Ils nous emmenèrent à Pécos, un gros bourg construit autour d’un élégant bâtiment central de quatre étages aux murs de boue séchée. C’était, je l’appris plus tard, le village du désert situé le plus à l’Est, à une centaine de kilomètres du fleuve le long duquel les autres sont échelonnés. Les soldats nous firent entrer dans une pièce fraîche, au rez-de-chaussée, et là ils nous interrogèrent.
J’avais peur qu’ils nous reconnaissent, Manco et moi, comme des membres de la troupe infortunée qui avait attaqué la garnison de Taos. Mes craintes, pourtant, étaient injustifiées ; nous avions attaqué de nuit et personne n’avait vu distinctement nos visages. Si on nous recherchait, c’était pour une autre raison. Ou plutôt, si on recherchait Manco. Les Aztèques feuilletèrent une liasse de documents officiels, jusqu’à ce qu’ils trouvent celui qui demandait son arrestation. L’image sur la fiche de signalement lui ressemblait assez. Je jetai un coup d’œil au texte : en gros, Manco était accusé d’espionnage. Il était à la solde de l’Inca Capac Yupanqui et avait transmis à Cuzco toutes sortes de renseignements.
« C’est faux, protestait Manco. Les Péruviens m’ont condamné à l’exil. Jamais je n’accepterais de les aider. Je ne suis pas un espion. »
Les soldats l’entraînèrent. « Arrêtez-le aussi, hurla-t-il, agitant la main dans ma direction. Il est lui-même un espion, un traître. Il… »
Le Péruvien disparut.
À présent tout s’expliquait. Je comprenais pourquoi Manco était toujours si réservé quand on essayait de le faire parler de lui, et pourquoi il se montrait tellement curieux de tout voir et de tout savoir. Je découvrais aussi pourquoi nous avions fait ce long détour au pays de Takinaktu. Les autorités incas l’avaient probablement chargé d’apprécier la force des Russes dans le Nord. Soudain je compris que c’était Manco qui avait organisé notre visite de la place forte. Durant tout ce temps où j’avais cru que nous espionnions pour le compte du chef Tlasotiwalis, nous espionnions en réalité pour le Pérou !
Mais Manco était parti, et nous étions enfin débarrassés de lui.
L’officier aztèque nous observait avec curiosité, Takinaktu et moi.
« Eh bien, maintenant, qu’allons-nous faire de vous deux ? Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? »
Je lui montrai mon passeport fripé. « Je suis anglais, monsieur, j’ai séjourné un moment à Tenochtitlan. À présent je pars pour l’Afrique. »
« Et cette jeune fille ? »
« Elle ne parle pas nahuatl. Elle vient du village de Kuiu, sur la côte de la Mer Occidentale. Elle part avec moi pour l’Afrique. Je dois dire à mon grand regret qu’elle n’a pas de papiers. »
L’Aztèque eut un sourire chargé de sous-entendus déplaisants. Laissons-le donc tirer les conclusions qu’il veut, pensai-je. Il fronça le sourcil et demanda : « Où avez-vous l’intention de vous embarquer ? »
« À Chalchiuhcueyecan, monsieur. »
« La jeune fille aussi ? »
« Oui, monsieur. »
« Mais je ne peux lui permettre d’entrer au Mexique. Elle n’a pas de papiers. »
« Nous serons simplement en transit, fis-je remarquer. Nous n’avons pas l’intention de nous fixer là-bas. »
« Comment puis-je en être sûr ? Les règles sont les règles. Il faut un passeport pour franchir la frontière. »
Je n’avais pas prévu cela. Le coup était rude. Takinaktu voulait savoir ce qui se passait et je le lui expliquai. Elle dit : « Demande-lui s’il y a, dans les Hautes-Hespérides, un port d’où nous pourrions embarquer pour l’Afrique. »
Je transmis la question. L’officier réfléchit un instant, puis il sortit une carte de l’hémisphère, barbouillée de couleurs criardes. Après l’avoir étudiée un moment il fit une croix au crayon sur la côte juste au-dessus de la petite péninsule du Sud-Est.
« Là, dit-il. Il y a un port. Des bateaux en partent tous les mois pour Chalchiuhcueyecan. Vous pouvez vous y embarquer pour le Mexique et ensuite prendre un billet pour l’Afrique. Même sans passeport, vous serez autorisés à rester à Chalchiuhcueyecan en attendant le bateau suivant. Remarquez que je ne peux rien vous dire de ce qui arrivera à cette jeune fille quand elle débarquera en Afrique. Il est probable qu’on ne lui permettra pas d’y séjourner sans papiers. Mais peut-être d’ici là trouverez-vous un moyen. » Il eut un sourire ironique : « Allons, bonne chance ! »
Nous fîmes un excellent repas aux frais des Aztèques et par-dessus le marché ils étrillèrent nos chevaux. S’il s’en tenait strictement aux règles, l’officier était un brave homme ; il ne nous laissa pas entrer au Mexique mais fit tout son possible pour faciliter notre voyage, nous donnant des cartes, une boussole, des victuailles et même quelques cartouches. S’il avait su que j’étais un des assaillants de Taos, il n’aurait sans doute pas montré autant de générosité.
Avant de nous remettre en route, nous prîmes le temps, Takinaktu et moi, d’étudier la carte avec soin. Nous avions plus de deux mille kilomètres à parcourir, à travers un territoire sous la domination aztèque mais habité principalement par des sauvages occupant les régions boisées. Toutefois, des fermiers plus évolués avaient construit des villages sur une zone d’environ cent cinquante kilomètres de large, en bordure de la côte Est. Avec de la chance nous pouvions espérer faire le voyage en cinq ou six semaines, à condition de ne pas nous trouver en difficultés dans la région désertique que nous devions d’abord traverser. On disait que les nomades étaient des cannibales et des chasseurs de têtes, peut-être même les deux à la fois.
Bien sûr, rien ne nous empêchait de nous diriger vers l’Est pendant deux ou trois jours puis d’obliquer vers le Sud en direction du Mexique. J’aurais tant aimé montrer Tenochtitlan à Takinaktu, et aussi revoir mon vieil ami Quéquex ! Mais si une fois encore un représentant du pouvoir aztèque demandait à voir nos papiers, nous aurions des ennuis, Takinaktu se ferait expulser, on la renverrait d’où elle venait, nous n’aurions aucune chance d’atteindre un port. Il semblait plus sage de gagner la côte Est.
J’avais aussi une autre idée en tête. Le port vers lequel nous nous dirigions était situé dans le pays des Muskogees. C’était le pays d’Opothle, mon compagnon de traversée. Si nous choisissions cet itinéraire, j’aurais une chance de le revoir et de pouvoir le remercier pour le couteau qui m’avait été si utile.
Cela me décida. Nous irions vers l’Est.
Nous sortîmes de Pécos le matin suivant, et nous fîmes sonner bien des kilomètres de désert sous les sabots de nos chevaux avant de nous arrêter pour le bivouac. La nuit vint. Une nuit inquiétante, sans lune, constellée d’étoiles étincelantes dans un ciel très noir. La température tomba brutalement, comme cela arrive souvent dans le désert, même en été. Et au loin s’éleva l’étrange et troublant glapissement du loup de la prairie que les Mexicains appellent le coyote. Je ne saurais décrire les hurlements du coyote autrement qu’en disant combien il est difficile de s’endormir après avoir entendu ces cris sauvages qui semblent se déplacer tout au long de l’horizon. Je fis de mon mieux pour avoir l’air brave et insouciant. Mais ce que je savais des redoutables meutes de loups qui parcourent les épaisses forêts d’Europe ne me donnait guère envie de voir les coyotes de près.
Nous fîmes le guet chacun à notre tour, cette nuit-là. Le coyote ne s’approcha pas. À l’aube, après avoir déjeuné, nous reprenions notre voyage.
Maintenant que nous étions seuls, Takinaktu et moi, je me sentais mal à l’aise. Ma compagne montait à cheval, tirait à l’arc et découpait le gibier avec tant d’habileté qu’il m’arrivait d’oublier qu’elle était une fille. Jamais pour bien longtemps, toutefois. Si forte, si résistante qu’elle fût, elle n’en était pas moins femme, la plus belle que j’aie jamais connue, et je l’aimais pour sa force et pour la façon dont elle lisait Shakespeare, pour sa beauté, et pour un million d’autres choses, mais je ne trouverais jamais les mots pour le lui dire. Pourtant je crois qu’elle savait.
Cependant, l’absence de notre chaperon, Manco Huascar, loin de simplifier les choses les compliquait plutôt. Je crois que nous avions un peu peur l’un de l’autre, et peur aussi de ce qu’être amoureux signifiait réellement. Et cette gêne élevait entre nous des murailles. Lorsque nous rencontrions des ruisseaux assez profonds et assez propres four nous y baigner, Takinaktu s’éloignait de plus d’un kilomètre le long de la rive, malgré le danger qu’il y avait toujours à nous séparer. La nuit, nous dormions chacun d’un côté du feu, quand il eût été préférable de nous blottir l’un contre l’autre pour mieux nous protéger du froid. Lorsque nous bavardions, il y avait à présent dans nos propos une certaine réticence. S’il restait facile de discuter de Shakespeare, il nous était impossible de parler de ce que nous ressentions l’un pour l’autre.
Pourquoi faut-il que deux êtres qui ont toutes les raisons du monde de renverser les barrières qui les séparent préfèrent au contraire les renforcer ? J’aimerais bien le savoir. J’aimerais bien pouvoir revivre ce voyage vers l’Est avec Takinaktu. Je ne commettrais pas les mêmes fautes, ni celles dues à la timidité, ni les petits manques de tact, ni surtout l’erreur stupide, l’erreur catastrophique qui fut la cause de notre séparation.
Ne vous y trompez pas cependant : nous étions heureux de voyager ensemble et nous eûmes de bons moments. Manco Huascar ne me manquait pas le moins du monde. La plupart du temps nous parlions anglais et de jour en jour Takinaktu faisait des progrès. Nous passions nos soirées à traduireRoméo et Juliette du turc en anglais.
Le sixième jour après notre départ de Pécos les cannibales s’emparèrent de nous.
Le ciel était bleu et sans nuages, la chaleur du soleil très supportable ; les grandes plaines brunes semblaient sans fin. Ici et là le sol se soulevait en une colline au sommet aplati. J’étais de bonne humeur, détendu, joyeux même, et nous avancions au petit galop.
« Regarde », dit soudain Takinaktu.
Je me tournai dans la direction qu’elle m’indiquait de la main tendue et vis une troupe de cavaliers dont les silhouettes se détachaient nettement sur le bleu de l’horizon. Ils devaient être une douzaine et ils allaient très vite. J’éperonnai mon cheval. Takinaktu en fit autant. Toutefois je ne cherchais pas à me duper moi-même ; nous ne pouvions leur échapper.
Je dis, en guise de réconfort : « Une patrouille aztèque. »
« Des cannibales », rétorqua Takinaktu qui ne se payait jamais d’illusions.
Quand nous les avions découverts, ils étaient à plusieurs kilomètres. Le regard porte très loin dans ces pays plats. Cependant il leur fallut très peu de temps pour nous rejoindre. Quelques minutes plus tard ils tournoyaient autour de nous, agitant des javelots et des hachettes et hurlant d’une voix rauque dans un dialecte proche du nahuatl, pour nous ordonner de faire halte.
Des sauvages, oui, c’était bien le mot. Peints de rayures vives, avec pour tout vêtement une bande de cuir autour de la taille, le visage émacié, le regard farouche, ils avaient bien l’air de barbares, en effet. Pour la première fois depuis que je la connaissais, je vis l’ombre de l’effroi sur le visage de Takinaktu. Je ne pouvais d’ailleurs la blâmer de montrer de l’inquiétude. En s’échappant de ce minable village de la côte, elle avait commencé une vie nouvelle. À quoi bon avoir traversé tout un continent si c’était seulement pour finir en ragoût dans la marmite des cannibales ?
Elle demanda : « Que disent-ils ? »
« Ils veulent nous conduire à leur chef. Il nous jugera. »
« Et ensuite ? »
« Je ne sais pas. »
« Dan, vont-ils nous manger ? »
« Cela se pourrait, dis-je. Il paraît que la chair humaine a bon goût, avec beaucoup de sel et de poivre dans le chaudron. »
Cette faible tentative d’humour ne l’amusa guère. Ni moi non plus, d’ailleurs. On nous lia les bras derrière le dos. Les cannibales prirent les rênes de nos chevaux et nous emmenèrent en direction de leur campement, quelque part dans le Sud.
J’avais peu d’espoir que nous soyons encore vivants le matin suivant. Comme nous avancions au petit trot, je forgeai différents plans, l’un après l’autre, tous extravagants, tel celui qui consistait en une tentative suicidaire de fuite, afin de permettre à Takinaktu de s’éclipser pendant qu’on me poursuivrait. Je doutais que le plan réussisse mais pendant une minute je fus déterminé à le mettre à exécution. Bien entendu, c’était pour moi la mort certaine, et la pensée que je pouvais mourir dans les cinq minutes suivantes me parut aussi incroyable que l’avait été, la première fois où elle me vint à l’esprit, l’idée que je pourrais un jour me marier. Puis je me pris à considérer ce qui arriverait à Takinaktu si elle devait errer seule dans le désert, et décidai de m’abstenir d’un héroïsme superbe et vain et, simplement, d’espérer que les événements tourneraient à notre avantage.
Après une triste chevauchée d’une heure nous arrivâmes au camp des Peaux-Rouges, un morne alignement de tentes légères, en peau de daim, près desquelles des femmes à demi nues et des enfants complètement nus s’adonnaient aux travaux domestiques. Je remarquai sans le moindre plaisir un énorme foyer creusé dans le sol, rempli de bois carbonisé et de débris qui ressemblaient étrangement à des os calcinés. Deux garçons s’affairaient à dresser un lourd poteau au milieu du trou. Je pensai : le poteau du bûcher. Pour cuire le dîner.
Takinaktu le vit aussi. Je la regardai et détournai vivement la tête car je savais qu’elle n’aimerait pas que je la voie pleurer. Elle ne pleurait pas vraiment, d’ailleurs ; les lèvres tremblantes et le regard brouillé elle réussissait à retenir ses larmes. J’étais fier d’elle. Je ne connaissais aucune autre fille qui, à la vue du poteau auquel on allait l’attacher pour la faire cuire, n’eût pas réagi par des cris hystériques. Et même je dois avouer que si Takinaktu n’avait pas été avec moi j’aurais peut-être hurlé d’effroi. Bien sûr, on ne m’a pas fait rôtir, ou je ne serais pas là pour raconter l’histoire, mais rien alors ne me laissait prévoir que je serais épargné.
Les guerriers qui nous avaient capturés se mirent à discuter avec des femmes du menu de leur repas. Ils parlaient dans un dialecte nahuatl assez fruste mais je saisis le sujet de leur débat. Certains voulaient me faire cuire pour le dîner et garder Takinaktu afin de s’en servir comme esclave. D’autres objectant que je n’étais que muscles coriaces, voulaient faire cuire Takinaktu et me garder, moi, comme esclave ; d’autres enfin, qui devaient avoir vraiment bon appétit, voulaient nous manger tous les deux le soir même.
À la fin ils se mirent d’accord pour un compromis raisonnable. Takinaktu serait rôtie la première, on me garderait en réserve. Si la tribu avait encore faim, on me rôtirait à mon tour. Si tout le monde était rassasié, on me garderait pour le prochain festin.
S’il y avait quelque chose qui me répugnait plus encore que l’idée d’être brûlé vif c’était celle de voir Takinaktu attachée au poteau et rôtie devant moi. Des images macabres, effroyables, me venaient à l’esprit, et croyant voir grésiller et noircir la tendre chair, j’essayais désespérément de penser à autre chose, mais à peine tentais-je de chasser ces visions d’horreur qu’elles s’imposaient de nouveau à moi, avec une force accrue.
Ce fut sans doute le plus terrible moment de ma vie. Je crus devenir fou pendant que ces Peaux-Rouges discutaient calmement l’ordre dans lequel nous serions mangés. Manifestement, il ne s’agissait là pour eux que d’un simple détail d’ordre pratique, et cela ne faisait qu’ajouter à l’horreur de la situation.
Mais avant que l’un ou l’autre de nous deux puisse être lié au poteau il fallait l’approbation du chef. Et le chef, à ce qu’il semblait, était parti à la chasse et ne rentrerait probablement qu’au coucher du soleil, c’est-à-dire pas avant une heure. Certains de nos amis ne voulaient pas attendre ; il faut du temps pour faire cuire un être humain de taille adulte et ils étaient pressés de mettre la rôtissoire en action. Un moment je crus qu’ils n’attendraient pas. Ils se saisirent de Takinaktu et se mirent à la traîner vers le bûcher, pendant que les femmes commençaient à lui ôter ses vêtements. (Je ne sais si elles trouvaient que la peau de daim sent mauvais à la cuisson ou si elles voulaient utiliser nos vêtements mais elles allaient nous mettre nus avant de nous ficeler au poteau.)
Alors – pendant que certains tentaient de s’opposer à cette hâte jugée inconvenable et que les autres continuaient à préparer le feu, une voix s’écria soudain : « Le chef ! Voici le Chef ! »
Cinq cavaliers entrèrent au galop dans le campement, quatre d’entre eux : des guerriers sauvagement bariolés. Le cinquième était le chef. Il sauta de son cheval et vint vers nous.
Ce n’était pas un Peau-Rouge du désert. Il était grand et mince, il se déplaçait avec la grâce fluide des Aztèques et une chevelure aztèque, noire et brillante, tombait sur ses épaules.
Il ressemblait vraiment à un Aztèque. Et c’était un Aztèque !
Puisque c’était Topiltzin !
« Dan ! s’écria-t-il, youpi ! Comment es-tu arrivé ici ? »
J’avais eu trop d’émotions pour pouvoir encore m’exclamer à mon tour. Je me contentai de le regarder stupidement, et bouche bée.
« Détachez-les ! commanda-t-il sèchement. Dépêchez-vous, bande d’idiots. Libérez-les tous les deux. »
« Que se passe-t-il ? » demanda Takinaktu comme dans un rêve.
« Nous sommes sauvés. Le chef est un Aztèque de mes amis – ou son fantôme. C’est Topiltzin, celui qui commandait l’attaque à Taos. »
« Tu m’avais dit qu’il était mort ! »
« Il n’en a pas l’air ! Et je crois bien que nous n’allons pas mourir non plus. »
On détacha nos liens. Takinaktu remit de l’ordre dans sa tenue. Topiltzin accablait les Peaux-Rouges de reproches et d’injures dans leur propre dialecte, leur donnant des coups de pied et hurlant des menaces, exprimant ainsi sa colère pour ce qu’ils avaient été sur le point de nous faire subir. Et les cannibales acceptaient humblement les outrages.
« Nous avons tant de choses à nous dire, déclara Topiltzin, que je ne sais pas par quoi commencer. J’ai mille questions à te poser. »
« Et j’en ai, moi, mille et une, Topiltzin. »
« Venez avec moi. »
Il nous emmena tous les deux dans sa tente qui semblait aussi ordinaire que les autres. Mes jambes flageolaient après tant d’émotions, et je trébuchai à moitié en m’asseyant sur le sol. Topiltzin s’installa en face de moi. Takinaktu à mon côté. Une femme nous apporta des rafraîchissements, une coupe remplie d’un liquide vert à l’odeur sucrée, et des morceaux de viande séchée. Takinaktu regardait la viande avec méfiance.
Topiltzin éclata de rire : « Non, ce n’est pas de la chair humaine ! »
Je traduisis pour Takinaktu et dis à Topiltzin : « Elle ne comprend pas le nahuatl. »
« Qui est-ce ? Ta femme ? »
« Pas exactement. Disons… pas encore. » Je rougis, bien content que Takinaktu ne puisse me comprendre. « Elle vient d’un village de la côte Nord-Ouest. Celui vers lequel nous nous sommes dirigés, Manco Huascar et moi, après l’attaque ; Kuiu, le village de Klagatch, le guérisseur. Lorsque nous sommes repartis elle a voulu venir avec nous. C’est pourquoi… » J’hésitai. « Mais tu entendras notre histoire plus tard. Je veux savoir, moi, comment tu es revenu d’entre les morts et comment il se trouve que te voilà le chef d’une tribu de cannibales. »
Avant de me répondre, Topiltzin arracha d’un coup de dent un gros morceau de viande. Puis il me raconta rapidement son histoire et j’en traduisis à Takinaktu les points essentiels.
Bien que sérieusement blessé, il avait échappé aux soldats de Taos en rampant jusqu’au rez-de-chaussée d’une des maisons du village. Des gens de Taos, qui détestaient la garnison, l’avaient soigné et remis sur pied, en le gardant caché. Au bout d’un mois la blessure de sa poitrine était guérie. Il se sentait en état de voyager.
Il se glissa hors de Taos et redescendit vers Picuris où nous avions laissé nos voitures. Elles étaient toujours là. Il choisit la plus robuste, remplit la chaudière de charbon et partit vers l’Est dans l’intention de décrire une grande boucle pour éviter Pécos et de reprendre à travers le désert le chemin du Mexique.
Mais il vit des patrouilles rôder aux alentours de Pécos – probablement celles que nous avions rencontrées. Aussi continua-t-il vers l’Est, dans l’intention d’élargir encore la boucle. Environ cent kilomètres plus loin, il rencontrait les nomades cannibales. Quoique armé, il s’attendait vraiment à être capturé et mis à la marmite dès que sa voiture serait en panne de charbon, ce qui n’allait pas tarder.
Cependant le véhicule asthmatique, et qui vomissait une épaisse fumée, frappa les sauvages d’une terreur sacrée. Ils n’avaient encore jamais rien vu de semblable. Ils crurent que c’était un démon et Topiltzin, l’homme qui domptait le démon et se promenait sur son dos, devait être, par conséquent, tout à fait exceptionnel. Ils tombèrent à plat ventre à ses pieds, en le suppliant de devenir leur chef.
« Eh bien, dis-je, après tout, tu l’as eu ton royaume ! »
« Comme tu vois : cinquante sauvages, une douzaine de tentes et un tas d’os calcinés. »
« Manges-tu de la chair humaine avec eux ? »
« On y prend goût », dit-il calmement. « Quoi ? Tu es devenu un cannibale ? »
« Mon peuple s’attend à ce que je partage ses festins. Et il n’y a guère d’autre nourriture ici. On s’habitue. »
« Comment peux-tu ! »
« Je te l’ai déjà dit : on s’habitue. Et toi, Dan ? Qu’es-tu allé faire dans le Nord lointain ? »
Je racontai brièvement mes récents voyages, parlant de notre randonnée à trois dans les rigueurs de l’hiver, du départ de Sagaman Musa vers l’Ouest, en solitaire ; de nos aventures à Kuiu et dans la région ; de notre retour et de l’arrestation de Manco Huascar.
« Et maintenant ? demanda Topiltzin. Vous êtes en route pour l’Afrique ? »
« Oui. Pour l’Afrique. Une longue chevauchée en pays Muskogee puis par bateau jusqu’à Chalchiuhcueyecan, et à travers l’Océan. Nous ne pouvons passer par le Mexique, Takinaktu n’a pas de passeport. »
« Le pays Muskogee ? J’ai souvent souhaité visiter cette région. Que penseriez-vous d’une escorte ? »
« Tu veux dire… toi-même ? »
« Moi et ma tribu. Nous vous conduirons jusqu’à la côte Est. Vous ne craindrez rien sous la protection de cinquante cannibales. »
Je n’étais pas sûr de désirer voyager en si farouche compagnie. Cependant, bien des périls nous menaçaient. Topiltzin ressuscité nous offrait son aide, et après réflexion j’acceptai.
« Encore une chose », dit-il. Il se retourna et ouvrit un coffret de bois posé sur le sol de la tente. « À Picuris, j’ai pu récupérer une partie des bagages de l’expédition. Par exemple, ceci. »
Il me jeta le petit sac usé qui contenait mes affaires apportées d’Angleterre. Il me jeta le pesant collier de jade que m’avait offert Quéquex. Il me jeta la splendide cape de plumes que j’avais gagnée à l’issue de ce maudit jeu de tlachtli, à Tenochtitlan. J’étais aussi heureux que je l’avais été à nous voir sauvés du feu. Jamais je n’aurais pensé rentrer un jour en possession de mes richesses.
Les yeux de Takinaktu étincelaient de plaisir à la vue des trésors aztèques. Je dis : « Lève-toi. » Elle se leva, et j’entourai ses épaules du collier de jade. Elle touchait les pierres vertes et polies avec une admiration respectueuse. Je la revêtis ensuite de la somptueuse cape de plumes et elle poussa un petit cri de ravissement devant la beauté du vêtement.
« C’est magnifique. D’où cela vient-il ? »
« De Tenochtitlan. Des cadeaux qu’on m’a offerts. Mon ami Topiltzin me les a gardés. »
Cependant Topiltzin paraissait assez mécontent de ce que j’avais fait. Chez les Aztèques, les femmes restent à l’arrière-plan, ce sont les hommes qui portent les longs cheveux, les tuniques aux couleurs vives, et se couvrent de bijoux. Topiltzin ne comprenait pas pourquoi j’offrais mes plus beaux atours à cette pâle et mince créature, à une femme ! Pourtant je les donnais sans regret. Quand j’étais à Tenochtitlan, je m’habillais comme un homme s’habille au Mexique et je tirais vanité de mon plumage nouvellement acquis. Mais pour un Anglais il n’est pas habituel de se parer de la sorte ; les bijoux, les riches vêtements reviennent de droit aux femmes. Aussi, puisque je ne tenais pas, une fois hors du Mexique, à déployer la splendeur d’un mâle mexicain, je donnai la cape et le collier à Takinaktu, me satisfaisant du plaisir de les voir sur elle. Et ainsi parée, elle était superbe. Son simple costume en peau de daim n’avait rien d’élégant. Par contre, ces riches ornements ajoutaient de l’éclat à sa beauté et j’en étais ému et ravi. Elle les portait avec un noble orgueil. Sans doute pouvait-elle monter à cheval et tirer à l’arc comme un homme ; mais une occasion comme celle-là la révélait soudain essentiellement féminine.
La nuit était bien avancée que Topiltzin et moi nous bavardions encore. Takinaktu, qui ne comprenait rien à nos discours, resta assise patiemment près de moi, toute à la joie de contempler ses cadeaux. Enfin je me levai, et elle me suivit vers les tentes qui avaient été montées pour nous. Il nous fallut passer en chemin près du foyer au bois noirci et aux os brûlés. Je frémis légèrement et pressai le pas.