7. UN CHARMANT PETIT JEU

J’avais déjà quelques notions du sport national aztèque. Au cours de notre voyage nous nous étions arrêtés, Quéquex et moi, dans une ville qui possédait un stade de bonnes dimensions. Nous avions regardé les brutes du pays se livrer à leur sport favori, puis, une fois le jeu terminé, nous étions descendus sur le terrain. Quéquex voulait me montrer les élégants bas-reliefs des murs. Je contemplai les scènes sculptées représentant les joueurs dans le feu de l’action. Vers l’extrémité du mur, je m’arrêtai devant le seul bas-relief qui ne représentait rien de ce que j’avais pu voir. Tezcatlipoca, le dieu de la mort, sous l’aspect d’un squelette, présidait la cérémonie au cours de laquelle les vainqueurs sacrifiaient le capitaine de l’équipe perdante. Celui-ci expirait, un silex taillé en poignard plongé dans la poitrine, tandis que les joueurs en tenue de sport regardaient la scène. « Dans les temps anciens, dit Quéquex, il arrivait qu’on mette à mort l’équipe vaincue toute entière. »

J’avais frémi. « Qui pouvait accepter de jouer en courant un tel risque ? »

« Ne pas jouer, reprit Quéquex, c’était ne pas être un homme. »

Encore aujourd’hui, le jeu semblait être le test ultime de la virilité. Toutefois je n’avais pas appris sans quelque soulagement que les joueurs malheureux ne payaient plus leur défaite de leur vie.

D’après ce que j’avais vu et ce que je savais déjà, je m’attendais à une rude empoignade. Et je ne fus pas déçu.

Je dormis mal, la nuit précédant le match. Le matin, Topiltzin, Sagaman Musa et Manco Huascar vinrent me chercher de bonne heure. Je m’étais demandé comment Topiltzin, qui était banni de la ville, oserait apparaître dans un endroit aussi public qu’un terrain de tlachtli. Mais lorsqu’il arriva, je vis qu’il portait sur le visage un masque de caoutchouc mince. Cela suffisait à le rendre méconnaissable.

Je me débarrassai de mon couteau et j’étais sur le point d’ôter de mon doigt l’anneau de Nezahualpilli qui risquait de me gêner durant la partie. Mais Manco Huascar arrêta mon geste. « Emporte ça. Tu en auras besoin. »

Nous partîmes.

Ce match, de toute évidence, avait été annoncé et une foule considérable était déjà rassemblée. En entrant dans le stade qui était d’une taille colossale – cent cinquante mètres de long sur cinquante de large, peut-être – je me sentis très petit. Du milieu de chacun des murs les plus longs et à environ six ou sept mètres de hauteur se détachait un anneau de pierre placé verticalement. Des bancs s’élevaient en gradins au-dessus de ces buts et il y avait de la place pour des milliers de spectateurs.

Les joueurs formaient des groupes compacts à l’extrémité du terrain. Ils portaient d’épaisses ceintures de cuir qui les recouvraient de la poitrine à la taille. Des plaques de cuir protégeaient leurs bras, et leurs mains étaient gantées de cuir. Jambes et épaules restaient nues. Topiltzin se dirigea vers eux.

Comme je m’approchais je vis sur le sol, d’un côté du terrain, un amas de richesses : ornements d’oreilles, pendentifs, anneaux de chevilles, perles d’or et autres articles de grande valeur, négligemment entassés là. « C’est l’enjeu, dit Sagaman Musa. Chaque joueur doit ajouter sa contribution. L’équipe gagnante se partage le butin. »

Topiltzin se dépouilla de son manteau de plumes qu’il laissa tomber sur la pile. Il y joignit ses boucles d’oreille de jade et une bourse de perles d’or qui tintèrent dans leur chute. Manco Huascar y ajouta un collier de turquoise et une superbe cape d’un drap tissé au Pérou. Sagaman Musi ne donna rien. Tout le monde me regardait.

Que pouvais-je offrir ?

À regret, j’ôtai de mon doigt l’anneau de Nezahualpilli et le jetai sur le tas. J’attendis, espérant qu’on allait me dire que ça suffisait.

« Encore », réclama un Aztèque courtaud et corpulent qui était, je l’appris bientôt, le capitaine de l’autre équipe.

Ma main trembla un peu lorsque je déposai sur les autres trésors le couteau d’Opothle. Nous gagnerions la partie, il le fallait à présent ; je n’avais pas envie de me retrouver sans une arme au Mexique. Le gros capitaine parut satisfait ; sans doute voyait-il que je n’avais rien d’autre. Le collier de jade de Quéquex était resté dans ma chambre d’hôtel.

« Viens, dit Topiltzin, il est temps de nous équiper. »

Il me fit descendre dans une pièce en sous-sol où des esclaves, après m’avoir enlevé mes vêtements, allaient m’enduire le corps d’une huile au parfum âcre et épicé. Puis on me donna une tunique de drap blanc qui me couvrait les hanches. La ceinture de cuir massif se plaçait par-dessus. Elle avait quinze centimètres d’épaisseur et pesait bien quinze kilos. J’enfilai les protège-bras qui allaient du poignet à l’épaule, puis les gants. J’avais sur la tête un casque de cuir. Topiltzin et Manco Huascar étaient pareillement équipés. Sagaman Musa, lui, portait encore ses vêtements de ville.

Je demandai : « Et toi ? »

L’Africain eut un large sourire. « Je ne joue pas. C’est un jeu beaucoup trop dangereux pour un homme d’une force limitée. »

Me souvenant de ma lutte contre le puissant Malien, je ne pus m’empêcher de sourire à cette petite plaisanterie. Je comprenais fort bien qu’il n’éprouvât pas le besoin de faire montre de sa force sur ce terrain de jeu.

Quelques minutes plus tard nous retournions sur le terrain.

Les équipes ne comptaient pas le même nombre de joueurs et personne ne semblait s’en soucier. Nous étions treize, ils étaient quinze. Les forces semblaient d’autant plus inégales qu’un de nous – c’était moi – allait jouer pour la première fois. Je fis silencieusement mes adieux à la bague de Nezahualpilli et à la fine lame d’Opothle.

« Tu connais le jeu ? » demanda Topiltzin.

« On doit faire passer le ballon dans l’un des anneaux. »

« Tout juste. Souviens-toi que notre anneau est de ce côté-ci. Une fois, dans le feu de l’action, un joueur s’est trompé et a marqué un but pour l’autre équipe. Ses partenaires furieux, l’ont écrabouillé sur-le-champ. »

« Combien de temps dure la partie ? »

« Jusqu’à ce qu’une des équipes marque un but. Ce qui n’est pas chose facile. »

« Ça prend combien de temps en moyenne ? »

« Il y a un match qui s’est terminé un instant après qu’il eut commencé, dit Topiltzin. Un autre qui a duré trois jours, ne s’arrêtant qu’à la tombée de la nuit pour reprendre à l’aube suivante. Généralement, les matchs durent quelques heures. »

« Et quelles en sont les règles ? »

« On ne doit pas toucher la balle avec la main. Il est seulement permis de la frapper du pied, de la tête, ou de la pousser d’une partie du corps. On a le droit de blesser l’adversaire pour se débarrasser de lui et marquer un but. Voilà les règles. »

En d’autres termes : tous les coups permis.

Je levai les yeux vers l’assistance. Là-haut aussi on avait mis en tas toutes sortes de bijoux et de vêtements. Les paris allaient bon train. L’événement paraissait d’importance, et cependant on admettait qu’un étranger y prenne part, et que les joueurs soient en nombre inégal dans chaque équipe. Cela manquait d’organisation. Ça ressemblait à une rencontre décidée dans la rue par de jeunes garçons choisissant leur camp au hasard, et pourtant d’énormes sommes étaient misées, par les spectateurs tout comme par les joueurs.

La partie allait commencer. Nos quinze adversaires se tenaient alignés au bout du terrain, à plus de cent cinquante mètres. Nous leur faisions face, sur la ligne opposée. J’étais à gauche de Topiltzin, Manco Huascar à sa droite. Je ne connaissais aucun des autres joueurs. On ne me les avait pas présentés.

Une silhouette apparut dans ce qui ressemblait à une loge royale, en avancée au centre du terrain. Topiltzin murmura : « C’est Axayacatl, mon cousin, le fils du Roi, qui un jour sera roi lui-même ; je ne donnerai pas cher de ma peau s’il savait que je suis ici. »

J’observai la silhouette trapue, imposante, du prince héritier, un homme approchant la quarantaine, et d’allure extrêmement royale. Il tenait à la main un ballon de caoutchouc d’environ quinze centimètres de diamètre. Il le lança énergiquement en l’air.

Pour courir, je devais fournir un surcroît d’effort auquel je ne m’étais pas attendu : Tenochtitlan, comme tout le Mexique central, est en altitude. Dans l’air raréfié, la respiration devient difficile. J’étais de plus très alourdi par l’énorme ceinture. Les autres aussi, mais eux en avaient l’habitude. Je fus donc l’un des derniers joueurs à me joindre à la mêlée, au centre du terrain.

Après avoir touché le sol, la balle avait rebondi à cinq ou six mètres de haut ; deux membres du camp opposé s’en étaient emparés. Notre équipe se rua vers eux. Il était interdit de toucher la balle de la main, mais rien n’interdisait de porter la main sur un adversaire. Je vis Manco Huascar écraser un visage des deux poings à la fois, boum. L’homme tomba en crachant ses dents. Pendant que j’admirais le coup, quelqu’un me prit par derrière, me fit tournoyer violemment, et je me retrouvai par terre, suffoquant et hoquetant sous les piétinements enthousiastes d’un deuxième larron debout sur mon dos. Je réussis à me relever et lui envoyai un coup de poing dans la poitrine, juste au-dessus de son plastron de cuir. Il chancela mais ne tomba pas.

La foule surexcitée hurla.

Je fis volte-face et découvris que dans la confusion générale trois joueurs de l’équipe adverse s’étaient assuré le contrôle de la balle. Deux d’entre eux formaient une barrière humaine qui repoussait la charge de nos hommes, permettant ainsi au troisième de tenter de marquer un but. Il souleva habilement le ballon d’un coup de pied de côté et je vis avec horreur la sphère de caoutchouc lancée droit vers l’anneau. Ce match serait-il de ceux qui se terminaient en moins d’une minute ? Sur le terrain, toute l’action était suspendue.

Le ballon frappa l’anneau et rebondit innocemment sur le côté.

Je le vis venir droit sur moi. Imitant Manco Huascar, j’abattis mes deux poings sur la figure de l’adversaire le plus proche et fonçai. Topiltzin me cria de lui faire une passe. Il était à mi-chemin de notre but.

Je dois dire que nous avons en Angleterre un jeu appelé football qui n’est pas tellement différent du sport national aztèque. Là non plus on ne doit pas toucher le ballon avec les mains. Il se trouve que j’ai joué au football et que je suis assez habile à faire circuler une balle. Juste au moment où Topiltzin m’appelait, deux joueurs se précipitaient vers moi, l’œil brillant du désir de meurtre. Je les laissai sur place, déconcertés, après les avoir contournés en poussant le ballon dans la foulée. Je terminai par un tir vigoureux qui projeta la balle à vingt mètres en direction de Topiltzin. Il n’eut que le temps de la renvoyer vers le but avant qu’un Aztèque monstrueux le plaque violemment au sol. Manco Huascar s’empara du ballon et tenta de marquer le but, mais il se trouvait trop près et sous un mauvais angle.

Un moment plus tard, il s’en fallut de peu que je ne réussisse. Le ballon rebondit contre notre anneau et un adversaire l’expédia de l’autre côté du terrain. Il fut intercepté par deux de nos hommes qui le renvoyèrent à mi-chemin. Là, un autre partenaire fit un shoot superpuissant qui voulait être une passe. La balle vint taper droit contre ma tête à une vitesse fantastique et rebondit sur mon casque. Je chancelai, momentanément étourdi, et seulement à demi conscient des hurlements de la foule.

Puis je levai les yeux. Après son ricochet sur mon crâne épais, le ballon filait vers le but.

Dix centimètres plus haut, et la partie était gagnée. Le ballon frôla l’anneau et termina mollement sa trajectoire un peu trop courte. Topiltzin me donna une bonne claque dans le dos et dit en riant :

« Dommage ! Tu aurais pu mieux viser ! »

Dans les dix premières minutes de jeu il y avait eu trois tirs au but, en comptant le mien, tout involontaire qu’il ait été. Mais un quart d’heure passa avant que quelqu’un se retrouve en position pour une nouvelle tentative. Nous courions comme des fous d’un bout à l’autre du terrain, tapant sur les adversaires tout autant que dans le ballon. Aucune des deux équipes ne le contrôlait assez longtemps pour pouvoir en tirer le moindre profit.

Il n’y avait pas d’arrêt pour reprendre souffle. Pas de mi-temps, pas de quartier ; jouer jusqu’à ce qu’on tombe d’épuisement, tel semblait être le programme. Après une demi-heure de jeu, je ne me déplaçais plus que machinalement, les membres engourdis, arpentant le terrain par pur entêtement. J’avais reçu un nombre incalculable de coups de poing mais j’en avais donné ma bonne part.

J’éprouvais quelques mépris envers mes camarades de jeu, qu’ils soient mes partenaires ou mes adversaires. Si l’on considérait que les Aztèques s’adonnaient à ce sport depuis le XIVe siècle, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils aient mis au point une tactique. Or ils ignoraient à peu près tout du jeu d’équipe, à part les formations de base les plus élémentaires. Je ne vis jamais six ou sept joueurs se placer sur le terrain pour une descente en triangle. Je n’en vis pas qui fussent capables d’une conduite de balle efficace. Ils se contentaient de taper du pied, du genou ou de la hanche, de taper fort, de lutter âprement et de se fier à la chance pour faire passer le ballon dans l’anneau. C’était ainsi qu’ils voyaient le jeu. Rien d’étonnant à ce qu’il fallût parfois trois jours avant que quelqu’un marque un but.

Je fis l’erreur de vouloir leur en mettre plein la vue.

Le football a toujours été un de mes sports favoris. Je leur servis un spécimen de ma technique. Après une mêlée très confuse, la balle jaillit de l’amas des corps à l’extrémité sud du terrain. Je fonçai, m’en emparai et me dirigeai en dribblant vers l’aire du but. Mes adversaires se précipitèrent vers moi. Alors je fus pris de l’envie de m’amuser. Je soulevai le ballon de l’orteil, le fit monter le long de ma jambe jusqu’au genou, tapai dedans juste assez fort pour qu’il m’arrive au niveau du front. Et je me mis à dribbler de la tête, frappant sec et contrôlant étroitement chaque rebond.

La foule rugit. Les joueurs des deux équipes restèrent bouche bée à me voir accomplir mon petit tour de force. Contournant mes adversaires comme j’aurais contourné des rangées de somnambules je me dirigeai vers le but. Manco Huascar surgit soudain en bonne place et je lui passai le ballon car il s’y connaissait visiblement mieux que moi dans l’art difficile de tirer au but. Manco tira. Il échoua.

Alors l’équipe adverse tout entière se rua vers moi.

Dans les plaines des Hespérides vit un animal imposant, brun et laineux, le bison. Ce bison ne voyage jamais seul mais toujours en la compagnie de millions de congénères. J’ai vu galoper les troupeaux et ils font résonner le sol d’un grondement de tonnerre, mais un million de bisons n’est rien comparé à quinze Aztèques animés d’une fureur homicide. Ceux-ci venaient de décider comme un seul homme que l’étranger à la peau blanche avait trop de tours dans son sac et qu’il était urgent de l’éliminer.

Et ils me piétinèrent comme des bisons furieux. Sincèrement, je crus ma dernière heure venue. J’étais complètement enseveli sous un tas de poings et de genoux. Voulant me tirer de là, les joueurs de mon équipe vinrent s’empiler au-dessus des autres, de sorte que j’eus bientôt tous les joueurs sur le dos. J’appris plus tard que Topiltzin avait profité de l’incident pour subtiliser la balle et tenter de marquer un but. Mais ses essais furent infructueux.

Au football nous avons des arbitres pour éviter les effusions de sang. Là, il n’y avait pas d’arbitre et la bagarre continua jusqu’à ce que quelqu’un remarque le petit manège de Topiltzin. Alors la rage se tourna contre lui. Je rampai hors de la mêlée, éreinté, abasourdi, et bien qu’aucun de mes os ne me parût cassé, un certain nombre avaient l’air d’être sérieusement tordus. Je montrai peu d’empressement à reprendre ma place dans le jeu et acceptai à l’avance qu’on en tire la conclusion que je n’étais pas un homme. Je me traînai sur les mains et les genoux jusqu’à la ligne de touche. À bout de souffle, anéanti, j’attendis que les cloches aient cessé de carillonner dans ma tête.

Cela faisait à présent douze hommes contre quinze mais je n’y pouvais rien. Je restai assis là cinq minutes, à regarder les vingt-sept autres faire de leur mieux pour s’entre-tuer. Durant cette courte période les forces eurent tendance à s’égaliser. Un grand type de l’autre équipe s’apprêtait à tirer au but quand Manco Huascar arrivant derrière lui leva tranquillement les bras au-dessus de sa tête et les lui fit retomber sur le crâne, coudes repliés. L’homme s’écroula aussitôt et resta sur le terrain sans plus bouger qu’un cadavre jusqu’à ce qu’un de ses coéquipiers le traîne sur la touche afin d’éviter qu’on l’écrase. Peu de temps après un autre joueur était mis hors de combat par les efforts conjugués de Manco Huascar et d’un partenaire d’imposante stature. Manco plaça un coup au-dessus de la ceinture, l’autre au-dessous. On emporta la victime.

Cela me donna l’énergie nécessaire pour rejoindre mes camarades. Cette fois nous étions treize de chaque côté. Je me sentais légèrement hébété mais mon corps m’obéissait.

Je rentrai en jeu au bon moment. Toute l’action était concentrée à l’autre bout du terrain. Je m’avançais, encore chancelant et remplissant d’air mes poumons quand soudain quelqu’un frappa le ballon d’un coup de pied magistral et l’envoya jusqu’à moi. Je le regardai, l’esprit encore confus, et voyant en même temps les autres joueurs se diriger vers moi au galop je m’attendis à être une fois de plus aplati sous leur poids. Ils arrivaient.

Il fallait agir.

Je repris donc mon petit jeu de tête, faisant rebondir la balle contre mon front à un rythme aussi rapide que possible. Comme la première fois, ce simple exercice parut stupéfier mes adversaires. Et cette fois encore ils s’immobilisèrent pour me regarder dribbler comme s’ils n’avaient vraiment jamais rien vu de semblable. Je me faufilai entre leurs rangs en direction du but.

L’Aztèque trapu et puissamment muscle, qui était capitaine de l’équipe adverse finit par bondir à ma poursuite. Je le devançais d’à peine deux pas. Nos hommes s’étaient habilement répartis de façon à former une barrière autour du but. Manco Huascar se trouvait d’un côté et Topiltzin de l’autre, protégés par une rangée de quatre ou cinq hommes.

Je frappai le ballon à la volée, il fila en tournoyant au-dessus d’une douzaine de têtes, franchit la ligne de ceux qui protégeaient Topiltzin et atterrit presque à ses pieds. Topiltzin le releva d’un coup de son brassard de cuir, le passant à Manco qui, d’un bon élan du genou, le projeta vers le but.

Il manqua l’anneau de quelques centimètres. Alors que la balle retombait quelqu’un m’assena un coup terrible entre les omoplates ; je m’écroulai. C’était le gros Aztèque qui m’avait rattrapé, mais un peu tard puisque j’avais déjà fait la passe. Je roulai sur moi-même, me frottai le visage pour ôter la terre collant à ma peau, puis levai les yeux.

Et vis Topiltzin gagner la partie.

Après le shoot de Manco Huascar, le ballon avait rebondi juste à l’endroit où se tenait le prince aztèque. D’un coup de coude, Topiltzin le réexpédia vers le but. Il monta paresseusement dans les airs suivant une trajectoire trop courte, semblait-il, jusqu’à l’instant où il toucha l’anneau. Il oscilla pendant un bon millier d’années puis se décida à passer au travers.

Les spectateurs lancèrent une clameur assourdissante. Les vaincus se laissèrent tomber à terre, accablés. Les vainqueurs ravis gambadaient follement. Je me remis sur mes pieds et courus vers le prince en criant : « Un coup splendide, Topiltzin ! Un coup splendide ! »

Il se balança légèrement sur les talons, lança le poing en avant, et m’étendit de tout mon long sur le terrain, d’un direct à la mâchoire.

Le coup était inattendu, et me relevant, le goût du sang à la bouche, je m’apprêtai à le lui faire payer. Mais soudain Manco fut près de moi et me souffla, de sa voix de fausset : « Idiot, tu l’as appelé par son vrai nom ! Tu veux donc qu’il aille en prison ? »

Je rougis de confusion. Heureusement, dans tout ce vacarme, personne ne semblait avoir entendu. La foule n’en finissait pas d’acclamer les vainqueurs. Topiltzin s’était dirigé vers l’amas des richesses déposées comme enjeu. Nous suivions. C’est à peine si j’osais regarder le prince.

Mais Topiltzin ne semblait pas me garder rancune. Si ma stupidité méritait sa colère, un énergique coup de poing avait suffi pour l’apaiser. Il se tourna vers moi : « Toi, l’Anglais, avec ta drôle de façon de jouer, tu nous as permis de gagner la partie. Prends ce qui t’appartient là-dedans, puis tu choisiras ce que tu veux parmi le reste. »

À la fois honoré par ces paroles et gêné d’être le point de mire de tous les regards je fouillai parmi les objets entassés jusqu’à ce que je retrouve mon anneau et mon couteau. Je portai brièvement la lame du couteau à mes lèvres pour lui dire combien j’étais content de n’avoir pas à me séparer d’elle. Puis j’inspectai le reste des gages et choisis une magnifique cape de plumes, rouge, bleue et verte, aux reflets chatoyants. Elle n’appartenait à aucun de mes partenaires. Désormais elle était mienne. Je m’en revêtis fièrement. Depuis ma petite enfance j’avais toujours rêvé d’une cape en plumes de paon et voilà qu’enfin j’en possédais une.

Le partage du butin m’enrichit encore d’autres trophées : de l’or en poudre enfermé dans le tuyau d’une plume de quetzal, un bracelet de jade miroitant et des boucles d’oreilles de nacre que je m’empressai de troquer – puisque mes oreilles n’étaient pas percés – contre un anneau d’os délicatement ouvragé. Sous ma cape et mes bijoux, je commençais à ressembler à un dandy aztèque, toutefois l’effet était gâché par mes cheveux blonds et mon teint clair.

Quand nous eûmes quitté le stade, une fois débarrassés de notre tenue de jeu, nous prîmes une barque de louage pour regagner le bâtiment délabré où habitait Topiltzin. Il attendit d’être rentré dans ses appartements pour enlever son masque.

« Tu as bien joué, Dan Beauchamp, me dit-il alors. Tu portes les marques qui prouvent que tu es un homme. »

« Je me serais passé de bon nombre d’entre elles. Vous, les Aztèques, vous avez une façon plutôt rude de vous distraire. »

« La partie n’a pas été longue, dit Manco Huascar. On a eu à peine le temps de s’échauffer. »

Sagaman Musa eut un petit rire moqueur. « Moi, je me suis bien amusé. Je n’ai cessé de vous encourager de la voix. Sans moi, vous n’auriez peut-être pas gagné. »

Je lui jetai un regard furieux : « Pourquoi t’es-tu dispensé de prendre part au jeu ? »

« Ma religion m’interdit ce genre de sport », dit gravement l’Africain de sa voix de basse.

« C’est vrai, dit Manco Huascar, il est orthodoxe. Un poltron orthodoxe. »

Loin de se mettre en colère, le Noir éclata de rire. Tout autre que lui aurait probablement répondu à l’affront en sortant son poignard. Mais il me sembla comprendre l’Africain et je sus plus tard que j’avais deviné juste. Seul un homme qui doute de sa propre bravoure ne supporte pas qu’on le dise lâche. Sagaman Musa était sûr de lui, sûr de sa force et de son courage et n’avait rien à prouver à personne. Il n’aimait pas les jeux brutaux. Par conséquent il ne jouait pas.

Topiltzin me demanda : « Nous accompagneras-tu dans notre expédition, Dan ? »

« Tu connais déjà la réponse. »

« Très bien. Tu as montré une agilité, une ténacité dont nous avons l’emploi. Nous nous lançons dans une aventure hardie qui, si nous réussissons, fera de moi un roi et de vous des hommes riches. »

Il nous exposa brièvement les grandes lignes de son plan. Au nord d’un vaste désert qui occupe une grande partie du Mexique septentrional et l’extrémité sud-ouest des Hautes-Hespérides s’étendait une région habitée par un peuple de paisibles agriculteurs. Elle comptait vingt à trente bourgades avec des noms comme Zuni, Acoma, Taos, Cochiti, pour n’en citer que quelques-uns. En dépit de la sécheresse, les champs étaient fertiles et produisaient plus que ce qui était nécessaire aux indigènes. En outre, ceux-ci fabriquaient de belles poteries et d’élégants bijoux.

En théorie, cette région était soumise aux lois aztèques. Les Aztèques avaient établi des protectorats dans la plus grande partie du continent septentrional. Les habitants généralement des gens assez humbles, leur payaient un tribut en nature, moyennant quoi les Aztèques étaient censés les protéger contre l’invasion possible d’autres peuples. De temps en temps des bruits couraient que les Incas, depuis longtemps maîtres des Basses-Hespérides songeaient maintenant à envahir le Nord, ou que le Russes envisageaient d’annexer des territoires à l’intérieur des terres, pour mieux assurer l’existence de leurs comptoirs commerciaux sur la côte Ouest. Topiltzin me dit que c’était les Aztèques qui faisaient circuler ces rumeurs afin de consolider leur emprise sur la population des Hautes Hespérides.

La domination des Aztèques sur les fermiers de cette région n’avait pas été remise en question depuis longtemps continuait Topiltzin. La dernière révolte datait de trois cents ans ; aussi, les Mexicains, sûrs de leur autorité n’entretenaient-ils qu’un maigre contingent de soldats en garnison au village de Taos, la seule garnison de toute la région, cinquante hommes, prétendait le prince.

Il projetait de les attaquer ; il les attaquerait par surprise et tuerait tous ceux qui refuseraient de lui jurer allégeance. Puis il se proclamerait roi de cette partie du monde. C’est à lui désormais qu’on paierait un tribut et il partagerait avec ses fidèles compagnons d’armes. Inlassablement les paysans travailleraient pour notre bénéfice, et je serais un grand seigneur au royaume des maisons de boue.

« Mais on t’accusera de trahison ! Tu ne peux pas voler une province de l’Empire ! Ton oncle Moctezuma enverra sur-le-champ une armée pour te punir. »

« J’en doute, dit nonchalamment Topiltzin. En fait, j’ai appris que le roi a projeté lui-même une action militaire dans une autre région. » Il jeta à Manco un regard de côté. « La guerre avec les Incas, dont on parle depuis si longtemps, peut devenir bientôt une réalité. Il ne voudra pas se démunir de ses troupes en les envoyant dans le Nord. D’ailleurs, je crois qu’il ne serait pas fâché d’être débarrassé de ma présence à la cour au prix d’un petit royaume dont la perte lui serait légère. Nous ne pouvons pas échouer. Mais bien entendu, si tu ne veux pas venir… »

Je dis vivement : « Je viens avec vous. » Il n’y avait pas d’avenir pour moi au Mexique et cette sorte d’expédition pour la conquête d’un empire était plus ou moins ce dont je rêvais.

« Parfait. Tout est prêt. Nous partons demain Aigle-Sept. »

J’eus un sursaut. « Mais… »

« Mais quoi ? »

« Demain je devais me rendre à la cour. Quéquex me présente au roi. »

« Impossible de t’attendre. Cela fait des mois que le départ est fixé au jour Aigle-Sept. Je ne peux pas le remettre. »

C’était un cruel dilemme. Pendant un moment, je ne sus que décider : aller à la cour le lendemain ou partir avec Topiltzin ? L’ambition l’emporta sur la curiosité, je renonçai à visiter le fastueux palais et m’écriai :

« J’irai voir le roi une autre fois. Topiltzin, je pars avec toi. »

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