9. VERS LA MER OCCIDENTALE

C’est ainsi que je ne gagnai pas de comté dans le Sud-Ouest des Hautes-Hespérides. L’expédition avait été un fiasco complet, un désastre total.

Les survivants de la petite armée de Topiltzin se trouvèrent regroupés aux abords du village, comme finissent par se rassembler les bûches ballottées par l’eau tourbillonnante. Nous étions une douzaine : un des Chibchas, l’Aztèque adipeux Tezozonec, le guérisseur d’un Nord-Ouest lointain, et plusieurs autres, dont Manco Huascar. Il y eut un moment de grand silence. Après cette écrasante défaite, nous ne trouvions rien à nous dire. Nous étions blottis dans les buissons, haletants, attendant que se calment un peu les battements de nos cœurs affolés.

Pour la plupart, nous étions blessés. Klagatch nous soigna. Son nahuatl était rudimentaire, mais il n’avait pas à nous interroger pour comprendre où nous avions mal, et il s’appliqua à soulager nos souffrances. Il nettoya la plaie de mon bras, la couvrit d’herbes sèches, et ligatura le tout avec des lanières. Les dieux feraient le reste. C’était une vilaine blessure, mais pas trop sérieuse. La balle avait traversé les chairs où elle avait creusé un sillon écarlate. Il faudrait quelque temps pour que la plaie se cicatrise et d’ici là elle serait douloureuse et me donnerait sans doute de la fièvre, mais Klagatch n’y pouvait rien.

Il soigna Manco Huascar qui avait une blessure assez particulière : la balle avait traversé le muscle du bras et l’aisselle. Deux centimètres plus à droite elle rentrait en pleine poitrine, mais elle était ressortie, laissant une plaie bien nette dont l’inca souffrirait quelque temps.

Klagatch pansa tous les blessés et ne s’occupa de lui-même que lorsqu’il en eut terminé avec nous. Il avait une profonde entaille au cuir chevelu. Il nous avait soignés en silence. C’était un homme au teint clair, à l’abondante moustache noire, de petite taille, massif et les épaules puissantes. Ses cheveux épais prenaient, sous certains éclairages, un ton rouge et cuivré, et sa voix était grave, quoique pas tout à fait autant que la voix de Sagaman Musa. Il y a dans les Hautes-Hespérides des gens de types très divers. En Angleterre, nous les appelons tous indifféremment des Peaux-Rouges et ils sont pour nous de simples sauvages, errant dans les vastes savanes et forêts qui recouvrent leur continent. Mais je pouvais voir clairement combien Klagatch était différent des indigènes habitant les villages de boue de la région où nous nous trouvions, différent d’Opothle et de ses compatriotes du Sud-Ouest.

Nous n’avions pas la force de bouger. Nos chevaux étaient attachés non loin de là mais nous n’osions pas nous en approcher, de peur que les soldats les aient découverts et nous attendent en embuscade. Ne croyez pas que c’était de la lâcheté. Je m’étais assez battu comme ça et j’avais aussi assez tué, cette nuit-là. Mon bras blessé commençait à enfler et des gouttes de sueur luisaient sur ma peau.

J’étais inquiet de la disparition de Sagaman Musa. Il ne paraissait guère mal en point lorsqu’il s’était échappé de Taos, mais nous ne l’avions pas revu depuis, ni moi ni aucun de ceux qui avaient réussi à rejoindre notre campement improvisé. Errait-il dans les environs du village ? Ou bien avait-il été massacré dans l’ombre ? Nous ne pouvions envisager de nous lancer à sa recherche.

Tapis dans les broussailles, nous fîmes des plans pour un avenir qui se trouvait entièrement remis en question. Retourner à Tenochtitlan ? Cela ne semblait guère prudent. D’ailleurs, puisqu’il y avait tout lieu de croire que Topiltzin était mort, je n’avais pour ma part aucune raison de rentrer au Mexique. Et il en était de même pour plusieurs d’entre nous. Je pouvais comprendre que les Mexicains veuillent regagner leur pays, mais moi je répugnais à traverser de nouveau le désert.

Et surtout sans les autos. Nous les avions laissées à Picuris, loin vers le sud, et nous hésitions à aller les chercher. Avant que nous soyons arrivés sur les lieux, la garnison aurait averti les autres villages de la présence de rebelles, et les indigènes nous seraient hostiles. Bien que la machine à transmettre la voix électriquement ne soit pas encore au point, les nouvelles voyagent vite dans ces régions isolées. Il nous fallait donc abandonner les véhicules et tout ce que nous avions laissé dans les coffres. Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je dis adieu à ma cape de plumes si durement gagnée, au collier de jade de Quéquex, au reste de l’argent que m’avait donné Nezahualpilli, et au modeste bagage que j’avais apporté d’Angleterre. Mais là où j’allais, l’argent mexicain ne me serait guère utile et quelques gemmes et vêtements de plumes ne valaient pas que je risque ma liberté ou ma vie.

Là où j’allais, c’était en direction du Nord, en diagonale à travers le continent jusqu’au pays de Klagatch, sur les rives de la Mer Occidentale. Cinq ans auparavant, Klagatch avait été emmené en esclavage au Mexique, pour être le médecin des princes royaux, qu’il avait servis jusqu’à ce que Topiltzin le persuade de se joindre à l’expédition. La seule ambition de Klagatch en quittant le Mexique était de pouvoir un jour se retrouver chez lui. À présent que la mort de Topiltzin le libérait de tout devoir de loyauté, il ne pensait plus qu’à regagner son pays. Je l’accompagnerais. Manco Huascar aussi. Les autres décidèrent de retourner au Mexique et je ne tentai pas de les dissuader.

Dans l’aube grise, Klagatch esquissa pour nous une carte des Hautes-Hespérides et nous montra où nous étions et où nous voulions aller. Si vous avez la carte à l’esprit vous voyez la forme générale du continent, une forme plutôt carrée avec en gros cinq pointes, et deux volumineux appendices, l’un au Sud, le Mexique, et l’autre tout à fait au Nord-Ouest. Notre destination était un village situé en cette région de la côte Ouest où une grande île longe le rivage en formant un détroit pendant des kilomètres.

Klagatch disait que nous aurions à traverser une contrée aride, mais ensuite le pays serait plus frais et plus fertile. À pied nous en avions pour cinq ou six mois, jusqu’au printemps suivant. Si nous pouvions nous procurer des chevaux, deux mois nous suffiraient pour atteindre le village.

Je venais juste de décider de partir avec Klagatch quand j’entendis du bruit dans les bois voisins. Quelqu’un approchait. Manco Huascar saisit son pistolet et j’empoignai mon couteau. Un instant plus tard une silhouette massive fit irruption parmi nous, tenant un fusil. Tendus, déjà prêts à bondir, nous reconnûmes soudain le nouvel arrivant. C’était Sagaman Musa.

Il grommelait : « Je pensais bien que c’était vous. On vous entend à des kilomètres ! » Puis il éclata de rire et jeta son fusil par terre. Je me souvins que, dans la bataille, il avait épuisé ses cartouches.

Nous lui fîmes un accueil chaleureux. Je lui racontai ce qui était arrivé après qu’il se fut échappé, la mort de Topiltzin et notre déroute. Il secoua la tête. Il s’était attendu à ce désastre. Lui-même n’était pas blessé. Il n’avait pas l’air de s’être rendu compte que je lui avais sauvé la vie, à Taos, et bien sûr je ne lui en dis rien. Il avait déjà décidé de ce qu’il ferait à présent. Il voulait gagner la côte Ouest et il nous montra l’endroit sur la carte de Klagatch, le point de la côte occidentale où la terre commence à s’incurver vers l’Est. Là, disait Sagaman Musa, est une région agréable où il n’y a pas d’hiver, où les journées ne sont ni trop chaudes ni trop froides et où ni les Aztèques ni les Russes, les deux pouvoirs impérialistes des Hautes-Hespérides, n’ont encore jamais fait d’incursions. Sagaman Musa projetait de s’y faire proclamer roi. Il accepterait volontiers quelques ministres. Si le cœur nous en disait…

Klagatch ? Non. Il rentrait chez lui.

Manco Huascar ? Non plus. Il déclara fermement : « Excuse-moi, mon ami, je pars avec Klagatch. »

Cela me surprit. J’avais pensé que l’Inca déciderait d’accompagner Sagaman Musa et j’aurais alors fait de même. Pourquoi Manco Huascar optait-il pour le Nord infesté de Russes quand il aurait pu choisir l’Ouest fertile ? Je ne voyais pas la raison. Mais les raisons de Manco Huascar étaient toujours difficiles à découvrir. Le Péruvien ouvrait l’œil, mais n’ouvrait guère la bouche.

Sagaman Musa me regarda : « Eh bien ? Aurai-je un compagnon à tête blonde ? »

J’étais tiraillé par des désirs contradictoires. J’aurais voulu aller avec l’Africain car entre nous, depuis notre violente première rencontre, un étrange lien d’affection s’était noué, et je le savais un homme courageux et plein de ressources. Il y avait aussi cette promesse dorée d’un empire à gagner dans l’Ouest.

Mais cet empire n’était peut-être encore, comme celui de Topiltzin, qu’une création de l’esprit. Nous n’atteindrions peut-être jamais la côte Ouest. Je ne connaissais pas la route, et Sagaman Musa non plus. Tout ce que nous pouvions faire consistait à pointer le nez en direction du soleil couchant et espérer que tout irait bien.

Tandis que si je choisissais d’aller vers le Nord, vers le pays de Klagatch, j’aurais deux compagnons dont un médecin, qui serait de surcroît un guide. Il parlait la langue des tribus que nous rencontrerions et il trouverait aisément son chemin. Je pourrais m’établir là-haut, en quelque sorte, et aller ensuite chercher la fortune ailleurs, quand j’aurais un peu d’argent et d’expérience.

Je pesai le pour et le contre et décidai : « Je reste fidèle à mon plan initial, Sagaman Musa. Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? »

« Je ne peux pas. Je dois suivre mon propre destin. »

Alors je lui fis mes adieux. Il étreignit ma main hâlée dans son énorme poing noir et serra jusqu’à ce que mes doigts se crispent de douleur. J’essayai de lui rendre la pareille mais comme je serrais de mon mieux je n’obtins de lui qu’un sourire.

Je commençai à trouver que cette aventure n’était qu’une suite de séparations. Nezahualpilli, Quéquex, Topiltzin, Sagaman ; aussitôt que je m’étais fait un ami il me fallait le perdre. À présent il ne me restait que Klagatch avec qui je ne pouvais échanger plus d’une centaine de mots, et Manco Huascar qui était trop taciturne, trop fuyant pour que je le considère comme un ami.

Le premier mois de notre voyage fut le pire.

Nous marchions à travers un paysage désertique, assommés de chaleur pendant le jour et la nuit glacés jusqu’aux os. Puis nous atteignîmes une région de plateaux plus tempérés et d’aspect plus riant. Mais nous étions à présent en décembre et la neige tombait fréquemment. Il nous arrivait de plus en plus souvent de trouver au réveil toute la campagne recouverte d’une légère couche de flocons.

Ici nous n’étions plus sous la domination aztèque. Leur pouvoir s’étend sur presque toute la partie Est des Hautes-Hespérides, au-delà du grand fleuve appelé le Mississippi. Mais à l’Ouest leur influence ne dépasse guère la région qui borde le Mexique. Plus loin à l’intérieur la terre est trop stérile, la population trop clairsemée pour qu’une conquête présente quelque intérêt, et dans le Nord-Ouest, les Russes venant de Sibérie ont délimité leur propre zone d’influence.

Une fois sur le plateau nous n’avions plus aucune chance de nous procurer des chevaux. Dans les régions habitées, nous aurions pu acheter, emprunter, ou même voler trois chevaux aux villageois, mais ici il n’y avait pas de villages, c’était une contrée à peu près déserte que parcouraient seulement quelques rares bandes de nomades. Ils possédaient bien des chevaux mais ne les vendraient pas.

Ainsi nous avancions péniblement, un pas et un pas et encore un pas, et s’il nous arrivait de parcourir une trentaine de kilomètres dans la journée, en moyenne nous n’en faisions guère plus d’une quinzaine car il n’y avait pas de routes et c’était un rude travail que de s’ouvrir un chemin. Parfois, la distance parcourue se réduisait encore. C’était lorsque, ayant choisi un sentier qui plongeait dans un agréable canon, nous découvrions qu’il aboutissait à une muraille infranchissable et que nous devions revenir à notre point de départ et trouver une autre voie.

Il nous fallait déployer beaucoup d’ingéniosité pour nous nourrir. Klagatch, avec cette habileté des guérisseurs à tirer le meilleur parti des ressources de la nature, nous apprenait à reconnaître les fruits, les noix de toute sorte, les racines comestibles. Depuis le début de l’hiver, nous avions moins de choix, assez pourtant pour subsister.

Nous chassions. Nos fusils ne nous servaient à rien car nous avions dépensé presque toutes nos munitions à Taos, et au début, mon couteau fut notre seule arme. Klagatch et Manco Huascar tirèrent leurs dernières balles le jour du départ. J’étais sûr que j’aurais pu tuer du gibier au lancer du couteau, mais je n’osais pas en prendre le risque. Supposons qu’un animal blessé s’échappe et disparaisse, mon couteau enfoncé dans ses chairs… Je préférais utiliser la précieuse lame pour fabriquer d’autres armes, tailler dans les jeunes plants des arcs rudimentaires et découper des cordes pour les tendre dans la peau d’un chamois que nous avions capturé.

Klagatch nous montra comment renforcer les arcs avec des tendons. Je choisis de fines branches bien droites pour en faire des flèches, les aiguisai en une pointe acérée et les fendis d’une encoche à l’autre bout afin de pouvoir les ajuster sur l’arc. Puis, comme de vrais primitifs, nous parcourûmes la forêt à la recherche du gibier.

D’abord, ce ne fut guère encourageant. Nos arcs étaient faibles et souvent, quand nous tirions une flèche, elle tombait en vibrant à nos pieds. La plupart du temps nous manquions le but, même Klagatch car il n’était pas chasseur. Quand nous touchions la cible, il était rare que le coup fût mortel et nous perdions tout à la fois la proie et la flèche.

Mais l’habileté s’acquiert. Je devins un bon tireur, Manco un tireur acceptable. Désormais nombre de nos flèches filaient droit au but. Le daim, l’élan et l’orignal tombèrent sous nos traits et occasionnellement des oiseaux et des écureuils. Je ressentais pour les bêtes que nous mettions à mort une pitié fort peu virile. Je crois que je n’aime vraiment pas tuer. Mais comme je n’aime pas non plus avoir faim, je tirais.

Nous retournions chaque jour davantage à l’état sauvage.

Au bout d’un mois, nous étions adaptés à la vie dans les bois. Nous portions des tuniques taillées dans la fourrure du gibier abattu et des mocassins de peau qui nous protégeaient de la neige couvrant le sol. Nous devînmes habiles à repérer les grottes où passer les nuits d’hiver particulièrement rigoureuses ; quelques-unes gardaient encore des traces de leurs premiers occupants. Nous fîmes des sacs pour enfermer notre viande en excès et la faire congeler dans la neige afin de la garder en réserve, car le gibier devenait rare. Nous survécûmes. Je ne voudrais pour rien au monde revivre ces quatre premières semaines mais ensuite, ça devint assez drôle.

Pour nous diriger, nous n’avions aucun problème. Le soleil était notre guide, il se levait à notre droite, se couchait à notre gauche et nous avancions entre ces deux points.

Je marquais chaque journée d’une encoche dans un bâton. Je commençai quelques jours après notre départ et je n’arrivai pas à décider si cinq jours s’étaient écoulés ou seulement quatre depuis que nous avions quitté Taos, aussi le système manqua-t-il toujours de précision. Cependant un jour vint, un jour de neige, qui, d’après mon calendrier devait être le 25 décembre, et j’annonçai à mes compagnons que Noël était arrivé.

« La naissance de ton Dieu », dit Manco Huascar.

« Oui. »

Nous avions eu une rude semaine et il ne me restait pas assez d’énergie pour expliquer à l’Inca dans quel sens particulier Jésus, tout à la fois, est et n’est pas Dieu. Je ne pouvais non plus lui dire que Jésus est « un de nos trois dieux », car cela aurait encore compliqué les choses. Mais je sentais qu’un chrétien, où qu’il fût, devait faire quelque chose pour célébrer Noël, et j’annonçai donc : « En ce jour, tous les chrétiens se réjouissent et montrent leur joie en festoyant et en faisant des cadeaux. Je veux fêter Noël. Vous serez mes invités. »

Manco Huascar accepta avec un large sourire. Klagatch de même ; toutefois je n’étais pas sûr qu’il comprenait vraiment ce dont il s’agissait.

Ce fut d’abord l’échange de cadeaux. Nous n’avions pas grand-chose à nous donner. Je retirai de mon doigt l’anneau d’or de Nezahualpilli incrusté de jolies turquoises et l’offris à Klagatch. Klagatch donna à Manco une grande médaille de cuivre gravée de signes étranges qui, disait-il, pendait à son cou depuis bien des années. Manco Huascar à son tour m’offrit un bracelet d’argent décoré d’un motif de minuscules silhouettes dansantes.

Je m’écriai : « Joyeux Noël ! »

Et ils répondirent à pleine voix : « Joyeux Noël ! Joyeux Noël ! »

« Au Pérou, ce mois est aussi une période de fête annonça solennellement Manco, la fête magnifique, Capac Raymi. À cette époque les garçons au sortir de l’adolescence sont accueillis dans l’âge d’homme. Il y a alors des sports et des jeux et la grande chaîne d’or est promenée dans les rues de Cuzco, notre capitale. »

Impulsivement, je lançai : « Joyeux Capac Raymi ! » Et Klagatch répéta en écho : « Joyeux Capac Raymi ! »

Nous fîmes dégeler un gros morceau de viande d’élan et je construisis un feu. Les meilleures noix et racines furent prélevées dans nos réserves, comme garniture. J’expliquai brièvement ce que signifiait Noël, choisissant mes mots nahuatl avec soin, afin que Klagatch et Manco me comprennent sans trop de peine. Je parlai des trois Rois Mages, de la crèche que surmontait l’étoile, et des bergers aux alentours. Je parlai de l’Enfant, et de ce qu’il était, de ce qu’il représentait pour la petite communauté chrétienne dans le monde. Mes deux compagnons écoutaient attentivement, mais ce qu’ils pensaient, je n’en pouvais rien dire.

La nuit tomba sur notre fête, et de la grotte je regardai le monde couvert de neige qu’illuminait un brillant clair de lune. Il me sembla que Noël ne pouvait être tout à fait Noël sans un chant de Noël. C’est ce que j’expliquai à mes compagnons et pendant une demi-heure je leur fis répéter les paroles, puis nos voix résonnèrent dans l’air pur, lançant un hymne de joie par-dessus les plaines livides et les montagnes dénudées, proclamant l’heureuse nouvelle assez fort pour que tous les Turcs de l’Islam puissent l’entendre :

Ô venez tous, fidèles.

Joyeux et triomphants,

Venez, à venez à Bethléem !

Ainsi fut célébré Noël, dans les Hautes-Hespérides, par un chrétien solitaire, à huit mille kilomètres de son pays.

Je pensai souvent à ma famille, pendant cet interminable voyage vers le Nord. J’avais beaucoup de temps pour réfléchir puisque ni l’un ni l’autre de mes compagnons n’était bavard et que nous restions parfois silencieux pendant des heures. Je pensai à mon père, cet homme si grand, ce vaincu dans sa mine inondée. Je pensai à mon frère, qui était allé servir dans l’armée turque, et aux coups que nous avions échangés lorsqu’il m’avait annoncé sa décision. (« Les Turcs ne sont plus nos ennemis depuis le XIXe siècle, disait-il. Nous les avons battus, pourquoi devrions-nous les haïr encore ? Ces Turcs-là ne sont pas les mêmes que ceux qui ont fait autrefois la conquête de l’Angleterre. » Je lui mis tout de même un œil au beurre noir.) Je songeai à ma sœur à Moscou, Moskova, comme elle dirait sans doute, et je pensai qu’elle devait l’aimer vraiment, ce Russe, pour avoir accepté de l’accompagner en Russie. Je songeai aussi à ma mère, ce qui m’arrivait rarement car elle était morte quand j’étais tout petit.

Cela faisait seulement quatre mois que j’avais quitté la maison. Mais pour moi c’était comme des années. Je pouvais à présent exhiber une cicatrice qui montrait que j’étais un homme ; grâce à Klagatch, la blessure s’était refermée ; après bien des nuits de fièvre, le poison de l’infection avait enfin quitté mes veines. Mon corps s’était musclé. J’avais tué. J’avais connu un sorcier et aussi le neveu d’un roi, et, pour mon malheur, entre les deux j’avais mal fait mon choix. Maintenant j’allais au bout du monde en une folle équipée sans but précis. Je ne veux pas mentir ici car j’écris ce livre pour moi principalement, et se mentir à soi-même est le pire des mensonges. En toute honnêteté je déclarerai donc que pas un jour ne s’écoula, durant cette marche interminable, sans que je forme le souhait de me retrouver en Angleterre. Et je n’aurais vu aucune objection à ce que Huitzilopochtli lui-même m’arrache du sol et m’emporte vers l’Est, par-dessus, l’océan.

Bien sûr, je ne pouvais rentrer chez moi mais seulement continuer dans la même direction, chaque pas m’éloignant de l’Angleterre. Je regrettai de ne pas avoir écrit à mon père alors que j’étais encore au Mexique, pour lui dire que j’allais bien. J’aurais dû le faire, je le savais, mais le temps avait passé trop vite. Je n’avais pas écrit et à présent je me trouvais sur un territoire où l’idée même de communications postales paraissait absurde.

Cela faisait si longtemps, me semblait-il, que j’avais suffoqué dans la chaleur infernale de Chalchiulcueyecan ! Si longtemps que j’avais arraché Quéquex des mains de ses agresseurs ! Si longtemps que j’avais joué au tlachtli à Tenochtitlan ! Maintenant la neige tombait avec un entêtement morose. Je n’avais jamais vu tant de neige. En Angleterre, s’il y en a un peu en hiver il y a surtout du brouillard. Ici, pas le moindre brouillard ; une éternelle blancheur glacée dont rien ne pouvait protéger, ni les chaussures fourrées, ni les manteaux de peaux de bêtes. Je trouvais ce froid encore plus horrible que la chaleur des basses terres du Mexique, quoique je me souvenais avoir là-bas follement souhaité les délices d’un jour de gel.

À la fin du mois de janvier il me parut que nous pourrions bien mourir de faim avant d’avoir vu le village de Klagatch.

Nous n’avions pas tué de gibier depuis le début de l’année nouvelle. Rien, pas même un écureuil, et nos réserves de viande diminuaient rapidement. L’année 1964 commençait mal. La neige n’arrêtait guère de tomber et le temps était souvent extraordinairement froid. D’après les cartes sommaires que traçait Klagatch, nous avions encore plus de quinze cents kilomètres à parcourir ; mais bien sûr il ne déterminait qu’approximativement l’endroit où nous nous trouvions.

Puis vint un jour fertile en événements imprévisibles qui aboutirent à une amélioration de notre sort.

Cela commença durant la matinée par l’apparition inattendue d’un élan majestueux, la tête surmontée de bois puissamment ramifiés. L’animal avait fière allure, mais nous étions affamés et comme il bondissait sur le sol enneigé je l’abattis d’une flèche. Il gisait à terre, agité de tressaillements, et partagé entre la pitié et l’espoir d’un vrai repas je l’achevai d’un coup de couteau. Puis nous nous mîmes à l’écorcher et à le couper en morceaux.

Ce n’est pas une petite affaire de tailler dans cent kilos de viande d’élan fraîchement tué et nous étions complètement absorbés dans notre tâche quand apparut un groupe de Peaux-Rouges nomades. Ils étaient six, sur des chevaux étiques, et ils survinrent si soudainement que toute parade fut impossible. L’instant d’avant nous étions seuls et tout à coup ils nous entouraient, brandissant des arcs, des épieux et des fusils rudimentaires.

J’avais entendu raconter des choses épouvantables au sujet des rôdeurs du désert. Je m’attendais à ce qu’ils nous tuent. Mais ces hommes n’avaient pas de temps à perdre.

Nous repoussant de leurs épieux ils nous emmenèrent à une courte distance de l’endroit où ils nous avaient découverts. Là ils nous fouillèrent, cherchant des armes. Nos arcs ne les intéressaient pas, et non plus mon couteau. Ils voulaient des armes à feu. Quand ils virent que nous n’en possédions pas, leur désappointement s’exprima violemment. Ils nous jetèrent sur le sol glacé ; ils nous tenaient à la pointe de leur lance, nous ne pouvions nous défendre. Nous restâmes étendus à plat ventre dans la neige et nous aurions risqué nos vies à seulement lever le nez. Je respirai de la neige. Je mangeai de la neige. La neige pénétrait sous ma tunique de fourrure. Ils tinrent conseil un moment, grommelant dans leur rude langage. Enfin, nous entendîmes s’éloigner le galop de leurs chevaux.

Des taches de sang sur la neige. C’était tout ce qui restait de notre gibier.

Manco l’Inca marmonna en quechua une terrible malédiction. Klagatch frappa le sol de coups de pied furieux. Je secouai la neige de ma tunique et tournai un regard douloureux vers le ciel gris. Nous allions mourir de faim. C’était fatal. Seul un hasard heureux nous avait permis de tuer cet élan, un hasard qui ne se reproduirait pas. Mon estomac se nouait de crampes lorsque je pensais à tout ce que nous avions perdu. Mon imagination me tourmentait, et je croyais soudain goûter la riche saveur de la viande cuite à l’étouffée, sentir le fumet du jus bouillonnant. Et que faire sinon continuer notre route en espérant que la chance nous sourirait de nouveau ?

Amers, humiliés nous poursuivîmes notre avance, ce jour-là, pendant encore cinq ou six kilomètres. Nous traversions une région de forêts et nous ne pouvions voir bien loin. Il était fort improbable que nous retrouvions du gibier. Mais nous fîmes soudain une autre découverte : un camp de nomades.

Quatre hommes. Quatre chevaux.

Trois des nomades s’affairaient autour du feu, ils préparaient le repas. Le quatrième se tenait à vingt mètres de là, observant la montagne.

J’échangeai un coup d’œil avec mes compagnons. Nous savions ce qu’il convenait de faire.

Je tenais mon couteau à la main. Nous avançâmes sans bruit en direction des chevaux. Ils sentirent notre approche et un grand étalon maigre hennit et se cabra.

Le guetteur se retourna. Au même instant mon couteau filait vers lui et s’enfonçait dans sa poitrine presque jusqu’à la garde. L’homme tomba sans même un cri. Je me penchai sur lui, arrachai mon couteau, et sautai sur le cheval le plus proche, une jument alezane. Manco était déjà sur l’étalon, Klagatch enfourcha un troisième cheval tout en saisissant les rênes du quatrième. Je donnai un violent coup de talon dans le flanc de la jument qui détala à travers bois.

Bien entendu les trois nomades se jetèrent à notre poursuite. Vainement, puisqu’ils étaient à pied. Et en forêt leurs flèches ne leur servaient pas à grand-chose.

Cinq minutes plus tard nous avions perdu de vue nos poursuivants. Encore une heure de chevauchée et nous décidions de nous arrêter pour la nuit dans un cañon abrité.

Les sacoches de selle de l’étalon rouan contenaient de la nourriture indigène. C’était de la viande séchée et pilée avec des noix et des baies. Certes, j’avais connu des mets plus délicats. Mais il eût été malvenu de se montrer difficile.

Vous allez trouver, sans doute, que j’avais fait une très mauvaise action en tuant un paisible étranger, en volant les chevaux, en abandonnant leurs propriétaires aux solitudes neigeuses. Et je vous répondrai que pour survivre, dans ces contrées sauvages, il faut adapter aux circonstances ses règles de conduite. Il est vrai que les quatre hommes ne nous avaient fait aucun mal, mais des membres de la même tribu nous avaient dérobé notre nourriture, nous condamnant à la famine. Et je suis sûr que nos victimes auraient agi de même à notre place. Ce n’était pas un pays de saints. Aussi, sans perdre de temps en hésitations et scrupules nous forcions les chevaux qui filaient vers le Nord-Ouest.

Huit jours plus tard, la nourriture manquant de nouveau, il nous fallut abattre le quatrième cheval. J’en eus plus de regret que je n’avais eu de remords à m’en emparer. Il avait l’air plutôt maigre et cependant sa viande nous permit de survivre pendant bien des jours encore. Les trois autres chevaux broutaient les arbustes épineux qui pointaient misérablement au-dessus de la neige.

C’était le royaume de la solitude, une solitude monstrueuse. Pas trace d’une présence humaine. Maintenant la neige était moins épaisse. La région avait probablement été secouée par une éruption volcanique, le sol était couvert de cendres sur des dizaines de kilomètres et une énorme plaque de lave affleurait à perte de vue. C’était l’endroit le plus désolé du monde. Ce sol d’une matière autrefois tourbillonnante et visqueuse, à présent dure comme le granit d’une tombe résonnait sous nos pas avec un tintement métallique. Pour Klagatch, la zone de lave était hantée. Pendant que nous la traversions il ne cessa de prier et même, pour apaiser le démon du volcan, il lui arriva de tuer un oiseau dont il répandit le sang selon un rituel compliqué.

Les autres chevaux furent épargnés. Nous abordions enfin une région plaisante, relativement chaude pour la saison. Il ne neigeait plus, il pleuvait. Les arbres étaient puissants, hauts de cinquante mètres et leurs troncs si gros que pour un Européen cela paraissait presque incroyable. Klagatch put se procurer de la nourriture dans les villages, assez rapprochés à présent. La côte n’était plus éloignée.

Et nous avons atteint la Mer Occidentale. Elle était grise, agitée, et ses vagues battaient contre une sombre plage de sable noir, étrange. Klagatch tendit le bras en direction du Nord.

« Nous sommes tout près de mon village », dit-il.

Nous traversions les broussailles bordant la plage, et comme pour célébrer la fin de notre voyage le soleil, soudain, déchira les nuages. Nous nous dirigions lentement vers le village de Kuiu. Nous touchions enfin au but, même s’il n’était que provisoire.

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