10. TAKINAKTU

Kuiu n’avait rien de la grande ville mais cela me suffirait. Après avoir vécu au grand air tout l’hiver je ne me serais pas senti très à l’aise dans un endroit comme Tenochtitlan.

Nous étions à présent dans un assez gros village de pêcheurs, d’environ deux mille âmes. Il se composait de grandes maisons de bois, de plus de trente mètres de long, chacune abritant une famille entière. D’élégantes embarcations étaient alignées sur le rivage. Devant chaque maison se dressait un mât totémique sculpté de figures fantastiques peintes de couleurs violentes.

Ces gens des Hespérides me surprennent. Je ne comprends pas d’où leur vient leur goût prononcé pour les monstres. Les dieux aztèques sont des images de cauchemar. Ici, à Kuiu, les monstres avaient des formes différentes mais l’effet était le même. C’est un art fondé sur l’épouvante. Ces crochets, ces griffes et ces becs, bien inoffensifs pourtant puisque gravés dans le bois des totems, étaient à peine supportables. Les pirogues s’ornaient de gueules grimaçantes. Même les couvertures et les vêtements étaient décorés de motifs saugrenus, aux couleurs criardes. Les masques rituels que je vis dans la plupart des maisons et qui exhibaient un bec menaçant ou un immense nez recourbé ajoutaient à l’atmosphère de terreur. Ces gens vivaient quotidiennement en la compagnie des démons. Et pourtant ils semblaient prospères, heureux et civilisés.

Le retour de Klagatch, qui avait été absent presque six ans, provoqua quelques remous au village. Sa femme, se croyant veuve, s’était remariée et avait maintenant deux jeunes enfants en plus des deux dont Klagatch était le père. La famille entière, y compris le mari supplémentaire, vint accueillir le guérisseur. La situation ne semblait gêner personne, et surtout pas Klagatch. Que feraient les deux hommes ? Se partageraient-ils l’épouse ? Ou bien Klagatch en prendrait-il une autre avec laquelle il vivrait très heureux ? Je ne suis pas resté assez longtemps au village pour le savoir. Quand j’ai quitté Kuiu, Klagatch en était encore au stade de la purification, un rituel auquel il lui fallait se soumettre avant de pouvoir renouer avec sa famille.

Nous étions les invités du chef Tlasotiwalis, qui habitait dans la plus grande maison, une sorte de grange de cinquante mètres de long. L’intérieur était divisé en petits compartiments sombres, chacun d’eux abritant un sous-groupe familial de trois ou quatre personnes. Des poissons séchés pendaient aux poutres ; au centre de la maison, le sol était creusé de trous où brûlaient des feux. Comme il n’y avait pas de fenêtres, la maison s’emplissait très rapidement de fumée, et de temps en temps on relevait quelques lattes de la cloison pour faire entrer un peu d’air pur. Le toit était haut et la seule lumière celle des feux, une lumière dansante, capricieuse. Je saisissais maintenant pourquoi ces gens vivaient dans une telle intimité avec les démons : dans leurs maisons le feu ne cessait d’animer des formes confuses. Des couvertures aux motifs étranges pendaient sur les murs, ornés aussi de plats de cuivre gravé, de masques affreux, de peaux d’ours et autres objets décoratifs qui tous trahissaient le goût de l’horrible.

Je ne comprenais pas la langue de ces gens et Klagatch était le seul ici à parler nahuatl, aussi les échanges étaient-ils fort réduits. Je leur souriais, ils me souriaient ; et tout ce que j’apprenais sur eux c’était la blancheur de leurs dents.

Ils nous traitèrent très courtoisement. Le premier soir on nous servit un énorme festin, les tables gémissaient sous le poids de dizaines de saumons. Je mangeai plus de saumon que je n’avais jusqu’ici mangé d’aucun poisson. C’est un mets de choix, à la chair rouge et savoureuse. Des plats de palourdes et de baies et des écuelles d’huile de poisson l’accompagnaient. Pendant que nous dînions, des chamans dansaient devant nous. Ils avaient à peine l’air humain avec leurs tuniques de peaux d’ours et leurs masques rouges, verts, ou jaunes au profil crochu, et quelques-uns d’entre eux atteignirent bientôt un état d’intense frénésie. Les Kuiuans paraissaient ravis. Plus la danse devenait effrayante, plus le moment où les chamans s’écrouleraient sur le sol semblait imminent et plus les spectateurs se réjouissaient. Je vis Tlasotiwalis frapper la table du poing en cadence, avec une jubilation manifeste.

Une seule personne resta solennelle durant la fête Takinaktu, la fille du chef. Elle se tenait assise près de Tlasotiwalis, les traits figés et l’air morose et son visage n’exprimait rien qu’un léger dégoût pour cette agitation bruyante et plutôt barbare.

J’avoue qu’au lieu de regarder les danseurs je passai une grande partie de la soirée à contempler Takinaktu. Comme je vous l’ai dit plus tôt en relatant ma brève et innocente entrevue avec la jolie fille d’une aubergiste mexicaine, j’ai tendance à tomber trop facilement amoureux. Il suffit que je pose mes regards sur un joli visage pour qu’immédiatement il deviennele visage qui hante mes rêves et m’emplit d’idées romantiques absurdes. Par chance je peux, en général, résister à cette fâcheuse disposition, et c’est pourquoi, à six mois de mon dix-neuvième anniversaire, je suis encore célibataire dans un monde où les mariages précoces sont la règle. J’ai su me souvenir que, des diverses qualités qu’on demande à la compagne de toute une vie, la beauté n’est pas la principale. Aussi ne suis-je pas tombé à genoux devant la fille de l’aubergiste pour lui déclarer un amour éternel, ni devant toute une théorie de filles presque aussi attirantes que j’ai rencontrées en Angleterre, ni même devant Takinaktu.

Mais parlons de Takinaktu.

Dix-sept ans, à un mois près en plus ou en moins. Environ un mètre soixante-dix, c’est-à-dire un peu trop grande pour un homme qui ne mesure pas tout à fait un mètre quatre-vingts, mais ce n’est pas grave. Le teint clair, pas du tout cuivré, mais plutôt comme celui des Chinoises par la couleur et la texture. Une chevelure sombre, raide, brillante. Des yeux noirs vifs et malicieux. Les pommettes saillantes, les lèvres charnues, le menton ferme, des joues à fossettes. Un corps bien fait et même athlétique.

Assis à la longue table, à demi asphyxié par l’odeur rance de l’huile de saumon et l’âcre fumée du feu, je tombai sur-le-champ amoureux. Elle était en face de moi, ne me regardant même pas, ce qui me permettait de la dévisager sans vergogne. Je me laissais aller à des divagations plaisantes et variées. Je m’inclinerais devant Takinaktu, nous ferions connaissance. Je lui raconterais mes voyages, mes aventures, comparerais ses charmes à ceux de Cléopâtre et d’Hélène de Troie et l’implorerais d’être mienne. Pour la première fois de ma vie j’imaginais Dan Beauchamp marié. Je voyais ma vie avec Takinaktu, la mince jeune fille aux cheveux noirs riant à mes côtés, une fille aussi forte que moi, capable de nager loin, de courir vite, de gravir les montagnes, d’abattre l’élan d’un trait de son arc. Nous nous taillerions un empire quelque part dans cet énorme continent. Elle régnerait avec moi en pompe et en majesté. Oh, un homme de mon âge peut être incroyablement fou quand il laisse vagabonder ses pensées !

Je contraignis brutalement mon esprit à revenir sur terre et à considérer que Takinaktu et moi ne parlions pas la même langue. Je me dis qu’elle était ignorante et sauvage, incapable de lire et d’écrire, puant probablement l’huile de poisson en permanence, s’accommodant fort bien de son petit village aux hideux mâts totémiques, aux masques horribles, et sans doute déjà fiancée à un jeune homme bien musclé, le futur chef du clan. Nous n’avions, elle et moi, certainement rien en commun, moi un garçon de Londres, elle une fille de l’extrême Ouest des Hespérides !

Et cependant, elle était merveilleuse, et elle hanta mes rêves, cette nuit-là, comme je dormais d’un sommeil agité, dans un des compartiments de la grande maison de bois à l’odeur de fumée.

Au matin, je me trouvai livré à moi-même. Klagatch conférait avec les chamans et Manco Huascar avait disparu. Puisqu’il n’y avait personne au village à qui je pouvais parler, j’allai me promener sur la plage et jeter un coup d’œil à la Mer Occidentale.

Pendant longtemps je fixai des yeux son immensité grise, m’émerveillant de penser que les terres légendaires de Cathay et du Japon s’étendaient là-bas, quelque part. Je me sentais bien loin de mon pays. Mon cœur battait un peu plus fort que d’habitude. Puis j’entendis des pas derrière moi.

Takinaktu apparut.

Elle avait une cape de daim, du genre poncho, des guêtres de daim et des mocassins. Elle tenait à la main une coiffure de paille tressée. Et si le soir précédent, pendant le repas de fête, elle avait semblé maussade et boudeuse, elle me fit cette fois un sourire dont la douceur m’envahit si délicieusement que je sentis fléchir mes genoux.

Mes joues s’empourprèrent. Toutes les idées stupides qui m’étaient passées par la tête le soir précédent revinrent à la charge ; mais je me rendais compte qu’elles étaient stupides à présent que je me tenais là, en face de Takinaktu.

Si par miracle elle avait pu lire mes pensées, comme elle aurait ri de ma sottise !

Je souris plutôt timidement et dis : « Hello, Takinaktu ! »

Elle demanda : « Hello, c’est de l’anglais ? »

« Exactement. Et le premier mot d’anglais que je prononce depuis… »

Je m’arrêtai soudain, perdu dans le labyrinthe des confusions linguistiques.

J’avais dit bonjour en anglais. Elle avait alors parlé turc. J’avais répondu en nahuatl.

Turc ? Qu’est-ce qui lui prenait de parler turc ?

Un instant je pensai que c’était un mauvais rêve dû à l’abus de saumon au dîner de la veille. Dans la langue mexicaine je demandai lentement, d’une voix forte et bien articulée : « Parlez-vous nahuatl ? »

« Non, répondit-elle en turc. Mais je parle turc. »

Je pense que vous n’êtes pas sans avoir remarqué que je nourris un certain préjugé patriotique contre tout ce qui est turc, y compris le langage. Cependant, comme tout Européen raisonnablement cultivé, jecomprends le turc. C’est une langue internationale même si je répugne à l’admettre. Mais dans ma bouche, les mots turcs sont comme du fiel.

Cette fois il me fallait parler turc ou ne pas parler du tout avec Takinaktu : vous devinez sans peine l’issue de ce conflit. Mes cordes vocales vibrèrent de sons inhabituels et cela donna en turc : « J’ai peine à en croire mes oreilles. Comment se fait-il que tu aies appris le turc, Takinaku ? »

« Des marchands russes me l’ont enseigné. Ils m’ont apporté un livre pour que je puisse l’étudier, et à présent, chaque fois qu’ils reviennent, je parle turc avec eux. »

« Mais pourquoi t’être donné tant de peine ? À quoi cela peut-il bien te servir ici ? »

Takinaktu me fit à nouveau son sourire enchanteur. « C’est que, dit-elle de sa voix douce, un peu voilée, infiniment délicieuse, c’est que je voulais lire Shakespeare dans le texte. »

On aurait pu me taper sur la tête à coups de saumon fumé jusqu’à m’enfoncer d’un mètre dans le sol que je n’aurais pas protesté tant j’étais abasourdi. Cette fille du bout du monde qu’une minute plus tôt je considérais comme une illettrée, une sauvageonne à l’odeur forte d’huile de poisson, voilà qu’elle me stupéfiait doublement. D’abord en déclarant qu’elle avait appris la plus importante des langues européennes et ensuite que c’était afin de pouvoir lire les œuvres du plus grand poète anglais.

Je restai un moment bouche bée.

« Tu es anglais ? demanda-t-elle. Tu as vécu près de Westminster Abbey et de la Tamise ? Tu as vu jouer les pièces de Shakespeare ? » Les mots se pressaient à ses lèvres.

Je ne suis pas un étudiant en littérature, mais quel est l’Anglais qui n’a pas été soumis à sa dose de Shakespeare ? Je dis : « Oui, bien sûr, j’ai vu du Shakespeare. J’ai vu Jules César etMacbeth etSoliman le Magnifique. Et en classe nous avons étudiéOsman le Grand etHamlet. »

Les yeux de Takinaktu brillaient : « Tu n’as jamais vu La Chute de Constantinople ? »

« Non », dis-je. Et elle se mit à en réciter des passages. Je dois admettre que, turc ou pas turc, c’est de la poésie sublime. Shakespeare, comme tout Anglais du XVIe siècle, dut se soumettre à la loi qui exigeait qu’on utilise la langue des conquérants, mais parce qu’il était Shakespeare il usa en virtuose d’une langue qui n’était pas la sienne. Ses vers frémissent de vitalité. On dit qu’il a détesté écrire des pièces contant les triomphes des sultans, qu’il aurait préféré parler de Richard III, du Roi Jean, d’Henri IV, nos rois anglais avant la conquête turque. Mais il a parlé des Turcs et en turc, et c’est si beau que les Turcs le révèrent et rougissent à la pensée qu’il est anglais.

Takinaktu continua longtemps à déclamer les vers magnifiques, avec les inflexions de voix qui s’imposaient, et presque aussi bien qu’une véritable actrice. Lorsqu’elle s’arrêta il y eut un moment de silence embarrassé. Puis elle se tourna vers moi, le visage rose d’excitation, et dit : « Ce doit être merveilleux de vivre en Angleterre. Si tu savais comme je voudrais m’en aller loin d’ici ! »

J’aurais dû alors lui saisir les mains et crier : « Viens, Takinaktu. Partons ensemble ! » Mais je ne fis que bredouiller : « Je n’aurais jamais pensé trouver ici une spécialiste de Shakespeare. »

Elle rit : « Ce sont les Russes qui sont à blâmer. S’ils n’étaient pas venus, je serais semblable à tous ceux de ma tribu. Mais j’ai lu leurs livres ; j’ai bu le poison ; et maintenant je hais la vie qu’on mène ici. Écailler le poisson, festoyer, sculpter ces horribles masques… crois-tu que j’accepterai de passer ainsi le reste de mes jours, dans ce petite village ? Je veux voir le monde, Dan ! Je ne suis jamais allée nulle part. Je ne peux que m’asseoir sur la plage, à lire et à rêver d’évasion. »

« Alors pourquoi ne t’échappes-tu pas ? »

« Je suis la fille du chef, c’est-à-dire quelqu’un d’important. Mon père enverra à mes trousses la moitié du village. »

« Si tu t’éclipsais discrètement, ils ne te rattraperaient pas. »

« Peut-être. Ou encore si je m’embarquais clandestinement sur un cargo russe. Mais j’hésite. Je sais ce que je devrais faire, ce que commande mon destin, et cependant je n’obéis pas. »

Son regard me fixait intensément. Son visage trahissait la violence de son trouble. Ce que je ressentis alors est difficile à décrire. Cette fille, née à quatre mille kilomètres de Londres, elle était une partie de mon âme, comme si, dans quelque mystérieux passé, nous n’avions formé qu’un seul être. Je retrouvais cette impatience, cette ardeur à découvrir ce qui s’étend au-delà de l’horizon et aussi cette répugnance à s’embarquer pour la grande aventure. J’avais moi-même connu les hésitations, le regard tourné vers la mer et la crainte qui vous retient au rivage jusqu’au jour où j’avais su que le temps était venu.

Je tremblais donc d’émotion contenue en bavardant avec Takinaktu. Elle était la preuve vivante qu’il ne faut pas se fier aux premières impressions. Cette fille au goût subtil, à l’intelligence aiguë, plus cultivée que moi, débordant d’idées, de rêves et d’espoirs, comme elle ressemblait peu à la pauvre fille fruste que j’avais un instant imaginée ! Il y avait en elle une énergie farouche qui trouverait un jour son emploi. Takinaktu, assise au bord de la mer tempétueuse, lançant aux vagues en colère les vers immortels de Shakespeare, c’était une vision qui me ravissait.

Notre conversation dura plus d’une heure. Elle me confia ses rêves, et des choses qu’elle n’avait encore jamais dites à personne, m’avoua combien elle désirait visiter le monde et en goûter les merveilles et quelles aspirations ardentes bouillonnaient en elle, alors que ses jours devaient s’écouler dans ce village de pêcheurs. Et je lui dis que j’avais été comme elle, et qu’enfin je m’étais embarqué pour le Mexique et je lui racontai tout ce qui m’était arrivé. Durant cette heure passée avec elle la joie était en moi comme une fièvre. En elle aussi car je voyais son visage rougir et ses paupières battre.

Nous devînmes si proches par l’esprit qu’il nous semblait vraiment que nous nous étions connus au berceau. Et cette intimité soudaine nous fit peur. Takinaktu fut la première à s’effrayer de l’exaltation de nos propos et abandonna les sujets qui nous tenaient tellement à cœur pour un bavardage plus impersonnel. Il me fallut bien lui dire, en réponse, de semblables banalités. Elle me parla des affaires locales, du climat, de l’histoire du village, d’autres choses encore tout aussi insignifiantes.

J’étais amoureux ; et cette fois pour de bon, j’en étais sûr. Je me félicitais à présent d’être resté à distance des filles d’aubergistes. J’aurais bien pu m’établir comme fermier dans le Shropshire, l’année précédente, et ne jamais venir sur ce rivage perdu. Sur ce rivage où j’avais trouvé l’autre moitié de moi-même, s’il est vrai, comme dit la sagesse grecque, qu’à l’aube de l’humanité l’homme et la femme, primitivement confondus, ont été séparés en deux et que depuis ce temps les deux moitiés solitaires cherchent à se réunir.

Une fois au village, Takinaktu me pria de l’excuser et entra dans une des maisons, me laissant seul avec mes fantasmes. Je restai un long moment immobile, comme médusé. Des enfants du village qui sans doute n’avaient jamais vu d’hommes aux cheveux blonds, vinrent me contempler, les yeux grands ouverts d’étonnement. C’est ici le pays des sombres chevelures, et les Russes, seuls visiteurs, sont aussi bruns que les indigènes. Depuis mon départ de Tenochtitlan, j’avais laissé pousser ma barbe et dans le pâle soleil de mars mon visage était tout auréolé d’or, ce qui expliquait, sans doute, l’air fasciné des gamins.

Manco Huascar vint vers moi pendant que j’étais encore en extase et me donna une claque dans le dos en demandant : « Es-tu malade ? »

« Moi ? Non. Pourquoi ? »

« Tu as l’air bizarre. »

J’aurais bien aimé annoncer à l’Inca que j’étais amoureux. Mais je n’ai jamais considéré Manco Huascar comme un homme avec lequel partager des confidences. Durant tous ces mois, depuis qu’au Mexique il m’avait salué de la pointe de son javelot, aucune réelle intimité n’avait pu s’établir entre nous. Nous n’étions pas des amis mais seulement des compagnons de voyage, et je ne savais rien de lui, ni son âge, ni pourquoi il avait quitté le Pérou, ni si, là-bas, il avait aimé, s’il était ou non marié, pas plus que ce qu’il cherchait en errant par le monde. Aussi me parut-il préférable de ne pas parler de Takinaktu pour le moment.

Pour cacher mon embarras, je demandai : « Où étais-tu ? »

« Je discutais avec le chef Tlasotiwalis. Viens un peu à l’écart afin que les enfants ne puissent nous entendre. Il se trame quelque chose dans cette région et peut-être pourrons-nous en tirer profit. »

Nous avions regagné la plage et, adossé à une pirogue, j’écoutais l’Inca. Il avait fait des découvertes, ce matin-là, dans la maison du chef. Il semblait que les indigènes projetaient de se soulever contre les marchands russes.

Les Russes sont venus pour la première fois dans cette région il y a environ deux cents ans. Ce n’était pas pour eux un voyage difficile puisqu’ils avaient depuis longtemps le contrôle de la moitié Est de l’Asie et qu’il leur a suffi de traverser la mer en partant de Sibérie. D’abord, leurs relations avec les gens de la côte ont été simplement commerciales ; ils échangeaient des fusils, des étoffes, des perles, des bouilloires de cuivre et autres choses du même genre contre des peaux et fourrures de loutre et de castor, très demandées en Europe pour la fabrication des manteaux et des capes. Les hachettes avec lesquelles ceux d’ici sculptent leurs mâts totémiques leur ont été fournies par les Russes.

Et les Russes, de simples visiteurs qu’ils étaient, en sont arrivés peu à peu à exercer un contrôle politique. Ils ont établi le long de la côte des comptoirs commerciaux qui sont devenus des villes puissantes. Aujourd’hui ils donnent des ordres aux chefs indigènes, et les chefs obéissent, et la région tout entière tend à devenir une colonie russe. Toute tribu qui se rebellerait serait condamnée à retourner à un mode de vie très primitif.

Personne n’aime dépendre d’un maître étranger. Cependant, une telle situation durait depuis si longtemps que généralement, des deux côtés, on en était arrivé à la trouver normale. Mais ici il n’y avait que quelques Russes et beaucoup d’indigènes, et le chef Tlasotiwalis commençait à ronger son frein.

« Il veut imposer un ultimatum aux Russes, disait Manco Huascar. Ou bien ils mettent fin à leurs manœuvres pour dominer son peuple ou bien il les jettera à la mer. Il en a la ferme intention. C’est un homme impatient, fougueux, et qui a de grandes idées. »

Je pensai que sur ce point sa fille lui ressemblait beaucoup.

Je demandai : « En quoi ces querelles peuvent-elles nous êtres bénéfiques ? »

Le Péruvien sourit. « Deux solutions sont possibles : ou bien avertir les Russes de ce qui se trame et exiger d’eux une forte récompense, ou bien partager la fortune de Tlasotiwalis et l’aider à chasser les Russes. Ensuite il aura besoin de conseillers avisés, cela nous permettra de gagner ici une grande influence. Nous ferons ce que les Russes n’ont jamais pris la peine de réaliser : nous réunirons toutes ces bourgades éparpillées sur la côte en une solide nation. »

« Je n’aime pas du tout l’idée de trahir ces gens au bénéfice des Russes. »

« Moi non plus, dit vivement Manco Huascar. Ce ne sont que propos en l’air. » Mais il ne les aurait pas avancés s’il ne les avait pris au sérieux et je crois qu’il aurait été tout à fait disposé à trahir Tlasotiwalis si je n’avais protesté.

Nous discutâmes d’un plan. Puis Manco Huascar m’emmena voir le chef.

Après avoir passé une bonne partie de la matinée en conversation passionnée avec Takinaktu, l’écoutant me raconter combien elle détestait la vie du village, je ressentis quelque gêne à me trouver en face de son père. Mais bientôt j’oubliai la jeune fille, pris dans le filet d’intrigues serrées que tissait ce grand diable d’homme.

En langage de gestes, additionné de grognements expressifs et ponctué de quelques mots aztèques, Tlasotiwalis suggéra que Manco Huascar et moi allions en mission d’espionnage dans l’enclave russe. Nous pourrions y pénétrer en nous faisant passer pour des diplomates en déplacement, et là nous faire une idée précise des forces russes, noter combien il y avait d’hommes et combien de fusils. Ainsi, par comparaison, Tlasotiwalis pourrait-il prendre la mesure de ses propres forces.

Quand nous fûmes tout à fait certains de ce qu’on attendait de nous, et que notre accord eut été donné par signes, le chef appela quelques jeunes gens du village pour nous conduire dans la zone russe. C’était à huit ou dix kilomètres au Nord, le long de la côté. Nous partîmes en canot et le voyage nous prit tout l’après-midi. Manco Huascar et moi nous aidâmes à échouer le canot, puis nous nous dirigeâmes vers le poste russe, entouré d’une forte palissade. Manco me souffla : « Je suis ton domestique. Autrement, ils se demanderaient pour quelle raison je t’accompagne. »

Une porte s’ouvrit dans l’enceinte. Devant nous se tenaient deux Russes en armes et couverts de fourrures. Je m’inclinai courtoisement devant ces représentants du Tsar et leur dis en anglais : « Bonjour, messieurs, je suis Sir Daniel Beauchamp, du ministère des Affaires Étrangères de Sa Majesté, chargé d’une mission d’inspection transcontinentale et j’aimerais pouvoir visiter ces lieux. »

« ? », dirent-ils en russe.

Comme je m’y étais attendu, il me fallait parler turc ; ce que je fis avec un fort accent cockney, une façon comme une autre de prendre ma revanche sur ce langage détesté. Une fois de plus je me présentai. Ils se regardèrent, indécis, marmonnant quelque chose en russe. Puis l’un d’eux fit demi-tour et s’éloigna à l’intérieur de l’enceinte.

Il revint quelques minutes plus tard en compagnie d’un Russe d’un certain âge, à la barbe noire, au ventre confortable et au visage plissé, enveloppé dans un manteau de fourrure vaste comme une tente, et portant des bottes de cuir montant jusqu’aux hanches. Il sentait l’ail à plein nez. Ses petits yeux s’attardèrent sur moi et je fus interloqué de l’entendre dire en anglais : « Je suis Fyodr Ivanovitch Golubov, et je vous souhaite la bienvenue dans notre village. Heureux de faire votre connaissance, Sir Daniel. Votre compagnon est… ? »

« Mon serviteur, dis-je sans hésitation. Un esclave péruvien que j’ai acheté au Mexique. Nous faisons un tour des Hautes-Hespérides pour le compte de Sa Majesté le roi Richard. »

« Richard ? Mais votre roi, c’est Edouard », dit Golubov, mâchonnant ses mots comme des tablettes de chewing-gum.

Je dis : « Edouard est mort à la Pentecôte. Richard a été couronné roi cet été. »

« Dommage. Votre roi était quelqu’un de très bien. J’ai servi des années dans votre pays. Corps diplomatique. Avant d’être transféré dans cet endroit battu des vents. Nous parlerons longuement de l’Angleterre, Sir Daniel, lorsque vous serez mon hôte. Mais d’abord, je vous prie, vos lettres de créance. »

J’aurais voulu pouvoir rentrer sous terre. Golubov, un ancien diplomate qui avait été en poste à Londres ? Dans ce cas il connaissait le protocole, les subtilités de l’étiquette. Et moi qui en ignorais tout ! Je me tenais là, cherchant désespérément mes mots, attendant que vienne l’inspiration. Elle vint enfin. Je m’écriai : « Mille pardons, Fyodr Ivanovitch, mais je dois avouer que mes papiers ainsi que la plupart de mes bagages ont été perdus dans un accident sur le Mississippi, et c’est pourquoi vous me voyez en cet état, barbu et mal vêtu. Cependant, si vous avez des doutes, envoyez une lettre à Londres. La réponse vous rassurera. »

« … Dans six mois ! En attendant vous voici, demandant à être admis parmi nous. Comment puis-je savoir si vous êtes ce que vous prétendez être, ou si vous ne seriez pas plutôt un espion ? Supposez que je vous accueille ici et qu’il se révèle que vous m’avez trompé ? Ah, non, mille regrets, Sir Daniel, mais vous n’entrerez pas. »

Cela semblait définitif. J’étais prêt à abandonner et à retourner à Kuiu pour y annoncer mon échec. Puis j’eus une seconde inspiration. Je pensai à mon beau-frère russe qui avait jadis fait partie du personnel de l’ambassade de Russie à Londres.

Je dis vivement : « Fyodr Ivanovitch, je peux me recommander de quelqu’un que vous connaissez peut-être : Constantin Nikolaievich Kropotkin, qui a appartenu un certain temps au corps diplomatique du Tsar à Londres – je veux dire, à New Istanbul. »

Il réfléchit. Les lourdes paupières descendirent sur les petits yeux brillants. « Un homme grand et mince ? À la barbe pointue ? Le port élégant ? Aimant les dames ? »

« Exactement ! »

« Oui, je me souviens de lui. Un de nos plus jeunes attachés. Un certain temps, avez-vous dit ? Il n’est donc plus à New Istanbul ? »

« Il a été rappelé à Moscou il y a quelques années. Je l’ai rencontré là-bas dans les milieux diplomatiques. Il est maintenant le mari de ma sœur. »

« Vraiment ? » dit Fyodr Ivanovitch. Il me donna sur l’épaule une claque vigoureuse. « Allons, entrez, Sir Daniel. Entrez ! Venez donc ! »

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