissait dès l’origine d’éléments chrétiens, ils pouvaient bien s’accommoder de la torsion un peu perverse qu’il infligeait à la doctrine du sacrifice de Jésus-Christ.
« Vous vous demandez si je ne suis pas le roi de Xibalba, dit Hunahpu, mais ce n’est pas moi. Je suis seulement celui qui vient annoncer sa venue. Je ne suis pas digne d’attacher une plume à ses cheveux. »
À la tienne, Juan Batista !
« Et voici le signe de sa venue : chacun d’entre vous va tomber malade, et tous les habitants de votre village. Cette maladie va se répandre dans le pays, mais vous n’en mourrez pas, sauf si votre cœur appartient à Uitzilopochtli. Vous verrez que, même chez les Mexicas, bien peu aimaient sincèrement ce gros dieu glouton ! »
Voilà l’histoire qui allait se répandre pour expliquer la violente épidémie thérapeutique que les hommes devant lui étaient en ce moment même en train d’attraper à son contact. Le virus porteur ne tuerait qu’une fois sur dix mille, ce qui en faisait un vaccin exceptionnellement inoffensif, car il laissait ses « victimes » armées d’anticorps capables de combattre la variole, la peste bubonique, le choléra, la rougeole, la varicelle, la fièvre jaune, la malaria, la maladie du sommeil et autant d’autres affections que les chercheurs avaient pu en entasser dans l’avenir disparu. Le virus porteur demeurerait sous forme de maladie infantile qui réinfecterait chaque nouvelle génération – et les Européens aussi, lorsqu’ils se présenteraient, ainsi, finalement, que toute l’Afrique, toute l’Asie et toutes les îles du monde. Naturellement, les maladies ne disparaîtraient pas complètement ; personne n’était assez naïf pour croire que certaines bactéries et certains virus n’évolueraient pas pour combler les niches laissées vacantes par l’éradication des anciens fléaux. Mais les épidémies ne donneraient plus l’avantage à un camp sur l’autre lors des rivalités culturelles à venir ; il n’y aurait jamais de couvertures infectées par le virus de la variole pour exterminer les tribus indiennes qui faisaient preuve d’une opposition agaçante aux Européens.
Hunahpu s’accroupit et prit la torche à haute intensité posée entre ses pieds, au fond d’un panier. « Les seigneurs de Xibalba m’ont confié ce panier de lumière. Il contient un petit morceau du soleil, mais il n’obéit qu’à moi. » Il leur braqua le faisceau dans les yeux pour les éblouir, puis enfonça un doigt dans un trou du panier et l’appuya sur la plaque identificatrice. La lumière s’éteignit. Inutile de vider les batteries – le « panier de lumière » n’aurait qu’une durée de vie limitée, malgré les collecteurs solaires qui le flanquaient, et Hunahpu préférait l’économiser.
« Lequel d’entre vous veut porter les présents que les seigneurs de Xibalba ont faits à Un-Hunahpu lorsqu’il est apparu sur ce monde pour vous annoncer la venue du roi ? »
Bientôt, tous, emplis de révérence, se retrouvèrent chargés des sacs de matériel dont Hunahpu aurait besoin au cours des mois à venir : fournitures médicales pour quelques guérisons bien choisies, armes pour se défendre lui-même et démoraliser les armées ennemies, outils, ouvrages de référence encodés numériquement, costumes de circonstance, équipement de plongée, bref toutes sortes de petits tours de magie bien pratiques.
Le trajet ne fut pas agréable : à chaque pas, le poids des aiguilles de métal lui tirait sur la peau, ouvrait un peu plus ses blessures et aggravait le saignement. Hunahpu envisagea un instant de tenir sans attendre la cérémonie du retrait des épines, puis rejeta cette idée : c’était Na-Yaxhal, le père de Yax, qui était le chef du village et, pour consolider son autorité et l’installer dans la relation idoine avec Hunahpu, c’est lui qui devait retirer les aiguilles. Aussi Hunahpu continua-t-il d’avancer pas à pas, en espérant que la perte de sang resterait bénigne et en regrettant de n’avoir pas organisé la rencontre plus près du village.
Lorsque leur destination fut en vue, Hunahpu y envoya Yax avec les yeux d’Uitzilopochtli. Il ferait sans doute un méli-mélo de ce que lui avait expliqué Hunahpu, mais le sens général demeurerait probablement, et le village, prévenu, l’attendrait.
Et, de fait, il était attendu : tous les hommes étaient là, lance à la main, prête à servir, tandis que les femmes et les enfants avaient couru se cacher dans la forêt. Hunahpu jura : il avait choisi ce village parce que Na-Yaxhal était intelligent et imaginatif ; sachant cela, comment Hunahpu avait-il pu croire qu’il prendrait pour argent comptant l’histoire d’un roi maya venu de Xibalba ?
« N’avance plus, menteur, espion ! » cria Na-Yaxhal.
Hunahpu rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire, tout en insérant le doigt dans le panier de lumière pour l’allumer. « Na-Yaxhal, un homme qui se lève deux fois dans la nuit le ventre douloureux à cause de la diarrhée, aurait-il le front de se dresser devant Un-Hunahpu, qui apporte un panier de lumière de Xibalba ? » Et il braqua le faisceau lumineux dans les yeux de Na-Yaxhal.
Fille-de-Six-Kauil, l’épouse de Na-Yaxhal, s’écria : « Épargne mon sot de mari !
— Silence, femme ! aboya Na-Yaxhal.
— C’est vrai, il s’est levé deux fois cette nuit avec la diarrhée, et il geignait de douleur ! » cria-t-elle. Les autres femmes se mirent à gémir devant cette confirmation du savoir mystérieux de l’inconnu, et les lances vacillèrent, puis commencèrent à s’abaisser.
« Na-Yaxhal, je vais te rendre très malade. Deux jours durant, tes entrailles couleront comme des fontaines, mais je te guérirai et je ferai de toi un homme au service du roi de Xibalba. Tu régneras sur de nombreux villages et tu construiras des bateaux qui visiteront toutes les côtes, mais cela seulement si tu t’agenouilles devant moi. Si tu refuses, je te ferai tomber par terre avec un trou dans le corps qui ne cessera de saigner que lorsque tu seras mort ! »
Je ne serai pas obligé de lui tirer dessus, se dit Hunahpu ; il va se soumettre et nous allons devenir amis. Mais s’il m’y force, j’y arriverai, j’arriverai à le tuer.
« Pourquoi l’homme de Xibalba me choisit-il pour tant de grandeur si je ne suis qu’un chien ? » répondit Na-Yaxhal d’une voix forte. S’il acceptait la discussion, cela augurait bien de la suite.
« Je t’ai choisi parce que tu es ce qui se rapproche le plus d’un homme parmi ceux qui aboient le zapotèque, et parce que ta femme est déjà une femme deux heures par jour. » Voilà pour récompenser la vieille taupe d’avoir parlé en faveur de Hunahpu.
Na-Yaxhal se décida et, aussi vivement que le lui permettait son corps vieillissant – il avait près de trente-cinq ans –, il se prosterna. Les hommes du village l’imitèrent.
« Où sont les femmes d’Atetulka ? Sortez de vos cachettes, vous et tous vos enfants ! Venez me voir ! Parmi les hommes je serais roi, mais je ne suis que le plus humble des serviteurs du roi de Xibalba. Venez me voir ! » Autant établir tout de suite les bases d’un traitement plus égalitaire des femmes. « Que chacun s’entoure de sa famille ! »
La confusion ne dura pas : les villageois avaient tendance à se regrouper par clans et familles, même face à un ennemi, si bien que son ordre n’entraîna guère de déplacements.
« Et maintenant approche, Na-Yaxhal. Retire la première aiguille de mon pénis et applique-t’en le sang sur le front, car tu es l’homme qui sera le premier roi du royaume de Xibalba-sur-Terre tant que tu me serviras, parce que je suis le serviteur du roi de Xibalba ! »
Na-Yaxhal s’avança et extirpa l’aiguillon de pastenague. Toujours anesthésié, Hunahpu ne tressaillit pas, mais il sentit l’aiguille tirailler la peau et songea que la blessure ne serait pas belle à voir, le soir venu. Si jamais je retrouve Diko, qu’elle ne vienne pas se plaindre de ce qu’elle aura dû subir pour la réussite de la mission ! Puis il se rappela le prix que Kemal devrait payer, lui, et la honte l’envahit.
Avec-le sang de l’aiguillon de raie. Na-Yaxhal se marqua le front, le nez, les lèvres et le menton.
« Fille-de-Six-Kauil ! » La femme sortit du clan dirigeant du village. « Enlève l’aiguille suivante. De quoi est-elle faite ?
— D’argent, dit-elle.
— Peins-toi le cou de mon sang. »
Elle se passa la longue aiguille d’argent sur le cou.
« Tu seras mère de rois et ta force emplira les bateaux du peuple zapotèque, si tu sers le roi de Xibalba-sur-Terre et moi, le serviteur du roi de Xibalba !
— Je le promets, murmura-t-elle.
— Plus fort ! ordonna Hunahpu. Tu ne chuchotais pas lorsque tu as sagement parlé des diarrhées de ton mari. La voix d’une femme peut se faire entendre aussi fort que la voix d’un homme, dans le royaume de Xibalba-sur-Terre ! »
Pour l’instant, je ne peux guère faire davantage pour l’égalité des sexes, songea Hunahpu, mais l’histoire devrait déjà révolutionner les esprits.
« Où est Yax ? » cria Hunahpu.
Le jeune homme s’approcha d’un air craintif.
« Jures-tu d’obéir à ton père et, lorsqu’il partira pour Xibalba, jures-tu de gouverner son peuple avec sagesse et compassion ? »
Yax se prosterna devant Hunahpu.
« Ôte l’aiguille suivante. De quoi est-elle faite ?
— D’or, répondit Yax quand il l’eut retirée.
— Peins ta poitrine avec mon sang. Tout l’or du monde sera à ta disposition quand tu seras digne de devenir roi, à condition que tu n’oublies pas qu’il appartient au roi de Xibalba, et non à toi ni à aucun homme. Tu le partageras libéralement et avec équité entre tous ceux qui boivent le sang et mangent la chair du roi de Xibalba. » Cela devrait inciter l’Église catholique à la conciliation lorsqu’elle rencontrerait ces étranges protochrétiens hérétiques. Si l’or se déversait en abondance dans ses coffres et si les indigènes confessaient manger la chair et boire le sang du roi de Xibalba, l’hérésie serait en bonne voie de se voir reconnue comme une variante acceptable du dogme catholique. J’aimerais savoir, se dit Hunahpu, si on va me sanctifier. En tout cas, ce ne sont pas les miracles qui vont manquer, pour un moment du moins.
« Bacab, taillandier, forgeron ! » Un jeune homme mince s’avança et Hunahpu lui fit retirer l’aiguille suivante. « C’est du cuivre, seigneur Un-Hunahpu, dit Bacab.
— Connais-tu le cuivre ? Sais-tu mieux le travailler que quiconque ?
— Je sais mieux le travailler qu’aucun homme de notre village, mais il existe sûrement d’autres hommes ailleurs qui le travaillent mieux que moi.
— Tu apprendras à le mélanger à d’autres métaux. Tu feras des outils comme on n’en a jamais vu dans le monde. Peins-toi le ventre avec mon sang ! »
Le forgeron obéit. Après le roi, l’épouse du roi et le fils du roi, ce seraient les forgerons qui jouiraient désormais du plus grand prestige dans le nouveau royaume.
« Où est Xocol-Ha-Homme ? Où est le maître constructeur de navires ? »
Un homme puissant aux épaules massives sortit d’un autre clan, souriant de fierté ; il se frappait les épaules en signe de piété.
« Enlève l’aiguille suivante, Xocol-Ha-Homme. Toi qui portes le nom d’un grand fleuve en crue, dis-moi : as-tu déjà vu ce métal ? »
Xocol-Ha-Homme tripota l’aiguille de bronze en se mettant du sang plein les doigts. « On dirait du cuivre mais en plus brillant, répondit-il. Je n’ai jamais vu ce métal. »
Bacab jeta lui aussi un coup d’œil et secoua la tête.
« Urine dessus. Xocol-Ha-Homme. Que le courant de l’océan qui est en toi coule dessus ! Car tu ne marqueras pas ton corps de mon sang que tu n’aies trouvé ce métal en une autre terre. Tu construiras des navires et tu navigueras jusqu’à ce que tu découvres le pays du Nord où l’on connaît le nom de ce métal. Quand tu reviendras avec le nom de ce métal, tu peindras ton aine de mon sang. »
Ne restait que l’aiguille de fer. « Où est Xoc ? Oui, je parle bien de l’esclave, du laideron que vous avez capturé et que personne ne veut épouser ! »
Apparut, poussée par-derrière, une jeune fille de treize ans, crasseuse et affligée d’un bec-de-lièvre.
« Retire la dernière aiguille, Xoc. Peins-toi les pieds de mon sang. Car, par le pouvoir de ce dernier métal, le roi de Xibalba libérera tous les esclaves. Aujourd’hui, tu es une libre citoyenne du royaume de Xibalba-sur-Terre, Xoc. Tu n’appartiens à nul homme, à nulle femme, car nul n’appartient à quiconque. Le roi de Xibalba l’ordonne ! Il n’y a pas de prisonniers, pas d’esclaves, pas de serviteurs à vie dans le royaume de Xibalba-sur-Terre ! »
Ça, c’est pour toi, Tagiri.
Mais ce qu’il avait donné par commisération servit à la conquête du pouvoir : Xoc ôta l’aiguille de fer de son pénis et puis, comme l’aurait fait une reine maya, elle tira la langue, en saisit la pointe des doigts de la main gauche et, de la droite, la transperça de l’aiguille. De l’étrange croix formée par le dard et ses lèvres, le sang se mit à ruisseler sur son menton.
Il y eut un hoquet de surprise général. Ce qu’exigeait Xoc par son geste, ce n’était pas la bonté d’un seigneur envers un esclave qu’il projette de libérer mais l’hommage d’un roi à la reine qui portera ses enfants.
Qu’est-ce que je fais maintenant ? Qui se serait douté, devant l’abjecte servilité de Xoc durant ses mois d’esclavage, qu’elle dissimulait une telle ambition ? Que cherchait-elle à obtenir ? Hunahpu observa son expression et y lut… quoi, de la provocation ? On aurait dit qu’elle l’avait percé à jour et qu’elle le mettait au défi de refuser sa requête.
Mais non, ce n’était pas de la provocation. C’était du courage face à la peur. Bien sûr qu’elle avait agi avec culot : cet homme majestueux qui prétendait venir du pays des dieux lui offrait la première occasion de s’élever au-dessus de sa misérable condition ! Comment lui reprocher de se conduire comme le font souvent les gens réduits à la dernière extrémité, en se raccrochant à la première perche venue, fût-elle parfaitement déraisonnable ? Qu’avait-elle à perdre ? Du fond de son désespoir, tout salut paraissait de toute façon impossible ; alors pourquoi ne pas essayer de devenir reine, puisque cet Un-Hunahpu semblait disposé à l’aider ?
Qu’elle est laide !
Mais quelle présence d’esprit et quelle bravoure ! Pourquoi condamner une porte ouverte ?
Tendant la main, il lui retira l’aiguille de la langue. « Que la vérité coule toujours de ta bouche comme ton sang coule aujourd’hui. Je ne suis pas roi, je n’ai donc pas de reine ; mais tu as mêlé ton sang au mien sur cette dernière pointe et, pour le reste de ta vie, je te promets d’écouter chaque jour une chose que tu voudras me dire. »
Gravement, elle hocha la tête avec une expression de soulagement et de fierté. Il l’avait refusée en tant qu’épouse mais l’avait acceptée comme conseillère. Et, tandis qu’il s’agenouillait pour lui passer l’aiguille sanglante sur les pieds, elle eut l’assurance que son existence avait changé du tout au tout et pour toujours : il l’avait anoblie aux yeux de ceux qui l’avaient maltraitée.
Il se redressa, lui posa les deux mains sur les épaules et se pencha pour lui parler à l’oreille. « Ne recherche pas la vengeance maintenant que tu as le pouvoir, dit-il en pur maya, sachant que son dialecte natal en était assez proche pour qu’elle comprenne. Gagne mon respect par ta générosité et ta sincérité.
— Merci », répondit-elle.
Et maintenant, retour au scénario d’origine. J’espère que je n’aurai pas droit à trop de surprises du même genre.
Mais il y en aurait d’autres, naturellement. Il faudrait improviser, adapter les plans ; seuls les buts étaient immuables.
Il lança à la cantonade : « Que Bacab vienne toucher ce métal ! Que Xocol-Ha-Homme vienne le voir ! »
Les deux hommes s’approchèrent et examinèrent l’aiguille avec crainte et respect. Seule de toutes, elle refusait de plier le moins du monde. « Je n’ai jamais vu de métal aussi dur, dit Bacab.
— Ni aussi noir, renchérit Xocol-Ha-Homme.
— Il se trouve de nombreux royaumes, loin de l’autre côté de la mer, où ce métal est aussi courant que le cuivre ici. Leurs habitants savent le fondre pour le rendre aussi brillant que l’argent. Ces royaumes connaissent déjà le roi de Xibalba, mais il leur a celé beaucoup de secrets ; il désire que ses sujets de Xibalba-sur-Terre découvrent ce métal et en maîtrisent le travail, s’ils en sont dignes ! Mais, pour le moment, cette aiguille de métal noir sera confiée à la garde de Xoc, qui fut esclave, et c’est auprès d’elle ou de ses enfants que vous viendrez vérifier si vous avez trouvé le métal noir. Les gens du lointain l’appellent ferro, herro, iron et fer, mais vous, vous le nommerez xibex car il provient de Xibalba et ne doit être employé qu’au service du roi. »
Toutes les aiguilles lui avaient été enlevées et il éprouvait une agréable sensation de légèreté, comme si leur poids l’avait tiré vers le bas.
« Et voici le signe que le roi de Xibalba touche tous les hommes et toutes les femmes du monde : votre village va être frappé de maladie, mais aucun d’entre vous n’en mourra. » Cette promesse risquait de s’avérer fausse car les immunologistes prédisaient un décès sur cent mille cas ; bah, si une réaction morbide se produisait dans le village d’Atetulka, Hunahpu saurait s’en débrouiller. Et, comparé aux millions de morts qu’avaient fait la variole et les autres affections dans l’ancienne Histoire, le prix à payer était dérisoire. « Le mal s’étendra de votre village à tous les autres pays, jusqu’à ce que chacun ait été touché par le doigt du roi. Et tous diront alors : "La maladie des seigneurs de Xibalba est venue d’Atetulka." Elle apparaîtra d’abord chez vous parce que c’est à vous que je suis apparu d’abord, parce que le roi de Xibalba vous a choisis pour gouverner le monde ; non pas comme les Mexicas, dans le sang et la cruauté, mais comme le roi de Xibalba, par la sagesse et la force. » Autant intégrer le virus immunisant à la manifestation divine !
Il scruta les visages qui l’entouraient ; respect religieux, surprise et, çà et là, rancœur. Bah, rien d’étonnant à cela ; dans le village, la structure du pouvoir allait connaître bien des bouleversements avant que tout soit fini. Ces gens allaient devenir les dirigeants d’un puissant empire, mais quelques-uns d’entre eux seulement seraient à la hauteur du défi et beaucoup resteraient à la traîne parce qu’ils n’étaient adaptés qu’à la vie dans leur village. Nul déshonneur à cela, mais certains se sentiraient délaissés et se vexeraient. Hunahpu ferait de son mieux pour leur apprendre à se satisfaire de ce qui était à leur portée, à tirer fierté des réalisations des autres, mais il ne pouvait pas changer la nature humaine. Certains s’en iraient à la tombe en le haïssant à cause des chamboulements qu’il aurait provoqués, et jamais il ne pourrait leur révéler comment leur existence aurait pu s’achever sans son intervention.
« Où habitera Un-Hunahpu ? demanda-t-il.
— Chez moi ! cria aussitôt Na-Yaxhal.
— Prendrai-je la maison du roi d’Atetulka alors qu’il commence seulement à devenir un homme ? Elle a été la maison d’hommes-chiens et de femmes-chiennes ! Non, vous devez me bâtir un nouveau logis, ici même, là où je me trouve. »
Hunahpu s’assit en tailleur dans l’herbe.
« Je ne bougerai d’ici que je n’aie une nouvelle maison autour de moi. Et, au-dessus de moi, je veux un toit recouvert avec du chaume pris du toit de toutes les maisons d’Atetulka. Na-Yaxhal, prouve-moi que tu es un roi : organise ton peuple pour qu’il construise ma maison avant la nuit, et enseigne-lui ses devoirs de façon que les ouvriers soient capables de la bâtir sans prononcer un mot. »
Il était déjà midi, mais, aussi impossible que la tâche pût paraître aux villageois, Hunahpu les savait parfaitement capables de la mener à bien. L’histoire de la construction de la maison d’Hunahpu se répandrait et convaincrait les villages voisins qu’ils étaient bien dignes de posséder la plus grande cité de toutes les cités du nouveau royaume de Xibalba-sur-Terre. Ce genre de récit était nécessaire pour consolider une nation naissante avec des visées impérialistes : ces citoyens devaient avoir une foi inébranlable en leur propre valeur.
Et, s’ils n’y arrivaient pas avant la nuit, Hunahpu allumerait simplement le panier de lumière en déclarant que les seigneurs de Xibalba allongeaient le jour grâce à ce fragment de soleil afin qu’ils puissent terminer avant la tombée du soir. Dans l’un et l’autre cas, cela ferait une bonne histoire.
Les villageois l’abandonnèrent promptement pour prendre les ordres de Na-Yaxhal quant à la construction de la maison. Enfin libre de se détendre. Hunahpu prit du désinfectant dans un de ses sacs et s’en appliqua sur son pénis meurtri ; le produit contenait des agents coagulants et cicatrisants qui réduiraient bientôt l’écoulement de sang à un simple suintement, puis le stopperaient complètement. Les mains d’Hunahpu tremblaient, non à cause de la douleur, car elle n’était pas encore apparue, ni même de la perte de sang, mais plutôt de soulagement après la tension du rituel qu’il venait d’accomplir.
Après coup, il s’était avéré aussi facile d’impressionner ces gens que Hunahpu l’avait imaginé en proposant son plan à ses camarades, dans l’avenir disparu. Facile, mais en attendant il n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie. Où donc Colomb a-t-il trouvé l’audace de créer un nouvel avenir ? Dans son ignorance de la façon dont l’avenir pouvait déraper, se dit Hunahpu ; c’est seulement son ignorance qui lui a permis de façonner le monde avec autant de témérité.
« Il est difficile de concevoir qu’il s’agit là des grands royaumes de l’Orient dont Marco Polo parle dans son récit », fit Sânchez.
Cristoforo était bien en peine de le contredire. Colba semblait assez vaste pour être le continent de l’Asie, mais les Indiens soutenaient que c’était une île et qu’il s’en trouvait une autre, nommée Haïti, au sud-ouest, beaucoup plus riche et où l’or abondait. Se pouvait-il que ce soit Cipango ? Peut-être. Mais il était décourageant de devoir constamment assurer aux matelots et surtout aux fonctionnaires royaux que des fortunes inouïes n’étaient plus qu’à quelques jours de mer de là.
Quand Dieu allait-il lui accorder son triomphe ? Quand donc les promesses d’or et de grands royaumes allaient-elles se réaliser au vu et au su de tous, afin qu’il puisse rentrer en Espagne avec les titres d’amiral et de vice-roi de la Mer océane ?
« Quelle importance ? rétorqua don Pedro. La plus grande richesse de cette terre est sous nos yeux.
— Comment cela ? demanda Sânchez. Cette terre ne regorge que d’arbres et d’insectes !
— Et d’habitants, fit don Pedro. Les gens les plus doux, les plus pacifiques que je connaisse. Nous n’aurons aucun mal à les mettre au travail et ils obéiront parfaitement à leurs maîtres. Ils n’ont aucune violence en eux, n’est-ce pas évident ? Imaginez-vous les prix qu’atteindraient des serviteurs d’une telle docilité ? »
Cristoforo fronça les sourcils. Il y avait déjà pensé, mais cette idée le troublait : était-ce bien le souhait du Seigneur, qu’on les convertisse et qu’on les enchaîne en même temps ? Cependant, il n’y avait pas d’autre source de richesse apparente dans ce pays où Dieu l’avait conduit ; et, manifestement, ces sauvages étaient inaptes à faire de bons soldats pour une croisade.
Si Dieu avait voulu qu’ils soient des chrétiens libres, Il leur aurait appris à se vêtir au lieu de les laisser aller tout nus.
« Naturellement, dit Cristoforo. À notre retour, nous ramènerons un échantillon de cette population à Leurs Majestés. Mais je pense qu’il sera plus profitable de les maintenir ici, dans le pays auquel ils sont acclimatés, et de les employer dans les mines d’or et d’autres métaux précieux, cependant que nous leur enseignerons les Évangiles et veillerons à leur salut. »
Aucun de ses compagnons ne manifesta le moindre désaccord – comment discuter une telle évidence ? Par ailleurs, ils restaient affaiblis et fatigués par l’affection qui s’était emparée des équipages des trois navires et les avait obligés à jeter l’ancre et à se reposer plusieurs jours. Nul n’en était mort : le mal n’avait pas, et de loin, la virulence des terribles maladies qui avaient assailli les Portugais en Afrique, les contraignant à bâtir leurs forts sur des îles au large des côtes. Néanmoins, Cristoforo en avait gardé une solide migraine dont les autres souffraient aussi sans doute. Si elle n’était pas si douloureuse, il en viendrait presque à souhaiter qu’elle dure car elle interdisait qu’on élève la voix. Les fonctionnaires royaux étaient beaucoup plus supportables lorsque la douleur les empêchait de s’exprimer d’une voix stridente.
Ils avaient des mines de déterrés en arrivant devant la cité nommée Cubanacan. Cristoforo avait cru que la dernière syllabe faisait référence au grand khan des écrits de Marco Polo, mais, parvenus à la « cité » dont les indigènes leur rebattaient les oreilles, ils s’étaient trouvés devant un pitoyable ramassis de huttes, peut-être un peu plus peuplé que les autres villages sordides qu’ils avaient visités sur l’île. La cité du grand khan, ah ouiche ! Sânchez avait alors osé élever le ton, et devant les hommes. Peut-être cette maladie sans gravité était-elle une remontrance de Dieu à l’encontre de ses plaintes et de son comportement insoumis. Peut-être Dieu voulait-il lui fournir un véritable sujet de pleurnicherie.
Le lendemain ou le surlendemain, ils feraient voile vers Haïti.
Là, peut-être, ils observeraient quelque signe de la grande civilisation de Cipango ou du Cathay. En attendant, ces misérables îles constitueraient au moins une source d’esclaves ; du moment que les fonctionnaires royaux acceptaient de soutenir Cristoforo, cela suffirait peut-être à justifier le coût d’une seconde expédition s’ils devaient échouer à rencontrer le khan en personne durant la première.
Kemal était assis, lugubre, au sommet du promontoire et cherchait du regard une voile au nord-ouest. Colomb était en retard.
Et, s’il était en retard, tout était à l’eau : cela signifiait qu’une modification s’était déjà produite, un événement qui le retenait à Colba. Kemal aurait pu y voir la preuve encourageante que ses compagnons avaient mené à bien leurs missions respectives dans le passé ; mais il n’ignorait pas qu’il était peut-être lui-même responsable du changement. Le seul élément capable d’influer depuis l’île d’Haïti sur celle de Colba, c’était le virus porteur ; certes, Kemal n’était arrivé que depuis deux mois, mais c’était amplement suffisant pour que le virus ait atteint Colba en profitant d’une expédition de pillage montée sur des pirogues capables d’affronter la mer. Les Espagnols avaient dû contracter la maladie.
Ou pire : l’épidémie, toute bénigne qu’elle fût, avait pu déterminer un changement de comportement chez les Indiens ; il y avait peut-être eu des effusions de sang, suffisamment graves pour inciter les Européens à rentrer chez eux ; ou encore, Colomb avait pu entendre des propos qui l’avaient conduit à suivre un trajet différent – à contourner Haïti dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, par exemple, au lieu de reconnaître la côte nord.
Les voyageurs temporels savaient que le virus risquait de chambouler leurs plans, parce qu’il pouvait se déplacer plus vite et sur de plus longues distances qu’eux-mêmes. Néanmoins, c’était également l’aspect du projet le plus sûr et le plus fondamental. Que se serait-il passé si un seul d’entre eux était arrivé à destination et, là, s’était fait tuer sur-le-champ ? Malgré tout, le virus se serait communiqué à ceux qui auraient touché le cadavre dans les heures qui auraient suivi le décès. S’il s’était avéré impossible d’introduire d’autres modifications, celle-ci aurait peut-être suffi à elle seule – en évitant aux Indiens de se faire décimer par un raz-de-marée d’affections européennes.
Donc, tant mieux, songea Kemal. Tant mieux si Colomb est en retard : ça veut dire que le virus remplit sa mission. Nous avons déjà changé le monde. Nous avons déjà réussi.
Oui, mais lui-même n’avait aucun sentiment de réussite. Tout seul, avec ses rations de campagne, caché sur son promontoire isolé, sans rien à faire qu’attendre l’apparition des voiles, Kemal avait envie d’accomplir quelque chose de plus personnel que de jouer les porteurs de virus immunisant. Quoi qu’il arrive, c’est la volonté d’Allah, il le savait, mais, malgré sa piété, il regrettait de ne pas pouvoir glisser un mot ou deux à l’oreille d’Allah ; quelques suggestions bien précises…
Le troisième jour seulement, il aperçut une voile. Trop tôt dans la journée. Dans l’ancienne version de l’Histoire, Colomb s’était présenté plus tard, ce qui était la raison même du naufrage de la Santa María : dans le noir, elle s’était jetée sur un écueil immergé. À présent, plus question d’obscurité ; et quand bien même les courants et les vents seraient différents. Kemal allait devoir détruire les trois navires. Pire : sans l’accident de la Santa María, la Niña n’aurait aucun motif de mouiller l’ancre. Kemal devrait les suivre le long de la côte en attendant une occasion propice. S’il s’en présentait une.
Même si j’échoue, se dit Kemal, les autres peuvent encore réussir. Si Hunahpu s’est arrangé pour couper l’herbe sous le pied aux Tlaxcaltèques et créer un empire zapotéco-tarasque où les sacrifices humains ont été abandonnés ou au moins ont perdu l’importance qu’ils avaient, les Espagnols auront la partie beaucoup moins facile. Si Diko se trouve quelque part dans les hautes terres, elle parviendra peut-être à mettre sur pied une religion protochrétienne et, c’est envisageable, un empire unifié des Antilles que les Espagnols auront du mal à fissurer. Après tout, leur succès dépendait presque uniquement de l’incapacité des Indiens à leur opposer une résistance organisée. Par conséquent, même si Colomb revenait en Europe, l’Histoire aurait changé.
Mais il avait beau se répéter tous ces raisonnements rassurants, ils lui laissaient un goût de cendre dans la bouche. Si j’échoue, les Amériques perdent leurs cinquante années de préparation à la venue des Européens.
Deux navires, pas trois. C’était un soulagement. Quoique… Tant qu’à modifier l’Histoire, il aurait mieux valu que la flotte de Colomb ne se scinde pas. Pinzón avait quitté la flotte avec la Pinta, comme dans l’Histoire précédente. Mais à présent comment être sûr qu’il allait revenir sur sa décision et retourner vers Haïti pour rejoindre Colomb ? Cette fois-ci, il risquait de continuer tout bonnement vers l’est, de toucher l’Espagne le premier et de revendiquer la paternité des découvertes de Colomb.
Que la Pinta fasse demi-tour ou non, je n’y peux rien, songea Kemal. J’ai la Niña et la Santa María sous la main et je dois faire en sorte que ces deux-là, au moins, ne retournent jamais en Espagne.
Kemal attendit d’être certain que les navires viraient au sud pour contourner le cap de Saint-Nicolas. Allaient-ils suivre le même trajet que dans l’ancienne version, quelque temps vers le sud, puis retour pour reconnaître la côte nord de l’île d’Haïti ?
Plus rien n’était prévisible, même si la logique clamait que les raisons d’agir de Colomb dans l’autre Histoire resteraient valables dans celle-ci.
Prudemment, Kemal descendit jusqu’au boqueteau près de la mer où il avait dissimulé son canot gonflable. À la différence des canots de sauvetage habituels, orange vif, celui-ci était bleu verdâtre afin d’être invisible sur la mer. Kemal enfila sa combinaison de plongée, de la même couleur, et tira l’embarcation dans l’eau. Puis il y entassa assez de charges sous-marines pour régler leur sort à la Santa María et à la Niña si l’occasion s’en présentait. Enfin il mit le moteur en marche et partit vers le large.
Il lui fallut une demi-heure avant d’être suffisamment loin de la plage pour se sentir raisonnablement sûr de rester invisible aux yeux perçants des vigies espagnoles. Alors seulement, il se dirigea vers l’ouest jusqu’à ce qu’apparaissent les voiles des caravelles. À son grand soulagement, il constata qu’elles avaient jeté l’ancre au large du cap Saint-Nicolas et que des esquifs gagnaient la côte. On était peut-être le 9 décembre au lieu du 6, mais Colomb prenait les mêmes décisions. La température devenait froide pour les tropiques et Colomb aurait, jusqu’au 14 décembre, les mêmes problèmes qu’avant pour franchir le chenal qui séparait l’île de la Tortue d’Haïti. Peut-être Kemal aurait-il meilleur compte à revenir à terre et à attendre que l’Histoire se répète.
Ou peut-être pas. Colomb serait impatient de faire route à l’est afin d’empêcher Pinzón de revenir le premier en Espagne, et, cette fois, il risquait de contourner l’île de la Tortue et de prendre les alizés dans ses voiles en évitant les vents de terre qui devaient le pousser sur les écueils. Kemal était peut-être en train de laisser passer sa dernière chance.
Mais, d’un autre côté, le cap Saint-Nicolas n’était pas loin de là où vivait la tribu de Diko – du moins, si elle avait réussi s’intégrer aux villageois qui avaient fait appel aux gens de l’avenir pour les sauver. Pourquoi lui compliquer la vie ? Non : il attendrait, aux aguets.
Tout d’abord, en voyant la Pinta s’éloigner, Cristoforo supposa que Pinzón essayait d’esquiver un danger quelconque ; puis, comme la caravelle approchait de l’horizon, il voulut croire ce que lui disaient les hommes : que la Pinta ne devait pas voir les signaux que lui envoyait Cristoforo. C’était absurde, naturellement : la Niña elle aussi naviguait à bâbord de la Santa María et elle n’avait aucun mal à conserver son cap. Lorsque la Pinta disparut derrière l’horizon, Cristoforo ne put plus douter que Pinzón l’avait trahi, que le pirate repenti était résolu à rentrer tout droit en Espagne et à se présenter à Leurs Majestés avant lui. Peu importait que Cristoforo eût été officiellement reconnu commandant de l’expédition ou que les fonctionnaires royaux l’ayant accompagné révèlent la perfidie de Pinzón – ce serait Pinzón qui bénéficierait de la prime gloire, Pinzón dont le nom resterait dans l’Histoire comme celui de l’homme revenu le premier en Europe du passage de l’ouest vers l’Orient.
Mais il n’avait jamais navigué assez au sud pour savoir que le vent d’ouest laissait la place, à des latitudes plus basses, à un vent d’est régulier que Cristoforo, lui, avait senti à bord des navires portugais. Le commandant gardait donc une bonne chance, en descendant suffisamment au sud, d’atteindre l’Espagne longtemps avant Pinzón, obligé de louvoyer tout le long du chemin, ce qui le ralentirait considérablement : il était même concevable que, devant la lenteur de son déplacement, il renonce et revienne dans les îles pour refaire son ravitaillement.
C’était concevable mais pas certain, et Cristoforo n’arrivait pas à se débarrasser du sentiment d’urgence – et de fureur mal réprimée – que lui inspirait la déloyauté de Pinzón. Pis que tout, il ne pouvait s’en ouvrir à personne, car tous les hommes soutenaient sans doute Pinzón, tandis qu’il n’était pas question de manifester la moindre faiblesse ni la moindre inquiétude devant les officiers et les fonctionnaires royaux.
Aussi Cristoforo n’eut-il guère de plaisir à cartographier la côte de la grande île que les indigènes appelaient Haïti et qu’il baptisa lui-même Hispaniola. Peut-être aurait-il davantage apprécié l’exercice s’il avait pu progresser régulièrement, mais le vent d’est lui fut contraire tout le long de la côte. Les navires durent faire halte plusieurs jours dans une anse que les hommes nommèrent baie des Moustiques, puis d’autres journées encore à la vallée du Paradis. Les matelots avaient fort goûté ces interruptions car, là, les autochtones étaient plus grands et en meilleure santé qu’ailleurs, et deux des femmes avaient la peau si claire que les équipages les avaient surnommées « les Espagnoles ». En tant que chef chrétien de l’expédition, Cristoforo se devait d’ignorer ce qui s’était passé entre les marins et les femmes lorsqu’elles quittaient les caravelles ; en tout cas, à la vallée du Paradis, la tension du voyage décrut. Mais pas pour Cristoforo, qui voyait chaque jour de retard comme autant de gagné pour Pinzón.
Quand les navires purent enfin repartir, ce fut en naviguant le soir et au plus près de la côte, là où la brise de terre contrariait le vent dominant et les poussait doucement vers l’est. Malgré les nuits claires, il était risqué de caboter ainsi dans l’obscurité dans des parages inconnus, car nul ne savait quels périls se dissimulaient sous la surface des eaux ; mais Cristoforo ne voyait pas d’autre solution. Soit il faisait voile vers l’ouest, puis vers le sud pour contourner l’île, laquelle risquait d’être si vaste qu’il faudrait des semaines pour en faire le tour, soit il naviguait de nuit grâce aux brises de terre. Dieu protégerait ses navires parce que, dans le cas contraire, l’expédition échouerait, ou du moins le rôle qu’y tenait Cristoforo. Ce qui comptait désormais, c’était de regagner l’Espagne avec des comptes rendus mirifiques qui passeraient sous silence la décevante quantité d’or découverte et le piètre degré de civilisation des populations locales, de façon que Leurs Majestés arment une véritable flotte et que Cristoforo puisse mener un travail d’exploration sérieux en attendant de trouver les terres décrites par Marco Polo.
Mais, ce qui le tracassait le plus, c’était quelque chose qu’il ne parvenait pas à s’expliquer lui-même : durant la journée, alors que les caravelles étaient à l’ancre et que Cristoforo travaillait à tracer la carte de la côte, il détournait parfois les yeux de la terre pour regarder la mer ; et là, de temps en temps, il voyait quelque chose sur l’eau. Ce n’était visible que quelques instants et personne d’autre n’en avait signalé la présence. Mais il était sûr de ne pas se tromper, bien qu’ignorant de quoi il s’agissait – une plaque d’eau d’une teinte légèrement différente de celle de la mer et, à plusieurs reprises, une silhouette comme celle d’un homme à demi plongé dans l’eau. La première fois qu’il l’avait aperçue, il s’était aussitôt souvenu des histoires que racontaient les marins génois sur les tritons et autres monstres des abysses. Mais, quelle que fût cette créature, elle se tenait toujours très au large et ne s’approchait jamais. Était-ce une apparition spirituelle, un signe du Seigneur ? Ou la marque de l’adversité de Satan qui l’observait en attendant l’occasion de ruiner une expédition chrétienne ?
Une fois, rien qu’une, il entrevit un éclat de lumière, comme si l’être avait une lunette par laquelle il regardait Cristoforo avec autant d’attention que Cristoforo l’étudiait.
De tout cela il n’écrivit rien dans son journal de bord ; d’ailleurs, il inclinait à mettre ces visions sur le compte d’une légère folie due au climat tropical et à ses inquiétudes à propos de Pinzón.
C’était avant la catastrophe, aux premières heures du matin de Noël.
Cristoforo était dans sa cabine, tout éveillé. Il avait du mal à dormir alors que la caravelle naviguait à une distance si dangereusement proche de la côte, aussi restait-il debout presque toutes les nuits, à étudier ses cartes et à rédiger son journal de bord ou son journal personnel. Cette nuit-là, néanmoins, il était simplement demeuré allongé sur son lit, à réfléchir à sa vie, à s’étonner de sa réussite malgré l’adversité et, enfin, à prier pour rendre grâces à Dieu de ce qui, à une époque, ressemblait à un abandon mais s’avérait aujourd’hui une attention miraculeuse. Pardonnez-moi de Vous avoir mal compris, d’avoir cru que vous mesuriez le temps à l’aune des brefs instants de la vie d’un homme. Pardonnez-moi mes craintes et mes doutes, car je vois à présent que Vous étiez toujours à mes côtés pour veiller sur moi, me protéger et m’aider à accomplir votre volonté.
Un ébranlement parcourut subitement le navire, et un homme cria sur le pont.
Les yeux rivés à ses jumelles à vision nocturne, Kemal n’arrivait à en croire sa bonne fortune. Pourquoi s’être tellement rongé les sangs ? Colomb avait été retardé par les conditions météo lors de l’Histoire précédente, et c’étaient ces mêmes conditions qui favorisaient sa progression aujourd’hui. À force d’attendre des vents favorables, il s’était retrouvé à son mouillage actuel, au-delà du cap Haïtien, à la veille de Noël, à moins de quinze minutes du moment où il était arrivé dans l’ancien passé de Kemal. Les mêmes courants, les mêmes vents avaient drossé la Santa María sur un récif, exactement comme avant. Tout pouvait encore se dérouler comme prévu.
Naturellement, c’était sur l’élément humain, pas sur le temps, que devaient jouer les modifications, selon les prévisions des scientifiques ; malgré la légende du papillon dont le battement d’ailes à Pékin pouvait déclencher un ouragan sur les Antilles, Manjam avait expliqué à Kemal que les systèmes pseudochaotiques comme la météorologie étaient en réalité extrêmement stables dans leurs structures sous-jacentes et que les petites fluctuations aléatoires s’y fondaient sans laisser de traces.
Non, la véritable inconnue, c’était les décisions qu’allaient prendre les hommes de l’expédition. Allaient-ils faire comme précédemment ? Kemal avait observé à cent reprises et davantage le naufrage de la Santa María car c’était un moment crucial : le navire avait coulé sous l’influence de plusieurs facteurs dont n’importe lequel pouvait varier à partir d’un rien. D’abord, il fallait que Colomb navigue de nuit – et, au grand soulagement de Kemal, c’était précisément ce qu’il faisait pour échapper aux alizés ; ensuite, que Colomb et Juan de La Cosa, propriétaire et capitaine du navire, se trouvent sous le pont tandis que le pilotage incombait à Peralonso Nino – ce qui était tout à fait normal puisqu’il était pilote. Mais, alors, Nino devait aller faire un somme et confier la barre à l’un des mousses du bord, en lui indiquant une étoile pour se repérer, ce qui était parfait en plein océan mais ne servait guère lorsqu’on longeait une côte inconnue et dangereuse.
En l’occurrence, la seule différence tenait à ce qu’il ne s’agissait pas du même mousse ; d’après sa taille et son attitude, Kemal avait reconnu, malgré la distance, Andrés Yévenes, un garçon un peu plus âgé. Mais son vernis d’expérience ne lui serait d’aucune utilité : nul n’avait jamais cartographié ces côtes et même le plus aguerri des pilotes n’aurait pu savoir qu’il se trouvait des bancs de corail invisibles tout près de la surface.
Même ainsi, pourtant, la situation demeurait rattrapable dans les deux versions de l’Histoire, car Colomb donna aussitôt des ordres qui, eût-il été obéi, auraient sauvé le bâtiment. Ce qui avait coulé la Santa María, en réalité, c’était son propriétaire, Juan de La Cosa, qui avait perdu la tête et, non seulement désobéi aux ordres de Colomb, mais fait tant et si bien que personne d’autre n’avait pu y obéir non plus. Dès lors, la caravelle était perdue.
Kemal, qui avait étudié La Cosa de sa naissance à sa mort, n’était jamais parvenu à découvrir ce qui l’avait poussé à une attitude aussi inexplicable. L’intéressé, par la suite, n’avait jamais raconté deux fois la même histoire et toujours il mentait, visiblement. La seule réponse qu’eût trouvée Kemal était que, croyant son navire sur le point de sombrer, il s’était affolé et s’était sauvé le plus vite possible ; lorsque enfin il s’était aperçu que tous les hommes avaient amplement le temps de quitter le bord, il était beaucoup trop tard pour préserver la caravelle. Et il n’était pas question pour La Cosa de reconnaître avoir agi par lâcheté – ou pour quelque autre motif que ce fût.
Le navire frémit sous l’impact, puis se mit à donner de la bande. Kemal observait la scène, tendu : il était en tenue de plongée, prêt à s’approcher pour placer une charge explosive sous la caravelle au cas où Colomb ferait mine de la sauver. Mais mieux vaudrait que le bâtiment sombre sans flammes ni explosion inexplicables.
Juan de La Cosa sortit en titubant de sa cabine et monta d’un pas mal assuré sur le gaillard d’arrière, mal réveillé mais convaincu de vivre un cauchemar. Sa caravelle s’était échouée ! Comment était-ce possible ? Tiens, Colon était là, déjà sur le pont et furieux. Comme toujours, la colère envahit Juan à la vue du courtisan génois. Si ç’avait été Pinzón le commandant, il n’aurait pas commis la bêtise de naviguer dans le noir. C’était à peine si Juan pouvait fermer l’œil de la nuit à l’idée de sa caravelle en train de caboter le long d’une côte inconnue en pleine obscurité. Et, comme il le redoutait, ils s’étaient échoués. Tout le monde allait périr noyé si l’on ne pouvait débarquer avant que le navire coule. Un des mousses – Andrés, le chouchou de Nino cette semaine – essayait de s’excuser d’un air pitoyable. « Je n’ai pas lâché de l’œil l’étoile qu’il m’avait indiquée et j’ai maintenu le mât aligné dessus. » Il avait l’air terrifié. La gîte s’accentua brusquement.
Nous allons couler ! se dit Juan. Je vais tout perdre ! « Ma caravelle ! s’écria-t-il. Mon petit navire ! Qu’est-ce que vous lui avez fait ! »
Colon tourna vers lui un regard glacial. « Avez-vous bien dormi ? demanda-t-il d’un ton acide. Je puis vous dire en tout cas que Nino, lui, dormait sur ses deux oreilles. »
Et pourquoi le patron du navire n’aurait-il pas le droit de dormir ? Juan n’était ni pilote ni navigateur dans l’affaire, seulement propriétaire. Ne lui avait-on pas fait clairement comprendre qu’il n’avait à peu près aucune autorité sauf celle que voulait bien lui déléguer Colon ? Basque, Juan était étranger parmi les Espagnols presque au même titre que le Génois lui-même, si bien qu’il était en butte au dédain de Colon, au mépris des officiers espagnols et à la moquerie des marins. Et voilà qu’après l’avoir dépouillé de tout respect et toute autorité on le rendait soudain responsable de l’accident ?
Le navire s’inclina davantage sur bâbord. Colon parlait, mais Juan avait du mal à se concentrer sur ce qu’il disait. « L’arrière est trop lourd et nous sommes drossés sur un récif ou un banc de rochers. Impossible d’avancer : il faut déhaler le navire. »
Juan n’avait jamais rien entendu d’aussi ridicule : il faisait nuit, le bâtiment coulait, et Colon voulait tenter Dieu sait quelle manœuvre grotesque au lieu de sauver l’équipage ? C’était bien d’un Italien : la vie de marins espagnols ne comptait pas pour lui ! D’ailleurs, la vie d’un Basque ne devait guère compter non plus pour les Espagnols ; Colon et les officiers embarqueraient les premiers dans les canots sans se préoccuper du sort de Juan de La Cosa, et les matelots l’empêcheraient de monter à bord des leurs si on leur laissait le choix. Il en était sûr, il l’avait toujours lu dans leurs yeux.
« Déhalez le navire ! répéta Colon. Mettez la chaloupe à la mer, déplacez l’ancre à l’arrière, mouillez-la puis servez-vous du treuil pour nous dégager des rochers !
— Je sais ce que déhaler veut dire », riposta Juan. Ce crétin croyait-il lui apprendre le métier de marin ?
« Alors au travail ! ordonna le Génois. À moins que vous ne vouliez perdre votre caravelle sur ces récifs ? »
Bah, que Colon donne ses ordres : il n’y connaissait rien. Juan de La Cosa était meilleur chrétien que tous ces gens réunis. La seule façon de sauver tout l’équipage, c’était d’appeler les chaloupes de la Niña à la rescousse. Inutile de lever l’ancre : ce serait une opération longue et lente et, pendant ce temps, des hommes mourraient. Non, Juan allait sauver tous ceux de son navire, et ils sauraient alors qui se souciait vraiment d’eux. Pas ce fanfaron de Pinzón, qui s’en était allé, en égoïste qu’il était ; certainement pas Colon, qui ne pensait qu’au succès de son expédition, quitte à y laisser des hommes. C’est moi, Juan de La Cosa, le Basque, le nordiste, l’étranger, c’est moi qui vous permettrai de survivre et de retrouver vos familles en Espagne !
Juan désigna aussitôt des marins pour descendre la chaloupe ; pendant ce temps, il entendait Colon ordonner de ferler les voiles et de dégager l’ancre. Oh, l’excellente idée ! Le navire va couler voiles ferlées ! Ça va faire une grosse différence pour les requins !
La chaloupe heurta l’eau dans une gerbe d’éclaboussures. Sans perdre une seconde, les trois rameurs attitrés se laissèrent glisser le long des cordes et défirent les nœuds qui la retenaient à la caravelle. Entre-temps, Juan s’efforçait de descendre le long de l’échelle de corde qui, à cause de la gîte du navire, pendait au-dessus du vide et oscillait dangereusement. Faites que j’atteigne le canot, Sainte Mère, pria-t-il, et je me ferai le héros qui sauvera tout le monde.
Des pieds il toucha la chaloupe, mais ses doigts refusèrent de lâcher l’échelle.
« Laissez aller ! » cria Pefia, un des marins.
J’essaye, songea Juan. Pourquoi mes mains ne m’obéissent-elles pas ?
« Quel poltron ! » marmonna Bartolomé. Ils font semblant de parler à voix basse, se dit Juan, mais ils s’arrangent toujours pour que je les entende.
Ses doigts s’ouvrirent. Cela n’avait duré qu’un instant. On ne pouvait pas toujours garder tout son sang-froid lorsqu’on risquait de mourir noyé d’une seconde à l’autre.
Il passa maladroitement par-dessus Pefia pour gagner sa place à l’arrière, à la barre. « Souquez ! » dit-il.
Comme les hommes commençaient à ramer, Bartolomé, à l’avant, donna la cadence. Autrefois soldat de l’armée espagnole, il avait été arrêté pour vol et faisait partie de ceux qui s’étaient joints à l’expédition dans l’espoir d’une grâce. En général, les marins brimaient les criminels, mais l’expérience militaire de Bartolomé lui valait un certain respect, quoique donné à contrecœur, de la part des matelots – et la dévotion servile des autres criminels. « Souquez ! fit-il. Souquez ferme ! »
Tandis que les rameurs s’activaient, Juan mit la barre à bâbord.
« Mais qu’est-ce que vous fichez ? » s’exclama Bartolomé en voyant la chaloupe s’écarter de la Santa María au lieu de se diriger vers sa proue, où l’ancre commençait déjà à descendre.
« Occupez-vous de votre travail et laissez-moi faire le mien ! rétorqua Juan.
— Mais il faut qu’on se place sous l’ancre ! protesta Bartolomé.
— Vous faites confiance au Génois pour vous sauver la vie ? Nous allons chercher de l’aide sur la Niña ! »
Les marins écarquillèrent les yeux. C’était de la désobéissance pure et simple, quasiment une mutinerie contre Colon. Ils ne touchèrent pas aux rames. « La Cosa, dit Pena, vous ne comptez pas essayer de sauver la caravelle ?
— C’est mon bateau ! cria Juan. Et c’est votre peau ! Allons, souquez et on pourra sauver tout le monde ! Nage, garçons ! Nage ! »
Bartolomé reprit la cadence et ils se remirent à ramer.
À cet instant seulement Colon remarqua leur manège. Juan l’entendit hurler du gaillard d’arrière : « Revenez ! Que faites-vous ? Revenez près de l’ancre ! »
Mais Juan adressa un regard farouche aux rameurs. « Si vous voulez revoir l’Espagne, vous n’entendez que le bruit des rames ! »
Sans un mot, ils s’arc-boutèrent sur les avirons et souquèrent dur et vite. La Niña grandissait au loin, la Santa María rapetissait derrière eux.
C’est étonnant de voir quels événements s’avèrent inévitables, songeait Kemal, et lesquels susceptibles de changement. Les marins avaient tous couché avec des femmes indigènes différentes de la première fois, à la vallée du Paradis, si bien que le choix des compagnes de lit relevait apparemment du pur hasard ; en revanche, quand il s’était agi de désobéir aux seuls ordres qui auraient pu sauver la Santa María, Juan de La Cosa avait fait exactement le même choix que précédemment. L’amour est imprévisible, la peur inévitable. Dommage que je n’aie jamais l’occasion de publier cette découverte.
Fini de raconter des histoires : il ne me reste plus qu’à jouer le dernier acte de mon existence. Qui jugera alors du sens de ma mort ? Moi, autant que je le pourrai. Mais je ne pourrai rien y changer ; on donnera de moi l’image qu’on voudra, pour autant qu’on ne m’ait pas oublié. Le monde dans lequel j’ai résolu un des plus grands mystères du passé et où je suis devenu célèbre n’existe plus. À présent, me voici sur une planète où je ne suis jamais né et où je n’ai pas de passé. Un saboteur musulman solitaire qui a réussi à prendre pied sur le Nouveau Monde ? Qui, dans l’avenir, voudra croire une histoire aussi farfelue ? Kemal voyait d’ici les articles où des spécialistes expliqueraient l’origine psychologique des légendes sur le « poseur de bombes musulman » dans le contexte de l’expédition de Christophe Colomb. À cette idée, un sourire apparut sur son visage, cependant que la chaloupe de la Santa María s’approchait de la Niña.
Diko revenait à Ankuash avec deux paniers à eau suspendus aux extrémités du joug qu’elle portait sur l’épaule. Elle avait fabriqué l’instrument elle-même lorsqu’il était apparu qu’aucun des villageois n’était aussi robuste qu’elle. Ils étaient humiliés de la voir porter son eau avec tant d’aisance alors que c’était si difficile pour eux, aussi avait-elle mis au point son joug afin de pouvoir en transporter deux fois plus ; en outre elle avait exigé de le faire seule de façon que nul ne pût se comparer à elle. Elle faisait trois voyages par jour jusqu’à la rivière, au pied de la cascade. L’exercice la maintenait en forme et elle appréciait ces moments de solitude.
Les gens du village l’attendaient, naturellement : on verserait l’eau de ses grands paniers dans plusieurs petits récipients, la plupart en argile. Mais, même de loin, elle vit leur expression impatiente ; il devait y avoir des nouvelles.
« La pirogue des hommes blancs a été emportée au fond de l’eau par les esprits ! cria Putukam dès que Diko fut à portée de voix. Le jour même que tu avais prédit !
— Peut-être que Guacanagari croira les avertissements, maintenant, et qu’il protégera les jeunes filles. » Guacanagari était le cacique de la majeure partie du nord-ouest d’Haïti. Il s’imaginait parfois que son autorité s’étendait depuis le sommet des montagnes de Cibao jusqu’à Ankuash, mais il n’avait jamais tenté d’éprouver cette théorie au combat – rien, aussi haut dans Cibao, n’aiguisait assez son appétit. Son rêve de régner sur tout Haïti l’avait conduit, dans l’Histoire précédente, à conclure une alliance fatale avec les Espagnols. Si les envahisseurs ne les avaient pas eus, lui et son peuple, à leur disposition pour espionner et même se battre pour leur compte, ils ne l’auraient peut-être pas emporté ; d’autres chefs taïnos auraient pu réussir à créer un mouvement de résistance unifié en Haïti. Mais cela ne se passerait pas ainsi cette fois. Guacanagari serait toujours animé par l’ambition, mais elle n’aurait plus le même effet catastrophique ; car il ne s’allierait aux Espagnols que s’ils lui paraissaient puissants ; dès le premier signe de faiblesse, il deviendrait leur pire ennemi. Avisée, Diko ne lui accordait pas la moindre confiance, mais il restait utile car ses réactions étaient transparentes pour qui savait sa soif de gloire.
Diko s’accroupit pour ôter le joug de ses épaules. Des villageois prirent les paniers et entreprirent d’en répartir le contenu dans divers récipients.
« Guacanagari, écouter une femme d’Ankuash ? » fit Baiku d’un ton sceptique. Il avait pris trois calebasses d’eau : le petit Inoxtla s’était gravement entaillé en tombant et Baiku lui préparait un cataplasme, du thé et un bain de vapeur.
Une des jeunes femmes prit aussitôt la défense de Diko. « Il doit croire Voit-dans-le-Noir ! Elle dit toujours la vérité ! »
Comme d’habitude, Diko nia ses prétendus dons prophétiques, bien que ce fût sa connaissance intime de l’avenir qui lui permettait d’éviter de devenir esclave ou de finir comme cinquième épouse du cacique. « C’est Putukam qui voit de vraies visions et Baiku qui guérit. Moi, je porte l’eau. »
Le silence se fit autour d’elle, car nul n’avait jamais compris pourquoi elle affirmait des choses aussi évidemment fausses. Depuis quand refusait-on de se reconnaître des talents ? Elle était pourtant la femme la plus robuste, la plus grande, la plus sage et la plus sainte qu’on eût jamais vue et, si elle faisait ce genre de déclarations, c’est qu’elles voulaient dire quelque chose, sans qu’on dût néanmoins les prendre au pied de la lettre, naturellement.
Croyez ce que vous voulez, songea Diko ; je sais que le jour est arrivé où je n’en sais pas davantage sur l’avenir que vous, parce qu’il ne s’agit plus de celui dont je me souviens.
« Et que devient l’homme silencieux ? demanda-t-elle.
— Oh, il paraît qu’il est toujours dans son bateau fait d’air et d’eau, et qu’il surveille. »
Un autre ajouta : « On dit que les Blancs ne le voient pas du tout. Ils sont aveugles ?
— Ils ne savent pas regarder, fit Diko. Ils ne savent voir que ce qu’ils s’attendent à voir. Les Taïnos de la côte peuvent voir ce bateau d’air et d’eau parce qu’ils l’ont vu le fabriquer et le mettre à la mer. Ils s’attendent donc à le distinguer. Mais les hommes blancs ne l’ont jamais vu, si bien que leurs yeux ignorent comment le trouver.
— N’empêche qu’ils sont très bêtes de ne rien voir, dit Goala, un adolescent tout juste entré dans l’âge adulte.
— Tu es très courageux, rétorqua Diko. J’aurais peur d’être ton ennemie. »
Goala se mit à rayonner de fierté.
« Mais j’aurais encore plus peur d’être ton amie au combat. Tu crois ton ennemi stupide parce qu’il ne fait pas les choses comme toi. Cela te rend négligent, ton ennemi t’attaque par surprise et ton amie meurt. »
Goala ne sut que répondre et tout le monde s’esclaffa.
« Tu n’as pas vu le bateau d’air et d’eau, poursuivit Diko. Tu ne sais donc pas s’il est facile ou malaisé à repérer.
— Je veux le voir, dit Goala à mi-voix.
— Ça ne servira à rien parce que personne au monde n’a le pouvoir d’en fabriquer un semblable et que nul n’aura ce pouvoir avant plus de quatre cents ans. » À moins que la technologie ne progresse plus vite dans cette nouvelle Histoire. Avec de la chance, les hommes conserveraient la capacité de la comprendre, de la maîtriser, de faire le ménage derrière elle.
« Ce que tu dis n’a pas de sens », répliqua Goala.
Les villageois eurent un hoquet de surprise : seul un adolescent pouvait montrer si peu de respect envers Voit-dans-le-Noir.
« Goala s’imagine, fit Diko, que c’est ce qui ne se produira qu’une fois en cinq cents ans qu’il faut voir. Mais je le vous dis, moi, ce qu’il faut voir, c’est ce qui est source d’enseignement et de secours à la tribu et à la famille. Celui qui voit le bateau d’air et d’eau en retient une histoire que ses enfants ne croiront pas. Mais celui qui apprend à fabriquer une grande pirogue de bois comme celle des Espagnols peut franchir les océans avec une lourde cargaison et de nombreux passagers. Ce sont les pirogues des Espagnols qu’il faut voir, pas le bateau d’air et d’eau.
— Je n’ai aucune envie de voir les hommes blancs, dit Putukam en frissonnant.
— Ce ne sont que des hommes, rétorqua Diko. Certains sont méchants et d’autres bons. Tous savent faire des choses inconnues des habitants d’Haïti, et pourtant il en est beaucoup que savent les enfants d’Haïti et que ces hommes ne comprennent pas du tout.
— Raconte-nous ! crièrent plusieurs voix.
— Je vous ai déjà raconté toutes les histoires sur la venue des hommes blancs, fit Diko. Aujourd’hui, il faut travailler. »
Comme des enfants, ils ne cachèrent pas leur déception. Et pourquoi l’eussent-ils cachée ? Il régnait une telle confiance dans le village, dans la tribu, que nul ne craignait d’exprimer ses désirs. Les seuls sentiments qu’il fallait dissimuler aux autres étaient les sentiments honteux, comme la peur ou l’agressivité.
Diko rapporta son joug et ses paniers vides chez elle, dans sa hutte. Par bonheur, personne ne l’y attendait. Putukam et elle étaient les seules femmes à disposer d’un logis à elles et, depuis le jour où Diko avait recueilli une épouse en butte à la colère et aux menaces de violence de son mari, Putukam avait décidé de l’imiter et d’offrir sa hutte comme refuge pour les femmes. La tension avait été vive au début, car Nugkui, le cacique, considérait à juste titre Diko comme une rivale qui mettait son autorité en danger, mais il n’avait recouru qu’une fois à la brutalité, certaine nuit où trois hommes s’étaient introduits chez elle armés de lances. Il avait fallu vingt secondes à peu près à Diko pour les désarmer, briser les hampes de leurs piques et les renvoyer chez eux clopin-clopant, couverts d’entailles, de bleus et de contusions. Ils n’étaient pas de taille contre sa carrure ni sa force – ni contre sa formation aux arts martiaux.
Cela n’aurait pas empêché de nouvelles tentatives de meurtre – flèche, fléchette, incendie – si Diko n’avait pas réagi aux premières lueurs de l’aube. Elle avait rassemblé toutes ses affaires et s’était mise à en faire cadeau aux autres femmes. Tous les villageois s’étaient aussitôt réveillés. « Qu’est-ce que tu fais ? demandaient-ils. Pourquoi t’en vas-tu ? » Elle avait menti sans rougir : « Je suis venue dans ce village parce que j’ai cru entendre une voix m’y appeler. Mais, cette nuit, j’ai eu la vision de trois hommes qui m’attaquaient dans le noir et j’ai compris que la voix avait dû se tromper, que ce n’était pas le bon village puisqu’on m’en rejetait. Je dois m’en aller pour trouver le bon village, celui qui a besoin d’une grande femme noire pour porter son eau. » Après maintes protestations de la communauté, elle avait accepté de repousser son départ de trois jours. « À ce moment-là, je m’en irai, à moins que tous les habitants d’Ankuash ne m’aient demandé, l’un après l’autre, de rester et promis de faire de moi leur tante, leur sœur ou leur nièce. Si une seule personne ne veut pas de moi, je m’en irai. »
Nugkui n’était pas un imbécile. Il n’appréciait pas l’autorité dont jouissait Diko, mais sa présence au village donnait à Ankuash un prestige énorme auprès des Taïnos qui vivaient en contrebas, sur les premiers contreforts de la montagne, et il le savait. N’envoyait-on pas les malades se faire guérir à Ankuash ? Des messagers ne venaient-ils pas s’enquérir de la signification de tel ou tel événement et demander ce que Voit-dans-le-Noir prédisait pour l’avenir ? Avant l’arrivée de Diko, les gens d’Ankuash étaient méprisés parce qu’ils vivaient au froid dans la montagne. Diko leur avait expliqué que leur tribu était la première à s’être installée en Haïti, que leurs ancêtres étaient les premiers à avoir vaillamment navigué d’une île à l’autre. « Longtemps les Taïnos ont régné ici, et les Caraïbes veulent aujourd’hui leur imposer leur domination. Mais le temps viendra bientôt où Ankuash gouvernera tous les habitants d’Haïti, car c’est le village qui matera les hommes blancs. »
Nugkui n’allait pas laisser un si bel avenir lui filer entre les doigts. « Je veux que tu restes, dit-il d’un ton bourru.
— Je suis ravie de l’entendre. As-tu été voir Baiku pour cette méchante bosse que tu as au front ? Tu as dû te cogner contre un arbre en allant te soulager dans le noir. »
Il la foudroya du regard. « On dit que tu fais des choses interdites aux femmes.
— Mais, si je les fais, c’est sans doute que je les crois autorisées aux femmes.
— Certains disent que tu apprends à leurs femmes à se montrer insoumises et paresseuses.
— Je n’enseigne jamais la paresse à personne. Je travaille davantage que n’importe qui et les meilleures femmes d’Ankuash suivent mon exemple.
— Elle travaillent dur mais elles ne font pas toujours ce que leurs maris leur ordonnent.
— Néanmoins, elle font presque toujours ce que leurs maris leur demandent, rétorqua Diko. Surtout quand les maris font ce que leurs femmes leur demandent. »
Nugkui était resté un long moment sans rien dire, à ruminer sa colère.
« Cette entaille, là, à ton bras, elle n’est pas belle, reprit Diko. Quelqu’un aurait-il imprudemment manié sa lance hier, à la chasse ?
— Tu changes tout », dit Nugkui.
C’était le cœur du problème. « Nugkui, tu es un chef brave et sage. Je t’ai observé longtemps avant de venir ici. Où que j’aille, je savais que j’apporterais le changement, parce que le village qui doit apprendre aux hommes blancs à devenir des humains doit être différent des autres villages. Il y aura un moment périlleux où les hommes blancs ne seront pas encore domptés, où tu devras peut-être conduire nos hommes au combat. Et tu demeures le cacique. Quand des gens viennent me demander un jugement, est-ce que je ne te les renvoie pas toujours ? Est-ce que je ne te manifeste pas toujours du respect ? »
De mauvaise grâce, il reconnut que c’était vrai.
« J’ai vu un avenir effrayant dans lequel les hommes blancs viennent par milliers et asservissent les nôtres – du moins ceux qu’ils n’ont pas tués tout de suite. J’ai vu un avenir dans lequel il ne reste plus sur l’île d’Haïti un seul Taïno, un seul Caraïbe, un seul homme, une seule femme, un seul enfant d’Ankuash. Je suis ici pour empêcher ce terrible avenir. Mais, seule, je ne peux rien. Le résultat dépend autant de toi que de moi. Je ne veux pas que tu m’obéisses, je ne cherche pas à te commander. Quel village respecterait Ankuash si son cacique recevait ses ordres d’une femme ? Mais quel cacique mérite le respect s’il ne peut apprendre la sagesse uniquement parce que c’est une femme qui la lui enseigne ? »
Il la dévisagea d’un air impassible. « Voit-dans-le-Noir, dit-il, est une femme qui dompte les hommes.
— Les hommes d’Ankuash ne sont pas des animaux. Voit-dans-le-Noir est venue parce que les hommes d’Ankuash se sont déjà domptés eux-mêmes. Lorsque certaines femmes ont cherché refuge dans ma hutte ou dans celle de Putukam, les hommes de ton village auraient pu en déchirer les murs et battre leurs femmes, peut-être les tuer – et Putukam aussi, ou moi, parce que, j’ai beau être ingénieuse et forte, je ne suis pas immortelle et l’on peut me tuer. »
Cette déclaration fit ciller Nugkui.
« Mais les hommes d’Ankuash sont vraiment humains. Ils étaient en colère contre leurs femmes, mais ils ont respecté ma porte et celle de Putukam. Ils sont restés dehors en attendant que leur colère passe ; alors leurs épouses sont sorties, aucune n’a été battue et tout allait mieux. On prétend que Putukam et moi semions le désordre, mais tu es le cacique et tu sais qu’au contraire nous allions dans le sens de la paix. Or ça marché seulement parce que les hommes et les femmes du village voulaient la paix. ça marché seulement parce que toi, en tant que cacique, tu as permis que ça marche. Si tu voyais un autre cacique agir comme tu l’as fait, ne le dirais-tu pas sage ?
— Si, convint Nugkui.
— Moi aussi je te dis sage, fit Diko. Mais je ne resterai que si je puis aussi te dire "mon oncle". »
Il secoua la tête. « Ce ne serait pas bien. Je ne suis pas ton oncle, Voit-dans-le-Noir. Personne n’y croirait. On saurait que tu te fais seulement passer pour ma nièce.
— Alors je dois partir, dit-elle en se levant.
— Assieds-toi. Je ne peux pas être ton oncle et je ne veux pas être ton neveu, mais je peux être ton frère. »
Diko s’était remise à genoux et elle le serra contre elle. « Ah, Nugkui, tu es bien celui que j’espérais !
— Tu es ma sœur, reprit-il, mais je rends grâces à tous les pasuks qui vivent dans la forêt que tu ne sois pas ma femme. » Là-dessus, il se leva et sortit. De ce moment, ils furent alliés : Nugkui avait donné sa parole et il la tint, en obligeant les hommes trop vifs de tempérament à la tenir eux aussi. Le résultat était inévitable : les hommes apprirent à se maîtriser plutôt que d’affronter l’humiliation publique de voir leurs épouses se réfugier chez Diko ou Putukam, et plus une femme ne se fit battre au cours de l’année qui s’écoula ensuite. À présent, les femmes venaient plus volontiers chez Diko se plaindre de l’absence de désir de leur époux, ou lui demander d’exercer la magie ou la divination. Elle ne faisait ni l’une ni l’autre et leur offrait simplement sa compassion et des conseils de bon sens.
Seule chez elle, elle prit le calendrier qu’elle s’astreignait à tenir et repassa en revue les événements qui devaient se produire dans les jours à venir. Plus bas sur la côte, les Espagnols allaient chercher de l’aide auprès de Guacanagari ; entretemps, Kemal – celui que les Indiens appelaient le Silencieux – détruirait les derniers navires de l’expédition. S’il échouait ou si les Espagnols parvenaient à construire de nouveaux bateaux et à rentrer chez eux, elle devrait alors s’atteler à unifier les Indiens et à les préparer à repousser les envahisseurs. Mais si les Espagnols se retrouvaient coincés en Haïti, son travail consisterait à faire circuler des histoires qui mèneraient Colomb à elle. Avec la désagrégation de l’ordre social de l’expédition – une quasi-certitude, une fois les Espagnols bloqués sur l’île –, Colomb aurait besoin d’un asile à un moment ou un autre. Il fallait que ce soit Ankuash, et Diko devrait se débrouiller pour avoir la haute main sur lui et, le cas échéant, sur ceux qui l’accompagneraient. Elle avait dû faire son numéro pour se faire accepter des Indiens, mais ce n’était rien à côté de la comédie qu’elle allait jouer aux hommes blancs.
Ah, Kemal ! Elle lui avait préparé le terrain en prophétisant la venue d’un homme de pouvoir, silencieux, qui ferait des choses merveilleuses mais ne se mêlerait pas à eux. Ne vous en approchez pas, avait-elle répété tout en ignorant s’il se présenterait ou non : pour autant qu’elle sût, elle seule était parvenue à destination. Aussi s’était-elle sentie très soulagée quand elle avait appris que le Silencieux vivait dans la forêt près de la plage. Pendant plusieurs jours, elle avait envisagé d’aller le voir : il devait encore plus souffrir de la solitude qu’elle, coupé de son époque et de ceux qu’il aimait. Mais c’était impossible : une fois sa mission achevée, les Espagnols le considéreraient comme un ennemi et elle ne devait pas avoir le moindre lien avec lui, même dans la légende indienne, car ces histoires parviendraient sans tarder aux oreilles des Espagnols. Elle fit donc savoir qu’elle souhaitait être tenue au courant des mouvements du Silencieux – et qu’elle estimait avisé de le laisser tranquille. L’autorité dont elle disposait n’était pas absolue, mais Voit-dans-le-Noir inspirait suffisamment le respect, même aux habitants des villages éloignés qui ne lui avaient jamais parlé, pour qu’on prît au sérieux ses conseils à propos de l’étrange barbu.
On claqua des mains devant chez elle.
« Bienvenue », dit-elle.
Le rabat en roseau tressé s’écarta et Chipa entra. Elle était jeune, une dizaine d’années environ, mais elle avait l’esprit vif et Diko l’avait choisie comme messagère auprès de Cristoforo.
« Estas pronta ? lui demanda Diko.
— Pronta mas estoy con miedo. » Je suis prête mais j’ai peur.
Chipa avait de solides bases en espagnol : Diko le lui enseignait depuis deux ans et, entre elles, elles n’employaient pas d’autre langue. Et, naturellement. Chipa parlait couramment le taïno, la lingua franca d’Haïti, même si les villageois d’Ankuash se servaient entre eux d’un autre langage beaucoup plus ancien, surtout lors des cérémonies solennelles ou religieuses. Chipa avait le don des langues ; elle ferait une bonne interprète.
Et c’était précisément ce qui avait manqué à Cristoforo lors de son « premier » voyage : on ne communiquait guère de renseignements par les gestes et les mimiques. L’absence d’un langage commun avait contraint les Indiens comme les Européens à s’efforcer de deviner ce que l’interlocuteur voulait dire, source de malentendus ridicules : toute syllabe qui ressemblait peu ou prou à khan relançait le rêve de Cristoforo d’atteindre le Cathay. Et, en ce moment même, au village de Guacanagari, il demandait sans doute où l’on pouvait trouver de l’or ; quand Guacanagari indiquerait la montagne en disant Cibao, Cristoforo y entendrait une déformation de Cipango. S’il s’était réellement agi de Cipango, les samouraïs n’auraient fait qu’une bouchée du Génois et de ses hommes. Mais le plus effrayant c’était que, lors de la première version de l’Histoire, l’idée n’avait même pas effleuré Cristoforo qu’il n’avait pas le droit de se rendre aux mines d’or d’Haïti et de se les approprier.
Elle se rappela ce qu’il écrivait dans son journal de bord alors que les sujets de Guacanagari, par un long et dur labeur, déchargeaient tout le matériel et les vivres de l’épave de la Santa María : Ils aiment leurs voisins comme eux-mêmes. Il était capable de percevoir en eux des vertus chrétiennes exemplaires – puis, par une pirouette mentale, de se croire le droit de les dépouiller de ce qu’ils possédaient, leurs mines d’or, leur subsistance, jusqu’à leur liberté et leur vie ; il n’arrivait pas à concevoir qu’ont pût leur prétendre des droits. Après tout, c’étaient des étrangers à la peau sombre, incapables de parler un langage compréhensible. Ce n’étaient donc pas des humains.
C’était un des éléments auxquels les néophytes de l’Observatoire avaient le plus de mal à s’habituer lorsqu’ils étudiaient le passé : cette façon dont la plupart des gens, à presque toutes les époques, réussissaient à discuter avec les habitants d’autres pays, à traiter avec eux, à leur faire des promesses, puis à se conduire comme si ces mêmes habitants étaient des bêtes. Fait-on des promesses aux animaux ? Quel respect accorde-t-on aux titres de propriété d’une bête ? Mais Diko avait appris, comme la majorité des Observateurs, qu’au cours de la plus grande partie de l’Histoire la vertu empathique s’était arrêtée à la famille ou à la tribu. Ceux qui n’appartenaient pas à la tribu n’étaient pas des hommes mais des animaux – dangereux prédateurs, proies utiles ou bêtes de somme, suivant le cas. Ici et là seulement, quelques grands prophètes déclaraient humains les gens des autres tribus, voire d’autres langages ou d’autres races. Les droits de l’hôte et de l’invité avaient évolué peu à peu. Même aux temps modernes, alors que l’on prêchait aux quatre coins du monde des notions séduisantes comme l’égalité et la fraternité fondamentales de l’humanité, il ne fallait guère gratter profond pour retomber sur l’idée que l’étranger n’est pas une personne.
Qu’est-ce que j’espère de Cristoforo, au fond ? se demanda Diko. Qu’il acquière envers les autres races un degré d’empathie qui deviendra une force agissante dans l’humanité seulement cinq siècles après son expédition, et ne prédominera ensuite à l’échelle planétaire qu’après nombre de guerres sanglantes, de famines et d’épidémies. J’attends de lui qu’il sorte de sa propre époque et se transforme en un homme nouveau.
Et cette enfant, Chipa, incarne sa première leçon et son premier test. Comment va-t-il la traiter ? Va-t-il seulement l’écouter ?
« Tu fais bien d’avoir peur, fit Diko en espagnol. Les hommes blancs sont dangereux et perfides. Leurs promesses ne signifient rien. Si tu ne veux pas y aller, je ne t’y forcerai pas.
— Mais, sinon, pourquoi aurais-je appris l’espagnol ?
— Pour que nous puissions échanger des secrets. » Diko lui adressa un grand sourire.
« J’irai, dit Chipa. Je veux les voir. »
Diko hocha la tête en signe d’acquiescement. Chipa était trop jeune et trop ingénue pour concevoir le danger réel des Espagnols ; mais, d’un autre côté, la plupart des adultes prenaient leurs décisions sans véritable perception des conséquences. Et Chipa était à la fois intelligente et bienveillante – combinaison qui lui éviterait sûrement bien des déboires.
Une heure plus tard, Chipa se tenait au centre du village et tiraillait d’un air perplexe la robe en herbe tressée que Diko lui avait fabriquée. « C’est désagréable comme tout, dit-elle en taïno. Pourquoi dois-je porter ça ?
— Parce qu’au pays des hommes blancs il est honteux de se promener tout nu. »
Tout le monde s’esclaffa. « Pourquoi ? Ils sont si laids que ça ?
— Il fait très froid parfois chez eux, expliqua Diko, mais, même en été, ils se couvrent le corps. Leur dieu leur a ordonné de porter des choses comme celle-ci.
— Mieux vaut offrir du sang aux dieux deux ou trois fois l’an comme font les Taïnos, dit Baiku, que d’obliger chacun à s’enfermer dans d’aussi affreuses petites maisons !
— On raconte, dit le jeune Goala, que les hommes blancs portent des carapaces comme les tortues.
— Ces carapaces sont solides et les lances ne les percent pas facilement », fit Diko.
Les villageois se turent alors en songeant à ce que cela impliquerait en cas de bataille.
« Pourquoi envoies-tu Chipa à ces hommes-tortues ? demanda Nugkui.
— Ces hommes-tortues sont dangereux mais puissants aussi, et certains peuvent avoir bon cœur si on leur enseigne à se conduire en humains. Chipa va ramener les hommes blancs ici et, quand ils seront prêts à apprendre, je leur enseignerai. Et vous tous également, vous leur enseignerez.
— Qu’avons-nous à apprendre à des hommes capables de construire des pirogues cent fois plus grandes que les nôtres ? demanda Nugkui.
— Ils nous montreront ce qu’ils savent faire. Mais seulement quand ils seront prêts. »
Nugkui paraissait encore sceptique.
« Nugkui, fit Diko, je sais ce que tu penses. »
Il attendit qu’elle poursuive.
« Tu ne veux pas que je fasse cadeau de Chipa à Guacanagari parce qu’il y verra le signe qu’il est le maître d’Ankuash. »
Nugkui haussa les épaules. « Il le croit déjà. Mais pourquoi lui en donner la preuve ?
— Parce qu’il sera obligé de donner Chipa aux hommes blancs. Et, une fois parmi eux, elle fera le jeu d’Ankuash.
— Le jeu de Voit-dans-le-Noir, tu veux dire. » C’était un homme qui avait parlé derrière elle.
« Tu as beau t’appeler Yacha, répondit-elle sans se retourner, tu n’est pas toujours avisé, mon cousin. Mais si je ne fais pas partie d’Ankuash, dis-le-moi et je m’en irai trouver un autre village dont les habitants deviendront les professeurs des hommes blancs. »
Ce fut une protestation immédiate et générale. Quelques minutes plus tard, Baiku et Putukam accompagnaient Chipa au bas de la montagne et l’enfant quittait Ankuash et Ciboa pour cheminer vers le péril et la grandeur.
Kemal passa sous la coque de la Niña. Il lui restait plus de deux heures de mélange respiratoire dans ses bouteilles, c’est-à-dire cinq fois plus qu’il ne lui en faudrait si tout se déroulait comme aux répétitions. Il mit un peu plus longtemps que prévu à gratter les bernacles d’une bande de bois près de la ligne de flottaison – sous l’eau, on n’a guère de force pour manier le burin. Mais il mena la tâche à bien et tira de son sac ventral son jeu de bombes incendiaires profilées. Il plaça la surface chauffante de chacune contre la coque puis déclencha les crampons autofixants qui les maintiendraient collées au bois. Quand tout fut en place, il s’éloigna et tira le cordon. Aussitôt, il sentit l’eau se réchauffer. Bien qu’elles fussent conformées pour dégager la plus grande partie de leur énergie dans le bois, les bombes irradiaient suffisamment de chaleur dans l’eau pour la porter sous peu au point d’ébullition. À grandes brasses, Kemal regagna vivement son canot. Au bout de cinq minutes, des flammes apparurent brutalement à l’intérieur de la coque ; comme les bombes continuaient à chauffer, le feu s’étendit rapidement.
Les Espagnols ne verraient aucune explication à cet incendie subit dans les cales. Longtemps avant qu’ils puissent approcher de la Niña, les planches auxquelles étaient cramponnées les bombes ne seraient plus que cendres et les enveloppes métalliques des charges seraient au fond de la mer ; elle émettraient pendant quelques jours un faible signal sonar qui permettrait à Kemal d’aller les récupérer plus tard. Les Espagnols n’auraient jamais l’idée que la destruction de la Niña puisse être autre chose qu’un terrible accident, pas plus que ceux qui fouilleraient le site dans les siècles à venir.
À présent, tout dépendait de Pinzón : allait-il rester fidèle à son personnage et ramener la Pinta en Haïti ? Si oui, Kemal ferait exploser la dernière caravelle. Et là, il serait impossible de croire à un nouvel accident ; en regardant l’épave, on verrait l’œuvre d’un ennemi.