8. NOUS SURESTIMONS NOS FORCES

Ce soir-là, je dînai avec Topiltzin et dînai bien.

Avant de rentrer à l’hôtel pour dormir, je me mis à la recherche de Quéquex. Je ne pouvais pas quitter Tenochtitlan sans l’avoir revu.

Comment trouve-t-on un mage bedonnant dans une ville de neuf millions d’âmes quand on ne sait pas où il habite ? Je fus surpris de voir à quel point c’était facile. Puisqu’il était sorcier de profession, je commençai par faire un tour dans le quartier religieux et allai à la grande pyramide ou je dénichai un prêtre qui me dit aussitôt : « Il est chez le roi. » Je traversai donc l’esplanade pour me rendre au Palais. On ne me laissa pas entrer, bien sûr, mais je chargeai un esclave de mon message ; après un moment il m’apporta la réponse : « Quéquex va vous recevoir. »

On me conduisit vers l’un des bâtiments qui entourent le Palais. On me fit entrer dans une pièce ou le sorcier m’attendait. Il se leva, vint vers moi, son triple menton tremblotant, et il effleura mon front de sa main en une sorte de bénédiction. Il prenait un air solennel mais son regard pétillait.

Avant que j’aie pu dire un mot il déclara : « Aujourd’hui, tu as bien joué. »

« Vous m’avez vu ? »

« Tout le monde t’a vu. On parle beaucoup de toi, Dan. Le roi lui-même tient à te rencontrer. Mon garçon, tu finiras bien par faire fortune ici. »

Confus, je fixai du regard la mosaïque du sol et dis dans un murmure : « Demain, je ne viendrai pas voir le roi. »

« Ce maudit Topiltzin ! Il t’a tourné la tête ! »

« Comment savez-vous ? »

« Il jouait lui aussi, cet après-midi, n’est-ce pas ? C’était le grand, celui qui a marqué le but ? Allons, tu peux me l’avouer, je ne le répéterai pas. C’était Topiltzin ? »

L’air penaud, je dis : « Oui. »

« Donc, tu l’as vu, contre mon conseil ? Et tu t’es laissé entraîner ? Maintenant, au lieu d’accepter l’honneur d’une audience royale, tu vas l’accompagner dans son absurde équipée et mourir dans le désert. »

« Quoi ? Vous savez ? »

« Naturellement, je sais, dit Quéquex. N’est-ce pas mon métier de tout savoir ? Voilà près d’un an que Topiltzin prépare cette folie : l’invasion d’une région où vivent de paisibles fermiers dont il veut être le roi. Naturellement, je sais. Et tu t’y es laissé prendre. Je croyais que tu avais un peu de bon sens. »

« Quéquex, ne vous fâchez pas. Je ne suis pas venu au Mexique pour saluer des rois. J’y suis venu pour faire précisément ce genre de chose que m’offre Topiltzin. »

Son visage s’allongea. Ses traits se figèrent.

« Tu es jeune, tu es téméraire et un peu fou, ou bien tu n’aurais pas quitté ta maison et ta famille. Et tu ne m’écouteras pas. Je vois ça dans ton avenir. »

« Vous pouvez voir l’avenir ? »

« Naturellement. »

« Alors, dites-moi ce qui m’attend. »

« Il vaut mieux que tu ne saches pas. »

« Dites-moi, Quéquex ! Si vous pouvez le voir, dites-moi ! »

Il soupira, et me conduisit à un socle de marbre surmonté d’une boule de jade poli et d’un vert profond, le vert mystérieux des grands fonds marins ; je regardai le centre étincelant de la sphère et vis, à l’infini, des mondes dans des mondes.

« Te rappelles-tu ce que je t’ai dit de la Porte des Mondes ? demanda Quéquex. Cette sphère m’aide à voir de l’autre côté de la Porte. Mais il reste une incertitude : je ne sais pas si je vois le monde tel qu’il sera ou seulement un de ceux qui pourraient être. »

« Que voyez-vous de notre expédition ? »

« Je vois la mort. Le désastre. »

« Qu’arrivera-t-il à Topiltzin ? Sera-t-il roi ? »

« Sa vie sera brève. »

« Et moi ? »

« Tu erreras. Tu souffriras. Tu parcourras de nombreux pays. Tu tomberas parmi des espions et des gredins. Tu t’enfuiras des Hespérides. »

« Non. »

« Je ne te dis que ce que je vois. »

« Soit. C’est un des mondes qui pourraient être. Mais ce n’est pas celui qui sera. »

« Si cela t’amuse de te bercer d’illusions, ne t’en prive pas, dit Quéquex. Tu es en ce moment à la croisée des chemins. Si demain tu pars avec Topiltzin, il s’ensuivra une certaine chaîne d’événements. Si tu restes ici et fais la connaissance du roi Moctezuma, ce sera une autre suite d’événements. Du seuil de la Porte des Mondes tu peux découvrir tous les chemins à la fois. Mais tu ne pourras en emprunter qu’un seul et demain il te faudra choisir. »

Je voulais en savoir davantage : « Que voyez-vous encore ? »

« Des cheveux noirs, des yeux noirs. Le rire aux lèvres. Un voyage sur l’Océan. De la violence. Ta chair marquée d’une cicatrice. L’ardent désir de retrouver quelqu’un que tu as perdu. Des pleurs et des rires. »

« Est-ce bien là le monde qui sera ? »

« Je ne peux le dire. » Il insista : « Reste un peu plus longtemps à Tenochtitlan. »

« Je dois suivre Topiltzin. »

« Pour lui une mort trop prompte. Pour toi bien des épreuves. »

« J’en accepte le risque. Merci de m’avoir aidé, Quéquex. Je ne vous oublierai jamais. Peut-être nous reverrons-nous. »

Il regardait la boule de jade.

« Nous ne nous reverrons jamais, dit-il doucement, tristement, pressant ma main entre les siennes. Après tout, tu deviendras peut-être riche, Dan, mais cela pourrait bien prendre du temps. »

Cette entrevue m’avait dégrisé. Mais comme je passais l’enceinte extérieure du palais il me vint à l’esprit que si Quéquex pouvait vraiment prévoir l’avenir, il aurait dû choisir à Chalchiuhcueyecan un autre hôtel, afin d’éviter l’attaque des bandits. À moins, naturellement, que son don de seconde vue lui ait permis de savoir que je viendrais à son secours et qu’ainsi rien de fâcheux ne lui arriverait. Je rentrai à l’hôtel et allai me coucher, plutôt hébété et les tempes bourdonnantes.

Dès le lever du jour, Sagaman Musa tambourina à la porte de ma chambre.

« Éveille-toi ! Éveille-toi ! On part. »

Encore somnolent, j’allai ouvrir : « Déjà ? Mais ce n’est pas l’heure ! »

« Les plans sont changés. On part plus tôt que prévu. Viens. »

Je me lavai, m’habillai et rassemblai mes affaires. L’Africain m’attendait dans une auto garée devant l’hôtel, le moteur au ralenti, la chaudière crachant sa vapeur. Je réglai la note et rejoignis le Noir. Peu de temps après nous empruntions la chaussée Ouest pour sortir de Tenochtitlan.

Les brouillards de l’aube planaient encore sur la colline de Chaputelpec comme se rassemblait la petite armée de Topiltzin. Nous disposions de six véhicules motorisés, plus ou moins vieux, en plus ou moins bon état, et d’une trentaine d’hommes de provenances diverses. La plupart étaient des Aztèques, mais il y avait quelques Peaux-Rouges de l’Ouest des Hautes-Hespérides, deux Chibchas venant de Bogota, en territoire inca, un guérisseur, esclave en fuite, originaire d’un village de pêcheurs sur la côte Nord-Ouest des Hespérides du Nord. Et, bien entendu, un Inca – Manco Huascar – et un Africain – Sagaman Musa. Et un Anglais nommé Beauchamp. Nous trois, nous étions les lieutenants, Topiltzin étant le général. Je dus admettre que je savais conduire et Topiltzin me confia l’une des voitures où prirent place les deux Chibchas, le guérisseur, et un Aztèque plutôt endormi qui s’appelait Tezozomoc.

On alluma les chaudières. Topiltzin, dans la voiture de tête, donna le signal du départ. Grinçante et crachotante, notre caravane démarra, en route vers le Nord, vers l’aventure, vers la fortune.

Je vous ferai grâce des détails du voyage. Il fut si ennuyeux que je ne vois vraiment aucune raison de vous en infliger le récit. Il faisait interminablement chaud et sec, et moi qui suis habitué aux automnes brumeux et froids, je n’appréciai pas le moins du monde ce climat désertique. La route aztèque était superbe mais elle se terminait à deux cents kilomètres de Tenochtitlan. La voie qui lui succédait était beaucoup moins carrossable quoiqu’elle fût encore pavée. Au-delà il n’y avait plus qu’un mauvais chemin, caillouteux par endroits. Par temps pluvieux nous nous serions noyés dans une mer de boue mais dans cette partie du Mexique il n’avait pas dû pleuvoir depuis le XIIe siècle au moins.

Une sécheresse totale.

Une sécheresse implacable ; la terre brûlée par le soleil, pas d’herbe, pas d’arbres, mais seulement de petits arbustes épineux, rabougris, d’un vert grisâtre, pointant leurs maigres rameaux hors du sable. Sur notre gauche, une chaîne de montagnes s’étendait parallèlement à la direction que nous suivions. À droite, rien d’autre que le désert. Pendant le jour, la chaleur était insupportable ; le soir, la température tombait brusquement, nous nous mettions à frissonner et à jurer. Parfois nous passions des jours sans voir aucun être humain ; il nous arrivait pourtant de rencontrer des barbares du désert. Une bien pauvre compagnie ! Nous leur achetions toutes les victuailles qu’ils pouvaient nous fournir, mais nous serions morts neuf fois si nous n’avions pas fait nos provisions avant de quitter Tenochtitlan.

Nous ne pouvions nous fier à nos véhicules et il y en avait au moins un par jour qui tombait en panne, habituellement à l’heure la plus chaude. Les réparations prenaient du temps. Sagaman Musa était notre chef mécanicien ; j’appris qu’en Afrique il avait possédé une usine qui fabriquait des automobiles et des machines à vapeur ; mais Manco Huascar me glissa à l’oreille que Sagaman s’était livré à des spéculations hasardeuses et qu’il avait fait faillite. Je sympathisais, me souvenant de la banqueroute de mon père. Lui aussi, comme Sagaman, il avait tout perdu en voulant trop gagner.

Vêtu d’un simple pagne, l’homme du Mali passait de longues heures sous les voitures, travaillant à les rafistoler jusqu’à ce que la chaudière chauffe de nouveau et que le moteur tourne. Sa peau, noire comme le charbon, pouvait supporter le soleil maléfique. Moi je restais couvert et remarquais que les Mexicains en faisaient tout autant alors que Sagaman ne craignait pas de travailler pratiquement nu. La sueur donnait à son corps un éclat magnifique. De temps en temps, il ponctuait son travail d’un chapelet de blasphèmes africains mêlés d’obscénités africaines, le tout de sa voix ultra-basse de chanteur d’opéra. Puis il se relevait et disait en se frottant pour se débarrasser du sable qui collait à sa peau : « Je crois qu’on peut continuer, maintenant. »

Au cours du voyage, j’appris à me servir d’un pistolet. Topiltzin avait emporté des armes pour tout le monde et chaque fois que la caravane s’arrêtait pour des réparations, c’est-à-dire très souvent, il annonçait une séance de tir à la cible. Je me méfiais de ces engins dont je ne m’étais jamais servi. En Angleterre on prétendait que la poudre avait la mauvaise habitude d’exploser dans le barillet, tuant celui qui tirait. Rien de tel n’arriva jamais avec les armes mexicaines. Mes premières tentatives firent simplement voler du sable en avant de la cible, puis j’attrapai le coup et pris joyeusement sous un feu roulant ces choses tordues, sans feuilles, qu’on appelle des cactus et qui faisaient un « plonc » satisfaisant chaque fois qu’une balle les touchait.

Nous nous entraînions aussi au lancer de couteaux, car un tireur dont la poudre est mouillée peut encore se servir de son couteau. Là, c’était moi l’instructeur. Je leur montrai comment tenir le couteau, la position du corps, la façon de viser, comment faire travailler les muscles du dos, comment lancer – tchuuuut ! – et planter la lame profondément dans la cible. Ça ne m’ennuyait pas du tout de leur donner des leçons car j’étais de loin le meilleur couteau de la compagnie et quel homme s’irriterait de voir les autre l’admirer dans ses démonstrations ?

Par les soirs froids, nous nous asseyions autour des feux de rameaux secs et nous parlions. Si je n’eus que peu d’occasions de fréquenter des soldats, j’en vins à connaître assez bien les trois autres officiers.

Topiltzin, d’abord : ambitieux et paresseux tout à la fois d’une intelligence aiguë, c’était un compagnon plein d’entrain, qui ne se laissait pas impressionner par ce qu’avait fait son peuple et paraissait douter de la grandeur aztèque. En lui coulait un fleuve d’arrogance aussi large qu’un océan, ce qui était pardonnable, sans doute, chez le neveu d’un des plus grands rois du monde. Si Topiltzin nous traitait parfois comme des domestiques, c’était sans intention blessante. Et malgré son maniérisme de surface, la nonchalance affectée de sa voix, son air distant, je l’aimais bien.

Sagaman Musa : un homme réfléchi, perspicace, plus vieux que nous, indépendant, tirant d’une grande force physique une tranquille assurance. Il discourait beaucoup mais parlait très peu de lui. Je savais qu’il était venu au Mexique à peu près pour les mêmes raisons que moi, c’est-à-dire, à la suite de revers de fortune, pour gagner de l’argent et quelque pouvoir. Il avait toujours une bonne histoire à raconter, généralement pas du tout convenable, et discutait longuement de politique internationale. Je supportais sans peine son incessant bavardage parce que sa voix riche et mélodieuse charmait les oreilles, et lorsque ce qu’il expliquait commençait à me fatiguer je n’écoutais plus que la musique des mots.

Manco Huascar : un mystère. Il se disait de sang royal, comme Topiltzin. Toutefois, si Topiltzin se conduisait toujours en monarque, Manco Huascar, lui, ne se donnait pas d’airs princiers. Il ne révéla jamais quel était exactement son lien de parenté avec l’Inca – ou l’Empereur – du Pérou ; et, non plus, ce qu’il avait fait qui lui avait valu l’exil. D’ailleurs il ne disait jamais grand-chose, se contentant d’écouter. C’était un compagnon assez agréable mais qui gardait ses distances.

Nous parlions de ce que nous ferions lorsque nous serions des conquérants vainqueurs. « J’aurai un palais, entouré d’immenses terrains de chasse », disait Topiltzin. Sagaman Musa, à son tour : « J’amasserai de l’argent gros comme moi et retournerai au Mali pour y acheter un domaine princier. » Et Manco Huascar : « Je prendrai cent épouses et fonderai dans le Nord une dynastie inca. « Enfin, Dan Beauchamp déclarait vertueusement : « J’enverrai de l’argent à mes parents et les ferai riches au-delà de tous leurs rêves. Puis j’irai explorer le monde. »

« Va d’abord en Afrique », disait Sagaman Musa. « L’Afrique est la terre de gloire de l’avenir. Les Aztèques ont eu leur temps. Et aussi les Incas. Les Russes, les Turcs, sont sur le déclin. L’avenir appartient au Mali, au Songhaï, aux royaumes noirs. Désormais c’est notre tour. »

Topiltzin et Manco Huascar paraissaient irrités de la façon désinvolte dont Sagaman Musa parlait des Aztèques et des Incas, mais ils ne protestèrent pas. Moi seul intervins : « Y a-t-il quelque chose en Afrique qui égale la magnificence de Tenochtitlan ? »

« Donne-nous cinquante ans ! Nous n’en sommes qu’à nos débuts ! »

« Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ? demanda Topiltzin. L’homme n’a pas été créé plus tard en Afrique qu’au Mexique ou au Pérou. »

« La Chine a connu sa période glorieuse bien avant le Mexique. L’Egypte bien avant la Chine. Le sceptre de la grandeur passe d’un pays à l’autre. C’est seulement à présent qu’il arrive jusqu’à nous », dit Sagaman Musa.

« Alors, que fais-tu ici ? rétorqua ironiquement Manco Huascar. Pourquoi ne pas rester là-bas et attendre que le sceptre se trouve à portée de ta main ? »

Ce fut le tour de l’Africain d’avoir l’air irrité. « Je suis ici parce que je suis ici, dit-il d’un ton péremptoire. Mais écoute bien ce que je vais te dire : nous vivrons assez pour voir la décadence du Pérou et du Mexique comme nous avons vu celle des Turcs. »

« Impossible, fulmina Topiltzin. Notre empire… »

« L’empire turc s’est étendu de Bagdad à l’Est jusqu’à Londres à l’Ouest, dit Sagaman Musa. Et qu’en reste-t-il à présent ? Quelques misérables pays autour d’Istanbul. Il est vrai que les Turcs ont laissé derrière eux leur langage et leur religion le fantôme d’un empire. Mais qu’est-ce que cela change ? » Il pointa sèchement l’index sur la poitrine de Topiltzin couverte d’ornements de jade. « La même chose t’arrivera à toi aussi. Aztèque ! Patience, ça vient ! »

Topiltzin soupira : « J’ai comme l’impression que tu pourrais bien avoir raison. »


Le désert restait proche mais nous étions entrés dans notre futur empire, le pays des villages d’agriculteurs.

Ici, au milieu d’un monde aride, coulait du nord au sud un fleuve au long duquel étaient disséminés des villages et des fermes. Les habitants appartenaient à cette race de Peaux-Rouges qu’on rencontre dans les deux Hespérides, et qui diffèrent autant des Aztèques que les Aztèques des Incas. Ils étaient petits, trapus, avec une tendance à l’embonpoint, le visage arrondi, les joues pleines et le nez camus. Chaque village se composait de bâtiments carrés, aux murs de boue séchée et au toit de rondins. Parfois les demeures étaient de véritables immeubles de quatre ou cinq étages ; ailleurs elles n’avaient qu’un étage ou seulement un rez-de-chaussée et s’alignaient en longues rangées bordant les rues. Leur couleur variait avec celle de la boue qui changeait suivant les régions : le rose ou même le vermillon au Sud, les différents tons de brun de gris ou d’ocre comme nous montions plus au nord.

C’était le royaume de la poussière. Les vents d’arrière-saison balayaient la surface du sol, soulevaient le sable, l’éparpillaient dans l’air. Dans les villages, des tourbillons d’une poussière brune grise ou ocre dévalaient les rues et les venelles, tournoyaient sur les vastes places, se précipitaient à l’intérieur de nos voitures dès qu’on entrouvrait les vitres. De ma vie je n’avais vu autant de poussière et je n’en avais jamais autant mangé. Les biscuits de maïs crissaient sous les dents. Topiltzin tentait d’expliquer qu’il s’agissait là des grains de sable qui se détachaient des mortiers quand les femmes pilaient le grain ; je soutenais que c’était plutôt la poussière des rues qui se mêlait à notre nourriture.


Partout, nous étions bien reçus. Les gens du pays sont par nature hospitaliers et ils n’avaient guère de peine à reconnaître un prince aztèque dans ce jeune homme dégingandé qui commandait la troupe. Bien entendu, ils ne pouvaient deviner que Topiltzin était un prince rebelle qui se disposait à attaquer la garnison de Taos. Sans doute croyaient-ils qu’il amenait des renforts ou une compagnie qui prendrait la relève. Nous fûmes donc toujours bien traités durant notre voyage le long du fleuve. Nous le suivions sur la rive Est où les villages de boue s’appelaient Istela, Sandia, Tesuque, Nambe, Picuris. Il y en avait d’autres, aussi nombreux, sur l’autre rive, mais nous ne pouvions les visiter ; nous n’étions pas des touristes, nous avions une mission guerrière à accomplir.

Un campement fut monté à Picuris, endroit agréable dans une vallée fraîche entre des montagnes couvertes de pins, et là il nous fallut mettre au point la stratégie de notre attaque.

Si vous avez tendance à moraliser, vous vous dites probablement qu’un jeune Anglais bien élevé n’a pas sa place dans ce genre d’expédition. Erreur. Car nous ne faisions pas la guerre contre les habitants de la région. Mais simplement nous attaquions une garnison aztèque.

Je n’aurais jamais attaqué les habitants des villages. Je ne suis pas un Turc, je n’impose pas une domination par la force. Mais ces gens avaient déjà accepté la « protection » des Aztèques, de plus ou moins bonne grâce il est vrai ; tout ce que nous voulions, c’était substituer à un groupe de protecteurs un autre groupe de protecteurs. Et nous serions certainement des maîtres plus tolérants que les Aztèques. Accessoirement, on nous paierait un tribut et nous deviendrions riches, mais cela n’était pas contraire à la morale puisque en échange les villageois bénéficieraient de notre protection. Et ces gens avaient grand besoin qu’on les protège, non seulement des invasions incas, plus ou moins mythiques, mais aussi des attaques, très réelles celles-là, des pillards nomades qui vivaient dans le désert et les grandes plaines du Nord. Les nomades avaient volé dans les villages des chevaux qui s’étaient multipliés, leur fournissant de nombreuses montures pour de nouvelles razzias.

Comme nous discutions de notre plan d’attaque, Sagaman déclara qu’il serait bon que les gens du pays fussent informés de nos plans, ce qui nous permettrait de nous assurer leur aide pour l’attaque de la garnison. Ils ne seraient probablement pas fâchés de se rebeller contre les soldats de Taos.

« Non », dit Topiltzin sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

« Pourquoi ? » demanda Sagaman Musa.

Topiltzin dénombra les raisons sur ses doigts. « Premièrement, parce que ces gens ne savent pas se battre Deuxièmement, parce qu’il n’est pas sûr qu’ils veuillent nous aider. Troisièmement, parce qu’ils ne possèdent pas d’armes et que je n’en ai pas à leur donner. Et quatrièmement parce que nous n’avons pas besoin d’aide pour mener à bien notre entreprise. »

Et voilà ; l’orgueil entêté de l’Aztèque !Nous n’avons pas besoin d’aide pour mener à bien notre entreprise. Traduisez :Nous ne serions pas des hommes si nous acceptions l’aide de ces villageois.

Être un homme ! Même s’il se prétendait différent de l’impérialiste aztèque classique, Topiltzin était au fond comme les autres, constamment soucieux de prouver qu’il était un homme. Un Aztèque se faisait assommer pendant des jours sur un terrain de jeu, afin de montrer son endurance. Un Aztèque dansait au soleil, pieds nus sur les roches brûlantes. Un Aztèque se flagellait sur les marches du temple, avec une corde hérissée de pointes. Un Aztèque luttait farouchement, de préférence à un contre trois, pour bien manifester qu’il était un héros. Cette fois, Sagaman Musa paraissait furieux. Comme je l’ai déjà signalé, il n’était pas, lui, tenaillé par la crainte de ne pas se comporter « en homme », et il estimait qu’il n’avait rien à prouver. Il était là pour gagner une bataille par n’importe quel moyen et pas pour montrer son courage dans un combat inégal. Il voyait en ces villageois des milliers d’alliés éventuels. Il imaginait la défaite de la garnison sans qu’il fût besoin de tirer un seul coup de fusil. Cinquante hommes chercheraient-ils à se défendre s’ils étaient entourés par des milliers d’adversaires ?

Il marchait de long en large, tapant du pied dans sa colère, se frappant les hanches de ses énormes poings, hurlant, écumant de rage. Une veine s’enflait dangereusement sur son large front luisant.

Topiltzin écoutait. Il restait calme en apparence mais je sentais qu’une colère froide s’emparait de lui. Quand Sagaman Musa cessa de crier, Topiltzin dit, tranquillement : « Nous ne ferons pas de ces gens nos alliés. S’il en est parmi vous qui manquent de courage, ils peuvent retourner à Tenochtitlan. Il en sera comme nous l’avons décidé au début, même si nous ne sommes qu’une dizaine à rester. »

Sagaman Musa gronda sourdement, soufflant de l’air par les narines d’où je m’attendais presque à voir jaillir des flammes. Je sentais bouillonner sa rage et je crois qu’il était près de prononcer des paroles qui auraient anéanti tout espoir de coopération entre lui et Topiltzin.

Mais avec un effort visible, il serra les lèvres, retint les mots hostiles. Il avala sa salive, ferma les yeux. Puis il dit : « C’est ton dernier mot, Topiltzin ? »

« Le dernier. Rentres-tu à Tenochtitlan ? »

« Je reste. »

C’est ce qu’il fit en effet, sans dissimuler, toutefois, à quel point il désapprouvait les projets de notre général.

Le plan de Topiltzin, consistait à s’introduire de nuit dans le fort de Taos, à désarmer les sentinelles et à jeter des torches enflammées par les fenêtres ; les nattes de paille étendues sur le sol prendraient feu et quand les soldats sortiraient, suffoqués par la fumée, on les abattrait un à un. Simple ? Certes. Sans risque ? De toute évidence.

Si l’on se fiait au sens commun, les idées de Sagaman Musa avaient du bon. À la guerre, on veut tous les renforts possibles. Mais j’avoue que j’étais content que Topiltzin l’ait emporté. C’était ma première bataille, et à l’âge de dix-huit ans et trois mois, montrer-qu’on-est-un-homme, ça veut dire quelque chose. Je voulais me battre. Je voulais faire couler le sang. Je voulais ma part d’un triomphe glorieux contre des forces supérieures. Vous avez tout à fait raison de me trouver stupide, mais c’était ainsi.

À l’aube, nous nous dirigions vers Taos qui se trouvait, je crois, à une cinquantaine de kilomètres de notre camp. Nous avions emprunté des chevaux aux agriculteurs picuris parce que les routes n’étaient guère praticables pour nos véhicules et que, de plus, dans ces régions calmes, un bruit de moteur s’entend de très loin. Nous avancions sans nous presser. À la tombée de la nuit, le campement fut établi à deux kilomètres de Taos. On mangea, on se reposa. Le plan, c’était de n’attaquer qu’à l’aube.

À minuit, on prépara les torches, on chargea les fusils. Trois heures plus tard, on entrait à pied dans le village de Taos. Il consiste en deux imposantes bâtisses de cinq étages, faites d’une boue rousse et qui se font face de chaque côté d’un étroit ruisseau. Quelques planches de bois servent de pont entre les deux parties du village. C’est, dans l’ensemble, un endroit extrêmement pittoresque.

La garnison aztèque logeait dans un bâtiment plus petit, de deux étages, qui comprenait une vingtaine de pièces. Notre colonne se dirigea vers lui. Une sentinelle était postée à l’entrée du village mais il fut facile de s’en débarrasser. D’autres soldats de garde étaient assis devant la caserne. Les villageois devaient dormir, les hommes de la garnison aussi.

Nous avions projeté de nous approcher sans bruit dans le noir et d’assommer les gardes à la hâte. Puis, une fois les torches allumées et jetées à l’intérieur de la caserne nous attendrions simplement que l’ennemi se précipite aux portes dans la plus grande confusion.

Ça ne se passa pas ainsi.

Nous étions à une centaine de mètres de la caserne, avançant furtivement dans l’obscurité, les yeux fixés sur les trois soldats qui somnolaient au milieu du village, quand une voix lança du haut d’un toit :

« Hep ! Qui va là ! L’ennemi ! Debout ! Debout ! Alerte ! »

Et la garnison se réveilla.

Qui aurait pensé qu’ils placeraient un guetteur en haut d’un des immeubles ? Pas moi, pas vous ; et certainement pas Topiltzin. Pourtant l’homme était là-haut, nous observant depuis notre arrivée. À présent que nous étions au milieu du village, il donnait l’alarme.

Je me souvins des sinistres prédictions de Quéquex, auxquelles jusqu’ici je n’avais pas ajouté foi : Le désastre pour Topiltzin. Pour moi la douleur et l’errance.

« Tuez-les ! hurla Topiltzin. Tuez-les tous ! »

Il alluma sa torche et la lança vers une fenêtre. Un instant plus tard nous étions entourés de soldats aztèques et la bataille faisait rage.

En dépit de l’optimisme de Topiltzin, il n’y avait pas pour nous la moindre chance de victoire. Vingt à trente soldats étaient sortis à notre rencontre et d’autres en nombre égal, perchés sur les fenêtres et armés de fusils et de pistolets nous prenaient tranquillement pour cibles. Une retraite décente, c’était tout ce que nous pouvions encore espérer.

Mais une ligne de défenseurs nous bloquait le passage.

Nous formions un groupe compact au milieu de la place. Topiltzin continuait à nous exhorter à l’attaque, mais le gros de la troupe choisit de se replier et après avoir vivement embrassé la scène du regard, Topiltzin dut se résoudre à nous suivre. Nous reculions, sans cesser de faire feu sur l’ennemi.

Je vis Sagaman tirer cinq fois et tuer cinq hommes. Le sixième coup n’atteignit pas son but. Le Noir bondit en avant tel un sauvage, et dans un furieux désespoir il se servit de son pistolet comme d’un marteau pour assommer deux Aztèques. Il avait le champ libre à présent, et fonçait vers l’étroit sentier qui conduisait hors du village.

Et soudain je vis surgir, venant de nulle part, un homme de la garnison qui prit pour cible le large dos noir de Sagaman Musa. Je n’hésitai pas. Comme je ne me fiais guère – je ne sais trop pourquoi – à mon pistolet, je portai la main à ma hanche, et mon couteau fut aussitôt entre mes doigts, et mon bras se leva, et le couteau fila comme une flèche pour s’enfoncer profondément dans le dos de l’Aztèque avec un étrange bruit mat. C’était juste comme si j’avais frappé la cible, sur le mur de notre petite cabine, à bord duXochitl.

Mais j’avais tué un homme.

Quand on sépare pour la première fois l’âme et le corps d’un homme, cela invite à quelque réflexion. Je restai donc là, à ruminer comme un bœuf, à chercher le pourquoi et le comment de nos actes. Je restai là, immobile, assez longtemps pour qu’un ennemi me mette tranquillement en joue et tire.

Il est certain que je devrais être mort et enterré. C’est le destin presque inéluctable de celui qui est assez stupide pour se livrer à la méditation au beau milieu d’une bataille. Il y a sûrement, au-delà de la Porte des Mondes, quelques Dan Beauchamp tués au combat. Mais dans l’univers où nous sommes, la balle se fraya un chemin à travers la peau et les muscles de mon bras gauche, laissant une trace sanglante de plus de quinze centimètres. Cela me réveilla. Je me jetai au sol, saisis mon pistolet, et pendant que mon agresseur visait une seconde fois, je lui tirai une balle dans la tête. Cette fois je m’abstins de toute méditation. La seconde fois qu’on tue, ce n’est déjà plus pareil.

Mon bras me faisait atrocement mal ; mais j’avais déjà bien de la chance d’être vivant. Le sol était couvert de cadavres, ceux des hommes avec lesquels, quelques heures auparavant, j’avais dîné et plaisanté. Je bondis jusqu’à ma victime, récupérai mon couteau. Puis, tandis que les balles sifflaient autour de moi je fonçai vers la seule voie libre. Sagaman Musa avait disparu. J’aperçus Manco Huascar, sa tunique blanche tachée de sang ; il me sourit, m’appela d’un geste, et je vis qu’il avait découvert un autre chemin pour sortir du village. Je le rejoignis.

Je tuai encore deux hommes avant d’être hors d’atteinte. Dès que je fus à l’abri, je me retournai et vis Topiltzin qui courait vers nous, tenant encore d’une main la torche allumée et de l’autre son arme. Trois soldats de la garnison le rattrapaient. Topiltzin jeta sa torche au visage du premier et d’un coup de pistolet bien juste abattit le second.

De ma cachette, je visai le troisième. J’appuyai sur la détente. Un cliquetis. Rien de plus.

Je n’avais plus de munitions !

Et sous mes yeux horrifiés, le troisième homme tira. La balle atteignit le prince. Il bascula, s’écrasa sur le sol, eut un sursaut et resta immobile.

Je murmurai d’une voix enrouée : « Ils l’ont eu ! Allons le chercher ! »

« Ne fais pas l’idiot, dit Manco Huascar. Il est mort. Sauve qui peut ! »

Et il partit dans la nuit comme une flèche. Après un moment d’hésitation, je le suivis, laissant loin derrière moi le bruit et la fureur de la bataille.

Je songeais aux prophéties de Quéquex : une cicatrice pour moi, la mort pour Topiltzin. Le sang coulait, brûlant, le long de mon bras. Cette blessure, je sus que j’en garderais la marque jusqu’à mon dernier jour. Quant à Topiltzin, je l’avais vu mourir. Je frémis : Quéquex était bien un sorcier.

Le cœur battant, le bras tout enflammé, je détalai comme un lapin effrayé, sans reprendre mes esprits, jusqu’à ce que je n’entende plus de coups de feu derrière moi.

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