3. UN PLUS OU MOINS SORCIER

Ce n’était pas mon affaire. Il n’y avait aucune raison pour que je m’en mêle. Je passais ma première nuit sur une terre inconnue, et une bagarre entre étrangers ne me regardait pas. J’étais en sécurité derrière ma porte fermée au verrou.

Mais dans le couloir, un homme hurlait, appelait à l’aide. Allais-je rester là, tranquille, et laisser le malheureux se faire assassiner ?

D’autre part, ce pouvait être un piège, une façon de m’attirer hors de ma chambre pour m’attaquer et me voler.

Je réfléchis, et longuement me sembla-t-il, quoiqu’il ne me fallût probablement pas plus d’une seconde pour me décider. Empoignant le couteau, je me précipitai vers le couloir.

Là je trouvai deux jeunes bandits aux jambes interminables qui s’en prenaient à un vieillard extraordinairement gras et encore alourdi par des tonnes de bijoux de jade. On ne lui avait manifestement rien pris encore, mais il braillait comme une baleine à l’agonie. Un des attaquants s’efforçait de lui tenir les bras pendant que l’autre cherchait à s’emparer des bijoux. Le gros homme paraissait singulièrement vif pour son âge et sa corpulence et se défendait furieusement à coups de pieds et de poings. Néanmoins il se trouvait dans une situation difficile.

Je hurlai : « Lâchez-le !

J’étais si excité que je parlais anglais, mais le ton de ma voix avait dû suffire à transmettre le message. Le voleur qui tirait sur le collier de jade pivota brusquement vers moi et me fit une horrible grimace, découvrant six douzaines de dents et deux mètres d’une langue épaisse. Je compris alors que les modèles des idoles aztèques sont dans la vie réelle.

Il fit entendre un grondement menaçant et brandit une lame luisante taillée dans cette lave volcanique extrêmement dure qu’on appelle l’obsidienne. Il amorça un geste pour la lancer ; je l’esquivai en plongeant sous son bras et heurtai durement son poignet afin de faire dévier la lame, tout en dirigeant mon couteau vers son ventre nu. Je n’avais pas l’intention de lui ouvrir le ventre mais simplement de l’égratigner un peu. La manœuvre réussit.

Il glapit. Le vieillard laissa échapper un rugissement de victoire. Pendant tout ce temps il s’était cramponné à l’autre malfaiteur. Mais celui-ci se libéra soudain et vint vers moi. Je devais maintenant faire face aux deux hommes.

Je criai, en nahuatl cette fois : « Attention ! Derrière vous ! »

Seraient-ils assez stupides pour se retourner ? Eh bien, oui ils le furent. J’en profitai aussitôt pour faire sonner violemment leurs têtes l’une contre l’autre tout en donnant un vigoureux coup de pied dans le derrière de celui que j’avais déjà un peu saigné. Il tituba et tomba brutalement en avant. L’autre, plus leste, fit volte-face et se tint devant moi, un poignard à la main. Nous nous déplacions en décrivant un cercle, à demi accroupis, cherchant une ouverture. Je sentais qu’il allait essayer de me tuer. Cette fois je n’hésiterais pas à enfoncer mon couteau jusqu’à la garde.

Il fit une feinte avec son poignard et lança le pied gauche en avant dans l’intention de me frapper au visage, manœuvre adroite pratiquée par les lutteurs aux articulations souples. Malheureusement pour lui, je m’étais attendu à son geste et lorsque son pied quitta le sol je le saisis par le talon et le repoussai brutalement. Il y eut un craquement de muscles déchirés et l’homme tomba, lâchant son arme. Je me jetai à terre et appuyai la pointe de mon couteau contre sa gorge.

Le premier malfaiteur s’agitait à présent. Je l’avertis de ce qui attendait son compagnon si lui-même tentait de me jouer un mauvais tour.

J’ajoutai : « Lève-toi. Déguerpis, et que je ne te revoie pas. »

Il n’était plus d’humeur à se battre. Il se leva, frottant son ventre ensanglanté à l’endroit où mon couteau avait fait une légère entaille, et en trébuchant se dirigea vers l’échelle qui tenait lieu d’escalier. Je surveillai sa retraite. Puis je remis mon prisonnier sur ses jambes et le poussai à son tour vers l’échelle, sans cesser d’appuyer mon couteau contre sa gorge avec une certaine fermeté.

Je commandai : « À toi. Descends. Et sans traîner. »

L’ordre était rétabli. C’est alors – seulement alors – que notre volumineuse hôtesse vint s’informer de ce qui s’était passé. Quand elle vit que les deux chenapans étaient partis elle m’entoura de ses bras et me serra vigoureusement contre sa poitrine. Le vieillard en fit autant, et, quelque peu éberlué, je me trouvai pris en sandwich entre deux fois cent kilos de chair mexicaine.

Ils finirent par me lâcher. L’hôtesse déclara qu’elle me logeait gratis. Elle ajouta qu’elle allait me faire servir immédiatement un bol de chocolatl, et même des boissons plus fortes si je le désirais. Quant au vieillard, il détacha de sa tunique un énorme pendentif, un bijou de jade couleur de mer profonde, et le passa autour de mon cou. Une fois de plus, on me faisait un cadeau. Je commençais à m’y habituer.

Ce faisant, il s’exclamait : « Mon bienfaiteur ! Mon sauveur ! Nous sommes amis pour la vie. Je te dois tout. Quel est ton nom ? »

« Dan Beauchamp. De Londres. »

« Je suis Quéquex, de la cité d’Azcapotzalco, mais je vis à présent à Tenochtitlan où j’ai obtenu la charge de sorcier du roi. »

« Sorcier ? »

« Oui, je suis sorcier. Enfin, plus ou moins, dit-il modestement. Je vieillis, j’engraisse, et les démons à présent refusent de danser à mon commandement. Mais Moctezuma ne le sait pas encore. » Il se mit à rire, dans un tressaillement de chairs flasques. Il était plus petit que moi de quinze bons centimètres, mais au moins deux fois plus lourd. Une montagne de graisse que des colifichets de jade dissimulaient à moitié. À la différence des autres Mexicains que j’avais vus jusque-là, Quéquex portait la barbe une barbe d’ailleurs plutôt maigre – et dans son visage arrondi on cherchait en vain les pommettes aiguës et le nez proéminent du pur Aztèque. Peut-être descendait-il de quelque autre tribu.

Le regard, dans ce visage bouffi, était celui d’un vieux sage. À présent hors de danger, il semblait détendu, enjoué, alors que dix minutes plus tôt ses cris pitoyables me perçaient les oreilles. Après avoir gagné sa chambre nous fîmes plus ample connaissance devant des bols de chocolatl.

Il demanda : « Où vas-tu ? Pourquoi as-tu quitté Londres ? »

Je lui racontai mon histoire. Il hocha gravement la tête, approuvant d’une voix asthmatique : « Très bien, très bien. Il est écrit qu’un garçon doit chercher son être véritable loin du monde qui lui est familier. Tu te rends à Tenochtitlan ? »

« Oui. »

« C’est un bonheur pour nous deux. Nous voyagerons ensemble. Dan Beauchamp. Et je te transmettrai la sagesse que je dois à mon grand âge et à mon extrême corpulence. Tu es d’accord ? Je pars demain. »

Je n’avais pas prévu de rejoindre si vite la capitale. Mais plutôt que de voyager seul dans un pays inconnu il me sembla préférable d’accepter la compagnie de ce vieux charlatan replet.

Tard dans la nuit, nous bavardions encore. Il prétendait revenir du Pérou où il était allé comme envoyé spécial du roi Moctezuma XII auprès de Sa Majesté Impériale l’Inca Capac Yupanqui V. Je n’avais pas eu le temps de me faire une opinion bien arrêtée au sujet de ce Quéquex mais j’avais peine à imaginer qu’un roi puisse le charger d’une importante mission diplomatique. Je m’abstins toutefois d’exprimer mes doutes. Je voulais bien croire qu’il rentrait du Pérou car il me montra de belles couvertures, telles qu’en tissent les Incas, et de petites statuettes d’argent, sans nul doute fabriquées à Cuzco. Mais je le soupçonnais d’y être allé pour des raisons personnelles plutôt qu’en mission officielle.

Il m’interrogea longuement sur la politique européenne à laquelle il semblait porter un intérêt extrêmement vif. Il connaissait la structure politique de l’Europe beaucoup mieux que j’aurais cru, et paraissait bien informé de la persécution des chrétiens en Espagne et en Italie, du projet de fusion des quelques douzaines d’États teutoniques en une Allemagne Unie et des récentes frictions entre le Tsar de Russie et le Sultan de Turquie.

« Et toi, dit-il. Tu es musulman, je suppose ! »

« Chrétien, monsieur. »

« Ah vraiment ? Comment se fait-il ? »

« Lorsque les Turcs ont conquis l’Angleterre, les Beauchamp sont restés chrétiens. Voilà comment nous sommes, dans ma famille. »

Un sourire plissa ses bajoues. « Des caves ou l’on dit les prières. Le crucifix dans sa cachette. En apparence on accepte l’Islam, mais en secret on reste attaché aux rites : Noël. Le Jour des Rois. Pâques. C’est bien cela ? »

« Exactement. » Je sentais en moi une pointe de nostalgie. Bientôt ce serait Noël et un manteau blanc recouvrirait l’Angleterre. Et moi, j’étais dans ce pays à la chaleur torride et continuelle, pour la première fois loin de la maison à la saison du gui et du houx. « Comment se fait-il que vous connaissiez si bien notre religion ? Vous n’avez pas dû rencontrer beaucoup de chrétiens ? »

« C’est mon métier de connaître les mystères sacrés partout dans le monde, dit-il rêveusement, berçant d’un balancement léger son ventre de bouddha. Sais-tu que je suis allé à Jérusalem ? J’ai vu les lieux où le Christ est né et ceux où il est mort. Et je suis allé à La Mecque où j’ai fait le tour de la Pierre Noire, pieds nus, avec les croyants. Une fois, à Istanbul, le Sultan et moi… »

Était-il un effronté menteur ? Ou bien avait-il vraiment fait tout cela ?

Ses récits de ripaille dans les palais du Sultan étaient invérifiables. Mais j’avais le moyen de mettre sa sincérité à l’épreuve.

« Êtes-vous déjà allé à Londres, Quéquex ? »

« New Istanbul, comme on l’appelle d’ordinaire ? Oui. Je m’y trouvais il y a trente ans pour le couronnement du roi Edouard, d’heureuse mémoire. Une période de froid avec de la neige et une bise méchante. Je faisais partie de la délégation royale du Mexique. » Et il se lança dans une longue énumération de tout ce qu’il avait vu à Londres. Il décrivit ma ville exactement comme elle était : Oxford Street et Piccadilly, le monument commémorant la défaite des Turcs, la Tour, le British Muséum, le Grand Palais du Sultan Mahmud, la Cathédrale Saint-Paul, la Mosquée d’Ali. Bien sûr, ce pouvait être du bluff. Pourtant il était convaincant. Lorsqu’il parla du soleil hivernal scintillant, au bout du Strand, sur le dôme doré de la Mosquée d’Ali, j’eus soudain envie de pleurer. C’est que tous les Anglais, même les chrétiens, ressentent de l’affection pour cette grande maison d’Allah que les Turcs ont bâtie au cœur de notre cité. C’est une des merveilles du siècle, et moi qui hais tout ce qui touche à l’Islam je ne voudrais pourtant pas qu’on l’abatte.

La nuit avançait et nous parlions toujours. Ou plutôt, Quéquex parlait et je l’écoutais, car lorsque j’eus raconté ma simple histoire il ne me restait plus rien à dire. Inspiré par le chocolatl, sans doute, Quéquex n’en finissait pas d’évoquer ses souvenirs, d’une voix tantôt aiguë et haletante, tantôt grave ou tonitruante. Il parla de rois et d’empereurs, de rayonnantes princesses mortes depuis longtemps, de guerres et de meurtres, de rites odieux, aujourd’hui encore pratiqués en secret au plus profond des sombres pyramides aztèques. Je buvais ses paroles. Et s’il inventait à mesure qu’il parlait cela m’importait peu ; il était un merveilleux conteur et, en l’écoutant, j’espérais être capable de l’égaler un jour, quand j’aurais atteint son âge, si toutefois j’allais jusque-là.

Un moment vint où, épuisé, la tête bourdonnante, je dus interrompre le récit assez peu vraisemblable des services personnels rendus par Quéquex, lors d’un séjour au Caire, au Pacha Malik Ismail. « J’ai besoin de dormir, à présent. Demain matin… »

« Apporte ton matelas et installe-toi ici, dit Quéquex. Les assassins pourraient bien revenir. »

Je l’assurai que je volerais à son aide s’il avait encore quelque ennui mais il insista pour que je partage sa chambre. Je ne sus pas refuser et traînai ma paillasse jusqu’auprès de la sienne. Il avait à peine soufflé la lampe que déjà je sentais le sommeil m’engloutir.

Mais la voix de Quéquex s’éleva soudain : « Dan Beauchamp ? »

« Hmm ? »

« Ça ne me regarde probablement pas, mais tu as fermé les yeux sans avoir fait ta prière. »

Je ne disais plus mes prières du soir depuis l’âge de huit ans. Quéquex paraissait attendre. Je murmurai : « J’ai fait une prière silencieuse. »

« Si une prière est silencieuse, comment peut-elle être entendue ? Chrétien, prie ce soir pour notre sécurité. Demande à ton Dieu de nous prendre tous les deux sous sa garde. »

Je sus qu’il ne me laisserait pas dormir avant que j’aie obéi. Je m’agenouillai donc, joignis les mains et d’une voix exténuée implorai Jésus, la Sainte Vierge, saint Christophe, afin qu’ils nous protègent durant la nuit. Quéquex parut satisfait. Je l’entendis marmonner une invocation inintelligible à Huitzilopochtli ; puis une prière plus courte dans un dialecte mexicain que je ne connaissais pas. Nos dévotions devaient suffire pour tenir à distance les maux et les périls nocturnes. Une fois de plus je m’affalai sur ma couche. Le sommeil tomba sur moi avec la soudaineté d’une pluie d’orage.

Quand je m’éveillai, un siècle plus tard, le soleil inondait la chambre et Quéquex, sous le jade et les fards, le visage fraîchement peinturluré et orné de dessins répugnants, Quéquex se penchait vers moi, dans l’intention manifeste de me pousser de l’orteil pour me forcer à me lever.

« Enfin ! le dormeur se réveille ! »

J’avais fait des rêves terribles : des dieux aztèques bien vivants me poursuivaient le long des rues de Tenochtitlan, les dents grinçantes, les griffes rouges de sang. Toutefois je n’en dis rien et me mis sur mes pieds avec assez d’entrain.

Je demandai : « Avez-vous déjà mangé ? »

Il rit : « Oui, j’ai mangé. Et réglé ma note. Et loué une automobile qui va nous emmener à Tenochtitlan. Sais-tu conduire ? »

« Je n’ai pas encore eu l’occasion d’essayer. »

« Ce n’est pas difficile. Je te montrerai. Mange, à présent. Ensuite, nous partirons. »

La charmante fille de notre hôtesse m’apporta un copieux petit déjeuner. À sa vue mon âme bondit d’allégresse. Je voulais lui dire qu’elle était la plus merveilleuse créature que j’avais jamais rencontrée, que je l’aimais, que je voulais qu’elle partage mes voyages et ma vie. Le coup de foudre est une de mes mauvaises habitudes. Jusque-là j’avais échappé à ses plus fâcheuses conséquences. Je me tus. C’était probablement ce que j’avais de mieux à faire. Il est vrai qu’elle était ravissante, délicate, gracieuse, réservée, mais sous cette charmante apparence elle avait sans doute, comme la plupart des servantes d’auberge, une cervelle de moineau. Et quand j’en aurais eu assez de contempler ses grands yeux sombres j’aurais trouvé probablement sa compagnie bien ennuyeuse.

Cependant, comme nous quittions l’hôtel, je fus saisi d’une étrange émotion à la pensée que je ne la reverrais plus jamais. Incorrigiblement romantique, je m’efforçai de me persuader que le sort nous réunirait un jour, que je la rencontrerais de nouveau au cours de mes voyages. J’avais lu des histoires où ces choses arrivent.

Mais la vie n’est pas si simple. Je ne l’ai jamais revue. Et à présent que j’ai quitté le Mexique, il est fort improbable que ça arrive un jour. D’ailleurs ce serait un peu gênant de la rencontrer maintenant, étant donné que…

Non. J’ai essayé dans ce récit de m’en tenir strictement à l’ordre chronologique. Donc pas de saut en avant pour le plaisir d’évoquer la fille aux cheveux de nuit dont le regard étincelant m’a séduit au bord des eaux bleues de la Mer Occidentale : qu’elle attende son tour.

C’était bien vrai : Quéquex avait loué un engin à moteur pour notre voyage vers l’intérieur. Moi qui venais d’une pauvre petite île, je n’étais jamais monté dans une de ces voitures, quoique j’avais pu voir une fois le comte de Warwick en conduire une fièrement dans Hyde Park. On les devait, je crois, à l’esprit inventif d’un Allemand qui lui les avait conçues quelque trente ans auparavant. Les riches royaumes des Hespérides avaient fait venir des ingénieurs allemands pour diriger la fabrication des véhicules car ni les Aztèques ni les Incas n’étaient doués pour la mécanique. Maintenant les automobiles sont devenues d’usage courant dans le Nouveau Monde et on peut en louer là-bas.

Je demandai : « Faut-il vraiment nous risquer là-dedans ? »

« Il n’y a aucun danger. Absolument aucun. Viens, mon garçon je vais te montrer la manœuvre. Le voyage sera long. Il ne peut être question que le vieux Quéquex soit seul à conduire. »

Je m’approchai de la voiture. La meilleure description que je puisse en faire est de la comparer à une petite locomotive, une machine à vapeur montée sur trois roues, deux grandes à l’arrière et une petite à l’avant. Les grandes roues assuraient la propulsion. La petite roue à l’avant était munie d’un levier permettant les changements de direction. Le siège placé à l’avant paraissait tout juste assez large pour Quéquex et moi-même. À l’arrière il y avait une plate-forme sur laquelle on pouvait se tenir pour remplir la chaudière de charbon.

Quéquex procéda à l’allumage.

Je demandai : « Y a-t-il là assez de charbon pour aller jusqu’à Tenochtitlan ? »

Il rit. « Nous en avons à peine pour une journée. Nous en rachèterons en route. Il y a des dépôts de charbon un peu partout pour le réapprovisionnement des voyageurs. »

Le feu brûlait dans la chaudière. Bientôt l’eau se changea en vapeur et le moteur se mit à haleter puissamment. Le frein était serré, mais les trépidations impatientes de l’engin me faisaient craindre de le voir s’emballer soudainement.

« Montons », dit Quéquex.

Les bagages trouvèrent place dans les compartiments prévus pour eux sur chaque côté. Je m’installai près de Quéquex qui était déjà assis à la place du conducteur, et cramponné au levier de direction. Derrière nous des grondements, des gloussements d’assez sinistre augure s’échappaient de la chaudière qui dégageait tant de chaleur que je sentais mes os se ramollir.

« Écoute-moi bien, dit le sorcier volubile. La commande du véhicule est un jeu d’enfant. Il suffit de lâcher le frein – il détacha le crochet à hauteur de mon genou – d’appuyer sur la pédale de démarrage, ce qui enclenche la transmission. Tu remarques que la voiture est instantanément propulsée en avant. »

Je le remarquai, en effet. Comme Quéquex enfonçait la pédale la voiture démarra en faisant une embardée furieuse. Je faillis être projeté hors de mon siège. Je m’y accrochai désespérément. Nous dévalions la grand-route, à vingt à l’heure pour le moins. La cheminée vomissait une épaisse fumée et, par intervalles, la chaudière laissait échapper un barrissement rauque. Des explosions régulières ébranlaient le moteur.

Quéquex s’efforçait de paraître calme, mais je pouvais deviner que la façon dont se comportait le véhicule le déroutait quelque peu. Des enfants couraient à nos côtés, avec des acclamations et des rires. Bientôt cependant, l’auto prit de la vitesse et nos supporters se laissèrent distancer. L’engin avait une tendance à prendre la route par le travers et la main grassouillette de Quéquex s’agrippait frénétiquement au levier de direction.

Il bougonnait : « Ah, ces nouvelles voitures ! Celle-ci est le modèle 1960, conçu à l’intention de nos jeunes fous. On ne peut pas s’y fier comme à une bonne vieille 45. »

Je demandai : « Combien de temps nous faudra-t-il pour aller à Tenochtitlan ? »

La réponse de Quéquex se perdit dans la cascade de borborygmes que déversait la chaudière. Par cette journée torride il était impossible de trouver le moindre plaisir à être assis dans le voisinage immédiat d’un foyer aussi ardent, même lorsqu’une plaque isolante était supposée nous en protéger. J’étais couvert de sueur et de suie. Je vis que mon compagnon cherchait anxieusement à serrer le frein. À mon immense soulagement, le véhicule ralentit.

Dès qu’il fut à l’arrêt : « À présent, nous changeons de place, dit Quéquex. Et je t’enseigne l’art de conduire une auto. »

J’aurais plutôt préféré qu’il m’apprenne l’art de me rendre à Tenochtitlan à dos de crocodile. Mais il n’était pas juste que le pauvre sorcier fût le seul à conduire pendant tout le voyage. Et ma foi, c’est sans trop trembler que je m’installai sur le siège du conducteur.

« Pour aller à gauche, dit Quéquex, tu inclines le levier vers la gauche. Pour aller à droite, tu l’inclines vers la droite. Pour aller tout droit, tu le gardes juste au milieu. Compris ? Bon. Quand tu vois un obstacle sur la route, tu freines. Dans le cas contraire, tu fonces. »

L’auto frémissait comme un cheval sous le harnais qui ne demande qu’à s’élancer.

« Lâche le frein », dit Quéquex.

Je lâchai le frein.

« Appuie sur la pédale. »

J’appuyai sur la pédale.

Et voilà : je conduisais.

Nous prenions de la vitesse. Je me mordillais la lèvre inférieure et me cramponnais au levier de direction. Par chance la route était droite et large. Les Aztèques ont quelque idée de la façon de construire les voies de communication ; on m’a dit que leur réseau routier occupe la deuxième place dans le monde, juste après les chefs-d’œuvre du genre que les ingénieurs incas ont réalisé au Pérou. Nous étions en rase campagne, entre des bourbiers et des marécages et face à cet immense soleil qui se tenait suspendu au-dessus de nous à quelque cinq ou six mètres.

La route était large, certes, mais aussi très fréquentée. Des paysans sur leurs ânes avançaient cahin-caha, en plein milieu du chemin, sans se soucier le moins du monde de la circulation. Parfois un seigneur passait en caracolant sur un fringant coursier. Tout comme les automobiles, les chevaux sont importés d’Europe. Les Hespéridiens n’en ont pas eu avant le XVIIe siècle quand nous avons commencé à leur en vendre. Aujourd’hui, nos amis les Russes font de bonnes affaires avec leurs poneys sibériens qu’ils expédient au Nouveau Monde. Mais à cet instant, m’appliquant désespérément à garder le contrôle de mon véhicule sur cette route encombrée d’ânes et de mulets, de pur-sang arabes et de chevaux de trait, je me pris à souhaiter que l’idée ne nous soit jamais venue de faire commerce de chevaux.

Cependant, quand vinrent les ennuis sérieux, ce ne fut pas la faute des chevaux.

Il y avait peut-être dix minutes que je conduisais, me faufilant entre les obstacles, ne les évitant que par miracle. Juste devant moi roulait une charrette traînée péniblement par deux lamas, ces chameaux dont on aurait raboté les bosses et qui viennent du Pérou. Un des lamas choisit le moment où j’approchais pour s’arrêter net.

En continuant tout droit, je serais allé m’écraser contre la charrette à ma vitesse maximale. Il n’y avait qu’une solution : obliquer vers le milieu, et c’est ce que je fis, braquant à gauche juste à temps pour éviter la charrette.

Je n’avais bien entendu pas le temps de m’assurer que la voie était libre. Et naturellement, au moment précis où je m’engageais, une autre auto apparut en face, la première que je rencontrais depuis que nous avions quitté Chalchiuhcueyecan. C’était une voiture de sport, basse, brillante, plus récente que la nôtre, où s’entassaient une demi-douzaine de jeunes Aztèques exubérants. Ils avaient eu l’aimable attention d’orner l’avant du capot d’un de leurs dieux de cauchemar, dont les dents rouges et les yeux jaunes se précipitaient vers moi dans un vrombissement sinistre.

Au dernier moment ils firent un crochet vers le bord de la route pendant que je me rabattais au plus près de la charrette aux lamas. Nos voitures se frôlèrent. Celle des Aztèques filait comme l’éclair ; j’eus néanmoins le temps d’entendre le chapelet de malédictions que m’adressaient ses occupants.

Alors seulement je sus que j’étais encore en vie. Je doublai la charrette aux lamas, gagnai le bord de la route et freinai pour m’arrêter. Je regardai Quéquex. La sueur perlait en grosses gouttes luisantes sur son visage dont la peau basanée était devenue, sous l’influence de la peur, presque aussi blanche que la mienne. Mais de nous deux c’était encore moi le plus bouleversé.

Quand mes dents cessèrent de claquer, je désignai d’un geste le levier de direction et contournai la voiture, jusqu’au siège du passager. Et je dis :

« C’est à votre tour de conduire. »

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