5. TENOCHTITLAN L’ORGUEILLEUSE

La route grimpait maintenant en pente raide. Nous montions vers les plateaux de l’intérieur du Mexique. Et pour ma part je quittais sans regret l’atmosphère étouffante des basses terres. L’air devenait pur et frais, parfois même un peu trop frais à mon gré, quoique bien préférable aux vapeurs nauséeuses qu’on respire le long de la côte.

Nous étions à présent dans la province de Cuauhtochco et nous dirigions péniblement, coupant le pays en son milieu, vers Tenochtitlan l’étincelante. En approchant de chez lui, Quéquex devenait moins bavard. J’avais désormais rarement droit à ses réflexions philosophiques. Peut-être était-il fatigué, ou même un peu anxieux, dans l’ignorance de la réception qu’on lui réservait à la cour.

Toutefois, le soir, lorsque que nous nous arrêtions dans une auberge du chemin, il se mettait volontiers à me parler de la mythologie aztèque. Quelques bols de chocolatl lui déliaient la langue et il me racontait l’histoire des Sept Cavernes, d’où venaient les Aztèques et les autres Mexicains, et le paradis qu’ils avaient abandonné pour le Mexique. J’écoutais avec intérêt. J’ai toujours aimé les récits légendaires. Il me raconta aussi comment le roi Moctezuma I, cinq cents ans auparavant, avait envoyé des messagers aux Sept Cavernes, avec mission de retrouver les secrets de la tradition et d’honorer Coatlicue, la mère du dieu Huitzilopochtli, qui habitait encore en ces lieux. Et les messagers découvrirent que ceux qui vivaient là, les fidèles de Coatlicue, étaient tous immortels. La déesse-serpent demeurait en haut d’une colline que les envoyés de Moctezuma voulurent gravir, mais ils s’enfoncèrent jusqu’aux genoux dans le sable et ne purent avancer. « Que vous arrive-t-il, ô Aztèques ? demandaient ceux qui servaient Coatlicue. Pourquoi êtes-vous aussi lourds ? De quoi vous nourrissez-vous ? » Et les messagers dirent aux immortels : « Nous mangeons les nourritures qui poussent dans nos champs et nous buvons du chocolatl. » Les immortels leur répondirent : « Aliments et boissons de ce genre, mes enfants, vous font un corps si pesant que vous voici à peine capables d’atteindre l’endroit où vécurent vos ancêtres. Ces nourritures seront cause de votre mort. »

Les messagers attendirent en bas de la colline pendant que les immortels allaient chercher la hideuse Coatlicue. « Soyez les bienvenus, mes fils », s’écria la déesse ; les Aztèques lui offrirent des présents et lui dirent leur infortune : ils ne vivaient pas plus de cinquante ou soixante ans. Elle leur raconta comment ses serviteurs changeaient d’âge à volonté : quand ils grimpent sur la colline ils vieillissent, mais ils rajeunissent quand ils redescendent. « Il nous est facile d’être jeunes, dit-elle. Si vous vous sentez vieux et las, c’est à cause de ce chocolatl que vous buvez, de ces aliments dont vous vous gavez. Ils vous alourdissent et vous affaiblissent. Vous vous laissez corrompre par l’abondance ; ces étoffes, ces plumes, ces richesses, c’est à tout cela que vous devez vos malheurs. »

Et les prêtres pleurèrent – les prêtres envoyés par Moctezuma en ambassadeurs, qui ne pouvaient pas escalader la montagne pour revoir les lieux de leur origine. Puis ils firent demi-tour et regagnèrent Tenochtitlan.

« Nous n’aurions peut-être pas dû quitter les Sept Cavernes », dit Quéquex, avalant une gorgée de chocolat et se frottant l’estomac. « Mais qui sait s’il n’est pas préférable de manger, d’engraisser, de mourir au niveau des hommes ordinaires plutôt que de vivre éternellement sur les hauteurs où règne Coatlicue ? »

Je sentis qu’il attendait une réponse. Et je dis : « L’important, c’est d’être toujours en éveil, toujours en route et en action, de voir, d’apprendre, de découvrir. À quoi sert l’immortalité si on doit la passer sur la même vieille montagne ? »

« C’est vraiment ce que tu penses ? »

« Certes. »

« Très bien. » Quéquex se pencha vers moi et me frappa le genou d’un doigt impérieux. « Souviens-toi toute ta vie de ce que tu viens de dire. Le voyage, la découverte, voilà pour quoi l’homme est fait. Je ne monterai pas sur la colline de Coatlicue tant que je n’aurai pas vu les palais étincelants de Cathay. Et toi, jeune Anglais parti à l’aventure, tu es déjà sur la bonne voie. Ne t’en écarte pas. »


Au matin, la jument de Quéquex refusa de porter sa charge un jour de plus. Il la vendit pour acheter aussitôt un nouveau destrier. Et la chevauchée continua. Les villes à présent étaient plus rapprochées, désormais de vraies villes et non plus des villages, de sorte que nous devions parfois progresser laborieusement par des rues très encombrées. Je découvris non sans surprise que trois ou quatre de ces cités aztèques avaient plus d’habitants que Londres. Bien sûr, ce qui compte à Londres, ce n’est pas seulement la population actuelle ; la ville a aussi deux mille ans d’histoire : César a parcouru ses rues ; et le roi Arthur, Harold de Wessex, Jacques le Valeureux, et beaucoup d’autres héros, inconnus de ces Mexicains au nez en bec d’aigle. Néanmoins Londres aujourd’hui ne peut se targuer de dépasser les cent mille habitants. Ces villes aztèques dont je pouvais à peine prononcer les noms étaient deux fois plus peuplées.

Une des plus belles cités s’appelait Cholula, un nom facile, cette fois. Je la découvris de nuit, scintillante des lumières électriques qui éclairent toutes les grandes villes des Hespérides. J’éprouvai à sa vue une émotion violente, c’était comme une main qui me tordait le cœur. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Je restai un moment stupéfié. Cholula ! Une simple ville de province ! Mais alors, Tenochtitlan ? Quelles merveilles n’auraient-elles pas à m’offrir.

Alors que nous arrivions, une fête religieuse se déroulait dans les rues de Cholula. Des prêtres en surplis de coton avançaient en procession, les uns munis de trompettes, d’autres de flûtes, d’autres encore de tambours. L’odeur de l’encens était épaisse et douce. Quéquex et moi nous suivions le cortège, au long de la grande avenue. J’étais trop fasciné pour m’inquiéter un seul instant de l’endroit où nous pourrions passer la nuit et Quéquex semblait disposé à me laisser satisfaire pleinement ma curiosité. Je vis au loin une pyramide colossale. Plus d’une centaine de marches conduisaient à un temple bâti au sommet. Les prêtres vêtus de blanc en gravissaient les marches et je pensai que nous arrivions au moment le plus solennel de la cérémonie. Sur la vaste place, au pied de la pyramide, des dizaines de milliers de Cholulans se tenaient coude à coude ; je n’avais jamais vu auparavant autant d’êtres humains rassemblés ; un océan de têtes ballottées par la vague, une mer de visages peints : le spectacle était impressionnant.

Je chuchotai : « Est-ce qu’ils vont arracher le cœur d’un homme, là-haut ? »

« Il n’y a pas de sacrifices humains sur la Grande Pyramide de Cholula », dit sévèrement Quéquex.

Toutefois remarquez bien comment s’exprimait le vieux renard : il ne déclarait pas carrément que les Aztèques avaient renoncé à leurs sanglantes coutumes ; il niait simplement que ces mœurs sauvages fussent encore respectées en cet endroit. Officiellement, les Aztèques proclament que les sacrifices humains sont abolis depuis le XVIIe siècle. Le Mexique est visiblement florissant et civilisé. Mais ses dieux n’en sont pas moins avides de sang. Je ne serais guère étonné d’apprendre que dans les petites villes de l’arrière-pays on observe encore les anciens usages : les poignards d’obsidienne jettent leur éclair glacé et Huitzilopochli reçoit l’offrande écarlate.

Quéquex m’expliqua que ce temple était consacré à Quetzalcoatl, le dieu austère de la paix auquel on ne sacrifiait que perdrix, colombes et autre gibier. Il n’alla pas jusqu’à affirmer qu’on en avait terminé avec tout sacrifice humain. Mais j’étais à peu près certain que jamais on ne laisserait le regard d’un infidèle surprendre l’accomplissement de tels rites et je ne devais pas m’attendre à ce que mon ami m’en parle.

La cérémonie se terminait. La foule se dispersa. Nous n’eûmes pas de peine à trouver une chambre dans un vaste hôtel qui avait aussi une écurie pour nos chevaux. Nous étions libres à présent de visiter Cholula.

Je perdis un peu de mon enthousiasme. Les lumières électriques m’éblouissaient, me frappant d’une étrange angoisse. À Londres, bien sûr, Buckingham Palace, la demeure de la Reine, et les « Houses of Parliament » où se réunissent les députés sont maintenant éclairés à l’électricité. Mais je n’avais encore jamais vu une ville tout entière ainsi illuminée. Le spectacle était pour moi si bouleversant que mes genoux fléchirent et que des mots montèrent à mes lèvres qui ressemblaient à une prière. Cholula n’était pourtant qu’une ville de moyenne importance, cinq cent mille habitants. Cholula… Temples et tours, statues géantes, air de puissance et de richesse. C’est avec une crainte respectueuse que j’attendrais désormais de voir la fière Tenochtitlan.

Le lendemain matin, Quéquex voulut partir de bonne heure. La route de montagne empruntait un col ; et passait, glacée et plutôt sinistre, entre deux pics enneigés. Il y avait un tunnel pour les voitures mais les cavaliers devaient prendre l’ancienne voie. En dépit de l’air raréfié et du froid qui nous pénétrait jusqu’aux os, je n’eus pas à le regretter ; à midi, après avoir parcouru environ vingt-cinq kilomètres, je me trouvai soudain, au tournant de la route, face à une montagne plus prodigieuse que tout ce que j’aurais pu imaginer.

« Le Popocatepetl, dit Quéquex tranquillement. La montagne qui fume. »

Popo était stupéfiant. Un cône dont les flancs d’une blancheur de neige luisait d’un éclat aveuglant. Son sommet, zone sombre et cendreuse, vomissait des fumées. Je croyais voir danser des flammes, langues rouges léchant le bord du cratère, mais c’était peut-être simplement un tour que me jouait mon imagination exaltée. Je retins mon cheval noir, et un instant retins aussi mon souffle. On dit qu’il y a en Suisse de belles montagnes. Malheureusement pour aller d’Angleterre en Suisse il faut traverser la France et l’Italie ou les États Teutoniques, et mon sang anglais bouillonne dans mes veines à la pensée de passer ne serait-ce qu’un seul jour dans des pays qui ne jurent encore que par le Coran. Aussi ai-je renoncé à voir les Alpes. D’ailleurs, même si j’avais pu faire abstraction de mes principes religieux, mes parents ne pouvaient se permettre d’envoyer leur fils voir le monde en touriste. Une fois, pendant mon adolescence, j’ai passé des vacances au Pays de Galles et vu le mont Snowdon qui, à sa façon, ne manque pas de grandeur. Mais l’allure du mont Snowdon n’a rien à voir avec celle de Popo ; et auprès de la masse écrasante de ce volcan monstrueux, le fier sommet du Pays de Galles ferait triste figure.

Je commençais tout juste à m’habituer à l’énormité du Popocatepetl lorsque mon compagnon me saisit par le bras. « Regarde. » Clignant des yeux dans le soleil de midi je vis dans le lointain une autre montagne recouverte de neige.

« L’Ixtaccihuatl, me souffla-t-il. La femme blanche. L’épouse du soleil. Popo est son gardien. »

Je me pris à souhaiter n’être jamais venu au Mexique. C’était trop grand, trop saisissant pour un garçon qui a vécu dans une petite île aux paysages modestes. Quéquex me parlait maintenant de ces montagnes, de l’éruption de 1450 : une pluie de cendres et de braises avait atteint Tlaxla, à cinquante kilomètres ; il gisait des rivières de lave, la terre ébranlée, grondante. Nous avancions à pas précautionneux entre la paire de volcans redoutables. Les sabots de mon cheval tambourinaient sur la route et je ne pouvais m’empêcher de craindre que le géant endormi ne s’éveille à leur bruit, vomissant un feu liquide qui recouvrirait tout, détruirait tout.

Nous passâmes la nuit dans un lieu appelé Huexotzingo. Puis, le jour suivant, nous dûmes franchir un autre col et si élevé celui-là que le nez me piquait à chaque inspiration. Nous avions toujours, à droite et à gauche, Popo et Ixta. Mais ce matin-là un nouveau panorama s’offrit à moi, si merveilleux que les larmes me jaillirent des yeux.

Largement étalé devant moi, je découvrais le grand lac du Mexique, et au long des rives les villes tentaculaires, et parmi elles, sur la lagune, la plus grandiose de toutes, l’orgueilleuse Tenochtitlan.

« Tu vois, dit Quéquex, tendant le bras. Le grand lac, c’est le lac Texcoco. Là, au sud, le lac Xochimilco. À côté, vers nous, le lac Chalco. Et au nord, à peine visible, le lac Xaltocan. À présent tous les lacs communiquent entre eux. Et maintenant, regarde les villes ! »

Sa voix tremblait. Si un Mexicain pouvait encore ressentir une émotion aussi violente à contempler ce paysage, quel effet pensez-vous qu’il avait sur moi ? J’étais sans voix. Toute la rive du lac était couverte d’habitations. Je savais que plus de gens vivaient autour de ce lac que dans toute l’Angleterre, la France et l’Espagne réunies. Mais le savoir n’était rien. Le spectacle de ces villes démesurées transformait une simple information en une réalité évidente et fabuleuse.

Quéquex déclina pour moi les noms des villes : Chalco, Ixtapaluca, Itztahuacan, Chimalhuacan, Coatlinchan, Huetxotla, Texcoco, Tepexpan. Je voyais une suite ininterrompue de constructions. Rien ne marquait le passage d’une ville à l’autre. Il nomma aussi les cités de la rive ouest du lac, qui n’étaient cependant que grisaille dans la brume : Xochimilco, Colhuancan, Coyoacan, Mixcoac, Chapultepec, Tlacopan, et Azcapotzalco, sa ville natale. Ce flot interminable de syllabes avait sur moi une vertu hypnotique et ma tête bourdonnait de x, de z et de tl, de oa, deua. Je déclarai soudain, rompant le sortilège : « J’ai un ami à Texcoco. Lorsque nous passerons par là, pourrons-nous lui rendre visite ? »

« Comment peux-tu donc avoir un ami à Texcoco ? »

« C’est quelqu’un dont j’ai fait la connaissance sur le bateau. Nezahualpilli, fils d’Ixtlilxochitl. »

« Texcoco n’est pas sur notre route, dit Quéquex. Regarde, c’est là-bas, au bord du lac, là où il s’élargit le plus. Nous passerons au sud, par Ixtapalapa et Mexicalcingo. Mais si tu veux nous pouvons nous séparer et tu iras voir ton ami. Moi je dois continuer droit vers Tenochtitlan. Je n’ai que trop traîné déjà, et Moctezuma m’attend. »

J’hésitai. J’avais vraiment envie de revoir Nezahualpilli, de le remercier pour l’argent dont il m’avait fait cadeau, car cet argent m’avait permis de payer mes frais de voyage. (Quéquex, comme haut dignitaire faisait passer ses dépenses au compte de la Trésorerie Royale, mais je devais régler les miennes.) J’étais toutefois sans enthousiasme à l’idée de faire mes adieux à Quéquex, même si c’était ma seule chance de revoir Nezahualpilli. J’en étais venu à considérer mon sorcier obèse comme une sorte d’oncle un peu ridicule mais digne d’affection, et je tenais à ce qu’il arrive sain et sauf dans la capitale. Quoique j’aie trouvé superflu de le mentionner, nous avions été plusieurs fois attaqués par des bandits au cours de notre chevauchée ; chaque fois les cris horrifiés de Quéquex et ma promptitude à me servir de mon couteau les avaient découragés. Toutefois ses lourds colliers de jade faisaient de mon compagnon une proie tentante pour les brigands de grand chemin qu’il pouvait encore rencontrer.

Incapable de prendre une décision, je continuai simplement à avancer près de Quéquex, sans pouvoir détacher mes regards de l’incroyable assemblée des villes autour du lac. Maintenant nous descendions du col et nous dirigions vers Amecameca, dans la province de Chalco, une ville de cent mille habitants environ, aussi grande que Londres, ce qui n’était ici rien de très considérable. Comme nous traversions de riches plantations de cacaoyers, à la lisière de la ville, mon dilemme se trouva soudain résolu. J’entendis une voix sonore qui s’exclamait :

« Dan ! Dan Beauchamp ! »

Je fis une volte-face si brusque que je tombai presque de cheval. Qui donc connaissait mon nom, dans cet hémisphère Hespéridien ? Qui d’autre que Nezahualpilli ?

Il se tenait au pied d’un arbre à cacao hérissé de gousses rouges et fripées, dans l’herbe haute jusqu’aux genoux, une machette à la main. Je ne l’avais pas reconnu parmi ses ouvriers car il était comme eux sommairement vêtu d’un simple morceau de tissu enroulé autour des hanches. Il jeta son outil sur le sol et vint vers moi qui descendais de cheval. Je remarquai alors sur lui les signes de l’aristocratie, ornements de jade aux oreilles, pendentif sur la poitrine. Il venait de travailler durement ; tout son corps mince était huilé de sueur et sa peau nue luisait comme un miroir. Il avait ramassé sa longue chevelure sombre en une sorte de queue de cheval qui était retenue par un anneau de jade et pendait sur sa nuque.

Je dis : « Moi qui m’apprêtais à aller te voir à Texcoco ! » Ce n’était qu’un tout petit mensonge. « Que fais-tu dans ces parages ? »

« Voilà huit jours que je suis ici. On a célébré mon mariage. Ce sont les plantations de ma femme. Quand son père mourra, elles seront à moi. »

D’un large geste du bras il désignait une très vaste zone s’étendant des deux côtés de la route et toute plantée de cacaoyers mêlés d’arbres plus grands qui leur donnaient l’ombre dont ils avaient besoin. Je commençais à comprendre les raisons qui avaient poussé le père de Nezahualpilli à arranger ce mariage.

Quéquex n’avait encore rien dit. Je fis les présentations. Les deux hommes semblaient aussi surpris l’un que l’autre, Quéquex parce que mon ami était riche, Nezahualpilli parce que je voyageais en compagnie d’un sorcier de cour. Ils s’observaient avec une légère méfiance.

Enfin Nezahualpilli s’écria : « Venez avec moi. Je vais annoncer un temps de repos. Vous êtes mes invités. »

Il nous emmena jusqu’à la maison de la plantation. Je n’étais jamais entré dans une demeure mexicaine mais seulement dans des hôtels et auberges le long des routes. Bien entendu je savais que cette maison n’était pas le logis rural caractéristique. Je découvrais un palais aux murs de boue séchée blanchis à la chaux, disposé en rectangle autour d’une cour centrale. Les pièces étaient richement meublées. Et, signe de grande richesse, la lumière électrique brûlait dans la plupart d’entre elles, et même en plein jour.

« Voici ma femme, dit Nezahualpilli. Son nom est Atotozli. »

Mon cœur s’emplit de pitié pour lui.

Parmi les noms aztèques, Atotozli est un nom charmant, mais le charme de la jeune femme s’arrêtait là. Elle était épaisse, courtaude, le teint sombre, et abondamment moustachue. Et si les yeux sont les fenêtres de l’âme, l’âme d’Atotzli n’avait sur le monde qu’une vue bien étroite, par-dessous des paupières tombantes qui sont un signe indubitable de sottise. Elle nous sourit, de ce sourire à la fois timide et engageant des femmes laides qui n’ignorent pas leur infortune. Nezahualpilli avait l’air attristé en nous la présentant, pourtant il l’avait épousée car tel était l’usage aztèque et il était à présent aussi riche qu’un duc. La décence lui commandait d’attendre un peu, mais rien ne l’empêcherait plus tard de prendre une deuxième épouse plus à son goût.

Atotozli se retira dans le labyrinthe des pièces qui constituaient la maison et nous ne la revîmes plus, ce qui valait aussi bien. Comme dans toutes les sociétés guerrières, les femmes ici restaient à l’arrière-plan. Nezahualpilli nous invita à nous installer sur les nattes et les esclaves apportèrent des bols de chocolatl froid et des plateaux abondamment chargés de victuailles de toute sorte, parmi lesquelles des fruits frais sur des montagnes de glace.

Je remerciai Nezahualpilli pour le présent qu’il m’avait fait. Il rit : « Comme tu peux t’en rendre compte, Dan, ce n’est rien. N’en parlons plus, veux-tu, ou tu m’embarrasserais. »

Quéquex l’interrogea courtoisement sur sa famille. Il apparut que mon sorcier et le père de Nezahualpilli s’étaient trouvés ensemble à la cour, quelques années auparavant, et ils évoquèrent un moment cette rencontre. Le repas dura longtemps. Moi, quand j’eus raconté mon voyage, je ne trouvai pas grand-chose à dire.

Des heures plus tard, je restai quelques instants seul avec Nezahualpilli, et c’est alors qu’il déclara : « L’homme qu’il te faut voir s’appelle Topiltzin. »

Je demandai, perplexe : « Quel homme ? Où ? »

« Tu m’as dit sur le bateau que tu voulais te faire une place au Mexique. Je t’ai conseillé de chercher un jeune prince ambitieux et de te mettre à son service. »

« Oui. Et ensuite, quand je t’ai demandé le nom d’un homme de ce genre tu as refusé de me répondre. Tu m’as dit que, ne vivant pas dans la capitale, tu ne connaissais rien de ces choses-là. »

« C’est vrai. Mais depuis mon retour au Mexique j’ai posé des questions. On m’a parlé d’un homme qui pourrait bien être celui qu’il te faut. Il se nomme Prince Topiltzin. »

« Qui est-il ? »

« Le fils du plus jeune frère du roi Moctezuma. Il a notre âge, il est ardent, impétueux, bouillonnant de projets. On me dit qu’il a de sérieux ennuis avec sa famille et veut partir au loin pour fonder un empire. Cela peut n’aboutir à rien. Mais cela peut aussi réussir. »

Mon cœur se mit à battre plus vite. « Où puis-je le trouver ? »

« Il vit à Tenochtitlan. Pas à la cour car il est en disgrâce. Demande à ton compagnon de voyage. Ce Quéquex doit savoir. Il connaît tout et tout le monde. Attends d’arriver là-bas et demande. »

« Topiltzin. » Je le dis encore une fois en faisant sonner les syllabes.

« Oui. Topiltzin. Connais-tu l’histoire de ce nom ? Il y a mille ans – c’était à l’époque toltèque, avant l’arrivée des Aztèques – le roi toltèque se nommait Topiltzin. Il voulait mettre un terme aux sacrifices et au culte du dieu de la mort. Son peuple l’a chassé et il est parti sur la mer, en direction de l’Est. La légende de Quetzalcoatl est basée sur l’histoire de Topiltzin. »

« Un personnage intrépide. »

« Son homonyme l’est aussi », dit Nezahualpilli.

La soirée fut joyeuse. Je dois avouer que les boissons fortes coulèrent à flots. En m’éveillant, le matin suivant, tempes battantes, je pensai qu’il y avait peu de chances pour que je voie mon dix-neuvième anniversaire. Le chocolatl, cette drogue prodigieuse, me remit sur pied. Au moment de nous séparer, Nezahualpilli insista pour que j’accepte, en cadeau d’adieu, un anneau d’or incrusté de turquoises. En Angleterre, un bijou aussi précieux ne pourrait appartenir qu’à un prince de la famille royale. La magnificence du présent me coupa un instant le souffle. Puis, sachant bien que toute protestation serait inutile, je passai l’anneau à mon doigt. Je ne me serais pas senti plus fier si le roi Richard m’avait proclamé Daniel Premier Duc de Beauchamp. Je fis mes adieux à mon ami. Il me souhaita bonne chance pour le jour où je verrai Topiltzin.

Et ce fut le départ.

À présent, nous traversions des faubourgs et les villes se succédaient sans interruption. Chaque quartier avait son propre nom, qu’il ne me semble pas indispensable de mentionner ici. Après avoir dépassé Xtapalapa nous vîmes devant nous la chaussée qui mène à Tenochtitlan.

Voilà des siècles, Tenochtitlan était une petite île dans la lagune, à l’ouest du lax Texcoco ; puis la ville s’était étendue ; on a comblé la lagune et vers l’est la capitale dépasse de sept à huit kilomètres ses limites primitives. Toutefois, et cela est dû en partie à de vieilles superstitions, les Aztèques ont voulu qu’elle reste une île. À présent un étroit canal bordait Tenochtitlan sur trois côtés, et un autre un peu plus large formait le quatrième côté. Des chaussées les franchissaient, menant aux faubourgs qui ne cessaient de croître. Sur chaque chaussée, un pont-levis permettait d’isoler la ville en cas d’attaque. Mais qui oserait attaquer Tenochtitlan l’Orgueilleuse ?

À l’extrémité de la chaussée, une énorme porte de fer était flanquée de deux tours réunies par un rempart à créneaux. La porte était ouverte mais des gardes pompeusement vêtus de costumes de Moyen Âge se tenaient de part et d’autre, la lance à la main, et il fallait passer devant eux pour pénétrer dans la ville. Nous y entrâmes un peu après midi, au mois d’octobre 1963, à peu près deux mois après mon départ de Londres.

J’étais à Tenochtitlan, la plus grande ville du monde.

Comment puis-je vous la décrire ? Quels mots vais-je trouver pour vous parler d’une ville de neuf millions d’habitants ? Il n’y a pas neuf millions d’habitants dans toute la Grande-Bretagne. Les meilleurs écrivains du monde se sont en vain efforcés de saisir l’essence de cette reine des villes. Que puis-je faire, là où les grands maîtres ont échoué ?

Essayons pourtant.

Quéquex me laissa explorer la ville presque tout l’après-midi sans élever la voix une seule fois pour protester, sans un seul instant me suggérer qu’il aimerait bien aller à ses affaires. C’était une chance qu’il m’accompagne, car sans lui je serais tombé à genoux frappé de stupeur, et incapable de bouger pour plusieurs semaines.

Une partie de la ville est médiévale. On a préservé le cœur de l’ancienne capitale aztèque, temples, pyramides et palais. Tout autour se sont élevés les gigantesques constructions d’une ville moderne. À Tenochtitlan, certains bâtiments ont quinze à vingt étages et semblent vouloir toucher le ciel ; leurs murs sont richement incrustés de pierres brillantes ; en plein soleil il faut cligner des yeux pour ne pas être ébloui.

Ces grands bâtiments sont très impressionnants. Mais ce fut surtout la vieille cité qui m’attira le premier jour, et pour en parler, les mots me font défaut.

C’est la cité d’un dieu vivant, Moctezuma XII, la Ville des Villes. Voici le palais de Moctezuma, une merveille impossible à décrire, parmi les palais un peu moins somptueux de ses ancêtres royaux. À côté, leteocalli – le temple – une double pyramide de trente mètres de haut, dédiée aux dieux Huitzilopochtli et Tlaloc. Les marches des deux escaliers étaient teintées de rouge sombre. Je connaissais l’histoire : quatre-vingt mille prisonniers de guerre avaient été sacrifiés par le roi Ahuitzotl, cinq cents ans auparavant, pour consacrer ce sanctuaire. Sur son faîte, pendant les deux cents ans qui avaient précédé l’abolition de ce rite sanguinaire, des milliers de cœurs avaient été arrachés des poitrines. Et les pluies tombant pendant des siècles n’arriveraient pas à effacer le sang sur les pierres.

Le temple avait été construit sur une vaste esplanade qu’entouraient des murs épais, troués de quatre portes. La pyramide elle-même s’étageait en gradins, avec, à leur sommet, les autels que je ne vis pas sans frémir. C’est sur ces autels que les prêtres se penchaient au-dessus des victimes et leur arrachaient le cœur palpitant, en un sinistre travail à la chaîne : couper, saisir, tendre vers le soleil… Couper, saisir, tendre… Couper…

Et tous les autres teocallis, des grands, des petits, quarante ou cinquante, ceux de Tezcatlipoca et de Xipe Totec, de Quetzalcoatl et de Coatlicue, et de tant d’autres dieux dont j’oubliais les noms… Et les immenses places de marché, près du temple, où se faisait le commerce de tous les trésors de l’Empire, cacao, étoffes de coton, or et argent, jade et turquoise, plumes d’oiseaux merveilleux, outils de cuivre, graines de chocolatl, feuilles de tabac odorantes, poteries, et, bien entendu, esclaves, puisque les Aztèques font commerce des âmes.

J’étais fasciné. Londres, ma glorieuse cité, se recroquevillait dans ma mémoire. Londres, une modeste petite ville comparée à Tenochtitlan la suzeraine. J’étais stupéfait, j’étais malade d’envie.

Quéquex, à mes côtés, murmurait un poème :

La ville s’élargit en cercles de jade

Irradiant des traits de lumière

Comme les plumes du quetzal

Et les Seigneurs la parcourent en gondole

Glissant sous le dais fleuri de la brume.

Et c’était ainsi, en effet. Connaissez-vous cet oiseau, le quetzal ? Ses plumes brillantes ont toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Tenochtitlan rayonnait des couleurs du quetzal. D’étroits canaux la découpaient et la faisaient ressembler à l’image que je me forgeais de Venise, cette ville musulmane, ville d’iniquité qui est, dit-on, si belle. Des nobles élégants se laissaient nonchalamment emporter par des bateaux longs et étroits que les esclaves luisants de sueur manœuvraient à la perche. Mon Topiltzin était peut-être un de ces dandys parfumés. À vrai dire, ils ressemblaient tous à des fils de roi.

Et ce défilé, tout au long des rues : dans les litières précieusement ornées, les aristocrates à peine entrevus, jetant sur la foule un coup d’œil hautain ; les belles héritières sous les multiples rangées de leurs colliers de jade, précédées de porteurs brandissant des hampes empanachées de plumes qu’ils agitaient, tandis que derrière l’écran duveté les dames passaient incognito. C’était là une cité barbare. Je cherchai le tas de crânes qu’on disait être aussi haut que la pyramide elle-même. Quéquex m’apprit que ça faisait longtemps qu’on l’avait enlevé.

Tenochtitlan l’Orgueilleuse ! Si long avait été le voyage depuis Londres que le but atteint devenait irréel et c’était comme se trouver dans une cité de rêve. Quéquex me parla du palais de Moctezuma et de sa Maison de Plumes, vaste cage renfermant toutes les espèces d’oiseaux en une symphonie de plumages chatoyants ; et il mentionna aussi le jardin des animaux avec ses jaguars, ses lions, ses girafes ; et le jardin des plantes aromatiques ; la vaisselle d’or pour les repas du Roi ; les six cents nobles qui le servaient à table. Un tel déploiement de luxe me faisait tourner la tête et, bientôt, je priai Quéquex de n’en pas dire davantage.

À présent nous circulions dans les rues encombrées, à peine assez larges pour nos chevaux. Parfois nous nous arrêtions aux étals. Quéquex m’acheta des fruits que je ne connaissais pas, des fruits de plusieurs couleurs, si sucrés, si juteux que c’était presque un péché de les manger. Il m’emmena sur la place du marché, étincelante de nacre et de calcédoine, d’émeraude, d’améthyste, et quel que fût le prix demandé, ces gemmes changeaient de mains avec une rapidité déconcertante. Tant d’opulence ! Tant de monde ! Et cet éclat, et ces couleurs !

L’exaltation est une ivresse bien plus étourdissante que celle de l’alcool. Sans avoir rien bu, j’étais ivre, ce jour-là, à Tenochtilan. J’avais rêvé cette capitale en me servant pour la bâtir de ce que racontaient les livres. Je découvrais une réalité infiniment plus bouleversante.

Je soupirai : « Je suis fatigué. Je suis épuisé. »

Quéquex sourit : « Je vais te trouver un endroit où tu pourras te reposer. »

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