Bientôt, sûrement – d’ici l’année 1980, peut-être – on aura fini d’inventer les machines volantes et il faudra seulement deux jours pour traverser l’océan, à la façon des oiseaux. Mais en cet an de grâce 1963 dont je voudrais parler, un tel exploit était encore chimérique. Et c’est tout simplement en bateau que je me suis rendu au Nouveau Monde.
Ce fut, sur une mer agitée, une longue traversée, et j’en garde un fort mauvais souvenir. Mais avant de gémir et me plaindre je veux d’abord vous parler de moi. Je ne suis pas du tout certain que cet ouvrage trouve jamais un lecteur. À part moi, bien sûr. Je l’écris donc pour moi, et j’espère par là y voir plus clair dans ce qui m’est arrivé durant mon séjour aux Hespérides. Mais qui sait ? Supposons que j’écrive ici un livre qui devienne célèbre dans le monde entier, qu’on traduise en toutes les langues, même en turc et en arabe. Si cela devait arriver, il est préférable qu’on sache tout de suite qui je suis.
Dan Beauchamp. Anglais. Domicilié habituellement à New Istanbul, une ville que je préfère appeler Londres. Né le 16 août 1945. Ça me faisait donc dix-huit ans quand j’ai entrepris ce voyage. Taille : un mètre soixante-dix-neuf et demi, en m’étirant au maximum. Poids : quatre-vingts kilos. Teint : clair. Avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Personne ne pourra jamais me prendre pour un Turc.
Vous avez déjà dû remarquer que j’ai une certaine répugnance à utiliser le calendrier islamique. Même chose pour le système musulman des poids et mesures, un legs de nos maîtres les Turcs, et bien qu’on s’en serve constamment en Europe. Les Beauchamp tiennent à leur indépendance. C’est une tradition dans la famille. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, alors que tout Anglais un peu sensé s’inclinait cinq fois par jour en direction de La Mecque en marmonnant les prières musulmanes, les Beauchamp se cachaient dans les caves de Londres pour y célébrer la messe. Quand les Turcs ont été chassés, la plupart des coutumes qu’ils avaient imposées à leurs sujets sont restées en usage. Mais vous n’entendrez jamais un Beauchamp implorer les faveurs de Mahomet !
Puisque j’aime tant l’Angleterre et les mœurs anglaises, vous devez vous demander pourquoi j’étais en route vers les Hespérides.
C’est très simple : juste une question d’argent.
Pour un garçon qui veut faire son chemin, l’Europe n’est guère l’endroit où chercher la fortune. Ni même la gloire. Elle a été affaiblie, brisée même, par six siècles de malheurs. Un homme doit se tourner vers d’autres rivages. Vers l’Afrique, peut-être. Ou les Hespérides.
J’ai choisi le monde occidental. Je le dis ici non sans quelque emphase, voilà ce que signifient pour moi les Hespérides : l’Ouest. Deux grosses masses au milieu de l’Océan, entre l’Europe et les Indes, les Hautes-Hespérides, les Basses-Hespérides, et ce maigre serpentin qu’on appelle les Hespérides Centrales. Les gens du pays ont, bien sûr, leurs noms particuliers pour ces continents. Mais un Anglais qui appelle Roma « Rome » et Firenze « Florence » ne va pas s’embarrasser de mots impossibles, en nahuatl ou en quechua, alors qu’il dispose pour les terres de l’Ouest d’un nom aussi ravissant que « les Hespérides ».
N’allez pas vous figurer, pourtant, que seules des raisons abstraites me poussaient vers l’Ouest. Ma famille était ruinée. Mon père, qui atteint les deux mètres, et dans un monde meilleur serait roi pour le moins, s’était risqué à prospecter une mine de charbon des Midlands. Les nouvelles usines de notre pays tardivement industrialisé montraient pour le charbon un appétit monstrueux et tout homme qui s’offrait à nourrir ces hauts fourneaux voraces était certain de s’enrichir. Tout homme, à l’exception de mon père qu’Allah – c’était visible – avait marqué de son signe. Ce ne pouvait arriver qu’à lui de creuser le premier puits droit au-dessus d’une rivière souterraine. La mine inondée, six ouvriers noyés, une prairie transformée en marécage, le scandale et les tourments d’une poursuite judiciaire : voilà ce que fut son aventure.
L’argent, il n’en restait pas. Tim, mon frère aîné, s’engagea pour cinq ans dans les Janissaires. Devenu un des Légionnaires chrétiens du Sultan, il se bat à présent contre les soldats du Pacha d’Égypte. Sally, ma sœur plus jeune, pour échapper à la honte de la banqueroute paternelle, se dépêcha d’épouser un diplomate russe. C’était en 1962. Elle vit maintenant à la cour du Tzar et passe probablement son temps à grelotter.
Moi seul restais. Cela dura quelques mois. Mais la situation devint insupportable. J’en avais assez de regarder mon père cogner du poing dans sa colère contre les murs de la maison et d’attendre qu’elle s’écroule : mon père n’a jamais eu la main légère. Je n’en pouvais plus de voir jour après jour son visage figé en une expression à la fois rageuse et chagrine. Le simple bruit du charbon versé dans la chaudière, un soir de temps froid, suffisait à rouvrir ses blessures et il s’épanchait de nouveau en lamentations interminables.
Il me fallait partir. J’avais mis de côté quelques ducats. Ils me serviraient à payer ma traversée sur leXochitl, un vapeur aztèque qui faisait le service entre Southampton et le Mexique. Ce n’était pas une fugue. J’avisai ma famille de ce que je voulais faire, en termes clairs et concis.
« Je vais aux Hespérides. Pour gagner de l’argent et posséder des terres. Il se peut que je devienne un prince chez les Aztèques. »
« Qu’est-ce qui te le fait espérer ? » demanda mon père qui voyait la défaite frapper à toutes les portes. Ce sont des brutes. Ils t’arracheront le cœur, voilà ce qu’ils feront. »
« Oh, papa, ça fait un million d’années qu’ils en ont terminé avec ce petit jeu-là. »
« J’en doute. Le Mexique ruisselle de sang. Si tu dois aller quelque part, va plutôt au Pérou. »
Puisqu’il s’efforçait déjà d’influencer mon choix, cela voulait dire que j’avais gagné. Je ris, objectant : « Je n’ai pas appris la langue qu’il faudrait, papa ! Je ne sais pas l’inca, mais voilà des mois que je fais du nahuatl ! »
« Tu as appris en cachette à parler comme les Aztèques ? » dit-il, surpris. Il ajouta : « Je ne te crois pas. » Je souris et débitai une phrase en nathuatl, cette langue toute en chuintements et trilles perlés dont on n’aborde pas l’étude sans une véritable terreur. Je doute fort que Moctezuma XII eût compris ce que je disais mais mon père parut impressionné et il n’est pas homme à se laisser impressionner facilement.
Il demanda : « Qu’as-tu dit ? »
Je répondis fièrement : « Que je reviendrai à la maison ayant fait fortune au Mexique. »
Et je partis. C’était la veille du couronnement du roi Richard, mais je manquerais les réjouissances, mon bateau allait lever l’ancre. Je traversai l’Angleterre dans un train enfumé, monstre grondant et infect ; j’en descendis le lendemain tout couvert de suie, à Southampton. Sur les pancartes de la gare on pouvait lire « Port Mustapha ». Voilà presque soixante ans que les Turcs ont été chassés d’Angleterre mais le pays n’a pas encore réussi à se débarrasser de leurs noms païens. Cela prouve à quel point il est affaibli. Port Mustapha, vous vous rendez-compte !
LeXochitl était à l’ancre, face à la jetée. Et c’était un bateau magnifique.
Le Mexique est devenu la première puissance maritime du monde, devant la Russie et le Japon. J’ai entendu dire qu’au Pérou, les Incas s’affairent à présent à construire une flotte, c’est un épisode de la guerre des nerfs avec leurs rivaux mexicains. Quoi qu’il en soit, pour le moment, quand on traverse l’Océan, c’est sur un navire aztèque.
Ce que je voyais devant moi, c’était un superbe vapeur dont la coque blanche s’élevait fièrement au-dessus de l’eau, flanquée de deux roues à aubes, deux roues énormes, sans doute plus grandes qu’il n’était nécessaire, car les Aztèques ont toujours aimé l’ostentation. Sur les flancs du navire ils avaient peint les images, aux couleurs crues et trop brillantes, de leurs affreuses divinités. On voyait là l’horrible Huitzilopochtli à tête de crocodile, Xipe Totec, le Dieu Écorché, et Quetzalcoatl, le Serpent à Plumes. Près de l’étrave, la déesse-mère, Coatlicue, étalait son corps hideux. Elle est pour les Aztèques à peu près ce qu’est la Vierge Marie pour nous autres chrétiens, néanmoins j’ai peine à croire qu’ils puissent éprouver de la tendresse pour cette figure de cauchemar. Mais après tout, ces gars du Mexique sont bien libres de choisir les dieux qu’ils veulent honorer.
LeXochitl était sur le point d’appareiller. Tout un déploiement de toile flottait dans la brise et, bien entendu, la même collection de monstruosités sacrées se retrouvait sur les voiles peintes. Je savais que ces horreurs à la mâchoire carnassière étaient chargées de nous protéger pendant notre long voyage mais je n’en éprouvais qu’un maigre réconfort. Je passai sur mon épaule la courroie de mon havresac et me joignis à ceux qui embarquaient.
Mes compagnons de voyage étaient pour la plupart de riches Aztèques rentrant chez eux après avoir visité notre pittoresque Europe. Ils portaient leurs atours habituels, capes de plumes, bandeaux étincelants ornés de plumes eux aussi, pierres précieuses aux oreilles et aux narines, anneaux d’or aux poignets et chevilles. Il fut un temps où les Aztèques s’en tenaient comme tout le monde aux simples vêtements de l’époque, mais depuis que le Mexique est devenu une puissance mondiale, ils ont cherché à renouer avec nombre de leurs traditions, à l’exclusion toutefois des sacrifices humains. Et aujourd’hui ils se pavanent comme pour une mascarade, dans le riche accoutrement de leurs ancêtres sanguinaires.
Il y avait aussi à bord quelques Péruviens. Cela me surprit un peu car les relations sont toujours tendues entre le Mexique et le Pérou. Toutefois ce n’est pas la guerre, mais seulement une sorte d’hostilité glacée, et je suppose que les Aztèques sont heureux de rafler un peu d’argent aux Incas. Les Incas faisaient grise mine. Visiblement, ils n’appréciaient guère de rentrer chez eux sur un bateau étranger. Après tout, c’était bien leur faute, ils auraient dû se presser un peu plus pour se constituer une flotte. Ils étaient vêtus d’austères chasubles blanches sans aucune décoration, comme s’ils cherchaient ainsi à mettre en évidence la stupide vanité des Aztèques.
Les autres passagers, une vingtaine tout au plus, étaient de provenances très diverses : deux hommes d’affaires africains venaient probablement du Mali ; il y avait un petit marchand russe tout ratatiné, quelques Espagnols conversant en arabe, deux Turcs qui pouvaient être des ambassadeurs à la cour du roi Moctezuma ; un couple de touristes gros et gras originaires du Ghana ; et plusieurs citoyens des Hautes-Hespérides qui rentraient chez eux en faisant un détour. J’étais le seul Anglais à bord. Parmi ces gens au teint basané, du brun cuivré au noir le plus profond, c’était moi qu’on remarquait.
L’équipage aztèque nous fit monter à bord. On m’attribua dans l’entrepont, bien entendu, une cabine que j’allais partager avec trois autres voyageurs, trois Peaux-Rouges des Hespérides du Nord. Ils me firent un sourire engageant et me saluèrent poliment en turc, qui était – m’avouèrent-ils plus tard – le seul langage européen dont ils connaissaient quelques mots.
Je me serais coupé la langue plutôt que de prononcer une seule syllabe en turc. Aussi répondis-je en nahuatl.
Ils eurent l’air surpris, puis en colère, et finalement ravis. Ils saisissaient ma tactique : ils s’étaient adressés à moi dans la langue de ceux qui avaient été les maîtres détestés de l’Europe et je leur avais répondu dans la langue des Aztèques tout-puissants et haïs, qui non seulement régnaient sur le Mexique mais sur une grande partie des Hautes-Hespérides. C’était de bonne guerre ; leur malheur était le mien.
Après ça, notre entente fut parfaite.
L’un d’eux sortit une bouteille d’un alcool aztèque, cette liqueur ardente à base de jus de cactus fermenté. Avec un large sourire il me tendit le flacon.
Je ne raffole pas des boissons fortes. Les raisons qui m’y font toucher sont purement politiques ; je veux dire par là que, la religion des Turcs leur interdisant tout alcool, quiconque ne peut souffrir les Turcs prendra plaisir à en boire un verre. Il peut aussi m’arriver de boire par souci de courtoisie : lorsqu’un étranger me tend en souriant une bouteille, un étranger qui doit, pendant plusieurs semaines, partager avec moi une petite cabine, je ne saurais refuser son offre. Pourtant je ne recherche pas les vertiges de l’ivresse. Il est déjà très difficile d’aller droit son chemin dans la vie. Rien de tel que l’alcool pour vous faire trébucher.
Mais il y a les cas exceptionnels, quand politique ou politesse obligent. Donc, cette fois-là, je pris la bouteille, la portai à mes lèvres, et renversant la tête en arrière avalai juste assez d’alcool pour ne pas vexer mon compagnon. Je fis claquer ma langue en connaisseur et lui rendis son bien. Les trois Peaux-Rouges manifestèrent leur contentement en frappant du pied le sol de la cabine. Un moment plus tard, l’un d’eux sortait un couteau. Je me demandai comment j’avais pu l’offenser tout en me préparant à vendre chèrement ma vie.
Mais il ne songeait nullement à se battre. Il repoussa du pied le tapis de paille couvrant le sol de la cabine et traça d’un geste rapide une carte acceptable des Hautes-Hespérides. Puis le couteau creusa un X dans le plancher, à cinq centimètres environ au-dessus de la péninsule qui s’avance à l’extrémité sud-est du continent.
Il dit en nahuatl : « C’est là que nous habitons. »
J’acquiesçai d’un signe de tête.
Il demanda : « Tu viendras nous voir ? »
« J’aimerais bien. » Je tenais à être poli, mais pour l’instant je n’avais pas l’intention de mettre les pieds dans cette partie des Hespérides du Nord.
Il fit un cercle autour du X comme pour s’assurer que j’avais bien vu. « Ici, la maison. Près de la mer. »
Les autres frappèrent des pieds, ravis. La bouteille d’alcool réapparut.
Puis on me tendit le couteau.
Je supposai qu’ils voulaient maintenant que je leur montre où j’habitais. J’esquissai une carte des Iles Britanniques et marquai d’un X l’emplacement de Londres.
« Ah oui, dirent-ils, New Istanbul. »
Je corrigeai sèchement : « Londres. »
Dans leur nahuatl hésitant, ils s’excusèrent aussitôt, en hommes qui ont perdu eux aussi leur indépendance et savent ce que cela veut dire. Ils ajoutèrent : « Oui. Londres. Bien sûr, Londres. »
Je leur rendis le couteau. Le plus hardi des trois fit non de la tête en refermant mes doigts sur le manche. Un cadeau ? Non. Il fit le geste de lancer quelque chose vers le mur. Quoi ? Un jeu ? Oui, oui, un jeu. Une bonne partie de lancer-de-couteaux, pour passer le temps.
Eh bien, pourquoi pas ?
Comme tout garçon de bon sens, j’avais gaspillé dans ma vie bien des moments irremplaçables à faire des choses totalement inutiles telles que lancer des couteaux. Je soupesai celui qu’on me passait, l’étudiai un instant. Il était plus long que ceux auxquels j’étais habitué, avec un manche épais et lourd. Je refermai légèrement les doigts sur le métal froid. Ma main s’en alla prendre son élan derrière mon dos, puis d’un vif mouvement du poignet, j’expédiai la lame en direction de la cloison.
J’avais mal évalué la distance. Le couteau bascula, heurta du manche la poutre que je visais et rebondit brutalement. La lame tinta contre le plancher. Mes nouveaux amis sourirent, l’air un peu embarrassé. Je ramassai le couteau.
Quand on lance un couteau, le secret du succès est de le faire tournoyer de telle façon qu’il vienne frapper la cible pointe en avant et à bonne vitesse. Je calculai que mon couteau avait fait un demi-tour de trop. Je fis une seconde tentative.
Tchuuitt ! Cette fois la lame s’enfonçait dans le bois. Elle tenait bon. On me glissa un autre couteau dans la main. Je le lançai.
Tchuuitt ! Il alla se loger à deux centimètres du premier.
J’acceptai un troisième couteau, pliai le coude et lançai.
Tchuuitt ! Dans la cloison de la cabine, les pointes des trois couteaux marquaient les sommets d’un triangle équilatéral. Mes amis au teint cuivré m’acclamèrent follement. La bouteille d’eau-de-vie passa à la ronde. Mes compagnons arrachèrent leurs couteaux du mur et me prièrent de leur faire une nouvelle démonstration de mon adresse.
Tchuuitt ! Tchuuitt ! Tchuuitt !
Mon tir était au point. J’aurais pu passer tout le reste du voyage à enfoncer un couteau dans le mur juste à l’endroit où je voulais qu’il se place.
Les autres, chacun à son tour, prirent la relève. Il ne me fallut guère de temps pour me rendre compte qu’ils étaient des experts à ce jeu ; leur adresse valait la mienne et je ne trouvais là rien de surprenant. La surprise était de leur côté. Pas un instant ils n’avaient imaginé que je puisse être un concurrent sérieux. Je les sentais très impressionnés de découvrir qu’un Blanc pouvait manier leur arme avec tant d’habileté. Je récoltais le fruit de toutes ces heures où s’était gaspillée ma jeunesse.
Un peu plus tard, la bouteille était vide et la paroi de la cabine criblée d’encoches. Je trouvais que le voyage avait bien commencé.
Commencé ? C’était vite dit. Nous étions encore dans le port.
Quelqu’un poussa la porte. Un Aztèque arrogant avança la tête à l’intérieur de la cabine. Il n’avait pas même frappé. À la façon dont il était vêtu, à son air méprisant on aurait pu le prendre pour le frère cadet du roi Moctezuma. Il n’était pourtant qu’un simple garçon de cabine.
Il demanda sèchement, en nahuatl : « Vos papiers ? »
Lorsqu’il les eut en main, il les étudia un moment, puis nous les rendit d’un geste brusque, en les froissant. Il avait l’air de considérer les trois Peaux-Rouges comme du bétail, et moi comme un curieux animal à l’odeur particulièrement fétide. Il embrassa d’un coup d’œil hautain l’ensemble de la cabine, les couteaux, la cloison fendue, et sa grimace exprimait la conviction qu’on ne pouvait rien attendre de mieux de pareilles brutes. Puis il annonça : « Nous partons dans une demi-heure. Vous mangez quand la cloche sonne. »
Il sortit.
Un de mes amis expédia prestement son couteau vers la porte au moment où l’Aztèque la fermait. S’il avait été encore là, le couteau lui passait au travers de la pomme d’Adam ; ce qui nous fit bien rire.
Et voici l’enseignement à tirer de l’incident : les gens qui veulent régner sur les autres s’attirent leur haine. C’est vrai des Turcs en Europe, des Incas dans les Basses-Hespérides, des Aztèques dans tout le Nouveau Monde, des Russes en Russie. S’il arrive que vous apparteniez à une race de seigneurs, essayez donc, envers ceux que vous opprimez, d’un peu de courtoisie. Vous aurez ainsi une chance de vivre plus longtemps. Moi-même j’aurais bien embroché cet Aztèque ; pourtant il n’avait rien fait de plus que de me lancer un regard soupçonneux.
Quelques instants plus tard nous étions sur le pont, observant la manœuvre. Une fois l’ancre levée, les voiles s’enflèrent, se gonflèrent, et les roues à aube se mirent à tourner.
Je regardai une dernière fois la douce et verte Angleterre.
Puis leXochitl sortit majestueusement du port et se dirigea vers l’Océan sans fin. La corne retentit en un adieu sonore.
Je contemplai toute cette eau qui s’étendait devant moi. Loin, là-bas, le soleil plongeait dans la mer et la lumière dansait à la crête des vagues. Je partais vers un monde inconnu, que je savais différent de celui où j’avais vécu. Et j’aurais, dans ce monde nouveau, une chance de pouvoir réaliser mes rêves.
Quelqu’un me poussa du coude. C’était un des lanceurs de couteaux. D’un geste du menton il désignait un marin aztèque à l’imposante stature. Et il suggéra : « On le pousse par-dessus bord ? »
« Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée. »
Il redescendit du pont avec moi. Le bateau voguait vers l’Ouest. Cette nuit-là, je rêvai que j’entrais dans le palais de Moctezuma. Le roi me prenait par la main, m’appelait Dan, et m’assurait qu’il était très heureux de me recevoir dans son pays.