Je ne céderai pas à la tentation de raconter la traversée en détail.
Ce fut une expérience fort déplaisante et je ne vois guère de raison d’en infliger le récit à mes lecteurs, si j’ai la chance d’en avoir un jour. D’ailleurs, ce serait en quelque sorte revivre mon voyage que de le raconter et je n’en ai pas la moindre envie.
Disons donc simplement que les six semaines furent comme six mois, des mois de houle et de tangage, de pluie glacée et autres désagréments. J’eus le mal de mer pendant quinze jours, ce qui était plutôt un avantage : je rejetais la nourriture aztèque avant que mon appareil digestif ne l’absorbe. Puis je devins bon marin et cessai de vomir mes repas qui désormais me firent mal à l’estomac. Je finis par m’habituer à la nourriture mais jamais à vivre ballotté sur l’eau, enfermé dans une petite boîte.
Je n’étais pas le seul à souffrir et cette constatation me réconforta quelque peu, principalement lorsque je remarquai le comportement de l’équipage. Les Aztèques ne sont pas navigateurs par inclination, et si l’orgueil national leur fait prendre la mer ça ne veut pas dire qu’ils y trouvent du plaisir. Portugais, Espagnols, Italiens, ceux-là sont de vrais loups de mer, mais en bons musulmans, quand ils quittent l’Europe, c’est pour se diriger vers l’est. Je tirai quelque satisfaction à voir les marins mexicains aux longues jambes penchés sous le vent contre le bastingage et dégurgitant leur dîner. (J’appris moi-même très vite qu’il est judicieux de ne pas vomir contre le vent.) Mais dans l’état ou je me trouvais moi-même, mon sourire ressemblait plutôt à une grimace.
Je passais une partie de mon temps à lancer des couteaux, avec mes compagnons de voyage. Ces braves gens paraissaient disposés à pratiquer ce jeu dix-huit heures sur vingt-quatre, jusqu’à ce que la paroi de notre cabine soit aussi mince qu’une feuille de papier et le sol recouvert d’une couche épaisse d’éclats de bois. J’éprouvais le besoin d’un peu plus de variété. Parfois je les priais de m’excuser et allais me joindre aux autres passagers. Comme je n’en trouvais pas un qui fut disposé à admettre qu’il connaissait l’anglais, je devais m’exprimer en nahuatl, une excellente occasion d’élargir mon vocabulaire.
La plupart des voyageurs mexicains, des gens riches et guindés ne s’intéressaient pas le moins du monde à ce pauvre type qui venait d’Angleterre. Cependant je reçus un jour les confidences d’un Péruvien de seize ans qui se prétendait amoureux – simple flirt de voyage, sans doute. La fille était une jeune Aztèque (en amour, pas de politique) et par elle je fis connaissance de son frère, un élégant Mexicain de deux ans mon aîné. Il était suffisamment en rébellion contre ses parents pour éprouver le besoin d’en parler.
Il se nommait Nezahualpilli. Un nom plutôt simple pour un Aztèque. (Essayez donc un peu un de ces mots barbares comme Ixtlilxochitl, qui était le nom de son père.) Il avait fait le grand périple touristique qui comprend, Rome, la Grèce, la Turquie, avec le détour jusqu’à l’Egypte, et maintenant il rentrait chez lui pour se marier. D’après ce que je pus saisir, la future épouse était grosse, d’esprit lent, le visage moustachu, mais sa famille possédait une plantation de cacaoyers aussi vaste que le Yorkshire.
Le mariage avait été arrangé par Papa Ixtlilxochitl et toute protestation de la part de Nezahualpilli lui aurait coûté son héritage. C’était là son problème. Le mien était tout différent, je naviguais vers le Nouveau Monde avec six shillings en poche et pas la moindre idée de ce que j’allais faire, bien décidé toutefois à ce que ce fût quelque chose d’exaltant et de grandiose.
« Tu n’as rien arrangé à l’avance pour ton séjour au Mexique ? » me demanda Nezahualpilli.
« Rien. »
« Alors, que feras-tu ? »
« Je ne sais pas. »
« Nous refusons les indigents. On va t’arrêter et t’envoyer à l’armée. »
« Oh non. Ce n’est pas pour ça que je suis venu au Mexique. »
Il fit encore remarquer : « Mais tu n’as rien d’autre à y faire. »
Je reconnus que c’était vrai. Je reconnus que j’agissais à l’étourdie. J’avais surtout voulu fuir la maison, avec la permission de mes parents, sans doute, mais sans vrai plan pour l’avenir. En m’embarquant pour les Hespérides, je me berçais de l’espoir naïf d’être un de ces audacieux auxquels sourit la fortune.
Je demandai : « Eh bien, toi, que ferais-tu si tu étais à ma place ? »
Nezahualpilli réfléchit un moment, puis répondit : « D’abord, j’irais à Tenochtitlan. La capitale est l’endroit où il se passe quelque chose. Je me mettrais alors à la recherche d’un membre de la famille royale, quelqu’un de jeune et d’ambitieux, et entrerais à son service. À partir de là, tout peut arriver. Nos princes sont assez turbulents. Ils font souvent des projets d’aventures militaires. Si tu choisis bien, tu peux y trouver ton profit. »
« Veux-tu me donner le nom d’un de ces princes, pour que je m’efforce de le rencontrer, à Tenochtitlan ? »
Il haussa les épaules : « Je ne suis pas de cette ville. Je ne me mêle pas de ce genre d’affaires. C’était simplement une suggestion, et qui vaut ce qu’elle vaut. »
Nezahualpilli refusa d’en dire davantage ; je n’insistai pas. Bien qu’Aztèque, il m’était sympathique. J’appris plus tard qu’il n’était pas un pur Aztèque, car il venait de Texcoco, une ville à l’est du grand lac, au cœur du Mexique ancien. Texcoco était déjà une grande ville quand les Aztèques mâchaient encore de la boue, sur les hauts plateaux du Nord, et même à présent, après six siècles, ses habitants ne voient dans les Aztèques que des intrus. Nezahualpilli m’invita à lui rendre visite lorsque je passerais à Texcoco. « Je te présenterai à ma femme, dit-il d’un air lugubre.
Je réfléchis à son conseil pendant que notre bateau approchait du Mexique. Plus j’y pensais, plus l’idée me plaisait. Oui, j’irais trouver quelque vaillant prince, je lui déclarerais hardiment : « Me voici, pour vous servir. Dans mes veines coule le sang du roi Arthur. Richard Cœur de Lion est aussi mon ancêtre. Et Jacques le Valeureux qui s’est baigné dans des fleuves de sang turc. Prenez-moi a votre service, et ensemble, nous atteindrons la gloire. » Oui, c’était ce qu’il fallait faire.
Nous naviguions à présent dans les eaux tropicales. Le soleil étalait sur la moitié du ciel son grand œil jaune et boursouflé. Je commençai à craindre l’effet de ses rayons ardents sur ma peau d’Anglo-Saxon habitué au climat brumeux de Londres ; je décidai de ne m’y exposer que progressivement. Après quelques essais douloureux, j’arrivai à mes fins : au bout de dix jours, je pouvais supporter la brûlure du ciel, à l’exception du soleil de midi, et ma peau se hâlait rapidement.
Je commençais juste à me demander si le voyage finirait un jour quand circula l’information que nous allions entrer dans le port mexicain de Chalchiuhcueyecan. Non, ce n’est pas un mot que j’invente, et je ne trouve pas qu’il soit particulièrement difficile à prononcer, maintenant que j’ai passé quelque temps au Mexique. Prenez seulement une syllabe à la fois et vous verrez que ça ira. Ce port appartient à la province de Cuetlaxtla, qui se trouve sur la côte est de la partie étroite du Mexique, juste avant que les terres s’élargissent pour former les Hespérides Centrales.
Il faisait chaud. Je n’avais jamais encore connu une chaleur semblable, c’était comme une épaisse couverture pesant sur le monde. Parfois je croyais entendre grésiller mes poumons aspirant l’air brûlant. Ma peau luisait de sueur. Scrutant le rivage, à travers la brume étouffante, je vis les vertes frondaisons d’arbres inconnus et une plaine basse, marécageuse, s’étendant jusqu’à l’horizon. On m’avait averti que certaines régions du Mexique étaient torrides ; cette chaleur infernale me surprenait pourtant. Et s’il ne faisait pas plus frais à l’intérieur ? Je n’ai jamais aimé la chaleur, et je dois avouer que c’était la raison qui m’avait fait choisir le Mexique de préférence à l’Afrique. Et pendant que nous nous préparions à toucher terre à Chalchiuhcueyecan, je me demandais si je n’avais pas fait là une erreur regrettable.
Les roues à aubes tournaient avec une lenteur solennelle tandis que le bateau approchait du rivage. Nezahualpilli vint vers moi, à présent revêtu de sa plus belle parure aztèque, chamarré, avec des perles aux oreilles, la cape de plumes, tout l’attirail.
« Bonne chance. Que les dieux soient avec toi. J’espère que ceci pourra t’aider. »
Il enfonça quelque chose dans ma poche et me tourna le dos.
Je le regardai un instant s’éloigner, puis je sortis de ma poche ce qu’il y avait introduit. C’était une liasse de billets de banque, de l’argent mexicain ; chaque billet portait l’image d’un dieu à la bouche grande ouverte. Il m’avait donné plus d’une douzaine de cacaos-or. Le cacao-or vaut presque deux livres sterling, ou trois ducats, en comptant comme les Turcs ; c’est-à-dire que Nezahualpilli m’avait donné autant d’argent qu’un ouvrier anglais peut espérer en gagner dans une bonne année.
Une aumône ? Dan Beauchamp accepterait une aumône ?
J’allais me précipiter à sa suite pour lui jeter son argent à la tête. Un instant de réflexion et je changeai d’avis. J’ai toujours été un garçon raisonnable, après les premières réactions souvent trop vives. La liasse de billets ne représentait rien d’autre, pour Nezahualpilli, qu’un peu d’argent de poche ; à eux seuls ses bijoux valaient probablement cent fois plus que ce qu’il m’avait donné. Moi, je ne possédais que quelques shillings qui tintaient dans ma poche, et tout ce que je pouvais en faire, c’était les vendre au poids de l’argent, puisqu’ils n’avaient pas cours au Mexique. J’étais parti sans un sou, espérant vaguement que la chance serait du voyage. La chance venait d’enfoncer dans ma poche une douzaine de cacaos-or. Allais-je me déclarer offensé ? Je remerciai silencieusement Nezahualpilli de sa générosité et descendis chercher mes affaires.
Une heure plus tard, je posai le pied sur le sol mexicain. Je m’étais attendu à trouver un continent différent et je ne fus pas déçu. Après tout, c’était le Nouveau Monde, l’hémisphère qui fascinait les Européens depuis qu’en 1585 les vents avaient poussé Diogo Lobo vers lui, à travers l’immense Océan, alors qu’il voulait aller du Portugal en Afrique. Ces arbres étranges, ces fleurs inconnues, ces constructions trapues, les idoles fascinantes dressées au bout de la jetée, les enfants nus et bruns courant sur le rivage, l’odeur épicée des nourritures qu’on préparait, tout cela m’enchantait moi aussi. C’était un monde nouveau, en effet ! Et quoi qu’il pût m’arriver, je me réjouissais d’être venu.
« La Douane ! » Une voix rude beuglait à mon oreille : « En rangs pour le contrôle de la douane ! »
Le seul mot de « contrôle » m’exaspère. Les modestes voyages que j’ai faits jusqu’ici ont suffi pour que j’exècre cette stupide obligation de s’expliquer avec les bureaucrates chaque fois qu’on traverse une frontière. En Europe, ça peut être proprement infernal, spécialement quand on parcourt les Pays Teutoniques : tous les deux ou trois kilomètres on entre dans un nouvel État souverain et il faut recommencer. Je pensais que je n’aurais à accomplir ces formalités qu’une seule fois au Mexique, mais c’était encore une fois de trop.
La file des passagers n’en finissait pas. Les Mexicains, et ils étaient nombreux, venaient en tête. Puis suivaient les ressortissants de nations puissantes, à ménager sur le plan politique, Péruviens, Turcs, Russes, Ghanéens. En queue les citoyens de pays sans importance, les Espagnols, les habitants des Hautes-Hespérides. Et puis moi. J’observai que le contrôle de chaque passager demandait environ une minute ; et il y en avait cinq cents, presque tous devant moi, et seulement trois douaniers.
Trois heures plus tard, complètement desséché par le soleil dont rien ne nous protégeait…
« Passeport ! » Je m’entendais enfin interpeller par la voix hargneuse du douanier.
Il avait parlé en turc, supposant que je parlais moi-même cette langue puisque tous les Européens la connaissent, en plus de leur propre langage. C’était un Aztèque, de taille imposante, mais svelte dans sa tunique aux ornements habituels qui s’ouvrait sur sa poitrine nue, luisante de sueur, et de la couleur des vieux parchemins. Je le regardai de travers et lui présentai mon passeport.
Il l’ouvrit, examina la photo, puis leva les yeux vers moi. « Dan Beauchamp ? »
« Lui-même. » J’avais parlé nahuatl.
Obstinément, dans l’intention de me blesser, peut-être, il continua à parler turc. « Nationalité ? »
« Anglais. »
« Durée du séjour au Mexique ? »
« Je ne sais pas encore. Je resterai peut-être… indéfiniment. » Je parlais nahuatl.
« Est-ce que vous vous moquez de moi ? »
« Pardon ? Je ne comprends pas. »
« Parlez turc. »
« Je ne suis pas turc. »
« Vous êtes européen, non ? »
« Je suis anglais. Voulez-vous que je parle anglais ? »
« Parlez turc. »
Je lui dis plusieurs choses en anglais, avec de bons vieux mots très énergiques que je m’abstiendrai de répéter ici. Et j’attendis, retenant mon souffle. S’il comprenait l’anglais, je risquais de me retrouver étendu sur la pierre d’un autel, un prêtre fouillant ma poitrine pour m’arracher le cœur.
Il ne comprit pas !
Il demanda : « Quoi ? Vous dites ? »
« J’ai dit en anglais que puisque je suis anglais je ne vois pas pourquoi je parlerais turc. J’ai appris le nahuatl. Je m’adresserai à vous dans cette langue. »
Comme tous les bureaucrates lorsqu’un événement prend une tournure imprévisible, il était totalement déconcerté. Les Européens ne sont pas censés connaître la langue mexicaine. Il est admis qu’ils parlent turc. Cet homme, dont j’ébranlais les certitudes, exprima clairement d’un regard son envie de me réexpédier à Southampton par le prochain bateau et me demanda, dans sa propre langue, toutefois : « Pourquoi êtes-vous venu au Mexique ? »
« Pour servir dans l’armée. »
« Nous n’avons que faire de soldats à la peau blanche. »
« Attendez de me voir me battre. »
Il retroussa les lèvres en une grimace qui découvrait la double rangée des dents teintées suivant les critères de la beauté chez les Aztèques.
« Entrée refusée, dit-il. Vous n’avez pas de visa de touriste, et pas de permis de travail. Nous ne voulons pas de vous. »
« Mais… »
« Il y a un bateau pour l’Europe dans huit jours. D’ici là, vous resterez en détention. »
Il se retourna pour faire signe à deux gardes d’aspect sinistre, armés de lances et de pistolets. Je me voyais déjà emmené de force jusqu’à une horrible cellule où on me garderait enfermé en attendant de me jeter dans le prochain bateau partant pour l’Europe. Ce serait plutôt vexant de réapparaître à Londres un mois plus tard, forcé d’admettre que les Aztèques n’avaient pas voulu de moi.
La situation demandait un peu d’improvisation.
Pendant que le douanier s’efforçait d’attirer l’attention des gardes, je repris mon passeport et glissai entre les pages un des billets de banque de Nezahualpilli. Puis je déclarai à voix haute : « S’il m’arrive quelque chose, le prince Axayacatl en sera avisé. »
À cette mention du fils et héritier du roi Moctezuma, le douanier fit volte-face. Il avait légèrement blêmi sous ses fards.
« Qui ? »
Je répétai, d’un air suffisant : « Axayacatl », en espérant que ma prononciation n’était pas trop exécrable. Cex prend en réalité le sonch, et l’ensemble donne quelque chose comme Ah-chah-yah-catl. J’ajoutai : « Le Prince recrute des Anglais comme gardes du corps. Vous ne le saviez pas ? Il m’a fait venir spécialement d’Angleterre et n’apprécierait guère que je sois mal traité. »
Je lui servis ma tirade avec tant d’aplomb qu’il parut convaincu. Il eut pourtant une dernière hésitation : « Pouvez-vous me prouver ce que vous avancez ? Avez-vous un document signé du prince ? »
« Voici. »
Et pour la seconde fois, je lui tendis mon passeport.
Il l’ouvrit, découvrit le billet de banque flambant neuf. La main qui s’avance… Un geste preste qui doit être une sorte de réflexe chez ceux qui disposent de quelque pouvoir dans l’accomplissement d’une fonction publique. Les longs doigts se refermant sur l’argent comme sur une proie. Le poing qu’on serre… La main avait disparu. L’argent aussi.
L’homme saisit alors un tampon de bois, le trempa dans l’encre d’une coupelle et l’appliqua sur mon passeport. J’étais libre d’entrer au Mexique.
Comme je traversais le baraquement de la douane, il me cria : « Bonne chance au service du Prince Axayacatl ! »
Une fois sorti, j’attendis quelques minutes que mes trois Peaux-Rouges lanceurs de couteaux en aient fini avec le contrôle. Eux, du moins, n’eurent pas d’ennuis. Lorsqu’ils me rejoignirent, ce fut pour me donner une chaleureuse accolade, en évoquant une dernière fois les bons moments passés ensemble sur le bateau. Ils me firent promettre de leur rendre visite si jamais j’allais un jour dans leur pays et je m’y engageai solennellement. Puis le plus vieux, qui avait toujours été le plus communicatif, me mit dans la main son couteau enfermé dans sa gaine et insista pour que je le garde.
« Non. Je ne peux vraiment pas accepter. »
« Il faut. Tu en auras besoin. C’est un bon couteau, un couteau superbe. Il porte bonheur. »
« Mais voyons… »
« C’était le couteau du grand-père de mon grand-père. »
« Voilà justement pourquoi je ne peux pas l’accepter. »
Le regard d’Opothle se durcit. Il repoussa ma main qui s’efforçait de lui rendre l’arme. Je commençai à me rendre compte que je l’insultais en refusant son présent.
« Tu vas prendre ce couteau », dit-il. C’était un ordre. Si je refusais plus longtemps cela finirait par une bagarre.
Je déclarai : « D’accord. Je prends ton couteau. Je te suis très reconnaissant. C’est pour moi un très grand honneur. »
« Quand tu seras dans notre pays, tu viendras nous voir », dit Opothle, gravement. Il me donna une légère bourrade en signe d’adieu. Puis il s’en alla.
Haussant les épaules, je fixai l’objet à ma ceinture et sortis la lame de la gaine. C’était une arme excellente, je le savais déjà n’ayant pas oublié leTchuuitt si satisfaisant de l’acier allant se planter dans la cloison de la cabine. Sous l’effroyable soleil du Mexique, un couteau de ce genre pourrait bien m’être utile. Je secouai plusieurs fois la tête en direction de la silhouette d’Opothle qui s’éloignait rapidement, pour le remercier encore.
Puis je rengainai le couteau et partis à travers la ville.
Nouveau monde ou pas, tous les ports se ressemblent. On voyait d’abord un front de mer, avec ses jetées, ses hangars, sa rue bordée d’un seul côté par les entreprises des messageries, les établissements des courtiers. Puis les hôtels et les maisons de commerce. Enfin, plus loin vers l’intérieur, les demeures de ceux qui ont la chance d’habiter la jolie ville de Chalchiuhcueyecan.
À demi-mort de chaleur je traversai une zone d’entrepôts. Il me fallait d’abord trouver où me loger. Puis quelque part où dîner. Enfin les renseignements nécessaires pour me diriger vers Tenochtitlan, dans la haute et fraîche vallée de l’intérieur montagneux du pays.
De jeunes garçons me regardaient, l’air stupéfait, comme si j’étais un visiteur venu d’un autre monde, ce que j’étais, en un sens. N’avaient-ils donc jamais vu de cheveux blonds ? Ce port, le plus important de la ligne anglo-mexicaine, devait pourtant abriter un consulat anglais. Et il devait bien s’y trouver quelque fonctionnaire aux cheveux dorés, ces cheveux nordiques que les Angles et les Saxons ont légués à la Grande-Bretagne, avant l’arrivée des Normands au poil sombre.
Des enfants couraient derrière moi. Ils criaient d’une voix aiguë : « Quetzalcoatl ! Quetzalcoat ! »
Bien sûr ! Quetzalcoatl ! Le Serpent à Plumes, le dieu blond venant de l’Est, le faiseur de miracles au teint pâle. Voilà longtemps que les Mexicains attendent le retour du dieu. Quand les Portugais découvrirent le Mexique, sous le règne de Moctezuma III, il y a presque quatre cents ans, un cri s’éleva aussitôt : Quetzalcoatl était revenu. Mais le vieux roi rusé savait s’y prendre avec les dieux ; il leur arracha le cœur en haut de la grande pyramide de Tenochtitlan, et depuis lors c’est toujours avec une certaine appréhension que l’homme blanc s’aventure dans les Hespérides.
« Quetzalcoatl ! »
Je souris avec bienveillance et lançai, en anglais : « Que sur-le-champ le soleil s’obscurcisse, afin que soit prouvée ma nature divine ! »
Le soleil resta tout aussi brillant, tout aussi brûlant. Si j’avais parlé nahuatl, ça aurait peut-être réussi. Franchement, je n’eus pas le courage d’essayer.
Bientôt les enfants se désintéressèrent de moi. Je tournai au coin d’une rue et marchai vers ce qui ressemblait à un hôtel, me demandant comment j’aurais pu subvenir à mes besoins sans l’argent que Nezahualpilli m’avait forcé d’accepter.
C’était un bâtiment de trois étages, fait de boue séchée recouverte d’un enduit rouge vif à base de pierre réduite en poudre, un matériau qui semblait très courant.
Dès la porte franchie je me trouvai devant une jeune servante mexicaine aussi fraîche qu’un ruisseau printanier. Elle avait environ trois ans de moins que moi, un teint basané, des lèvres pleines, des dents éclatantes, de grands yeux sombres et brillants qui souriaient en me regardant.
Et ce regard me subjugua. Je restai immobile un long moment, stupide, silencieux, me torturant l’esprit pour trouver comment dire en mexicain : « Puis-je loger ici pour la nuit ? » J’ouvris la bouche. La refermai. Pas un mot n’en était sorti.
Puis une seconde femme apparut et tout changea.
Celle-ci était manifestement la mère de la première. Elles avaient les mêmes yeux, les mêmes traits. Toutefois, entre la mère de trente-cinq ans et la fille de quinze ans la ressemblance s’arrêtait là. Comme j’allais en avoir plus tard confirmation, les femmes mexicaines vieillissent vite. La Marna avait de beaux yeux, mais elle pesait cent kilos. J’avais la pénible impression que sa fille, le temps venu, suivrait ses traces.
Je retrouvai ma langue et demandai une chambre. La Marna sembla hésiter un instant à abriter sous son toit un de ces sauvages de l’Est, mais elle s’attendrit à l’apparition de ma liasse de billets. La fille me conduisit jusqu’à une chambre de l’étage supérieur. Rien de luxueux, juste quatre murs et une paillasse, les Mexicains n’ayant pas trouvé nécessaire d’inventer les lits. Cependant la pièce était délicieusement fraîche, après la chaleur de fournaise.
« Désirez-vous quelque chose ? » demanda la jeune fille, d’une voix enrouée par la timidité. Elle paraissait aussi farouche qu’un faon.
« Pour l’instant, un bol de chocolatl. » J’ajoutai : « Plus tard, je dînerai. »
Elle m’apporta le chocolatl, une boisson froide et mousseuse assaisonnée de piments et de diverses autres épices. Je l’avalai à grandes gorgées. Le premier jour après mon départ de Southampton, j’avais trouvé répugnant ce liquide écumeux et sombre. Puis mes goûts avaient changés. J’en venais à apprécier la nourriture mexicaine, et c’était, somme toute, une bonne idée car je ne mangerais pas de sitôt du gigot de mouton anglais accompagné de pudding du Yorkshire.
Je me reposai un moment, ayant décidé d’attendre la fraîcheur du soir pour aller faire un tour dans la ville. Entre-temps, je dînai. On me servit le menu mexicain habituel, de la viande et des légumes très épicés, coupés en morceaux étalés entre des galettes de maïs. Je mangeai de bon appétit et arrosai le tout de chocolatl. Puis je déposai la vaisselle sale à la porte de ma chambre où la jeune fille viendrait la prendre.
La nuit était tombée à présent. Je sortis et fus surpris de constater qu’il était illusoire ici d’attendre la fraîcheur du soir. Il ne faisait pas aussi chaud que dans la journée mais encore trop chaud pour mon goût. Je regagnai ma chambre. Une nuit de repos et tout ira bien, pensai-je.
Je me déshabillai, m’étendis sur la paillasse – assez confortable d’ailleurs – après avoir pris la précaution de placer le couteau d’Opothle à portée de ma main. Sait-on jamais ce qui peut arriver ? Pourtant l’endroit semblait paisible, hospitalier. Après toutes ces heures passées à rôtir au soleil, devant le bâtiment de la douane, je me sentais très fatigué et ne souhaitais plus que le sommeil.
Je fermai les yeux. Je devais être déjà à moitié endormi quand retentit une voix de tonnerre. Et j’entendis : « Au meurtre ! À l’assassin ! On égorge Quéquex ! Au secours ! Au secours ! Au secours ! »